Semira Adamu : « Ils ont tué une femme, pas son combat ! »

Semira Adamu était une jeune femme nigériane ; elle militait depuis l’intérieur d’un centre fermé en Belgique, où sont retenues les personnes « sans-papiers ». Ce 22 septembre 2018 marque les 20 ans, jour pour jour, de sa mort, tuée par l’escorte de gendarmes en charge de son expulsion. Il y a peu, une autre réfugiée décédait des mains des forces de l’ordre belges : Mawda, une fille de 2 ans tombée d’une balle dans la tête. Le gouvernement belge vient à nouveau d’autoriser l’enfermement d’enfants et la Coordination Semira Adamu 2018 clame dans la capitale de l’Union européenne : « Ils ont tué une femme, pas son combat ! » Nous rencontrons Cataline, anciennement membre du Collectif contre les expulsions ; elle nous fait le récit du combat et de la mort de Semira Adamu qui bouleversa la Belgique.



Nous étions un petit collectif réuni à la faveur d’un appel d’autres défenseurs français de sans-papiers qui occupaient beaucoup les églises, dans les années 1990. En France, des expulsions avaient lieu parmi les gens qui occupaient ces églises. Comme tous les collectifs se rendaient à l’aéroport pour les empêcher en mettant un bazar pas possible, elles ne pouvaient plus avoir lieu. L’État français s’était alors dit qu’il allait passer par la Belgique, c’est-à-dire envoyer les détenus là-bas pour les expulser via l’aéroport de Zaventem. On est en avril 1998 : notre collectif entre en lien avec le collectif anti-expulsion de France. On faisait partie d’un groupe plus vaste qui s’appelait le Collectif sans Nom, qui réunissait des chômeurs, des artistes, des étudiants, des jeunes travailleurs, des gens qui demandaient les transports gratuits ou organisaient des soirées queer — un vrai carrefour de luttes ! On était alors en squats ; on occupait un bâtiment en face de la porte de Hal, dans la commune de Saint-Gilles. C’était plus un centre social occupé qu’un lieu de vie, comme ceux qu’on trouvait en Italie et en Espagne : un lieu de rencontre qui drainait des gens qui avaient envie de vivre et d’être bien.

« Semira Adamu était détenue dans un centre fermé. Un jour, elle a relevé un numéro de téléphone déployé sur une banderole que tenait un groupe de personnes de l’autre côté de la grille. »

On était quelques-uns à avoir envie de travailler avec des sans-papiers parce qu’on pensait que c’était quand même curieux que des gens vivent à côté de nous sans être vraiment parmi nous, et ceci pour des raisons administratives. On a commencé à mener des actions à l’aéroport pour empêcher des expulsions. Au départ, on était informés des dates d’expulsion par les collectifs français. Puis on a continué à y aller à l’aveugle, pour finir par y aller un peu tout le temps. On découvrait les expulsions : on ne s’était jamais vraiment demandés où finissaient les personnes sans-papiers qui étaient arrêtées. Il y avait moins de centres de rétentions, et ce n’était pas dans la presse. On n’en parlait pas comme aujourd’hui. Il y avait le 127bis, l’INAD à l’intérieur de l’aéroport, le centre de Bruges et Merksplas. Le Vottem [centre fermé belge, ndlr] était en construction — on l’a occupé, d’ailleurs. On allait à l’aéroport sans savoir si et qui allait être expulsé puisqu’on savait que ça arrivait un peu tous les jours. On parlait aux voyageurs, spontanément, dans les files, pour leur dire « Si quelqu’un se fait expulser depuis votre avion, restez debout et dites que vous n’êtes pas d’accord ». Notre argumentaire était très simple : peu importe qui est la personne en question, si elle ne veut pas partir, il faut l’écouter et agir. Il y a eu quatre collectifs en Belgique : un à Liège, un à Bruxelles, un à Gand et un à Louvain.

