La peur juive dans l’irréalité sioniste et comment la dépasser

mis en ligne le 2 novembre 2025 – Em Cohen

Dans l’expérience de la main en caoutchouc [1], une main factice est posée sur une table à côté de la véritable main du sujet. Cette dernière est couverte de manière à ce qu’il ne puisse voir que la fausse main en caoutchouc et, à l’aide d’un pinceau, on caresse les deux mains à la même vitesse et au même endroit. Au fur et à mesure de l’expérience, le sujet en vient à considérer la fausse main comme la sienne.

Soudain, celui ou celle qui mène l’expérience saisit un marteau et frappe la main en caoutchouc. Bien que seule la fausse main ait été touchée, les gens réagissent généralement comme s’il s’agissait de leur propre main. Ils·elles sursautent, leur rythme cardiaque s’accélère, puis rient de soulagement lorsqu’ils·elles réalisent qu’ils·elles ont été dupé·es et que leur main est parfaitement intacte. Ayant été conditionné·es à penser dans la première partie de l’expérience que la main en caoutchouc était la leur, les participant·es en viennent à adopter une vision déformée de la réalité, au moins temporairement. Ils et elles redoutent ainsi un coup de marteau qui ne présente aucune menace réelle.

Au cours du semestre d’été 2020, l’élection du premier Palestinien à la présidence du sénat étudiant de l’université d’État de Floride (FSU) a suscité une campagne médiatique profondément raciste, visant à l’écarter de son poste à travers des accusations d’antisémitisme. Celles-ci s’appuyaient notamment sur des messages qu’il avait publiés lorsqu’il était plus jeune sur les réseaux sociaux, ainsi que sur son opposition au sionisme. Le président de l’université, des élu·es de l’Etat, des organisations sionistes nationales et internationales, des groupes d’étudiant·es sionistes et même des villes entières de Floride se joignirent à cette campagne raciste pour le démettre de ses fonctions et faire taire tous celles et ceux qui le soutenaient.

Les débats du sénat étudiant autour du vote d’une résolution condamnant l’antisémitisme et adoptant la définition de l’IHRA [2] furent émaillés d’allégations mélodramatiques et fantaisistes ; des étudiant·es juif·ves sionistes se succédèrent à la tribune pour déplorer que leur désespoir n’était pas entendu, et affirmer que la FSU souffrait d’un grave problème d’antisémitisme, certain·es allant jusqu’à exprimer leur conviction qu’eux-mêmes ou leurs jeunes frères et sœurs n’étaient plus en sécurité dans l’enceinte de l’université. Ils et elles firent le récit glaçant des persécutions qu’avaient enduré leurs ancêtres : ils et elles savaient reconnaître le danger quand il se présentait, et la situation actuelle y ressemblait. Pris au pied de la lettre, leurs témoignages auraient pu laisser croire qu’une seconde Shoah était sur le point d’être mise en œuvre dans les dortoirs de l’université.

Alors que je regardais ces étudiant·es juif·ves sionistes supplier le sénat de condamner l’antisémitisme, comme si leur vie était en jeu et que le vote de cette résolution était leur seul espoir de survie, quelque chose de profondément troublant m’a frappé. Je les ai cru·es.

L’illusion de la main en caoutchouc comme pratique sioniste

De la même manière que la peur du marteau qui s’abat sur la main en caoutchouc est parfaitement réelle, je pense que celle qu’expriment ces étudiant·es est profondément sincère. Pourtant, ces deux peurs reposent sur une illusion.

Des dizaines d’années de conditionnement familial, communautaire et institutionnel poussant à assimiler le sionisme au judaïsme, et Israël aux Juif·ves ont conduit bon nombre d’entre elles·eux à faire de l’État d’Israël et de l’idéologie sioniste des éléments centraux non seulement de l’identité juive en général, mais aussi de leur identité individuelle. C’est ce qui constitue l’irréalité sioniste.

