Aux Blancs « de gauche » munis d’une bonne conscience anticolonialiste mais qui restent dans le grand camp blanc : Sartre, sioniste jusqu’au bout, par opposition à Genet qui se fout d’Hitler et pour qui Dien Bien Phu n’est pas une défaite.
Aux Juifs, « qui me rappellent tellement les Arabes ». Explication : « Ce qui fait de vous de véritables cousins, c’est votre rapport aux Blancs… On ne reconnaît pas un Juif parce qu’il se déclare Juif mais à sa soif de vouloir se fondre dans la blanchité, de plébisciter son oppresseur et de vouloir incarner les canons de la modernité. Comme nous. »
Et Houria Bouteldja propose aux Juifs de sortir ensemble du ghetto.
À nous les Indigènes : « Indigènes de la république, nous le sommes en France, en Europe, en Occident. Pour le Tiers-Monde, nous sommes blancs. La blanchité n’est pas une question génétique. Elle est rapport au pouvoir. Déjà les frères que nous avons abandonnés là-bas nous regardent d’un oeil oblique. Nous devons assumer notre part du crime. Dit de manière euphémisée, notre intégration. »
Houria Bouteldja est issue d’une famille d’immigrés algériens arrivés en France dans les années 1960. Elle milite au Parti des Indigènes de la République (PIR). Elle a co-écrit, avec Sadri Khiari, Nous sommes les Indigènes de la République aux éditions Amsterdam (2012).
14 mars 2016 / 120 pages / ISBN : 9782358720816 / 9 euros
Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire
« Pourquoi j’écris ce livre ? Parce que je partage l’angoisse de Gramsci : “le vieux monde se meurt. Le nouveau est long à apparaître et c’est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres”. Le monstre fasciste, né des entrailles de la modernité occidentale. D’où ma question : qu’offrir aux Blancs en échange de leur déclin et des guerres qu’il annonce ? Une seule réponse : la paix. Un seul moyen : l’amour révolutionnaire. »
Dans ce texte fulgurant, Houria Bouteldja brosse l’histoire à rebrousse-poil. C’est du point de vue de l’indigène qu’elle évoque le pacte républicain, la Shoah, la création d’Israël, le féminisme et le destin de l’immigration postcoloniale en Occident.
Balayant les certitudes et la bonne conscience de gauche, c’est chez Baldwin, Malcolm X ou Genet qu’elle puise les mots pour repenser nos rapports politiques. Aux grands récits racistes des Soral et Finkielkraut, elle fournit un puissant antidote : une politique de paix qui dessine les contours d’un « nous » décolonial, « le Nous de l’amour révolutionnaire ».
Le 14 mars en librairie, le livre de Houria Bouteldja : « Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire », aux éditions La Fabrique
Fusillez Sartre !
Avec l’aimable autorisation des éditions La Fabrique, nous publions l’introduction du livre d’Houria Bouteldja « Les Blancs, les Juifs et Nous, vers une politique de l’amour révolutionnaire » intitulée : « Fusillez Sartre! ». Sortie le 14 mars 2016. La rédaction.
« Fusillez Sartre ! » Le philosophe français prend position en faveur de l’indépendance de l’Algérie. Il s’attire les foudres de milliers d’anciens combattants sur les Champs-Élysées ce 3 octobre 1960. Sartre n’est pas Camus. Sartre dont la première révolte, confie-t-il, a été de découvrir à quatorze ans que les colonies étaient « une mainmise de l’état » et une « activité absolument déshonorante ». Et il ajoute : « La liberté qui me constituait comme homme constituait le colonialisme comme abjection1. » En matière de colonialisme et de racisme, fidèle à sa conscience d’adolescent, il ne se trompera presque jamais. On le retrouvera mobilisé contre le « cancer » de l’apartheid, contre le régime ségrégationniste des états-Unis, en soutien à la révolution cubaine et au Viêt Minh. Il se déclarera même porteur de valises du FLN*. Non, décidément, il n’est pas ce Camus contre lequel l’Algérien et poète Kateb Yacine prononcera un réquisitoire implacable
« Abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre2. » Sartre ne s’est jamais prétendu pacifiste. Il le démontre une fois de plus en 1972 lors des Jeux olympiques de Munich. En conformité avec ses engagements en Algérie, il considère que le terrorisme est certes « une arme terrible » mais que les opprimés n’en ont pas d’autres. Pour lui, l’attentat de Septembre noir qui a coûté la vie à onze membres de l’équipe israélienne est « parfaitement réussi », étant donné que la question palestinienne avait été posée devant des millions de téléspectateurs à travers le monde « plus tragiquement qu’elle ne l’est jamais à l’ONU, où les Palestiniens ne sont pas représentés3 ».