Ça a duré comme ça un mois et demi environ, et puis arrive Semira. Elle entre dans nos vies, et d’autres avec elle, soit quasiment tout une aile du centre fermé : Bonswaka, Rosa, Fatimata, Steve, etc. Semira Adamu était détenue dans un centre fermé. Un jour, elle a relevé un numéro de téléphone déployé sur une banderole que tenait un groupe de personnes de l’autre côté de la grille — c’est comme ça que ça a démarré. Très vite on a fait des collectes pour acheter des cartes de téléphone à leur transmettre, et les connexions entre l’intérieur et l’extérieur se sont établies. Ce n’était pas forcément les premiers liens qui se soient produits : je me souviens avoir déjà vu une chorale chanter dans le vent de la plaine flamande devant le centre fermé — une dizaine de femmes avec des pancartes, qui s’inquiétaient de ces gens qui se retrouvaient derrière ces grillages. Ah, et il n’y avait qu’un seul grillage à l’époque, à la place de la double rangée surmontée de barbelés d’aujourd’hui.

Extrait d’une peinture de Jean Fautrier

C’est Semira qui établit le premier contact. Le premier choc est de se dire que c’est une fille de nos âges : elle a 20 ans. Une véritable rencontre. Des lettres s’échangent ; d’emblée, elle nous donne des informations sur le fonctionnement des centres — ce qui était un gros point d’interrogation pour nous. Quand ce groupe de résistants de l’intérieur avait connaissance d’une date d’expulsion, même d’une autre personne qu’ils pouvaient à peine connaître, si cette dernière le voulait bien ils nous fournissaient les informations. Semira avait envie de soutien, c’est pour ça qu’elle a appelé. C’était une femme lettrée, elle parlait plusieurs langues ; elle venait d’une famille qui lui permettait d’accéder à ce type de savoir. Elle avait envie d’être libre, mener sa vie, mais sa famille voulait la marier à un homme polygame. Elle refusait ; c’est pourquoi elle s’est enfuie du Nigeria. Initialement, elle n’avait pas l’intention de venir en Belgique mais elle s’y était retrouvée détenue au cours d’une correspondance d’avion. Elle ne voulait pas être renvoyée chez elle — et les autres non plus. Alors ils se sont organisés de l’intérieur.

« Des lettres s’échangent ; d’emblée, elle nous donne des informations sur le fonctionnement des centres — ce qui était un gros point d’interrogation pour nous. »

Les deux premières tentatives d’expulsion au Nigeria échouent car elle refuse : les premières fois, en général, tu dis non et ils ne t’embêtent pas trop. La troisième fois c’est différent, ça se corse. À la quatrième — je me souviens de la date, le 21 juillet —, c’est dur. Elle est violentée. Une sorte de mobilisation spontanée se produit. Je n’y étais pas ce soir-là, mais je peux en faire un récit. Plusieurs voitures se retrouvent devant le centre fermé du 127bis et une marche aux flambeaux a lieu. Semira est en isolement ; elle ne pourra donc rien en voir mais d’autres si, de l’intérieur. Certains cassent une vitre et s’échappent. Des gens de l’autre côté les aident en coupant le grillage avec une cisaille. Près d’une trentaine de personnes parviennent à s’évader. Certaines sont prises en voiture par des manifestants, d’autres marchent jusqu’à la ville parmi les champs de blés… Des gens se font arrêter sur place, puis inculper : ils ont subi des procès pendant trois ou quatre ans. Les jours suivants, des perquisitions ont lieu à la recherche des évadés, chez des vieux militants qui n’ont probablement plus rien fait depuis 10 ans — c’est assez drôle ! Puis quelque chose se produit : une déclaration de personnalités publiques qui disent accueillir chez elles des évadés du 127bis, sur le mode de la désobéissance civile, et ça fait boule de neige. Se met en place un chouette réseau de solidarité ; de très nombreuses associations vont nous soutenir. C’est ainsi que plusieurs personnes s’en sont sorties ; j’en connais encore une aujourd’hui, qui va très bien, qui a deux enfants, qui a été régularisée par la suite. Il y a aussi des gens dont on n’a plus jamais entendu parler.