Coups de pinceau

Au début de l’expérience, notre cerveau n’identifie pas la main en caoutchouc comme la nôtre. Cette illusion est le fruit d’un processus, et est d’autant plus forte que celui-ci est complet Chaque élément de l’expérience – recouvrir la véritable main, découvrir la fausse, caresser simultanément les deux avec un pinceau – contribue à rendre la situation crédible. Mais si l’expérience de la fausse main est temporaire, et que les participant·es savent parfaitement ce dans quoi ils et elles s’engagent, l’amalgame entre sionisme et judaïsme est lui pratiquement impossible à éviter dans la majorité des espaces communautaires juifs, et ce dès l’enfance.

Les petits coups de pinceau qui associent la judéité au sionisme sont monnaie courante. Nos synagogues affichent le drapeau de l’État colonial israélien sur leur bimah [3], elles reçoivent des officiers de Tsahal, elles nous poussent à participer aux voyages birthright [4] (généralement en le comparant à un rite de passage aussi important que la bar-mitzvah), elles déforment l’histoire du judaïsme et du sionisme en présentant le second comme ayant toujours fait partie du premier, et elles célèbrent les fêtes nationales israéliennes comme des fêtes juives plutôt que comme les fêtes d’un État colonial distant de plusieurs milliers de kilomètres.

Ces coups de pinceau sont également donnés dans de nombreux espaces juifs laïques. Presque toutes les grandes organisations juives sont sionistes et colportent le mensonge selon lequel l’antisionisme est une forme d’antisémitisme. Certaines vont même jusqu’à qualifier Israël de « Juif parmi les nations ». Nos institutions défendent des personnalités politiques non-juives qui tiennent des propos antisémites, au prétexte qu’ils·elles ne peuvent l’être puisqu’ils·elles soutiennent Israël ; dans le même temps, elles traitent d’antisémites des hommes et des femmes politiques qui critiquent Israël, même tièdement. Elles effacent, rabaissent, déplacent et ostracisent les universitaires, les dirigeant·es et les membres de la communauté juive qui s’opposent au sionisme et accueillent ensuite avec enthousiasme les sionistes non juif·ves.

S’il est possible de nous faire prendre une fausse main en plastique pour la nôtre au bout de quelques minutes autour d’une table pliante au bord d’une plage, quel peut être le degré d’adhésion des Juifs.ves à l’amalgame entre judaïsme et sionisme sachant que celui-ci est continuellement entretenu dans tous les aspects de leur vie ? Il n’est pas surprenant que de nombreux·ses Juif·ves en viennent à considérer Israël comme une partie d’eux-mêmes et qu’ils et elles considèrent dès lors les menaces contre Israël ou le sionisme comme des menaces contre les Juif·ves.

Cet enchevêtrement était et est toujours intentionnel, souligne Anthony Lerman dans son essai L’antisémitisme redéfini. Des campagnes ont en effet été menées dans les cercles sionistes pour lier aussi étroitement que possible l’antisionisme à l’antisémitisme. Lerman écrit :

« Le gouvernement israélien a été l’un des principaux acteurs de cette campagne et a exercé une influence croissante sur celle-ci, en poursuivant une nouvelle politique depuis la fin des années 1980, par l’intermédiaire de son Forum de Surveillance de l’Antisémitisme, qui venait alors d’être mis en place. Cette politique visait à établir l’hégémonie israélienne sur la surveillance et la lutte contre l’antisémitisme par des groupes juifs dans le monde entier. Cette politique était coordonnée et principalement mise en œuvre par des représentant·es du Mossad travaillant dans les ambassades israéliennes ».