Le sang de Sartre a giclé. Je n’ai aucun mal à imaginer son déchirement lorsqu’il prend position en faveur de Septembre noir. Il s’est mutilé l’âme. Mais le coup fatal n’a pas été donné. Sartre a survécu. Car l’homme de la préface des Damnés de la terre n’a pas achevé son œuvre : tuer le Blanc. Sartre n’est pas Camus, mais il n’est pas Genet non plus. Car au-delà de son empathie pour les colonisés et leur légitime violence, pour lui, rien ne viendra détrôner la légitimité de l’existence d’Israël.
En 1948, il prend position pour la création de l’État hébreu et défend la paix sioniste, pour « un État indépendant, libre et pacifique ». À l’instar de Simone de Beauvoir, il est favorable à l’immigration des Juifs en Palestine4. « Il faut donner des armes aux Hébreux : voilà la tâche immédiate des Nations unies », proclame-t-il. Nous ne pouvons pas nous désintéresser de la cause hébraïque, à moins que nous acceptions qu’on nous traite, nous aussi, d’assassins5. Et il poursuit : « Il n’y a pas de problème juif. C’est un problème international. Je considère que le devoir des Aryens est d’aider les Juifs6. Le problème intéresse toute l’humanité. Oui, c’est un problème humain. » En 1949, il dira : « Il faut se réjouir qu’un État israélien autonome vienne légitimer les espérances et les combats des Juifs du monde entier. […] la formation de l’État palestinien7 doit être considérée comme un des événements les plus importants de notre époque, un des seuls qui permettent aujourd’hui de conserver l’espoir8. »
L’espoir de qui ?
Lui qui proclamait « C’est l’antisémite qui fait le Juif », le voilà qui prolonge le projet antisémite sous sa forme sioniste et participe à la construction de la plus grande prison pour Juifs. Pressé d’enterrer Auschwitz et de sauver l’âme de l’homme blanc, il creuse le tombeau du Juif. Le Palestinien était là par hasard. Il lui écrase la gueule. La bonne conscience blanche de Sartre… C’est elle qui l’empêche d’accomplir son œuvre : liquider le Blanc. Pour exterminer le Blanc qui le torture, il aurait fallu que Sartre écrive : « Abattre un Israélien, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre. » Se résoudre à la défaite ou à la mort de l’oppresseur, fût-il Juif. C’est le pas que Sartre n’a pas su franchir. C’est là sa faillite. Le Blanc résiste. Le philosémitisme n’est-il pas le dernier refuge de l’humanisme blanc ?
Dans son éditorial des Temps modernes consacré au « conflit » israélo-palestinien9, quelques jours avant la guerre de 1967, Sartre persiste et signe. Sa fidélité au projet sioniste, bien que contrariée par les excès d’Israël, reste intacte. Josie Fanon, veuve de Frantz Fanon, lui reprochera de s’être associé aux « clameurs hystériques de la gauche française » et demandera à François Maspero de supprimer la préface de Sartre aux Damnés de la terre des éditions ultérieures. « Il n’y a plus rien de commun entre Sartre et nous, entre Sartre et Fanon. Sartre qui rêvait en 1961 de se joindre à ceux qui font l’histoire de l’homme est passé dans l’autre camp. Le camp des assassins. Le camp de ceux qui tuent au Vietnam, au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique latine10. » Non, Sartre n’est pas Genet. Et Josie Fanon le savait.
En 1975, n’a-t-il pas protesté avec Mitterrand, Mendès France et Malraux – admirable brochette – contre la résolution de l’ONU assimilant très justement le sionisme au racisme11 ?
