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Frantz Fanon (1925–1961) est l’un des intellectuels anticoloniaux les plus importants du XXᵉ siècle. Né en Martinique sous domination coloniale française, Fanon rejoignit les Forces françaises libres anti-vichystes pendant la Seconde Guerre mondiale et servit en Afrique du Nord et en France. Après avoir obtenu son diplôme de psychiatre à Lyon en 1951, il exerça en Algérie française à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville jusqu’à sa déportation en 1957, en raison de sa sympathie pour la lutte nationale algérienne.

Fanon rejoignit officiellement le Front de libération nationale (FLN) en exil à Tunis, où il représenta le mouvement sur la scène internationale. Il participa également à la rédaction de son organe francophone, El Moudjahid, où il publia plusieurs de ses propres textes. Fanon mourut alors qu’il attendait un traitement contre la leucémie aux États-Unis, juste après avoir achevé son testament politique, Les Damnés de la terre (1961), préfacé par Jean-Paul Sartre.

Les écrits de Fanon sur le colonialisme, le racisme et l’anti-impérialisme ont eu un impact considérable dans le monde entier, notamment dans le Sud global. Outre Les Damnés de la terre, il a publié Peau noire, masques blancs (1952), L’An V de la révolution algérienne (1959) et Pour la révolution africaine (1964).

Les Damnés de la terre est sans conteste son ouvrage majeur. Rien de comparable n’existe dans les œuvres anticoloniales. Aucun autre texte politique n’exprime avec autant d’acuité et de fécondité l’ensemble de la conjoncture de la décolonisation, avec ses contradictions et ses potentialités spécifiques. En s’attaquant au colonialisme et en posant les bases d’une société égalitaire à venir, Fanon saisit la voix et l’orientation critique d’une génération entière d’intellectuels radicaux.

Lire Les Damnés de la terre, c’est entrer dans un monde de divisions coloniales, de conflits nationaux et d’aspirations à l’émancipation. Le texte associe la critique dynamique à la passion politique, l’analyse historique à la dénonciation de l’injustice, l’argument raisonné à l’indignation morale face à la souffrance. C’est ainsi qu’il inspira toute une génération de militants radicaux dans le sens de la transformation des sociétés en voie de libération de la domination coloniale. En identifiant le racisme et la subordination structurelle propres à la condition coloniale, tout en traçant une voie humaniste pour en sortir, Fanon a défini une politique de libération dont les principes et les objectifs demeurent d’actualité.

Pourtant, de nombreux critiques universitaires récents — y compris parmi ses partisans — ont déformé ou mal interprété Les Damnés de la terre. Ils ont exagéré l’importance d’un seul de ses éléments : la violence. Et ils ont minimisé l’engagement socialiste de Fanon ainsi que son analyse de classe du capitalisme, deux composantes essentielles de son arsenal anti-impérialiste. Cela est particulièrement vrai dans la théorie postcoloniale contemporaine, qui a érigé la violence en noyau théorique central de Les Damnés.

Homi K. Bhabha (1949), par exemple, a transformé l’œuvre de Fanon en un lieu d’ « incertitude psychique profonde de la relation coloniale », qui « s’exprime le plus efficacement depuis les interstices incertains du changement historique »[1]. Dans sa préface récente aux Damnés de la terre, Bhabha lit la violence coloniale comme la manifestation d’une crise subjective d’identification psychique du colonisé, « où la culpabilité refoulée commence à se vivre comme honte ».

L’oppression coloniale engendrerait ainsi une culpabilité « psycho-affective » d’être colonisé, et le Fanon de Bhabha devient une créature de la violence, un poète de la terreur. Bhabha conclut :

« Fanon, fantôme de la terreur, n’est peut-être que le poète le plus intime, quoique intimidant, des vicissitudes de la violence »[2].

Cette interprétation erronée vide Fanon de sa substance politique d’intellectuel de premier plan. Elle frôle aussi dangereusement l’assimilation de son œuvre à une apologie du terrorisme — une lecture aberrante, surtout à l’époque de la « guerre contre le terrorisme » étatsunienne. Pour Bhabha, ce n’est plus l’émancipation, mais la terreur, qui définit le projet de vie de Fanon.

Il n’est donc pas surprenant que, pour faire de Fanon un poète de la violence, les théoriciens postcoloniaux aient dû nier sa politique socialiste. Bhabha lui-même fonde son projet intellectuel sur la remise en cause de la solidarité de classe et du socialisme comme traditions politiques subalternes[3]. L’oubli des engagements socialistes de Fanon est également manifeste chez Edward Said (1935-2003) dans Culture et impérialisme, œuvre marquée par la Première Intifada et par le désenchantement de Said vis-à-vis du nationalisme des élites palestiniennes.

Bien que Said soit profondément attentif à la politique de décolonisation et à l’humanisme universaliste de Fanon, il ne mentionne jamais le mot “socialisme” à son propos — encore moins ne le situe dans la longue tradition de la critique socialiste de l’impérialisme. Cette occultation postcoloniale dominante du Fanon socialiste est aussi exprimée par Robert J. C. Young (1950), qui affirme sans détour que Fanon ne s’intéresse pas aux « idées d’égalité et de justice humaine incarnées dans le socialisme »[4].

Sartre, lui, ne commit pas cette erreur — même si sa lecture n’est pas exempte de défauts. Dans sa célèbre préface à l’ouvrage, il exagère en effet l’importance de la violence chez Fanon. Son injonction est brutale :

« Lisez Fanon : vous apprendrez comment, dans leur période d’impuissance, leur impulsion folle à tuer est l’expression de l’inconscient collectif des indigènes. »

La décolonisation devient ainsi indissociable d’une « fureur insensée », d’un « désir toujours présent de tuer » et d’une « haine aveugle » par lesquels les colonisés « se font hommes en assassinant des Européens »[5]. Il est difficile de mesurer à quel point cette invocation du meurtre a nui à la compréhension de l’œuvre de Fanon et de sa conception de la décolonisation.

Sartre souligne toutefois le message socialiste central de Fanon, qu’il résume ainsi :

« Pour triompher, la révolution nationale doit être socialiste ; si sa course est interrompue, si la bourgeoisie nationale prend le pouvoir, le nouvel État, malgré sa souveraineté formelle, restera entre les mains des impérialistes. »

Et il conclut :

« Voilà ce que Fanon explique à ses frères d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine : nous devons réaliser ensemble, partout, le socialisme révolutionnaire, sinon, un à un, nous serons vaincus par nos anciens maîtres »[6].

Le but de la lutte nationale est donc de forger un internationalisme socialiste fondé sur la solidarité et la coopération populaires — une souveraineté redéfinie comme démocratie sociale et économique. Voilà, en résumé, la cause politique que Fanon défend dans Les Damnés de la terre.

Il a fallu des décennies de lectures délibérément biaisées pour présenter Fanon autrement que comme un symbole du socialisme africain du milieu du XXᵉ siècle. Pour lui, le socialisme constitue la réponse aux problèmes de racisme, de domination coloniale et de sous-développement économique qui accablent le Tiers-Monde à l’époque de la décolonisation.