Le problème du « problème de l’antisémitisme »

Les incidents racistes qui ont eu lieu à la FSU sont certainement uniques en raison du degré d’attention médiatique qu’ils ont suscité et des tentatives parfois étranges d’instrumentalisation dont ils ont fait l’objet. Mais ces mises en scènes de l’’antisémitisme par les sionistes sont fréquentes. Elles sont la plupart du temps lancées à des moments où l’activisme pro-Palestinien commence à émerger, pour tenter de bailloner ces manifestations de solidarité, comme ce fut par exemple le cas au sein du Parti travailliste britannique ou dans des universités où Students for Justice in Palestine est bien implantée.

En règle générale, les sionistes attirent l’attention en dénonçant l’existence d’un « problème d’antisémitisme ». Ensuite, ils et elles demandent aux autorités compétentes de remédier à ce prétendu problème, par exemple en expulsant les antisémites présumé·es, en supprimant le financement des organisations étudiantes antisionistes, en engageant des procédures disciplinaires contre les étudiant·es antisionistes, en condamnant l’antisémitisme, et/ou en adoptant la définition sioniste de l’IHRA. Puis, le fait que l’institution ne se plie pas immédiatement à ces demandes est présenté par les sionistes comme la preuve de la réalité de cet antisémitisme et de sa profondeur, à des niveaux bien plus élevés qu’on aurait pu le penser de prime abord. Toute une série d’organisations et d’associations ont vu le jour pour inciter et soutenir cette mise en scène sioniste.

Aux États-Unis, l’association Canary Mission se targue de traquer et afficher les antisémites sur les campus universitaires. Les sionistes utilisent régulièrement les profils d’étudiant·es accusé·es d’antisémitisme par Canary Mission comme des preuves irréfutables. Mais la prétendue neutralité de l’organisation laisse à désirer : Dima Khalidi, la fondatrice de Palestine Legal, la décrit comme « une entreprise de cyberharcèlement anonyme qui s’emploie à ficher les défenseur·ses des droits des Palestinien·nes dans le but de les dénigrer et de ruiner leur réputation et leurs perspectives de carrière ». Ce qu’elle dit est vrai : le site internet de Canary Mission n’affiche quasiment que des profils d’étudiant·es arabes, musulman·es et palestinien·nes qui ont exprimé leur rejet du sionisme.

Toujours aux États-Unis, « The AMCHA Initiative », organisation juridique sioniste similaire à Canary Mission, gère notamment une large base de données de ce qu’elle prétend être des incidents antisémites, et les publie sous forme de rapports. Cependant, comme pour Canary Mission, ces « actes antisémites » ne le sont pas réellement. L’une des entrées les plus récentes dans leur base de données concerne un puissant éditorial publié récemment par un étudiant juif et queer de l’Université de Chicago, qui encourageait à la solidarité avec la Palestine. Un autre rapport récent affirme que les slogans « Fuck Israël » et « Boycott Israël », taggués à l’Université du Michigan, sont des « expressions antisémites ».

Récemment fondée par de jeunes étudiant·es sionistes, l’organisation JewishOnCampus (JOC) adopte une approche plus directe : elle invite des Juif·ves comme des non-Juif·ves à leur envoyer des témoignages d’actes antisémites présumés sur les campus. JewishOnCampus publie ensuite ces anecdotes sous forme de citations anonymes, mettant en avant celles considérées comme étant les plus scandaleusement antisémites. Comme c’est le cas avec les deux images ci-dessous [5], elles relèvent pourtant souvent d’une opposition à Israël, et non d’une haine des Juif·ves. Bien sûr, pour JewishOnCampus, c’est du pareil au même.

Que ce soit intentionnel ou non, la publication de ces témoignages sous couvert d’anonymat entretient discrètement l’idée que les Juif·ves sont en danger, et que leur peur est justifiée. Même si dans les faits, les étudiant·es sionistes qui traitent les antisionistes d’antisémites sont mis en avant par les organisations et publications sionistes, JOC prétend que de telles déclarations les mettent en danger. De plus, l’anonymat rend impossible toute enquête pour établir le contexte — ou même la véracité — des propos incriminés.