Salauds d’Arabes ! Leur obstination à nier l’existence d’Israël retarde « l’évolution du Moyen-Orient vers le socialisme »… et éloigne les perspectives d’une paix qui allégerait le spleen sartrien et sa conscience malheureuse. En 1976, son vœu sera exaucé. Le président égyptien Sadate ira se recueillir devant le mémorial des martyrs de l’holocauste nazi. La même année, il se voit décerner le titre de docteur honoris causa de l’université de Jérusalem à l’ambassade d’Israël. Sartre mourra anticolonialiste et sioniste. Il mourra Blanc. Ce ne sera pas le moindre de ses paradoxes.
En cela, il est une allégorie de la gauche française de l’après-guerre.
Sartre ne fait pas partie de la vague des « nouveaux philosophes » et ne peut décemment pas être tenu pour responsable de l’avènement de la social-démocratie et de sa mission cardinale : enterrer le socialisme pour sauver le capitalisme. Si la gauche actuelle était à l’image de ses engagements, nous ne pourrions que nous en féliciter. Mais, on est malgré tout en droit de penser que sa blanchité en a dessiné l’inflexion.
Sartre n’a pas su être radicalement traître à sa race. Il n’a pas su être Genet… qui s’est réjoui de la débâcle française en 1940 face aux Allemands, et plus tard à Saigon et en Algérie. De la raclée de Dien Bien Phu. Parce que voyez-vous, la France occupée, c’était bien aussi une France coloniale, n’est-ce pas ? La France résistante, c’était bien aussi celle qui allait répandre la terreur à Sétif et Guelma un certain 8 mai 1945, puis à Madagascar, puis au Cameroun ? « Quant à la débâcle de l’armée française, c’était également celle du grand état-major qui avait condamné Dreyfus, non ? » Car, certes, il y a le conflit de classe, mais il y a aussi le conflit de race.
Ce que j’aime chez Genet, c’est qu’il s’en fout d’Hitler. Et paradoxalement, il réussit à mes yeux à être l’ami radical des deux grandes victimes historiques de l’ordre blanc : les Juifs et les colonisés. Il n’y a aucune trace de philanthropie chez lui. Ni en faveur des Juifs, des Black Panthers ou des Palestiniens. Mais une colère sourde contre l’injustice qui leur était faite par sa propre race. N’a-t-il pas accueilli la suppression de la peine de mort en France avec une indifférence cynique alors que la bienséance ordonnait une dévote émotion et célébrait ce nouveau pas vers la civilisation ? La position de Genet tombe comme un couperet sur la tête de l’Homme blanc : « Tant que la France ne fera pas cette politique qu’on appelle Nord-Sud, tant qu’elle ne se préoccupera pas davantage des travailleurs immigrés ou des anciennes colonies, la politique française ne m’intéressera pas du tout. Qu’on coupe des têtes ou pas à des hommes blancs, ça ne m’intéresse pas énormément12. » Parce que « faire une démocratie dans le pays qui était nommé autrefois métropole, c’est finalement faire encore une démocratie contre les pays noirs ou arabes ». Il y a comme une esthétique dans cette indifférence à Hitler. Elle est vision. Fallait-il être poète pour atteindre cette grâce ? L’empressement compulsif des principales formations politiques à faire du dirigeant nazi un accident de l’histoire européenne et à réduire Vichy et toutes les formes de collaboration à de simples parenthèses ne pouvait pas tromper l’« ange de Reims13 ». J’ai bien dit « indifférence ». Pas empathie, pas collusion. Pouvait-il agonir Hitler et épargner la France qui s’était montrée si « vache en Indochine et en Algérie et à Madagascar » ? « Grisant », c’est comme cela qu’il décrit son sentiment devant la défaite française face à Hitler. Pouvait-on allègrement se réjouir de la fin du nazisme tout en s’accommodant de sa genèse coloniale et de la poursuite du projet impérialiste sous d’autres formes ? Pouvait-on impunément isoler la geste nazie du reste de l’histoire des crimes et génocides occidentaux ? Avait-on le droit moral de décharger les barques française, anglaise et états-unienne pour charger la barque allemande ? Les mots de Césaire remontent à la surface : « Le nazisme est une forme de colonisation de l’homme blanc par l’homme blanc, un choc en retour pour les Européens colonisateurs : une civilisation qui justifie la colonisation […] appelle son Hitler, je veux dire son châtiment. » En effet, Hitler, écrit Césaire, a « appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique ».
