« Nouveaux dispositifs de contrôle, répressions et résistances »

Cette intervention a eu lieu durant une conférence de « Tribute to Semira Adamu »(1), dans le panel : « Nouveaux dispositifs de contrôle, répressions et résistances »

 

Je Remercie les organisateurs pour leur immense travail et pour leur invitation. Et j’ai une pensée pour Semira, Ali et toutes les autres victimes du racisme.

Je vais commencer par vous exposer l’analyse qui fondent l’existence et les actions de Bruxelles Panthères. J’évoquerai ensuite les formes de luttes que nous utilisons.

Ce que je vais dire ici – qu’est-ce que l’antiracisme politique ? –  est issu de notre expérience propre, de celle de notre réseau et dans ce cas-ci, de l’étude de trois auteurs en particulier. Je vais donc brièvement les citer, leurs pensées étant à la base de cette analyse :

Pour la définition de la race, il s’agit de Collette Guillaumin (2) sociologue française malheureusement décédée en mai 2017.
L’Être et le Non-Être, c’est Frantz Fanon, que je ne crois pas devoir présenter (3).
Pour la théorie décoloniale, les travaux de Ramon Grosfoguel, sociologue et professeur à Berkeley sont la principale source (4).

Notre cap :

Nous pensons que le projet civilisationnel occidental moderniste, qui s’est répandu à travers le monde par la colonisation, a mis en place, à un niveau global, une classification et une hiérarchisation des êtres humains dans laquelle certains sont supérieurs et d’autres sont inférieurs.

Quel que soit le domaine observé : langue, savoir, art, économie, politique, etc., l’occident se voit et est, par la force s’il le faut, supérieur au reste du monde.

Il existe bien sûr des variantes dans l’application de cette hiérarchisation selon l’endroit où l’on se trouve, selon que celui-ci ait été colonisé ou non, et s’il a été colonisé, de quelle manière ?

La définition de noir, d’arabe, de musulman ou de blanc n’est pas partout la même. Cette hiérarchisation n’est bien sûr pas l’apanage des blancs. Les élites occidentalisées laissées au pouvoir en Afrique, du nord au sud, et ailleurs dans le monde sont, elles aussi, supérieures à leur population. Mais dans tous les cas, c’est le modèle occidental qui reste l’étalon.

En fonction de votre place dans cette hiérarchie, vous vous retrouvez soit dans la zone d’être soit dans la zone de non être. Soit vous êtes humain, soit vous êtes sous-humain ou non-humain.

La différence entre les zones d’’être et de non-être se manifeste par la manière dont les conflits se déroulent et les réponses qu’y apporte le pouvoir.

Dans la zone d’être, les réponses du pouvoir sont généralement pacifiques et sont, exceptionnellement, violentes.

Dans la zone de non-être, les réponses du pouvoir sont généralement intrusives, menaçantes, agressives et violentes et semblent seulement, exceptionnellement, pacifiques.

Les zones d’être et de non-être ne sont pas des positions géographiques ou spatiales, ce sont des positions dans une hiérarchie qui détermine les privilèges accordés à ceux et celles qui sont en haut de l’échelle et les violences prescrites à ceux qui sont plus bas. Les élites occidentalisées déjà mentionnées sont dans la zone d’être alors que leur population ne l’est pas.

De la même manière, en occident, les racisées, bien que jouissant de plus de privilèges que les gens du sud, sont dans la zone de non-être.  Pour Bruxelles : contrats de sécurité et de prévention, plan canal, politique migratoire, camps d’enfermement joliment appelé centre fermé, violence policière, ségrégation scolaire, décisions judiciaires, logement, emplois, loisirs, dans tous les domaines ceux qui sont, en occident, avec ou sans papiers, classés dans la zone de non être, sont soumis à des politiques étatiques, donc structurelles, différentes :

Démocratie et citoyenneté pour les êtres d’un côté, racisme d’Etat et violences pour les non êtres de l’autre.

Le critère opératoire de cette hiérarchisation entre êtres et non êtres, entre humains et non humains, c’est la race.

Semira était une femme, elle était sans papiers, elle était pauvre, elle ne parlait peut-être pas français ou néerlandais mais nous pensons que si des gendarmes, bras armés du racisme d’Etat, l’ont tuée c’est parce que Semira était noire. Et qu’elle venait de la zone de non être au niveau global. Si un gamin a été jeté sur les rails, si une jeune fille s’est entendu chanter « on va te couper les mains » c’est parce qu’ils sont noirs. Et l’alcool, dans ces deux cas, n’est pas une excuse. S’il a pu aider à laisser sortir ces mots, qui expriment une pensée, il ne les a pas créés. En réponse à la proposition des jeunes fêtards de couper des mains, la secrétaire d’Etat à l’égalité des chances leurs a proposé d’aller visiter un musée bâti à la gloire de l’épopée coloniale. Si Mawda est morte tuée elle aussi par la police c’est parce qu’elle était racisée.

Pour accompagner ces actes de violences symboliques, physiques et meurtriers, le système de hiérarchisation racial, la domination blanche, s’est en outre doté de ce qu’Houria Bouteldja décrit, dans son livre Les blancs, les Juifs et nous, … d’un système immunitaire (5). Ce système immunitaire lui permet de se blanchir de ses actes racistes. Nous l’avons encore vu hier avec la décision de tribunal d’acquitter, en appel, le policier qui a violenté Moad il y a 4 ans.