L’Anti-Defamation League prolonge le travail de JOC mais à un niveau professionnel. Tout comme The AMCHA Initiative, l’ADL tient une base de données de ce qu’elle décrit comme des incidents antisémites. Cependant, parce que l’ADL confond le judaïsme et le sionisme, beaucoup des incidents qu’elle comptabilise relèvent en réalité d’une opposition à Israël ou au sionisme, et non aux Juif·ves. Dans ce cadre, il n’est pas surprenant qu’avec la propagation des manifestations anti-sionistes à l’échelle mondiale (en réponse à la récente vague de violence accrue d’Israël contre les Palestinien·nes), l’ADL ait signalé un pic d’antisémitisme. Les statistiques inquiétantes de l’ADL pointant une « flambée de l’antisémitisme » ont été reprises dans des articles de presse, des éditoriaux, des émissions de télévision, etc., où elles ont été utilisées pour légitimier des discours racistes, sionistes et islamophobes. Après s’être fait l’écho pendant des semaines de discours apocalyptiques, conçus pour attiser la peur, l’ADL a ainsi fini par rapporter que les Juif·ves étaient, sans surprise, plus « inquiet·es ».

Les sionistes invoquent la peur des Juif·ves blanc·hes face à l’antisionisme comme preuve qu’antisionisme et antisémitisme ne sont qu’une seule et même chose. Les témoignages de JewishOnCampus et les incidents rapportés par l’ADL sont rendus cohérents à travers ce raisonnement : si les étudiant·es juif·ves ont peur de l’antisionisme, alors celui-ci est antisémite. Ce postulat absurde doit être rejeté : ce serait comme prétendre prouver que la main en caoutchouc est la véritable main en faisant valoir la peur ressentie lorsque le marteau s’abat sur elle.

La peur des Juif·ves blanc·hes qui vivent l’antisionisme comme une forme d’antisémitisme est la même que celle des nationalistes blanc·hes qui craignent le « grand remplacement ». Les deux sont en réalité des images en miroir qui reflètent la peur que ressent tout colonisateur. Dans « Two Degrees of Séparation », Omar Barghouti, l’un des fondateurs du mouvement Boycott, Désinvestissement, Sanction (BDS) écrit : « les colonisateurs craignent toujours que les colonisés finissent un jour par se révolter contre eux et qu’ils leur fassent subir le sort qu’ils leur ont infligé ».

Comment l’irréalité sioniste nuit à la lutte contre l’antisémitisme

Il arrive parfois que Canary Mission, The AMCHA Initiative, JOC et l’ADL condamnent ou exposent un antisémitisme véritable, qui est tout simplement la haine des Juif·ves parce qu’ils·elles sont Juif·ves. Cependant, ces efforts ne sont pas mis en oeuvre pour lutter sincèrement contre l’antisémitisme mais servent de cache-misère à leur objectif principal qui est de défendre le sionisme tout en se drappant dans la légitimité de la lutte contre l’antisémitisme. Si elles ne mentionnaient jamais le néonazisme ou le fascisme, leur malhonnêteté serait révélée au grand jour. Les condamnations, occasionnelles, de véritables actes antisémites ont aussi un autre objectif : faire grandir la peur provoquée par la menace supposée de l’antisionisme. Dans une vidéo publiée par l’ADL, qui dénonçait « des taux d’antisémitisme historiquement hauts » en 2020, un parallèle est établi entre des néonazis posant bras droit tendu devant une banderole « k*kes lie whites die 1488 » [6] et des tags trouvés dans des toilettes publiques disant « fuck Hillel [7], free Palestine », comme si les deux représentaient un même danger pour les Juif·ves.