Fanon n’était pas marxiste, ni n’a accordé toute l’attention nécessaire au rôle du prolétariat urbain dans les luttes de libération. Mais il était matérialiste : il fondait son analyse du colonialisme sur une structure sociale objective ; il était analyste de classe des sociétés coloniales et des mouvements anticoloniaux ; et il défendait enfin un nouvel humanisme universel auquel les peuples et les classes dominées, des deux côtés de la fracture coloniale, pouvaient participer et contribuer. Pour Fanon, mettre fin au racisme et à l’exclusion ne passait pas par la réification des identités opprimées ou l’exaltation des particularismes nationaux ou ethniques, mais par la lutte commune pour la liberté et l’égalité.

Il importe de souligner ici que la vision de la libération chez Fanon ne se limite pas à la décolonisation collective et nationale. Être libre signifiait certes vivre dans une nation socialement et politiquement libérée, maîtrisant son économie. Mais Fanon fit un pas décisif de plus : il affirma qu’une véritable décolonisation devait aboutir à l’émancipation de l’individu. Il formula cette idée avec clarté dans Pour la révolution africaine :

« La libération de l’individu ne suit pas la libération nationale. Il n’existe de libération nationale authentique que dans la mesure exacte où l’individu a irréversiblement commencé sa propre libération »[7].

La liberté individuelle fait donc partie intégrante de la démocratie anticoloniale selon Fanon. À côté du principe du « pouvoir par et pour le peuple », où la souveraineté populaire constitue une réponse centrale à la tyrannie et à l’oppression, Fanon promeut également les idéaux des Lumières concernant l’épanouissement humain. Comme il l’écrivait dans El Moudjahid, ces valeurs sont :

« Les valeurs essentielles de l’humanisme moderne concernant l’individu considéré comme une personne : liberté individuelle, égalité des droits et des devoirs des citoyens, liberté de conscience, de réunion, etc. — tout ce qui permet à l’individu de s’épanouir, de progresser et d’exercer librement son jugement et son initiative ».[8]

Fanon liait ainsi la démocratie à l’idée d’individus capables de s’émanciper eux-mêmes, et concevait la décolonisation comme autodétermination à la fois collective et individuelle. Les Damnés de la terre aspire en définitive à une démocratie totale et à l’épanouissement humain.

Cet essai s’articule autour de trois thèmes principaux : la conception fanonienne de la violence, qui a tant suscité de débats ; son analyse des limites et des contradictions de la bourgeoisie nationale et de son projet d’indépendance ; et enfin, sa conception singulière de la libération. J’aborderai également sa vision propre de l’action politique et du processus révolutionnaire dans les colonies.

Les Damnés de la terre représente la contribution majeure de Fanon à la pensée radicale. S’y confronter, c’est découvrir les remèdes humanistes nouveaux qu’il propose pour l’émancipation mondiale — une vision universelle toujours pertinente face aux inégalités globales actuelles.

Violence

La phrase d’ouverture des Damnés de la terre semble tout dire :

« La libération nationale, la renaissance nationale, la restitution de la nation au peuple, le Commonwealth : quels que soient les intitulés utilisés ou les nouvelles formules introduites, la décolonisation est toujours un phénomène violent ».[9]

Mais on oublie souvent deux choses dans la justification fanonienne de la violence anticoloniale. La première est que la violence répond à la violence supérieure du colonialisme ; la seconde est que la violence s’inscrit dans une stratégie politique plus large et lui est subordonnée : elle est nécessaire mais insuffisante sans la mobilisation populaire requise pour renverser la domination coloniale.

Pour Fanon, le colonialisme est un phénomène exceptionnellement violent : il déshumanise les colonisés, les divise et les exploite, déforme leur culture et les transforme en un peuple inférieur. Il repose sur la force, non sur le consensus politique, et se traduit par la négation des droits fondamentaux. En tant que négation totale, le colonisé équivaut au « mal absolu » — immoralité, paresse, pauvreté, dépravation, ignorance et misère[10].

Fanon soutient que les colonisés refusent d’accepter cette situation et cette négation coloniales. Le colonialisme échoue à convaincre les colonisés de la légitimité de son autorité et de sa règle. La force engendre la résistance et devient une source majeure d’instabilité pour les régimes coloniaux. Fanon décrit ce processus en ces termes :

« Le colonisé est vaincu mais non dompté ; il est traité en inférieur mais n’est pas convaincu de son infériorité« .[11]

Les colonisés reconnaissent que le système de domination et d’oppression coloniales est conçu pour les maintenir au bas de l’échelle, et que leur intérêt réside dans la contestation de ses contraintes et le dépassement de son joug paralysant.

La force de l’analyse de Fanon est d’affirmer que la violence est nécessaire dans ce processus. Non parce que les colonisés seraient intrinsèquement violents, mais parce que les colonisateurs ne comprennent que le langage de la violence : le colonialisme « ne cédera que face à une violence plus grande », et « l’homme colonisé trouve sa liberté dans et par la violence »[12]. C’est le moment de l’affrontement, de la confrontation et de la contradiction aiguë.

Le travail du colon est de rendre même les rêves de liberté impossibles pour l’indigène. Le travail de l’indigène est d’imaginer tous les moyens possibles de détruire le colon. Sur le plan logique, le manichéisme du colon engendre le manichéisme de l’indigène. À la théorie du « mal absolu de l’indigène » répond la théorie du « mal absolu du colon » … Pour l’indigène, la vie ne peut renaître que du cadavre pourrissant du colon[13].

Des déclarations comme celle-ci ont servi à des commentateurs postcoloniaux pour affirmer que Fanon donnerait aux rêves et aux drames mentaux (ce que Bhabha appelle « le registre psycho-affectif ») une primauté causale pour expliquer la conduite des colonisés. Mais ce n’est pas ainsi que Fanon mobilise la dimension psychologique dans son argumentation. Il recourt à un langage phénoménologique pour souligner le lien générateur entre l’individu et les processus historiques plus larges.

Le registre subjectif traduit l’effet puissant que la réalité objective exerce sur la psychologie et l’imaginaire individuels. En vérité, tout l’enjeu de l’analyse de Fanon est de montrer que c’est le colonialisme qui provoque blessures, déformations et violence psychologiques et sociales. Dans le cadre explicatif matérialiste de Fanon, les idées et les sentiments deviennent des symptômes de la structure sociale, et ils ont une base sociale indispensable à la compréhension de leur émergence et de leur développement.

Dans son chapitre « Guerre coloniale et troubles mentaux » des Damnés de la terre, Fanon aborde de front la question de la psychologie individuelle, en détaillant des dizaines de cas réels observés lorsqu’il était psychiatre à Blida-Joinville pendant la guerre d’Algérie. Par exemple :

« Nous avons ici rassemblé certains cas ou groupes de cas où l’événement déclenchant la maladie est d’abord l’atmosphère de guerre totale qui règne en Algérie »,

ou encore

« cette guerre coloniale est singulière jusque dans la pathologie qu’elle engendre »[14].