Ce que j’aime aussi chez Genet, c’est qu’il n’éprouve aucun sentiment obséquieux à notre égard. Mais il sait discerner la proposition invisible faite aux Blancs par les militants radicaux de la cause noire, de la cause palestinienne, de la cause du tiers-monde. Il sait que tout indigène qui se dresse contre l’homme blanc lui offre dans le même mouvement la chance de se sauver lui-même. Il devine que derrière la résistance radicale de Malcolm X, il y a son propre salut. Genet le sait et à chaque fois qu’un indigène lui a offert cette opportunité, il l’a saisie. C’est pour cela que d’outre-tombe, Malcolm X aime Genet. Il n’y a qu’entre ces deux hommes que le mot « paix » a un sens. Il a un sens car il est irrigué par l’amour révolutionnaire.
Mais Malcolm X ne peut pas aimer Genet sans avant tout aimer les siens. C’est son legs à tous les non-Blancs du monde. Grâce à lui, je suis une héritière.
D’abord, il faut nous aimer…
Pourquoi j’écris ce livre ? Sans doute pour me faire pardonner mes premières lâchetés de cette chienne de condition indigène. La fois où, lycéenne, en route pour un voyage scolaire à New-York, je demande à mes parents qui m’accompagnent à l’aéroport de rester cachés à la vue des professeurs et camarades de classe parce que « les autres parents n’accompagnent pas leurs enfants ». Bobard à deux balles. J’avais honte d’eux. Ils faisaient trop pauvres et trop immigrés avec leurs têtes d’Arabes alors qu’ils étaient fiers de me voir m’envoler vers le pays de l’Oncle Sam. Ils n’ont pas protesté. Ils se sont cachés et j’ai cru naïvement qu’ils avaient tout avalé. Je ne me rends compte qu’aujourd’hui qu’ils m’ont accompagnée dans le mensonge. Ils l’ont même soutenu sans broncher pour me permettre d’aller plus loin qu’eux. Et puis, avoir honte de soi, chez nous, c’est comme une deuxième peau. « Les Arabes, c’est la dernière race après les crapauds », disait mon père. Une phrase qu’il avait sûrement entendue sur un chantier et qu’il a fait sienne par conviction de colonisé. À l’aéroport, il n’allait pas se dédire. Depuis, il a été emporté par un cancer de l’amiante. Un cancer d’ouvrier. Oui, je dois me faire pardonner de lui.
Pourquoi j’écris ce livre ? Parce que je ne suis pas innocente. Je vis en France. Je vis en Occident. Je suis blanche. Rien ne peut m’absoudre. Je déteste la bonne conscience blanche. Je la maudis. Elle siège à gauche de la droite, au cœur de la social-démocratie. C’est là qu’elle a régné longtemps, épanouie et resplendissante. Aujourd’hui, elle est défraîchie, usée. Ses vieux démons la rattrapent et les masques tombent. Mais elle respire encore. Dieu merci, elle n’a pas réussi à conquérir mon territoire. Je ne cherche aucune échappatoire. Certes, le rendez-vous avec le grand Sud me terrifie mais je me rends. Je ne fuis pas le regard des sans-papiers et ne détourne pas le mien des crève-la-dalle de harragas qui viennent échouer sur nos rives, morts ou vivants. Je préfère cracher le morceau, je suis une criminelle. Mais d’une sophistication extrême. Je n’ai pas de sang sur les mains. Ce serait trop vulgaire. Aucune justice au monde ne me traînera devant les tribunaux. Mon crime, je le sous-traite. Entre mon crime et moi, il y a la bombe. Je suis détentrice du feu nucléaire. Ma bombe menace le monde des métèques et protège mes intérêts. Entre mon crime et moi, il y a d’abord la distance géographique et puis la distance géopolitique. Mais il y a aussi les grandes instances internationales, l’ONU, le FMI, l’OTAN, les multinationales, le système bancaire. Entre mon crime et moi, il y a les instances nationales : la démocratie, l’État de droit, la République, les élections. Entre mon crime et moi, il y a les belles idées : les droits de l’homme, l’universalisme, la liberté, l’humanisme, la laïcité, la mémoire de la Shoah, le féminisme, le marxisme, le