La cinquième tentative d’expulsion de Semira est encore plus violente. On doit être en août. Elle échoue aussi. Juste après, la RTBF est en contact téléphonique avec elle pour une émission, L’Hebdo, où on entend la voix de Semira et d’autres. C’est un beau reportage qu’il faut visionner. Il est diffusé à midi, en week-end, heure de grande écoute : toute la Belgique peut découvrir l’existence de Semira. Au cours de cette interview elle se dit menacée, inquiète. Je peux rajouter des éléments qu’elle avait transmis au collectif : les matons vont dans sa chambre, lui prennent ses photos, lui font subir des traitements humiliants. Il y a un évident travail de sape sur elle. C’est très important car ces « détails » seront significatifs dans le débat qui secouera plus tard la Belgique : son meurtre avait-il été prémédité ? Nous, nous savions qu’il y avait de claires menaces contre elle, où il lui était dit qu’ils allaient lui faire mal si elle ne se laissait pas faire. C’est ce qu’elle rapporte et nous écrit ; d’ailleurs, certaines de ses lettres sont disponibles sur le site du collectif contre les expulsions. Fatimata — l’amie la plus proche de Semira dans le centre et sa voisine de chambre, qui sera libérée 9 mois après sa mort — rapporte aussi des faits révélant un climat vexatoire envers Semira. Mais elle était du genre à ne pas céder, à partir en chantant dans ces moments-là ou leur faire une petite danse de Michael Jackson. (rires) C’était un caractère !

Extrait d’une peinture de Jean Fautrier

Semira devient une figure publique ; la presse produit de plus en plus d’articles sur elle. Il y a aussi le parrainage par Lise Thiry, chercheuse reconnue et personnalité publique. Quelques jours avant la mort de Semira, je suis à l’aéroport avec Sarah Goldberg, figure de la résistance : nous sommes un petit groupe et nous entrons dans la salle des pilotes — ce qui est très facile avec des caméras, présentes notamment parce que Sarah est là ! — pour leur demander de refuser de voler lorsqu’une expulsion est prévue dans leur avion. Même si elle était là en filigrane, c’était moins la question des papiers que celles de l’enfermement et des expulsions qui réunissaient toutes ces figures — alors qu’avec le collectif, on revendiquait évidemment des papiers pour tous. Mais les positions se sont radicalisées avec le temps, et en particulier après la mort de Semira.

« Nous, nous savions qu’il y avait de claires menaces contre elle, où il lui était dit qu’ils allaient lui faire mal si elle ne se laissait pas faire. »

Je fais un petit détour pour poser le contexte. Un peu avant 1998, il y avait de nombreux mouvements en Belgique, notamment étudiants, depuis deux ans déjà : des occupations de campus, de grandes grèves de professeurs, les mouvements de chômeurs en France avec qui on était en lien ; il y avait l’occupation des Forges de Clabecq — un mouvement qui mêlait des métallos, des ouvriers, des jeunes, des étudiants — et le « mouvement blanc »1 sur la marchandisation des corps, en lien avec l’affaire Dutroux. On est quelque part les enfants de tout ça. C’étaient des combats offensifs — et pas uniquement défensifs comme cela s’est produit plus tard un peu partout. On n’avait pas peur d’y aller. Nous estimions qu’il n’y avait absolument aucune raison de maltraiter ou d’enfermer les personnes arrivées ici, qu’on ne pouvait pas considérer les hommes comme des marchandises dont on pourrait se servir et les rejeter dès qu’elles apparaissaient en surplus. On essayait au maximum d’être à l’écoute des premiers concernés. On a bloqué un fourgon qui allait vers l’aéroport. Il y avait beaucoup d’interpellations mais ça ne nous arrêtait pas. À chacune de nos actions, l’un ou l’autre d’entre nous se prenait une arrestation judiciaire et la majorité était en arrestation administrative. Au fil des actions, ce sont 27 personnes, voire plus, qui se retrouvent inculpées.