Soutenir que la racine de la violence se trouve dans des crises identitaires ou psychologiques, c’est passer à côté de ce qui les cause en premier lieu. On en vient ainsi à mal identifier les raisons et les mécanismes de l’action collective. Tout l’objet des Damnés de la terre est de relier la souffrance sociale aux relations coloniales et d’indiquer les voies pour y remédier.

La violence a une fonction chez Fanon. Elle est un instrument de construction de l’unité nationale. C’est à cette condition que les colonisés peuvent espérer atteindre leurs objectifs. Il n’y a pas, chez Fanon, de violence pour la violence : seulement un moyen en vue d’une fin politique — l’indépendance. La nation s’affirme ainsi comme projet politique d’opposition et instrument de liberté.

Le contexte algérien éclaire l’insistance de Fanon, dans Les Damnés, sur la primauté du politique sur la lutte armée. Son adhésion à la plate-forme de la Soummam de la Révolution algérienne en est un bon exemple pratique. Cette conférence stratégique de trois semaines, tenue en 1956, deux ans après le déclenchement de la lutte armée par le FLN, est surtout associée à son architecte Abane Ramdane (1920-1957) et considérée comme la tentative la plus sérieuse d’élaborer une vision progressiste cohérente de la lutte de décolonisation. Comme l’a soutenu Martin Evans :

« S’agissant de la lutte armée, la Soummam institua des structures civiles chargées d’encadrer le militaire, en nommant des commissaires politiques pour organiser la population, en conseillant sur la stratégie militaire et en mettant en place des assemblées populaires : un contre-État remplaçant le droit et l’autorité français ».[15]

La plate-forme énonçait aussi de nouvelles règles de la guerre pour les guérilleros et, « surtout, la Soummam formula des objectifs clairs : la reconnaissance de l’indépendance algérienne et du FLN comme seul représentant de la nation »[16].

Comme le note le plus récent biographe de Fanon, David Macey (1949-2011), la Soummam appelait à une activation plus large de la société algérienne dans la lutte pour la liberté nationale :

« La nécessité d’alliances avec la minorité juive, les organisations de femmes, les paysans, les syndicats et les groupes de jeunesse était détaillée. »[17]

Abane paya de sa vie cet effort. Il fut assassiné par la direction extérieure du FLN, qui considérait sa priorité donnée à l’organisation politique intérieure comme une menace pour leurs allégeances conservatrices à l’islam, à l’hégémonie militaire et au nationalisme arabe autoritaire. Mais sa vision politique survécut dans Les Damnés de la terre.

Indépendance bourgeoise

L’esprit critique de la Soummam, avec son accent sur l’auto-organisation et la lutte populaire, imprègne les écrits de Fanon sur la décolonisation. Était particulièrement importante l’idée qu’il existait des conceptions concurrentes du projet national et que la décolonisation est une lutte pour la liberté et la démocratie qui se joue non seulement entre les nations mais aussi au sein des nations.

Cet accent sur l’analyse de classe fonde l’analyse politique de Fanon dans Les Damnés. Son inquiétude centrale est que, concomitamment à la lutte nationale populaire, une élite nationale œuvre à substituer à la domination autoritaire externe une domination autoritaire interne. Sa crainte que l’issue de la décolonisation ne soit pas la démocratie mais la tyrannie nationale est palpable tout au long de l’ouvrage. Sa conception socialement dynamique de la lutte anticoloniale s’exprime au mieux ici :

« Les gens qui, au début de la lutte, avaient adopté le manichéisme primitif du colon — Noirs et Blancs, Arabes et chrétiens — s’aperçoivent en avançant qu’il arrive parfois qu’on trouve des Noirs plus blancs que les Blancs et que le fait d’avoir un drapeau national et l’espoir d’une nation indépendante n’incite pas toujours certaines couches de la population à renoncer à leurs intérêts et privilèges… Le militant qui affronte avec le strict minimum d’armes la machine de guerre colonialiste réalise qu’en brisant l’oppression coloniale il est en train de construire automatiquement un autre système d’exploitation ».[18]

Avoir des « Noirs plus blancs que les Blancs » signifie que la solidarité raciale ne peut pas être le ressort de la dynamique politique de la décolonisation : « Les barrières de sang et de préjugés raciaux tombent des deux côtés. »[19]

Le rejet par Fanon de la négritude comme philosophie politique de mobilisation va de pair avec son insistance sur la classe dans la lutte nationale. S’il admirait l’esprit de révolte d’Aimé Césaire contre le racisme et le colonialisme, il jugeait les termes de l’auto-affirmation de la négritude insuffisants, rétrogrades et élitistes. Comme le résume Nigel Gibson dans son exposé des critiques constantes de Fanon contre ce mouvement culturel :

« La négritude parlait d’aliénation et non d’exploitation ; elle s’adressait à l’élite et non aux masses ; aux lettrés et non aux illettrés ».[20]

Cela valait tout particulièrement pour Léopold Sédar Senghor (1906-2001), premier président du Sénégal indépendant. Le principal porte-parole africain de la négritude voulait revaloriser les éléments noirs dénigrés et exclus comme inférieurs par ce qu’il appelait la « civilisation blanche ». Contre la raison, la science et l’objectivité — situées sur le pôle blanc du binaire racial —, Senghor célébrait leurs opposés : émotion, participation et subjectivisme.

Fanon rejetait cet essentialisme, car il reposait sur l’acceptation d’une division ontologique raciale entre Blanc et Noir qu’il tenait pour fausse. Tout en étant sensible à la négation antiraciste portée par la négritude, il répudiait la division ontologique raciale sur laquelle le colonialisme comme la négritude se fondaient. Dès Peau noire, masques blancs, la position de Fanon sur la race était claire.

« Ma vie ne doit pas être consacrée à dresser le bilan des valeurs nègres ».

Ajoutant :

« Il n’y a pas de monde blanc, il n’y a pas d’éthique blanche, pas plus qu’il n’y a une intelligence blanche« .[21]

Dans un article intitulé « Antillais et Africains » paru en 1955 dans la revue Présence Africaine (n° 6, novembre-décembre, p. 19–33), Frantz Fanon affirme que la négritude constitue une réponse inadéquate au colonialisme. Il écrit :

« Il semble donc que l’Antillais [Césaire], après la grande erreur blanche, vive maintenant dans le grand mirage noir » (Présence Africaine, n° 6, 1955, p. 32)[22].

Avec l’intensification de la décolonisation, la négritude se révéla utile. Loin de saper les objectifs coloniaux français en Afrique, elle servit à les fortifier. Alors même que Senghor parlait au nom de la liberté noire sur le continent africain, il mobilisait la négritude comme idéologie d’État et rejetait l’indépendance algérienne. La rhétorique radicale de la race s’était en réalité accompagnée d’une subordination politique, sapant l’unité active et la solidarité que Fanon prônait pour l’Afrique. Son jugement sévère s’exprime clairement dans Les Damnés. Si la négritude était le symptôme d’une politique culturelle illusoire de la race, Les Damnés de la terre est le lieu où Fanon élabore sa vision politique alternative, où la politique de classe est première.

