
En réaction à l’annonce de la suspension du soutien militaire et financier des Etats-Unis à l’Ukraine, les gouvernements européens ont intensifié leurs discours et programmes en faveur de la mobilisation guerrière. Outre le fait que l’augmentation massive des budgets des armées soit présentée comme un impératif, le spectre du service militaire obligatoire fait son retour et les décideurs évoquent la nécessité de préparer les populations à l’effort de guerre. On assiste à un véritable alignement des principales forces politiques quant au besoin de réarmer. Le discours sécuritaire est par ailleurs relayé, sans recul critique, par la plupart des médias. La mobilisation, à la fois matérielle et psychologique, n’est certes pas neuve. Elle est déjà à l’œuvre depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022. L’attitude de l’administration Trump a donné un coup d’accélérateur à cet élan. A la lumière de ces événements, il est non seulement important de réfléchir à l’adaptation de la posture de défense européenne, mais tout aussi essentiel d’adopter une perspective critique sur l’inquiétante dynamique d’escalade en cours.
L’option du réarmement est-elle la seule ?
Nous sommes pris d’effroi face aux centaines de milliers de vies ukrainiennes et russes que cette guerre a déjà emportées, nous ressentons de la colère face à la violence inouïe de l’impérialisme russe et de ses crimes de guerre, et nous aspirons plus que tout à une fin des hostilités et à l’émergence d’un monde plus sûr. Mais, et justement pour ces dernières raisons, nous sommes également effrayés par la manière dont la remilitarisation européenne s’impose aujourd’hui comme l’unique option valable. Et ce, sans que les effets de cette « unique option » ne soient envisagés avec lucidité. La mobilisation guerrière va de pair avec la mobilisation de la pensée, disqualifiant par avance toute possibilité autre. Il est urgent de résister à cette manière d’imposer les termes du débat.
Les thuriféraires de la solution militaire ont d’abord cherché à nous persuader que les « armes miracles » (missiles antichars, pièces d’artillerie, lance-roquettes, missiles ou encore chasseurs-bombardiers) allaient changer la situation de manière décisive en Ukraine. Cela n’a pas été le cas. Aujourd’hui, c’est « l’effort de guerre miracle » qui est défendu dans les sphères politiques et médiatiques. Ce texte n’a pas l’ambition de proposer une quelconque autre technique providentielle. Il vise d’abord à rappeler qu’au beau milieu d’une guerre, dans un monde rendu incertain par le recours récurrent à la violence militaire, les solutions miracles n’existent tout simplement pas. C’est pour cela que nous avons besoin de celles et ceux qui doutent et qui envisagent la pluralité des voies possibles. En ne leur donnant aucune place, il est à craindre que celles et ceux qui n’ont pas confiance dans les discours guerriers européens en arrivent à considérer la voie trumpienne comme une option critique acceptable, ce qui serait désastreux.
Austérité à deux vitesses et décomplexée
Si les réponses européennes actuelles étaient véritablement au service de notre désir de paix, la possibilité qu’il n’y ait plus d’autre choix que de s’armer devrait apparaître dans toute sa tonalité tragique, comme l’échec de tout ce à quoi nous tenons. Au lieu de cela, le cri « Il n’y a plus d’autre choix possible ! » s’accompagne d’un véritable enthousiasme, d’un engouement, d’un « Pas trop tôt ! ». L’économiste belge Bruno Colmant déclare à la presse qu’il faut à présent « réhabiliter l’armée comme étant une valeur fondamentale de notre société » (1). Tandis que d’après Sud Info, face à la crainte d’une troisième guerre mondiale, des Bruxellois seraient prêts « à devenir de la chair à canon pour défendre l’Europe » (2). En France, le directeur général de la Banque Publique d’Investissement assène que l’endettement, c’est pour acheter « des canons, pas le Doliprane de ma mère » (3). Derrière cet euphémisme des Dolipranes, il faut entendre : les soins de santé, la sécurité sociale, la transition écologique… Cette austérité à deux vitesses et décomplexée est en parfaite adéquation avec les programmes politiques néolibéraux, tel que celui que porte actuellement la coalition Arizona. Charles Michel qualifie la situation de « moment de vérité sans précédent ». En France, Raphaël Glucksman considère que « pour l’Europe, c’est maintenant ou jamais ». Cet emballement guerrier s’empare également des réseaux sociaux. L’idée d’un « moment existentiel » et de la nécessité de dépasser les discordes internes est relayée par de nombreux internautes.
De tels propos ne sont pas sans rappeler les pathos de l’Union sacrée française, ou de la Burgfrieden allemande, qui s’étaient imposées lors des votes des crédits de guerre en 1914, auxquels s’étaient ralliées les voix des partis socialistes et des syndicats. A l’époque aussi le discours était, de part et d’autre, « Il n’y a pas d’autre choix que de s’unir et se défendre face à l’ennemi ». Les voix pacifistes étaient alors jugées irresponsables, férocement combattues et écartées des partis. Un an plus tôt, en juillet 1913, l’Assemblée nationale française votait une loi instaurant le service militaire obligatoire. Il semble aujourd’hui utile de rappeler l’évidence, à savoir que ces préparatifs guerriers n’ont pas amené à un évitement de la violence, mais ont débouché sur quatre années de guerre mondiale et plus de 10 millions de morts.
De voix pacifistes férocement combattues
La frénésie militariste doit être vue pour ce qu’elle est réellement. Pour cette raison, il faut refuser de l’appréhender comme « l’unique garantie pour la paix ». C’est pourquoi il convient de prendre au sérieux toutes les autres options disponibles qui peuvent contribuer à la réduction des risques d’escalades horizontales et verticales. C’est pourquoi, également, il faut continuer à prendre au sérieux l’option diplomatique. Au surplus, il est impératif de maintenir les dépenses militaires au strict nécessaire afin qu’elles ne mettent à mal la solidarité à travers la sécurité sociale et pour tenter d’enrayer la course aux armements en cours. Enfin, il faut prendre en considération, à l’échelle internationale, les voix pacifistes qui défendent l’autodétermination des peuples.
(1) Site de La Libre, « Bruno Colmant : “Nous allons entrer dans une économie tout à fait différente de celle que nous avons connue” », 4 mars 2025.
(2) Site de Sud Info, « Crainte d’une troisième guerre mondiale, les Bruxellois expriment leurs inquiétudes : “Si ça arrive, je suis prêt à devenir de la chair à canon pour défendre l’Europe” », 7 mars 2025.
(3) Site de France Culture, « Taxes, droits de douane, armement… Les nouveaux défis de l’industrie française », 5 mars 2025.