Fin août arrive, et la sixième tentative d’expulsion de Semira avec. Ça a été un choc ; on était sûrs qu’ils allaient la laisser sortir après l’échec de la cinquième tentative. À l’époque, quand tu résistais un certain nombre de fois, tu pouvais espérer t’en sortir — l’État te délivrait une OQT [Obligation de quitter le territoire, ndlr] et tu étais libéré (pas comme aujourd’hui, où ils enferment des Colombiens ou des Algériens alors qu’il n’y a jamais d’accords avec ces pays pour les expulsions). C’est ce qu’elle espérait aussi. Moi, j’étais sûre qu’on irait faire du shopping rue Neuve ensemble, comme elle aimait bien les fringues. J’y croyais vraiment. On apprend de manière tout à fait inattendue qu’elle est à l’hôpital de Saint-Luc ; ceux qui lui parlaient régulièrement s’y rendent directement.

Extrait d’une peinture de Jean Fautrier

La suite de l’histoire de Semira est racontée par les images qu’on a découvertes plus tard avec le procès. Il y a une escorte de six gendarmes, qui la font entrer dans l’avion avant les passagers pour qu’ils ne la voient pas, et la gardent au fond. Elle se manifeste un peu au départ et, rapidement, ne fait que chanter ; puis il y a 11 minutes d’agonie : sa tête est appuyée sur un coussin pour qu’elle se taise. Elle s’urine dessus, et sans doute plus : dans l’enregistrement, on entend les gendarmes dire « Elle pue ». Ils maintiennent la pression du coussin. Au bout d’un moment ils voient qu’elle respire « bizarrement », qu’elle ne bouge plus. Ils finissent par appeler l’ambulance. Cela prend pas mal de temps avant qu’ils la déclarent morte. Des propos divergents sont tenus — comme ils ont fait avec la petite Mawda : alors qu’elle est déjà en mort clinique à son arrivée à l’hôpital le matin, ça n’est annoncé qu’une fois le soir tombé. Beaucoup de gens débarquent devant l’hôpital. On entend à la radio le médecin de l’hôpital annoncer la mort de Semira et la voix de Lise Thiry dire « Oh non, c’est pas vrai ». C’est très violent. On grandit vite, d’un coup, pour certains d’entre nous — il y en a qui craquent complètement.

« Puis il y a 11 minutes d’agonie : sa tête est appuyée sur un coussin pour qu’elle se taise. »

La suite est assez violente, pour nous aussi. On se retrouve avec toute la presse, étrangère incluse, qui nous tombe dessus — certains nous harcèlent vraiment. Un véritable raz-de-marée médiatique. Dans les assemblées où on était quelques dizaines de personnes, et qu’on a maintenues tout du long des événements, beaucoup de monde débarque : il y a des propositions complètement farfelues, des propos humanitaires, des propos beaucoup plus tendus… et on se retrouve à gérer tout ça avec les moyens de bord, avec des tensions entre nous, aussi. On a la rage surtout. Le jour après sa mort, on va vers le 127bis secouer les grilles, on va vers Louvain, où Louis Tobback, ministre de l’Intérieur de l’époque et membre du Parti socialiste flamand, se trouve : l’atmosphère est tendue, des copains sont devenus furieux. Aucun d’entre nous n’était dupe quant à la responsabilité de l’État belge. Il ne s’agissait pas seulement des quelques hommes de l’escorte ; ils avaient appliqué des instructions ministérielles. On considérait tous que Tobback avait mis en place les politiques qui avaient rendu possible cette mort. Il y avait, certes, ces hommes ayant si peu de considération pour la vie qu’ils ont pu étouffer de longues minutes une personne jusqu’à la mort, mais la responsabilité était plus haute, et politique.