Fanon montre ainsi comment, durant la lutte de décolonisation, l’élite colonisée poursuit activement ses propres intérêts de classe et met en place, pour son bénéfice, un système de domination et d’exploitation. Fanon nomme ce processus « les pièges de la conscience nationale » et consacre tout un chapitre des Damnés à détailler l’approche bourgeoise de l’indépendance nationale. Écrivant au moment même où la décolonisation avait lieu, Fanon exprime une profonde inquiétude sur la nature et la qualité de la liberté prônée par les élites nationales.

Tout son accent porte sur une unité collective qui se fissure et se délite à cause de la bourgeoisie coloniale :

« Le front national qui a contraint le colonialisme à battre en retraite se disloque et gâche la victoire acquise« .[23]

Les intérêts des élites l’emportent sur la politique d’égalité et de solidarité sociale. En un sens profond, le Sud global souffre encore des effets de la trahison sociale originelle de la bourgeoisie :

« La trahison n’est pas nationale, elle est sociale »[24].

Afin de maintenir sa domination de classe et ses stratégies d’accumulation, la bourgeoisie coloniale institue le parti unique, tourne le dos à son propre peuple et cherche compromis et soutien auprès de ses anciens maîtres coloniaux. Rien d’étonnant — cela concorde avec les recherches menées sur cette période.

Ainsi, Vivek Chibber (1965) qui a démystifié le mythe d’une bourgeoisie nationale développementaliste dans les colonies, décrit l’ordre politico-économique postcolonial comme une forme de développementalisme qui « en substance… se résumait à un transfert massif des ressources nationales vers les capitalistes locaux »[25]Aijaz Ahmad (1941-2022) a également soutenu que la décolonisation a fini par remettre le pouvoir « non à des avant-gardes révolutionnaires mais à la bourgeoisie nationale, prête à être réintégrée dans des positions subalternes au sein de la structure impérialiste »[26].

Fanon était conscient de cette éventualité et l’a critiquée au moment où elle se produisait. Il voyait que les nationalisations élitaires étaient entreprises non « pour satisfaire les besoins de la nation » mais pour le profit privé :

« Pour eux, la nationalisation signifie tout simplement le transfert en des mains indigènes des avantages iniques hérités de la période coloniale. »[27]

Ici, la décolonisation se lit comme substitution de classe — une bourgeoisie locale prend simplement le relais des leviers du pouvoir économique et politique de ses anciens maîtres coloniaux et s’assied à leur place. Dans la logique néocoloniale, elle « découvre sa mission historique : celle d’intermédiaire… d’être la courroie de transmission entre la nation et un capitalisme en pleine expansion ». En vérité, « la bourgeoisie nationale se contentera fort bien du rôle d’agent d’affaires de la bourgeoisie occidentale »[28].

Il faut reconnaître que cette analyse aiguë des classes dirigeantes coloniales contraste avec l’adhésion de Fanon à la mythologie entourant la bourgeoisie en Europe. Alors même qu’il démonte le mythe de la bourgeoisie nationale comme agent de liberté dans les colonies, Fanon en renforce un autre : la bourgeoisie aurait combattu pour les libertés libérales dans sa patrie mais trahirait cette noble mission dans les colonies.

En mobilisant l’analogie historique de la révolution bourgeoise en Europe, Fanon soutient que la bourgeoisie nationale des colonies faillit à sa tâche historique de mener à bien une authentique révolution démocratique, et qu’elle se dérobe ainsi au rôle progressiste qu’eurent ses devancières en Europe. Comme il l’écrit :

« la bourgeoisie nationale des pays coloniaux s’identifie avec la décadence de la bourgeoisie d’Occident ».

Elle imite la « phase sénile » de cette classe plutôt que ses « débuts d’exploration et d’invention », et « vit pour elle-même et se coupe du peuple »[29]. Il en résulte que la bourgeoisie coloniale constitue un obstacle au progrès et à la libération.

Mais ce que Fanon ne voit pas, c’est que la bourgeoisie se comporte en réalité conformément à son caractère et que la révolution bourgeoise est un mythe. Comme l’argumente Chibber, mal lire l’histoire de la bourgeoisie et lui attribuer un rôle d’héroïsme politique est une erreur commune des théoriciens postcoloniaux. La démocratie et le libéralisme adviennent à l’ère capitaliste, mais non du fait de « la bourgeoisie en tant qu’acteur historique »[30].

Comme l’observe Chibber, le capital n’a jamais eu l’intention de transposer un ordre libéral dans les colonies, puisqu’il ne l’a pas davantage instauré en Europe. Ce qu’il « universalise », ce n’est pas la liberté et l’égalité, mais un régime de dépendance au marché ; ce qu’il recherche, ce n’est pas l’égalité libérale, mais sa propre domination politique. Les conquêtes démocratiques de la prétendue révolution bourgeoise résultent de la mobilisation populaire et des pressions venues d’en bas, tant dans les métropoles que dans les colonies.

Ainsi, jusque dans les jours enivrants de la Révolution française,

« La révolution devint finalement antiféodale et démocratique, mais non en raison d’un « projet bourgeois ». Les législateurs « bourgeois » du Tiers État durent être traînés, rétifs, à assumer leur rôle de révolutionnaires[31]. »

Il n’existe donc aucun idéal d’une bourgeoisie libérale à l’aune duquel les capitalistes coloniaux seraient mesurés et jugés défaillants. La bourgeoisie se comporte de façon similaire de part et d’autre du clivage colonial : étroitement intéressée, craintive à l’égard de la démocratie et de la souveraineté populaire, et autoritaire. « Le fait est, conclut Chibber, que la bourgeoisie européenne n’était pas plus éprise de démocratie, ni plus méprisante de l’Ancien Régime, ni plus respectueuse de la capacité d’agir subalterne, que ne l’étaient les Indiens. »[32] Ce que Fanon lit comme sa trahison sociale dans les colonies était donc son trait universel. Son analyse et sa description de sa conduite dans les colonies reflètent son comportement de classe partout.

Si l’analogie historique de classe chez Fanon était erronée, son apport réel se situe ailleurs : dans les leçons politiques qu’il en tire — dans ce qui doit advenir dans les colonies pour que la lutte révolutionnaire surmonte la vision élitiste de l’indépendance portée par la bourgeoisie locale. Sa réponse est claire : organisation démocratique et socialisme.

Libération

Face à ces problèmes de la décolonisation — une bourgeoisie intéressée et un sous-développement aigu —, Fanon propose une vision socialiste d’émancipation, résolument d’opposition. Loin d’imiter la politique bureaucratique soviétique ou la démocratie capitaliste occidentale, il avance au contraire une alternative « Nouvelle Gauche » :

« L’exploitation capitaliste, les cartels et les monopoles sont les ennemis des pays sous-développés. D’un autre côté, le choix d’un régime socialiste, d’un régime entièrement orienté vers le peuple dans son ensemble et fondé sur le principe que l’homme est le plus précieux de tous les biens, nous permettra d’avancer plus vite et plus harmonieusement et rendra ainsi impossible cette caricature de société où tout le pouvoir économique et politique est détenu par quelques-uns qui considèrent la nation dans son ensemble avec mépris et dédain »[33].