En centrant la lutte contre l’antisémitisme sur le rapport à Israël, les sionistes ignorent les communautés juives à travers le monde qui sont véritablement victimes d’antisémitisme et affirment que le seul moyen d’assurer la sécurité des Juif·ves est de soutenir un génocide colonial. Ainsi, celles et ceux qui lutteraient à nos côtés contre l’antisémitisme réel ne peuvent le faire sans soutenir leur propre oppression. On ne peut pas attendre des victimes de ces organisations sionistes qu’elles soutiennent ces mêmes organisations lorsqu’elles « condamnent l’antisémitisme ».

Qu’on ne s’y trompe pas : les premières victimes de l’irréalité sioniste sont les victimes du sionisme en général. Tout en reconnaissant que le sionisme met les Juif·ves en danger, nous ne devons jamais oublier qu’il est un mouvement colonial en Palestine, et non un projet purement théorique. Les fausses accusations d’antisémitisme sont utilisées contre les Palestinien·nes et leurs soutiens, d’une part pour justifier la colonisation sioniste, mais aussi pour renforcer et perpétuer des idées islamophobes, suprémacistes et négrophobes tels que le « choc des civilisations ».

L’irréalité sioniste est profondément liée au philosémitisme. Dans « 5 Philosemitic Dog-Whistles to Watch Out For » [8], je définis le philosémitisme comme le fondement de l’identité euro-étasunienne blanche à travers sa manière de traiter les Juif·ves : les Euro-étasunien·nes blanc·hes se présentent comme les protecteur·ices des Juif·ves, et présentent les autres sociétés comme des menaces pour elles et eux. Le philosémitisme s’est principalement développé après la Shoah, alors que le monde euro-américain blanc avait besoin de conserver tout ce qu’il avait volé, tout en « expiant ses crimes ». De plus, comme je l’ai écrit dans « On the Dangers of Fighting Antisemitism » [9], « l’euro-amérique blanche s’était rendue compte qu’en s’attribuant la tâche de « protéger le Juif », elle pouvait se donner le pouvoir de déterminer à la fois qui était Juif et qui était antisémite ». En affirmant « combattre l’antisémitisme », le monde euro-américain blanc efface sa propre histoire et justifie les projets coloniaux suprémacistes blancs en cours : les colonisé·es sont accusé·es d’être des antisémites, et la « lutte contre l’antisémitisme » devient une forme de colonisation.

En soutenant le projet colonial, l’irréalité sioniste nourrit l’antisémitisme et empêche simultanément de le combattre. Les systèmes coloniaux qui produisent le fascisme, la suprématie blanche, la négrophobie, l’islamophobie et la xénophobie sont les mêmes que ceux qui produisent l’antisémitisme. Il est ainsi impossible de maintenir le colonialisme indépendamment de l’antisémitisme. C’est pourquoi, depuis la genèse même du sionisme, les sionistes se sont allié·es avec les antisémites. Les sionistes peuvent ignorer l’antisémitisme, car ils·elles ont comme intérêt commun la poursuite de l’existence du monde colonial. Barghouti (encore lui) écrit que le sionisme « s’est toujours nourri de l’antisémitisme réel, y compris durant la montée des lois nazies antijuives dans l’Allemagne des années 1930 ». Theodor Herzl, l’un des fondateurs du sionisme, théorisait que l’antisémitisme était « l’impulsion nécessaire » pour convaincre les Juif·ves de rejoindre le projet colonial sioniste. Herzl considérait que les pays antisémites seraient les meilleurs alliés des sionistes, en raison de leur objectif commun de voir les Juif·ves quitter l’Europe.