tiers-mondisme. Et même les porteurs de valises. Eux, ils sont à la cime de l’héroïsme blanc. Je les respecte pourtant. J’aimerais les respecter plus mais ils sont déjà les otages de la bonne conscience. Les faire-valoir de la gauche blanche. Entre mon crime et moi, il y a le renouveau et les métamorphoses des grandes idées au cas où la « belle âme » viendrait à se périmer : le commerce équitable, l’écologie, le commerce bio. Entre mon crime et moi, il y a la sueur et le salaire de mon père, les allocations familiales, les congés, les droits syndicaux, les vacances scolaires, les colonies de vacances, l’eau chaude, le chauffage, les transports, mon passeport… Je suis séparée de ma victime – et de mon crime – par une distance infranchissable. Cette distance s’étire. Les checks points de l’Europe se sont déplacés vers le sud. Cinquante ans après les indépendances, c’est le Maghreb qui mate ses propres ressortissants et les Noirs d’Afrique. J’allais dire « mes frères africains ». Je n’ose plus maintenant que j’ai avoué mon crime. Adieu Bandung. Il arrive parfois que la distance entre mon crime et moi se rétrécisse. Des bombes explosent dans le métro. Des tours sont percutées par des avions et s’effondrent comme des châteaux de cartes. Les journalistes d’une célèbre rédaction sont décimés. Mais immédiatement, la bonne conscience fait son œuvre. « Nous sommes tous Américains ! », « Nous sommes tous Charlie ». C’est le cri du cœur des démocrates. L’union sacrée. Ils sont tous Américains. Ils sont tous Charlie. Ils sont tous Blancs.
Si j’étais jugée pour mon crime, je ne jouerais pas la vertu offensée. Mais je plaiderais les circonstances atténuantes. Je ne suis pas tout à fait blanche. Je suis blanchie. Je suis là parce que j’ai été vomie par l’Histoire. Je suis là parce que les Blancs étaient chez moi, et qu’ils y sont toujours. Ce que je suis ? Une indigène de la république. Avant tout, je suis une victime. Mon humanité, je l’ai perdue. En 1492 puis de nouveau en 1830*. Et toute ma vie, je la passe à la reconquérir. Toutes les périodes ne sont pas d’égale cruauté à mon égard, mais ma souffrance est infinie. Depuis que j’ai vu sur moi s’abattre la férocité blanche, je sais que plus jamais je ne me retrouverai. Mon intégrité est perdue pour moi-même et pour l’humanité à jamais. Je suis une bâtarde. Je n’ai plus qu’une conscience qui réveille mes souvenirs de 1492. Une mémoire transmise de génération en génération qui résiste à l’industrie du mensonge. Grâce à elle, je sais avec l’assurance de la foi et une joie intense que les « Indiens » étaient « les gentils ». C’est vrai, ma bombe protège mes intérêts d’indigène aristocrate mais en fait, je n’en suis qu’une bénéficiaire accidentelle. Je n’en suis pas la principale destinataire, loin s’en faut, et mes immigrés de parents encore moins. Je suis dans la strate la plus basse des profiteurs. Au-dessus de moi, il y a les profiteurs blancs. Le peuple blanc, propriétaire de la France : prolétaires, fonctionnaires, classes moyennes. Mes oppresseurs. Ils sont les petits actionnaires de la vaste entreprise de spoliation du monde. Au-dessus, il y a la classe des grands possédants, des capitalistes, des grands financiers qui ont su négocier avec les classes subalternes blanches, en échange de leur complicité, une meilleure répartition des richesses du gigantesque hold-up et la participation – très encadrée – au processus de décision politique qu’on appelle fièrement « démocratie ». Mes concitoyens blancs croient à la démocratie. Ils ont intérêt à y croire. C’est pour ça qu’elle est une divinité chez eux. Mais leur conscience est chiffonnée. Elle cherche plus de confort. Dormir en paix c’est essentiel. Et se réveiller fier de son génie propre, c’est encore mieux. L’enfer, c’est les autres. Il fallait inventer l’humanisme et il fut inventé.