Fanon revient si souvent à cette position claire dans Les Damnés de la terre qu’il est surprenant que tant de commentateurs postcoloniaux l’ignorent. Ils préfèrent citer ce passage et faire comme si l’humanisme invoqué était distinct du socialisme :

« Mais si le nationalisme n’est pas explicité, s’il n’est pas enrichi et approfondi par une transformation très rapide en conscience des besoins sociaux et politiques — en d’autres termes en humanisme —, il s’égare dans une impasse. »[34]

Said procède ainsi dans Culture et impérialisme. S’il se tourne vers Fanon pour étayer sa critique naissante du nationalisme bourgeois palestinien pendant la Première Intifada, il reste muet sur le socialisme de la Nouvelle Gauche chez Fanon. Or « socialisme » est le mot qui saisit au mieux la vision du monde de Fanon et explique la base de sa critique du nationalisme bourgeois que Said recherchait.

Pour Fanon, la conscience nationale doit devenir un instrument de satisfaction des besoins de la majorité. Il insiste donc sur la capacité de masse des colonisés à l’autogouvernement — « gouverner par le peuple et pour le peuple, pour les parias et par les parias » — et affirme que tout « dépend d’eux »[35].

L’accent porte non seulement sur la démocratie comme résultat, mais sur la démocratie comme forme et processus d’organisation : une véritable souveraineté populaire. Il formule un rejet net de la tentation « de cultiver l’exceptionnel ou de chercher un héros, qui n’est qu’une autre forme de chef »[36]. L’organisation décentralisée est un moyen « d’élever le peuple » et de le réhumaniser après les négations du colonialisme. Ce sont eux qui sont « le démiurge » de leur destin : la responsabilité collective est la clé[37].

Cette vision égalitaire s’étend aussi à l’égalité de genre. Les sentiments antipatriarcaux de Fanon sont explicites :

« Les femmes auront exactement la même place que les hommes, non pas dans les clauses de la constitution mais dans la vie quotidienne : à l’usine, à l’école et au parlement »[38].

Cette large participation sociale fait partie intégrante de la « conscience sociale et politique » approfondie par la révolution[39].

C’est sur la base d’une telle auto-organisation démocratique que Fanon peut plaider pour l’égalité et la coopération entre les nations. Contre les nationalismes d’exclusion et la compétition, ses engagements internationalistes apparaissent clairement lorsqu’il écrit :

« C’est au cœur de la conscience nationale que vit et grandit la conscience internationale. Et cette double émergence est finalement la source de toute culture »[40].

Comme Sartre l’avait bien compris, ou bien le Tiers-Monde s’élève ensemble dans l’unité et la solidarité, ou bien il se fragmente et se défait. Ce n’est qu’en tant que bloc coopératif, unifié et auto-gouverné qu’il peut faire face à la puissance de l’impérialisme occidental.

Les Damnés de la terre affirme une perspective résolument internationaliste et refuse d’essentialiser l’Occident comme irrémédiablement raciste ou incapable de mobilisations émancipatrices. Dès la conclusion de son premier chapitre, « De la violence » — difficile, donc, à ignorer —, Fanon adopte une position ouvertement universaliste. Il appelle explicitement à la contribution et à la participation des classes subalternes européennes dans la lutte visant à « réhabiliter l’humanité et faire triompher l’homme partout », voyant en elles à la fois des alliées et des acteurs potentiels du changement.

« Cette immense tâche qui consiste à réintroduire l’humanité dans le monde, l’humanité tout entière, s’accomplira avec l’aide indispensable des peuples européens, qui doivent eux-mêmes se rendre compte que, dans le passé, ils se sont souvent rangés du côté de nos maîtres communs dès qu’il s’agissait des questions coloniales. Pour y parvenir, les peuples européens doivent d’abord décider de se réveiller et de se secouer, d’utiliser leur intelligence et de cesser de jouer au stupide jeu de la Belle au bois dormant« [41].

Ce qui frappe dans cette ouverture, ce n’est pas seulement la vision inclusive, mais aussi les thèses substantielles distinctes qu’elle porte. Alors que nombre de théoriciens critiques européens (tels Theodor Adorno (1903-1969) et Max Horkheimer (1895-1973)) récusaient alors la possibilité de mobilisations populaires pour le socialisme en Occident, Fanon ne le fait pas[42]. Plutôt que d’y voir une intégration subalterne permanente dans les structures capitalistes et une neutralisation politique, Fanon discernait des idéologies d’exclusion à combattre et un potentiel politique d’action.

À un moment où le marxisme occidental devenait « une discipline ésotérique dont l’idiome hautement technique mesurait la distance prise avec la politique », Fanon proposait une théorie conçue comme une activité intellectuelle centrée sur la politique, la capacité d’action des groupes dominés et la transformation radicale[43]. L’irruption des luttes ouvrières de 1968 contraignit les penseurs de la défaite à reconsidérer leur diagnostic sur l’épuisement de la puissance d’agir politique.

À rebours du marxisme occidental, l’ouverture de Fanon à la capacité d’action de la classe travailleuse en Europe était déjà présente, clairement formulée dans Les damnés de la terre. Dans son chapitre conclusif, il emploie une rhétorique passionnée qui exprime sa profonde déception à l’égard de l’histoire impériale de l’Europe et de son engagement persistant en faveur de la domination mondiale. Mais il est loin d’être anti-européen et ne condamne pas l’Europe comme à jamais prisonnière de ses pratiques coloniales. Son injonction est de « quitter cette Europe où l’on ne cesse de parler de l’Homme, tout en massacrant des hommes partout où on les trouve, au coin de chacune de ses rues, dans tous les coins du globe. »[44]

L’Europe qu’il veut ensevelir à jamais — cette Europe qui ne devrait jamais être imitée — est l’Europe de la violence, de l’arrogance, de l’hypocrisie et de l’écrasement de l’humanisme. C’est l’Europe capitaliste et exploiteuse qui a brisé l’individu et l’a arraché à son unité autonome.

Si les travailleurs européens, subissant son joug oppressif, ont autrefois partagé « la prodigieuse aventure de l’esprit européen », il est désormais temps de rompre avec ses présupposés et de participer à la construction d’un nouvel humanisme universel en commun avec d’autres classes subalternes[45]. En contestant l’impérialisme et le capitalisme mondiaux, un Tiers-Monde radical appelle à de véritables connexions, à la diversité et à un processus planétaire de réhumanisation.

La proposition de Fanon n’est pas un simple renversement de l’eurocentrisme — célébrant le nationalisme culturel ou le particularisme des idéologies de la race, comme la négritude, qu’il critique si sévèrement comme régressives dans Les Damnés. Il ne nie pas non plus l’apport des Lumières à l’émancipation humaine. Bien au contraire :

« Tous les éléments d’une solution aux grands problèmes de l’humanité ont, à des moments différents, existé dans la pensée européenne »[46].

La véritable nouveauté de la position de Fanon réside dans l’accent mis sur la pratique politique. Ce que Les Damnés de la terre anticipe, c’est une politique nouvelle de l’humanité qui, stimulée par de nouveaux fronts de résistance dans le Sud global — en des lieux comme l’Algérie et le Vietnam —, donne pouvoir à une participation généralisée.