Nous reconnaissons bien sur tous les autres systèmes de domination : de genre, linguistique, artistique, etc. Nos amis de gauches pensent que ces dominations sont des épiphénomènes de la domination capitaliste, que la lutte des classes remportée toutes les autres n’auraient plus lieu d’être puisque ces dominations disparaitraient. Nous pensons au contraire de notre côté que, comme les autres, la domination capitaliste est constitutive de la civilisation moderniste occidentale et que le facteur qui traverse toutes les dominations c’est celui de la domination raciale. Pour nous la race est le principe organisateur de toutes les autres hiérarchies et source de toutes les dominations qu’elles engendrent.

 

« Nouvelles » formes de lutte :

 

Pour ce qui est des formes de luttes, nous n’inventons rien.

Abdel Malek Sayad, sociologue algérien, nous a dit que « pour exister, il faut exister politiquement » (6).

Pour cela nous tentons de pratiquer un antiracisme politique et pas, sans les dénigrer, un antiracisme moral ou de l’aide humanitaire. Si le racisme interpersonnel peut être désagréable, violent, ou même meurtrier, le racisme d’Etat, lui, structurel, soumet en permanence l’ensemble des gens de la zone de non être à la ségrégation, la menace, la violence, et/ou la mort.

Concrètement, nous organisons régulièrement des conférences avec des auteurs ou des chercheurs ou des artistes ou des militants qui viennent nous former et nous informer sur différents sujets. Il n’y a ici rien d’innovant si ce n’est que nos conférences apportent un point de vue décolonial et pluriversel sur les différentes questions abordées.

Nous essayons par exemple d’acquérir et de transmettre une terminologie qui ne soit pas celle des colons. Il n’y a pas si longtemps, les termes ou expressions comme : islamophobie, négrophobie, racisés, racisme d’Etat, décolonialité, étaient invisibilisés, voir tabous, même dans les milieux militants dits progressistes. Ils sont aujourd’hui beaucoup plus répandus même s’ils sont encore largement contestés à droite. C’était une ligne qu’il était difficile de faire bouger et nous nous réjouissons d’y avoir participer.

À côté de ça nous organisons et nous participons à des manifestations et rassemblements comme celles pour les droits des sans-papiers contre les violences policières, les atteintes aux acquis sociaux ou en soutien à la résistance du peuple palestinien. Il arrive aussi à Nordine d’envoyer des e-mails à un bourgmestre ou à l’un ou l’autre journaliste. Encore une fois rien de révolutionnaire.

Bruxelles Panthères est également membre du DIN (7), le réseau décolonial international, dont le siège est à Amsterdam. Avec les membres français, néerlandais, anglais, suédois, espagnol, et d’autres, nous travaillons pour partager nos expériences, réfléchir aux moyens à mettre en œuvre et organiser nos actions communes.

Si nous sommes évidemment une organisation du Nord, nous ne prétendons en effet pas parler à la place des gens du sud ou leur dire comment lutter ou résister, la trajectoire du DIN est la décolonialité du pouvoir par la pluriversalité des savoirs. Si nous nous flattons souvent ici d’être des alliés des peuples opprimés du sud, nous pensons à Bruxelles Panthères et au DIN que ce sont au contraire eux qui sont nos alliés et que c’est parmi eux que se trouvent des connaissances et des modèles de résistance pour la lutte qui nous permettront de mettre fin au modèle civilisationnel occidental et à ses dégâts planétaires.

Selon nous, il faut penser les solutions sur bases des différente expériences historiques. Ne pas s’en tenir à l’universalisme moderniste occidental et se tourner vers un pluriversalisme qui tienne compte des différentes formes de pensées critiques dans le monde. On ne peut pas continuer à réfléchir en se basant sur la pensée de quelques dizaines d’hommes blancs issus de cinq pays tous situés dans le monde occidental : Italie, France, Allemagne, Royaume-Uni et Etats-Unis.

Il est évident que nous n’atteindrons aucun de nos buts sans alliances. C’est pourquoi, même s’il nous arrive de fonctionner en non mixité, nous tentons de convaincre nos camarades de gauche d’accepter une cartographie de la réalité des relations de pouvoir qui s’enrichisse des apports des autres civilisations dans le monde et de l’expérience de ceux et celles qui sont dans la zone de non être bien qu’ils et elles vivent dans le nord. Nous pourrons alors lutter ensemble. Ils et elles peuvent se tourner vers nous ou choisir de rester dans l’entre-deux en regardant vers leur zone d’être. Nous espérons que la première option prévaudra. Nous augmenterions alors nos chances de réellement peser dans les rapports de force politiques.

Je finirai en citant encore une fois Ramon Grosfoguel puisque l’analyse et les propositions exposées ici sont très largement inspirées de son travail :

« Nous ne pensons pas qu’un seul autre monde est possible mais que beaucoup de mondes devraient pouvoir exister et que celui-ci ne devrait plus être. »

Mouhad Reghif

Membre de Bruxelles Panthères

Mouhad Reghif
Membre de Bruxelles Panthères
  • Tribute to Semira Adamu : https://www.semiraadamu2018.be/evenement/depuis-1998-resistance-collective-contre-le-durcissement-des-politiques-migratoires/
  • Colette Guillaumin, « « Je sais bien mais quand même » ou les avatars de la notion de race », Le Genre humain 1981/1 (N° 1), p. 55-64.
  • Frantz Fanon, « Les damnés de la terre », [1961] (2002)
  • Ramon Grosfoguel, « Penser l’envers obscur de la modernité – Une anthologie de la pensée décoloniale latino-américaine », 2014
  • Houria Bouteldja, « Les Blancs, les Juifs et nous – Pour une politique de l’amour révolutionnaire », 2016
  • Abdelmalek Sayad, « L’immigration ou les paradoxes de l’altérité – 2 – Les enfants illégitimes », 2006
  • https://www.din.today/ (en anglais)
Contribution de Manu Scordia pour Mawda http://manu-scordia.blogspot.com/
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