Et puis, le Sud, je le connais, j’en suis. Mes parents l’ont transporté avec eux en s’installant en France. Eux y sont restés et moi, il m’a agrippée et ne m’a jamais quittée. Il s’est installé dans ma tête et a juré de ne jamais en sortir. Et même de me torturer. Tant mieux. Sans lui, je ne serais qu’une parvenue. Mais il est là et il m’observe avec ses grands yeux.
Pourquoi j’écris ce livre ?
Parce que je partage l’angoisse de Gramsci : « Le vieux monde se meurt. Le nouveau est long à apparaître et c’est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres. » Le monstre fasciste, né des entrailles de la modernité occidentale. Certes, l’Occident n’est plus ce qu’il était. La Chine s’est éveillée. Je ne trouve aucune raison de m’en réjouir mais je suis sûre en revanche que le déclin du squatteur de l’Olympe est une bonne nouvelle pour l’humanité. Pourtant, je le crains terriblement. Lui et sa manie de tendre son bras droit en temps de crise aiguë. Comment va-t-il nous broyer dans ses convulsions ? Pour conjurer ce funeste sort, certains diront que « l’homme africain n’est pas suffisamment rentré dans l’histoire », d’autres que « toutes les civilisations ne se valent pas » ou encore célébreront « l’œuvre positive de la France dans ses colonies ». C’est le chant du cygne. Les mots de Césaire résonnent : « Une civilisation qui justifie la colonisation […] appelle son Hitler, […] son châtiment. » D’où ma question : qu’offrir aux Blancs en échange de leur déclin et des guerres que celui-ci annonce ? Une seule réponse : la paix. Un seul moyen : l’amour révolutionnaire. Les lignes qui vont suivre ne sont qu’une énième tentative – sûrement désespérée – de susciter cet espoir. En vérité, seule mon effrayante vanité me permet d’y croire. Une vanité que je partage avec Sadri Khiari, un autre doux rêveur, qui a fait cet énoncé : « Parce qu’elle est le partenaire indispensable des indigènes, la gauche est leur adversaire premier14. »
Il faut en finir.
« Fusillez Sartre ! » Ce ne sont plus les nostalgiques de l’Algérie française qui le proclament. C’est moi, l’indigène.
Houria Bouteldja, membre du PIR
Notes
- Simone de Beauvoir, La Cérémonie des adieux, suivi d’Entretien avec Jean-Paul Sartre, Paris, Gallimard, 1981.
- Jean-Paul Sartre, « Préface » à Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, Maspero, 1961 (rééd. La Découverte, 2001).
- Jean-Paul Sartre, « À propos de Munich », La Cause du peuple/J’accuse, no 29, 15 octobre 1972.
- Simone de Beauvoir, La Force des choses, Paris, Gallimard, 1972.
- Message adressé à la Ligue française pour la Palestine le 25 février 1948.
- « Au procès des amis du Stern : Le problème juif ? Un problème international, déclare Jean-Paul Sartre », Franc-Tireur, 14 février 1948, in Noureddine Lamouchi, Jean-Paul Sartre et le tiers-monde, L’Harmattan, Paris, 1996.
- « État palestinien » pour dire « Israël » à l’époque.
- Hillel, 2e série, no 7, juin 1949, reproduit dans Les Écrits de Sartre, Gallimard, p. 212.
- éditorial « Pour la vérité », Les Temps modernes, no253 bis, juin 67.
- Josie Fanon, « À propos de Fanon, Sartre, le racisme et les Arabes », El Moujahid, 10 juin 1967.
- Le Nouvel Observateur, no17, 22 novembre 1975.
- Entretien avec Jean Genet et Bertrand Poirot-Delpech, réalisé en 1982.
- Comme le surnomme Bertrand Poirot-Delpech.
- Sadri Khiari, Pour une politique de la racaille. Immigré-e-s, indigènes, jeunes de banlieue, Paris, Editions Textuel, 2006.
* Militants blancs qui aidèrent matériellement le FLN algérien, notamment en portant des valises de billets ou d’armes.