La capacité d’action révolutionnaire

Les analyses de Fanon sur la capacité d’action révolutionnaire ne sont pas exemptes de difficultés théoriques et politiques, en particulier quant à la base sociale de la révolte et à la question de savoir qui, dans les colonies, en portera la pratique. Ces interrogations méritent d’être examinées, car elles révèlent certaines tensions au cœur même de sa conception du socialisme.

Fanon se conçoit comme le témoin et le traducteur des « réalités humaines » propres au clivage colonial de peuplement — perceptibles à travers les marqueurs de la race, de la violence et de la domination — tout en s’efforçant d’adapter la théorie marxiste à la spécificité historique des rapports coloniaux. Pour saisir la nature de cette division, il formule — avant de la dépasser — l’observation suivante :

« Dans les colonies, l’infrastructure économique est aussi une superstructure. La cause est la conséquence ; tu es riche parce que tu es blanc, tu es blanc parce que tu es riche. Voilà pourquoi l’analyse marxiste doit être légèrement distendue chaque fois que nous avons affaire au problème colonial »[47].

Fanon veut-il dire que tous les Blancs coloniaux sont riches et que tous les colonisés sont pauvres ? Toute son analyse dans Les Damnés en montre les limites et la nécessité de dépasser cette logique pour qu’une décolonisation socialiste puisse advenir. La race, à elle seule, obscurcit l’évaluation politique dans les colonies. Comme l’écrit Fanon :

« Le colon n’est pas simplement l’homme qu’il faut tuer. Beaucoup de membres de la masse des colonialistes se révèlent beaucoup, beaucoup plus proches de la lutte nationale que certains fils de la nation »[48].

Cette vérité se manifeste dans le processus même de la lutte révolutionnaire, qui met au défi les distributions inégales du bien-être, des niveaux de vie et de l’espace dans les villes de colonisation. Ce faisant, la race devient quelque chose à transcender, non à réifier.

« Distendre » l’analyse marxiste pour la colonie consiste à rendre compte des mécanismes de la structure coloniale : par une analyse de classe menée au cours d’un processus historique de révolution nationale. Fanon consacre le deuxième chapitre des Damnés de la terre, intitulé « Spontanéité : ses forces et ses faiblesses », à l’analyse et à la mise en perspective des différentes forces sociales en présence. C’est dans ce cadre qu’il s’écarte le plus nettement de ce qu’impliquerait une analyse marxiste du capitalisme propre aux métropoles européennes plus développées sur le plan économique. Comme nombre de révolutionnaires socialistes du Tiers-Monde, il se confronte au défi de rendre compte du fonctionnement spécifique du capitalisme colonial et de formuler une stratégie de transformation adaptée à ce contexte historique particulier.

La théorie du processus révolutionnaire élaborée par Fanon repose sur plusieurs faits historiques essentiels :

1. Les partis communistes, en France comme en Algérie, avaient longtemps refusé de soutenir l’indépendance politique de l’Algérie, invoquant divers prétextes — de la lutte contre le traditionalisme supposé de la société arabe à la défense d’une politique de réformes graduelles au sein de la colonie. Cette position a terni l’image du communisme, l’associant à une forme d’ambivalence politique, voire à un certain mépris colonial.

2. La classe majoritaire en Algérie — et, plus largement, dans le Tiers-Monde — était la paysannerie. Pour un mouvement politique fondé sur l’idée de révolution prolétarienne et sur le rôle du prolétariat comme « fossoyeur » du capitalisme (selon Marx et Engels dans le Manifeste du Parti communiste), le défi était de taille. Comme l’avait déjà révélé la révolution russe, la question de savoir comment parvenir au socialisme dans des sociétés économiquement sous-développées, où la classe ouvrière demeure minoritaire, constituait un véritable problème politique.

Il en allait de même pour les colonies : qui pouvait y porter la société au-delà du capitalisme ? Telle fut, sans doute, l’une des préoccupations centrales du marxisme au XXᵉ siècle, d’autant que toutes les révolutions socialistes victorieuses eurent lieu en dehors des pays capitalistes avancés — en Russie, non en Allemagne ; à Cuba, non aux États-Unis. C’est à cette énigme que répond la « distension » analytique proposée par Fanon.

Confronté à la structure sociale de l’Algérie coloniale, Fanon en tire plusieurs conclusions décisives. Puisque la bourgeoisie urbaine et la classe ouvrière sont intégrées dans le système colonial, il en déduit que la direction révolutionnaire doit chercher dans les campagnes les forces sociales capables de porter l’alternative. Là, la paysannerie forme une masse spontanément anticoloniale, profondément marquée par la dépossession coloniale. Incapable, toutefois, de dépasser ses formes élémentaires et dispersées de révolte, cette résistance requiert la discipline et l’organisation nationale qu’une direction politique radicale seule peut instaurer.

Par un processus d’éducation réciproque entre dirigeants et masses, se construisent les bases d’une guerre révolutionnaire. Le rôle du lumpenprolétariat demeure ambigu et contradictoire, mais il reste essentiel pour ramener le mouvement révolutionnaire de la campagne vers la ville. En retraçant la dynamique de ce processus, Fanon insiste sur la manière dont la révolution parvient à unifier villages, bourgs et centres urbains, en forgeant une véritable solidarité nationale :

Cette politique est nationale, révolutionnaire et sociale, et ces faits nouveaux que le colonisé va désormais connaître n’existent que dans l’action[49].

Il conclut son chapitre sur la « spontanéité » par une critique implacable du mouvement d’indépendance bourgeois — un mouvement que la praxis révolutionnaire doit, selon lui, dépasser.

Sans cette lutte, sans cette connaissance par la pratique de l’action, il n’y a qu’un défilé de carnaval et des sons de trompettes. Rien qu’un minimum de réadaptation, quelques réformes au sommet, un drapeau qui flotte ; et tout en bas une masse indistincte, vivant encore au Moyen Âge, marquant indéfiniment le pas[50].

Si la critique fanonienne du nationalisme bourgeois et sa vision d’émancipation sociale demeurent exemplaires, sa trajectoire pratique peut être discutée pour avoir sous-estimé le rôle actif de la classe ouvrière. En effet, Les damnés de la terre développe une thèse sur le prolétariat urbain colonial qui rappelle celle de Lénine sur l’« aristocratie ouvrière ». Si, pour Lénine, les profits impériaux servaient à diviser la classe ouvrière des métropoles et à créer une strate loyale aux élites, le colonialisme, chez Fanon, produit un effet comparable sur le travail colonisé.

Son langage fait d’ailleurs écho à celui de Lénine — sans le citer — lorsqu’il écrit :

Le prolétariat naissant des villes est dans une position relativement privilégiée… Dans les pays coloniaux, la classe ouvrière a tout à perdre ; en réalité, elle représente cette fraction de la nation colonisée qui est nécessaire et irremplaçable au bon fonctionnement de la machine coloniale : elle comprend les conducteurs de tramway, les chauffeurs de taxi, les mineurs, les dockers, les interprètes, les infirmières, etc.[51]

Fanon qualifie ce prolétariat urbain de « fraction “bourgeoise” du peuple colonisé »[52].