Malgré l’instrumentalisation des accusations d’antisémitisme contre les antisionistes, l’antisémitisme reste réel, et il est vital de le combattre. Mais « la peur juive », et plus précisément les inquiétudes des Juif·ves par rapport à l’antisionisme ne peuvent pas constituer le socle de cette lutte. Le monde blanc euro-américain ne reconnaît ou n’utilise le sentiment d’insécurité des Juif·ves que lorsqu’il peut être mis au service du colonialisme et de la suprémacie blanche. Ainsi, l’euro-amérique blanche philosémite ignore les peurs des Juif·ves noir·es, des Juif·ves amérindien·nes et de tous les autres Juif·ves qui protestent contre le sionisme. Preuve en est la réaction aux pogroms9 de Pittsburgh et de Poway. Après chacune de ces fusillades dans des synagogues, des sionistes juif·ves blanc·hes ont réclamé à l’État d’accroître « la protection des communautés juives », ce qu’il a fait sans se faire prier, en postant des policier·es dans et autour des synagogues et des institutions juives. Lorsque des Juif·ves noir·es ont protesté, leurs appels ont été ignorés.

L’irréalité sioniste nuit à la lutte contre l’antisémitisme parce qu’elle abandonne les Juif·ves victimes du projet colonial blanc euro-américain et renforce les systèmes qui produisent l’antisémitisme.

Pour que le judaïsme vive, le sionisme doit mourir

Dans un essai paru récemment dans the Tablet, Natan Sharansky oppose les Juif·ves qui s’opposent au sionisme (qu’il appelle les « faux-Juif·ves ») aux « vrais Juif·ves » (terme qu’il utilise pour désigner les sionistes). Il écrit : « Les antisionistes savent exactement ce qu’ils font et ce qu’ils sont en train de défaire. Ils essaient de dissocier le judaïsme du nationalisme juif, du sentiment d’appartenance au peuple juif, tout en défaisant des décennies de construction identitaire ». Plus loin dans son essai, Sharansky écrit : « il y a un siècle, alors que le sionisme était encore un mouvement marginal et qu’il n’y avait pas d’Israël, les Juif·ves avaient néanmoins un fort sentiment de solidarité juive, d’appartenance à un peuple ».

En reconnaissant que les Juif·ves avaient un fort sentiment d’appartenance avant l’émergence du sionisme, tout en maintenant que le sionisme est lui-même le sentiment d’appartenance au peuple juif, Sharansky dévoile involontairement le mensonge de l’irréalité sioniste. L’identité juive sioniste et l’irréalité sioniste ont été créées par des décennies de destruction, de cooptation et de distorsion du judaïsme – un processus qu’il décrit comme une simple « construction identitaire ». En justifiant son utilisation du terme « faux-Juif·ves », il écrit :

« Nous désignons celles et ceux qui critiquent le sionisme comme des « faux-Juif·ves » car ils et elles croient que la seule manière d’accomplir la mission juive de sauver le monde à travers les valeurs juives est de défaire les manières dont la plupart des Juif·ves pratiquent leur judéité. Il ne sont pas des ex-Juif·ves ou des non-Juif·ves, car beaucoup d’entre elles et eux sont profondément impliqué·es dans la judéité malgré leurs oppositions virulentes. Beaucoup de faux-Juifs·ves sont actif·ves dans des formes de leadership au sein de la communauté, en dirigeant des départements d’études juives, en prenant la parole depuis des chaires rabbiniques, ou en organisant des dîners de Shabbat ».

Il nous donne ici si facilement raison qu’on pourrait penser qu’il aurait mieux fait de garder ces lignes pour lui-même. On peut rester attaché·es aux pratiques juives, être profondément impliqué·es dans la vie juive et organiser des dîners de shabbat, mais cela n’a pas d’importance. Ne pas soutenir un mouvement colonial de peuplement plus jeune que ma grand-mère fait de nous des « faux-Juif·ves ». Pour Sharansky, être un·e « vrai Juif·ve » signifie soutenir le sionisme. Il révèle qu’à bien des égards, l’irréalité sioniste va encore plus loin que l’assimilation du judaïsme et du sionisme. Elle cherche plutôt à remplacer l’un par l’autre.