Quelques jours plus tard, on débarque au Parlement (ou au Sénat, c’est le même bâtiment) pour l’occuper. C’était évident, on devait y aller, on voulait voir les responsables de l’assassinat de Semira. C’est une « zone neutre » : normalement, tu te fais embarquer immédiatement car toutes formes de manifestation y sont interdites. Tu peux même t’y faire arrêter si tu portes un t-shirt politiquement explicite. On a du sang avec nous, on est très nombreux. Une partie se retrouve embarquée au poste. Dans la foulée, Louis Tobback démissionne. Ils ouvrent les portes du 127bis et toutes les personnes qui se trouvent dedans sont libérées. Il y a même des scènes hallucinantes : l’affaire est tellement populaire que les gens se bagarrent presque pour avoir « leur réfugié chez eux » ! (rires) L’enterrement est une histoire, aussi… Une énorme cérémonie est organisée à la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule à Bruxelles — l’équivalent de Notre-Dame de Paris ; il s’agit de l’endroit où ont lieu toutes les grandes cérémonies de la famille royale ou de personnalités très importantes pour l’État belge ! Il faut imaginer le symbole. Je ne sais même plus dire ce qui se produit, tout va tellement vite.

Extrait d’une peinture de Jean Fautrier

L’escorte est assez rapidement inculpée, mais on assiste aux techniques de calomnie classiques sur les victimes de violence d’État : on avance que Semira avait des mœurs questionnables — une histoire « d’intention de prostitution ». Cette tentative de salir l’autre dans l’opinion publique (bien que, pour moi, il n’y ait rien de salissant en soi à parler de prostitution), de criminaliser l’histoire de la personne tuée. Le collectif n’est quant à lui pas poursuivi, mais ses actions sont beaucoup citées pendant le procès comme circonstances atténuantes, pour évaluer la responsabilité des gendarmes : les actions du collectif auraient « contribué » à la décision de Semira de résister aux expulsions — et si « elle s’était laissée faire, il n’y aurait pas eu usage de cette technique contre elle »… Cinq années se sont écoulées avant qu’un verdict ne soit prononcé, en 2003. Les condamnations des gendarmes ont été scandaleusement ridicules : quatre condamnés sur l’ensemble des inculpés, tous avec du sursis. Aucun n’a pris de la prison ferme.

« Les condamnations des gendarmes ont été scandaleusement ridicules : quatre condamnés sur l’ensemble des inculpés, tous avec du sursis. »

Il faut savoir que la gendarmerie a été dissoute à cette époque, en conséquence de l’affaire Dutroux, ne laissant plus qu’une police fédérale en Belgique. Il y avait une véritable concurrence entre la police et la gendarmerie, au point qu’un corps retienne des informations qui auraient pu servir à l’autre corps. Ce « problème de communication » aurait en partie expliqué l’affaire Dutroux — le réseau et son évasion au cours d’un transfert. Notez l’ironie : c’est le même reproche fait récemment à la police dans l’affaire du meurtre de Mawda : une mauvaise transmission des infos. Mawda est dans un camion plein d’autres réfugiés et il semble qu’une patrouille de police l’ait suivie pendant un long moment en sachant très bien que des familles étaient dedans. La voiture change de province, deux autres voitures de police doivent prendre le relais — les deux nouvelles voitures de police n’auraient pas été informées de la situation du véhicule, ce qui expliquerait en partie qu’elles aient tiré dessus… Les démissions nous semblaient alors tout à fait normales. Deux semaines avant la démission de Tobback, Johan Vande Lanotte avait démissionné directement après l’évasion de Dutroux. Que Théo Francken2 ne démissionne pas, aujourd’hui, après le meurtre de Mawda, voilà qui n’est pas normal.