Quelle que soit la validité de la thèse léniniste appliquée aux travailleurs des métropoles, l’exclusion opérée par Fanon à l’égard de la classe ouvrière coloniale est autrement plus catégorique. Tout un prolétariat urbain n’est pas seulement dévalorisé sur le plan politique : il est perçu comme un produit privilégié du système colonial, dépourvu de capacité d’action autonome et mû par un intérêt purement économiste. Est-ce exact empiriquement ? De nombreux exemples suggèrent le contraire[53].

C’était particulièrement vrai en Algérie, où le prolétariat urbain provenait d’une main-d’œuvre rurale sans terre, massivement appauvrie — produit direct de l’expropriation foncière coloniale française et de la prolétarisation. Si son rôle pendant la lutte de décolonisation des années 1950 a semblé mineur à Fanon, cela reflète la répression coloniale française dans les villes et la faible capacité d’influence des travailleurs algériens dans une société coloniale s’appuyant largement sur sa propre main-d’œuvre européenne.

L’économie coloniale limitant sévèrement l’emploi algérien et son bien-être matériel, des centaines de milliers de travailleurs partirent en métropole. Comme l’explique Mahfoud Bennoune (1936-2004), cette migration du travail vers la France résultait de l’exclusion économique :

L’économie coloniale était incapable de satisfaire les besoins de base de la population algérienne[54].

Cette migration eut des effets économiques et politiques directs, dont une radicalisation du mouvement ouvrier en métropole, où un espace de liberté politique plus large rendait l’organisation possible. Mettre fin au colonialisme et obtenir l’indépendance de l’Algérie devinrent alors des objectifs centraux du « premier mouvement ouvrier nationaliste algérien », l’Étoile nord-africaine (ENA), fondée à Paris en 1926 avant d’être « transplantée » en Algérie.

Comme l’a noté un historien, « les expériences de ces travailleurs déracinés donnèrent naissance au mouvement national le plus radical de l’Algérie coloniale »[55]. Contrairement à ce que suppose Fanon, les liens et les contributions de la classe ouvrière urbaine à la lutte nationale étaient donc bien réels.

Fanon néglige un autre point crucial concernant l’initiative ouvrière. Il existe un lien direct entre la faiblesse numérique et politique du prolétariat urbain et les difficultés à réaliser le socialisme dans les sociétés en voie de décolonisation. « Distendre » le marxisme ne suffit pas à contourner cette réalité. Si Fanon saisit clairement les limites du nationalisme petit-bourgeois, il ne perçoit pas combien la faiblesse structurelle du prolétariat compromet les forces démocratisantes du processus de décolonisation et renforce, en retour, les obstacles à la construction du socialisme. En l’absence de contrôle démocratique des travailleurs et d’un levier politique sur les directions de la décolonisation, des formes de pouvoir bureaucratiques et petite-bourgeoises tendent à s’imposer.

Comme l’écrit Michael Löwy (1938), la substitution et la canalisation petite-bourgeoises des aspirations révolutionnaires aboutissent à une restauration bourgeoise : elles constituent « une étape transitoire vers une stabilisation néo-bourgeoise et le renouvellement de la dépendance à l’impérialisme »[56].

Marnia Lazreg (1941-2024) développe cette perspective à propos de l’Algérie. Elle soutient que, pendant et après la lutte d’indépendance, la bureaucratie petite-bourgeoise du FLN a sapé les formes alternatives de pouvoir populaire des ouvriers et des paysans. Elle a également récupéré le socialisme en l’érigeant en idéologie d’État d’un régime autoritaire — ouvrant ainsi la voie à la restauration du pouvoir bourgeois : « D’où la politique d’encouragement et de protection du capital privé algérien »[57].

Les forces de gauche, au sein et hors du FLN — comme le Parti de la Révolution socialiste (PRS), fondé par Mohamed Boudiaf en 1962, d’orientation socialiste révolutionnaire et anti-bureaucratique, opposé au monopole du FLN — ont élaboré une critique vigoureuse des compromis du FLN en matière d’orientations politiques et économiques, et appelé à des mobilisations ouvrières et paysannes pour institutionnaliser un socialisme algérien et réduire l’influence des fractions bourgeoises. Mais elles furent réprimées et désorganisées[58]. Cela, à son tour, renforça davantage les forces contre-révolutionnaires, rendant presque certaine la restauration bourgeoise du capitalisme dans l’Algérie post-indépendance. Les Damnés de la terre met en garde contre cette issue.

Soixante-quatre ans après sa parution, quelle est la valeur des Damnés de la terre aujourd’hui ? Les Damnés n’est pas une bible, et la gauche n’est pas une Église imprégnée de dogme. La portée politique du livre, toutefois, est sans équivoque. Les Damnés conserve une valeur particulière pour les radicaux et les socialistes décidés à combattre l’oppression raciale et l’injustice sociale aujourd’hui. Elle tient non seulement à son analyse de classe de la décolonisation et à sa vision socialiste de l’émancipation, mais aussi aux liens durables qu’il établit entre souveraineté populaire, anticapitalisme et anti-impérialisme.

Lire Les Damnés aujourd’hui, c’est reconnaître que le socialisme a représenté une voie historiquement possible pour sortir du capitalisme colonial — une voie manquée. C’est comprendre que combattre le racisme et l’inégalité mondiale exige d’aller au cœur même de l’infrastructure matérielle qui les engendre ; que les structures de pouvoir ne changent que sous l’action d’agents qui possèdent à la fois la capacité et l’intérêt de les contester ; et, enfin, que la tâche centrale des universalistes consiste à identifier ce qui est commun entre des identités séparées plutôt qu’à exagérer ce qui les distingue.

Dans cette perspective, les solidarités transnationales sont essentielles pour miner les formes de domination fondées sur le nationalisme élitiste et sur la coopération des élites au sein du capitalisme mondial.

De plus, Les Damnés de la terre atteint un juste équilibre entre culture et politique. Plutôt que de survaloriser les identités culturelles « autour des chants, des poèmes ou du folklore », Fanon insistait sur le fait que la lutte politique est une composante essentielle de la culture :

Nul ne peut vraiment souhaiter l’essor de la culture africaine s’il n’apporte pas un soutien concret à la création des conditions nécessaires à l’existence de cette culture ; en d’autres termes, à la libération de tout le continent[59].

Le matérialisme de Fanon transparaît ici encore : les conditions matérielles et les rapports sociaux priment sur les pratiques culturelles héritées des générations passées. La culture exige la liberté, et la liberté exige la politique. Il n’existe aucun raccourci culturel pour contourner la lutte politique en faveur de la libération. C’est ce qui explique l’orientation de Fanon vers la construction d’une nouvelle société humaniste à venir. Ce qui importe, c’est une politique radicale de la culture, et non une simple politique culturelle.