Des décennies durant, les institutions juives et leurs dirigeant·es ont enseigné aux jeunes Juif·ves à percevoir les appels à la libération (de la Palestine, NDLT) comme des appels au meurtre de masse des Juif·ves. En les terrorisant de la sorte, elles se sont servi de la douloureuse histoire de l’antisémitisme pour justifier la colonisation. En grandissant, lorsque ces jeunes Juif·ves sont confronté·es à ces appels légitimes à la liberté, ils et elles se replient sur eux·elles-mêmes et adoptent des positions sionistes racistes et réactionnaires. La réponse la plus adaptée n’est pas de nier leur angoisse, mais de souligner que leur sentiment d’insécurité face à l’antisionisme, et plus largement à l’anticolonialisme, repose sur un mensonge. Peu importe à quel point on est convaincu·es que la main en caoutchouc est en réalité la nôtre, elle ne l’est pas ! Et peu importe à quel point on est persuadé·es que sionisme égal judaïsme, et que les Juif·ves sont Israël, ce n’est pas vrai. Les peurs ne reflètent pas la réalité. Malgré la crainte de Flayton [10] de ne pouvoir porter sa kippa à l’extérieur, des milliers de Juif·ves continuent de le faire tous les jours dans les rues de New-York.

L’irréalité sioniste marque un échec monumental de la communauté juive, et il est nécessaire de dissocier le judaïsme du sionisme pour commencer à réparer ce préjudice. Les Juif·ves antisionistes doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour exposer l’irréalité sioniste. Imaginez à quel point l’illusion de la main en caoutchouc serait différente en pratique si des personnes se tenaient à côté de la table en disant : « Ce n’est pas ta vraie main ! ». L’illusion serait moins forte, et le coup de marteau moins effrayant. Nous devons éduquer à la fois Juif·ves et non-Juif·ves à l’épouvantable histoire du sionisme, et affirmer sans ambiguïtés que le judaïsme n’est pas le sionisme, et qu’Israël n’est pas les Juif·ves. Le judaïsme a existé durant des millénaires avant même que le sionisme ne soit ne serait-ce qu’une idée ! Par ailleurs, nous devons exiger le démantèlement complet des institutions qui soutiennent l’irréalité sioniste. Nous devons refuser de collaborer avec ADL et avec d’autres organisations sionistes qui prétendent lutter contre l’antisémitisme, en les reconnaissant comme des ennemis, même lorsqu’elles condamnent le véritable antisémitisme. Nous devons tenir fermement tête aux organisations qui prétendent que la sécurité des Juif·ves n’est possible qu’à travers le colonialisme.

D’un autre point de vue, je pense que cette illusion finira inévitablement par être dissipée. Les sionistes maintiennent leur irréalité en répandant des affirmations absurdes selon lesquelles le mouvement BDS, la libération de la Palestine ou l’antisionisme signifieraient la fin du judaïsme (ou même, comme le prétend Seffi Kogen, la fin des dîners de Shabbat). J’en viendrais presque à les plaindre du peu de confiance qu’ils accordent aux Juif·ves quant à leur capacité à rester Juif·ves, quelque chose que nous faisons pourtant depuis des milliers d’années. Le projet colonial sioniste n’existera pas toujours. Le monde colonial n’est pas immortel, et le mouvement pour la libération de la Palestine se renforce jour après jour. La meilleure manière de réfuter l’argument sioniste qui prétend que le sionisme et le judaïsme sont la même chose, c’est de mettre fin au sionisme. Parce que, lorsque la Palestine sera libre, il y aura toujours des gens pour faire Shabbat.

Em Cohen
Traduit par Tsedek !

Tsedek ! est un collectif de juifs et juives décoloniaux·ales luttant contre le racisme d’État en France et pour la fin de l’apartheid et de l’occupation en Israël – Palestine.

 

[1« The Rubber Hand Illusion – Horizon : Is Seeing Believing ? BBC Two » – Youtube

[2NDLT : Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocause qui propose cette définition aux contours vagues : « L’antisémitisme est une certaine perception des Juif·ves, qui peut être exprimée comme une haine envers les Juif·ves », et qui participe de l’assimilation de l’antisionisme à de l’antisémitisme.