Fatimata a rapporté récemment qu’au moment-même où Semira était amenée à l’aéroport, le 22 septembre 1998, elle-même était déplacée vers un autre centre fermé, celui de Bruges (qui est alors une vieille prison dans un état déplorable, avec une aile pour les personnes dites illégales, connue pour les conditions de détention terribles, où on n’avait droit qu’à une douche par semaine). Nous ne savions pas où elle était. Juste après la mort de Semira, ils en auraient également déplacé d’autres. Ce n’est qu’une semaine plus tard, par la télévision, que Fatimata apprend la mort de Semira. Avant ça, elle était en isolement. Elle y a été détenue deux ou trois mois. Vu ses conditions de détention et avec la pression d’un comité de soutien et de son avocat, elle a été transférée à la prison des femmes de Berkendael. C’était courant : quand on n’arrivait pas à expulser les gens, on les faisait passer par la case prison. Elle raconte qu’elle avait l’impression d’être dans un palais et de voir enfin des Belges… cela dit quelque chose de ce qui se déroulait en centre fermé ! Elle a négocié sa sortie avec un groupe de Sierra-Léonais — elle refusait de sortir avec une simple OQT, elle exigeait d’être libérée avec un titre de séjour avec d’autres personnes. L’histoire de Fatimata mérite aussi d’être connue — les luttes menées et les victoires emportées. Elle est longtemps intervenue dans les commémorations de la mort de Semira ; maintenant, elle est en retrait : ça l’attriste trop, je crois. En tout cas, c’est bien de l’étouffement des mouvements de résistance à l’intérieur des camps qu’il s’agissait — et qu’il s’agit sans doute encore.

Extrait d’une peinture de Jean Fautrier

On invisibilise, on passe sous silence les actions, les luttes des personnes depuis les centres fermés ; on fait croire qu’il s’agit uniquement de luttes organisées par « des petits Blancs » de l’extérieur. Si la police réprime les actions de soutien depuis l’extérieur, c’est pour ne pas prendre le risque qu’elles renforcent ce qui se produit à l’intérieur. C’est pour ça qu’un deuxième grillage a été placé autour des centres fermés. Quand des gens de l’extérieur font du bruit, ça soutient et parfois renforce les gens qui se battent déjà à l’intérieur. C’est leur grande crainte. Il y a toujours des mouvements intérieurs, notamment des grèves de la faim. Ils les brisent désormais beaucoup plus tôt. Dès qu’une personne a un profil de leader, elle est systématiquement mise au cachot. Si une expulsion échoue, il y a beaucoup de chances que la personne concernée soit transférée dans un autre centre pour ne pas que les autres sachent que ça a raté. C’est une pratique de gestion courante. Semira avait des soucis avec la direction, et avec quelques matons, mais pas tous ; il s’agit aussi d’éviter de contaminer le personnel du centre. Aussi horrible que cela puisse paraître, l’État belge a beaucoup appris de l’affaire de Semira.

Certains d’entre nous ont par la suite soutenu les occupations, d’églises notamment, par des personnes sans-papiers. L’occupation de l’église Saint-Jean-Baptiste-au-Béguinage commence en octobre 1998 et dure 100 jours. Depuis, c’est une suite ininterrompue d’occupations d’espaces par les sans-papiers et les collectifs, qui deviennent en même temps des lieux de vie. Ça a rendu visible les luttes des sans-papiers, ça a débouché sur des régularisations, comme en 1999. Mais notre Collectif contre les expulsions n’a pas vraiment survécu à Semira. Ce qui m’inquiéterait, aujourd’hui, c’est qu’on reste bloqués sur le seul fait qu’il y a des gens qui sont morts en résistant — en oubliant tous ceux qui ont résisté, résistent et sont vivants. C’est ce que les événements organisés par la Coordination Semira Adamu 2018 visent à faire émerger : un échange sur nos luttes et nos expériences concrètes.


Illustration de bannière : extrait d’une toile de Jean Fautrier
Portrait en vignette : DR

SOURCE

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