Reprendre Fanon dans notre présent, c’est développer une analyse matérialiste du Sud global fondée sur des catégories telles que la classe et le capital, tout en gardant une conscience aiguë des défis de l’action politique radicale à l’ère du capitalisme néolibéral. Dans un monde marqué par l’accroissement des inégalités globales, les idéologies de la différence culturelle sont constamment mobilisées par la droite pour justifier la concurrence et la rivalité. Au nom de la sécurité mondiale et de la légitime défense, les droits universels et les normes internationales de justice sont vidés de leur substance par les États les plus puissants.

Dans un tel contexte d’inégalités, Fanon apparaît comme une figure d’opposition inspirante pour une nouvelle génération en quête de précurseurs socialistes et de modèles politiques radicaux. Sa foi dans la raison, la résistance et la conscience révolutionnaire résonne à travers les décennies. L’opposition radicale de Fanon à l’ordre politique et social de son temps mérite sans aucun doute d’être étudiée – et prolongée – aujourd’hui.

*

Bashir Abu-Manneh (1972) est professeur de littérature postcoloniale à l’Université du Kent (Royaume-Uni). Spécialiste des études postcoloniales et de la littérature arabe contemporaine, il est l’auteur de The Palestinian Novel : From 1948 to the Present (Cambridge University Press, 2016) et a dirigé After Said : Postcolonial Literary Studies in the Twenty-First Century (Cambridge University Press, 2019). Ses travaux portent sur les rapports entre littérature, politique et impérialisme, avec une attention particulière à la Palestine et au monde arabe.

Publié initialement dans Catalyst: A Journal of Theory and Strategy, revue théorique publiée par Jacobin (États-Unis). Traduit de l’anglais pour Contretemps par Christian Dubucq.

Photo : Wikimedia Commons.

Notes

[1] Homi K. Bhabha, « Remembering Fanon : Self, Psyche and the Colonial Condition », dans Colonial Discourse and Post-Colonial Theory, dir. Patrick Williams et Laura Chrisman, New York, Columbia University Press, 1994, p. 112-123.

[2] Homi K. Bhabha, « Foreword: Framing Fanon », dans Frantz Fanon, Les damnés de la terre, trad. Richard Philcox, New York, Grove Press, 2004.

[3] Nivedita Majumdar, « Silencing the Subaltern: Resistance and Gender in Postcolonial Theory », Catalyst, vol. 1, n° 1, 2017, p. 87-115.

[4] Robert J. C. Young, Postcolonialism: An Historical Introduction, Oxford, Blackwell, 2001.

[5] Frantz Fanon, The Wretched of the Earth, trad. Constance Farrington (Londres : Penguin Books, 2001 [1961]), p. 15-16. Tous les numéros de page suivants correspondent à cette édition.

[6] Ibid.

[7] Frantz Fanon, « La décolonisation et l’indépendance » [1958], dans Vers la révolution africaine, Paris, Maspero, 1964.

[8] Frantz Fanon, « Une révolution démocratique » [1957], dans Aliénation et liberté, éd. Jean Khalfa et Robert J. C. Young,

[9] Frantz Fanon, The Wretched of the Earthop. cit., p. 27.

[10] Ibid., p. 32.

[11] Ibid., p. 41.

[12] Ibid., p. 48, 68.

[13] Ibid., p. 73.

[14] Ibid., chap. « Guerre coloniale et troubles mentaux ».

[15] Martin Evans, Algeria : France’s Undeclared War, Oxford, Oxford University Press, 2012.

[16] Ibid., p. 178-179.

[17] David Macey, Frantz Fanon : Une Biographie, La Découverte, 2002, p. 18.

[18] Ibid., p. 114-115.

[19] Ibid., p. 116.

[20] Nigel C. Gibson, Fanon : The Postcolonial Imagination, Cambridge, Polity, 2003.

[21] Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Éditions du Seuil, 1971.

[22] Frantz Fanon, « Antillais et Africains » [1955], dans Vers la révolution africaine, op. cit.

[23] Frantz Fanon, The Wretched of the Earth, op. cit., p. 128.

[24] Ibid., p. 116.

[25] Vivek Chibber, « Reviving the Developmental State ? The Myth of the ‘National Bourgeoisie’ », Socialist Register, vol. 41, 2005, p. 144-165.

[26] Aijaz Ahmad, In Theory : Nations, Classes, Literatures, Londres, Verso, 1994.

[27] Frantz Fanon, The Wretched of the Earth, op. cit., p. 122.

[28] Ibid., p. 122.

[29] Ibid., p. 123.

[30] Vivek Chibber, La théorie postcoloniale et le spectre du Capital, Paris, Les Éditions de l’Asymétrie, 2013.

[31] Ibid., p. 75.

[32] Ibid., p. 101.

[33] Frantz Fanon, The Wretched of the Earth, op. cit., p. 78.

[34] Ibid., p. 165.

[35] Ibid., p. 159-165.

[36] Ibid., p. 158.

[37] Ibid., p. 159.

[38] Ibid., p. 163.

[39] Ibid., p. 163.

[40] Ibid., p. 199.

[41] Ibid., p. 84.

[42] Perry Anderson, Sur le marxisme occidental, Paris, Maspero, 1977.

[43] Ibid., p. 53.

[44] Frantz Fanon, The Wretched of the Earth, op. cit., p. 251.

[45] Ibid., p. 253.

[46] Ibid., p. 253.

[47] Ibid., p. 40.

[48] Ibid., p. 116.

[49] Ibid., p. 117.

[50] Ibid., p. 118.

[51] Ibid., p. 86.

[52] Ibid., p. 86.

[53] Pour un exemple littéraire facilement accessible, voir le roman d’Ousmane Sembène, Les Bouts de bois de Dieu (1960). Il s’agit d’une superbe dramatisation de la célèbre grève anticolonialiste des travailleurs de 1947-1948 sur le chemin de fer Dakar-Niger qui a paralysé le colonialisme français, et qui traduit l’action politique et le potentiel du prolétariat industriel. Pour une analyse empirique de la validité de l’affirmation de Fanon, voir Richard Sandbrook, Proletarians and African Capitalism: The Kenya Case, 1960–1972 (Cambridge : Cambridge University Press, 1975).

[54] Mahfoud Bennoune, The Making of Contemporary Algeria, 1830–1987, Cambridge, Cambridge University Press, 1988.

[55] Bennoune, Contemporary Algeria, 78–82. Le Parti populaire algérien et le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) ont également contribué au développement du mouvement national.

[56] Michael Löwy, La théorie de la révolution chez le jeune Marx, Paris, Les Éditions sociales, 2024.

[57] Marnia Lazreg, The Emergence of Classes in Algeria : A Study of Colonialism and Socio-Political Change, New York, Routledge, 2018 [éd. orig. Westview Press, 1976]. Voir le chapitre 5 pour en savoir plus sur la manière dont l’État algérien a contenu les entreprises autogérées par les travailleurs après l’indépendance, affaibli les producteurs organisés et favorisé le capitalisme.

[58] Mahfoud Bennoune, « Algerian Peasants and National Politics », MERIP Reports, n° 48, juin 1976, p. 3-24. Voir aussi : Ian Clegg, Workers’ Self-Management in Algeria, New York, Monthly Review Press, 1971.

[59] F. Fanon, The Wretched of the Earth, opcit., p. 189.