[3Les italiques le sont dans le texte initial, seules les citations ont été italisées

[4NDLT : Voyage organisé, tout frais payé, pour faire découvrir Israël à des jeunes juif·ves – équivalent pour les Etats-Unis du Taglit en France.

[5NDLT : La mention renvoie à deux images sur le billet de blog d’Em Cohen, représentant des citations où est confondu antisémitisme et désignation d’Israël comme colonie de peuplement ou comme organisation terroriste.

[6« Des yo*pins mentent, des blancs meurent » + 1488. 1488 est symbole néonazi correspondant aux « 14 words » (14 mots), une citation du fondateur du Ku Klux Klan (« We must secure the existence of our people and a future for white children ») associé au code 88, correspondant à HH (huitième lettre de l’alphabet), abréviation de « Heil Hitler ».

[7Une organisation étudiante juive sioniste.

[8Article à lire sur : emcohen.medium.com

[9NDLT : Bien que le terme de pogrom soit utilisé par l’autrice, il ne nous semble pas nécessairement pertinent pour rendre compte des attaques ayant visé les communautés juives de Pittsburgh et Poway.

[10NDLT : Blake Flayton, sioniste libéral Étasunien très actif sur les réseaux sociaux.

 

Brève histoire des Juifs antisionistes

Les médias martèlent à longueur de temps que la situation en Palestine est la conséquence d’un conflit religieux entre Juifs et Palestiniens. Il existe pourtant une longue histoire de Juifs socialistes luttant contre le sionisme, riche en leçons pour penser la lutte d’aujourd’hui.

Nathaniel Flakin

27 octobre 2023

Brève histoire des Juifs antisionistes

Ces trois dernières semaines, plus de mille Israéliens et plus de huit mille Palestiniens ont perdu la vie. Les origines du conflit sont souvent présentées dans les coordonnées d’une guerre de religions. Benjamin Netanyahu, par exemple, a parlé d’une guerre « entre les enfants de la lumière et les enfants des ténèbres », tandis que le Hamas y voit une guerre entre musulmans et juifs.

En réalité, les musulmans, les juifs et les chrétiens ont vécu relativement en paix en Palestine pendant des siècles. Ce n’est qu’à l’époque du capitalisme impérialiste, et surtout avec le début de la colonisation sioniste à la fin du 19e siècle, que ce conflit prétendument « éternel » a commencé. Autrement dit, l’affirmation selon laquelle tous les Juifs seraient sionistes et corrélativement que quiconque s’opposant à Israël serait antisémite est une absurdité historique. Il y a toujours eu des Juifs antisionistes, tant dans la diaspora qu’en Israël.

Les premiers socialistes antisionistes

Alors que les idées du sionisme prennent forme à la fin du XIXe siècle, la plupart des Juifs considèrent à l’époque l’idée de coloniser la Palestine comme ridicule. Les Juifs prolétaires d’Europe de l’Est scandent ainsi des chants tels que « Oy, Ir Narishe Tsionistn » (« Petits imbéciles sionistes »). La plus célèbre des organisations ouvrières antisionistes est la Ligue générale des travailleurs juifs, connue sous le nom de Bund. Au lieu de chercher à mettre fin à leur oppression en tant que juifs en partant dans un pays lointain, ils voulaient lutter contre celle-ci aux côtés de l’ensemble des travailleurs, où qu’ils vivent. Ils considéraient la colonisation comme une « doikayt », ou « hérésie ».

Rosa Luxemburg, l’une des révolutionnaires juives les plus célèbres de l’histoire, a expliqué pourquoi elle s’intéressait à toutes les souffrances humaines et pas seulement à celles des Juifs : « Je me préoccupe autant des pauvres victimes des plantations de caoutchouc de Putumayo que des Noirs d’Afrique avec les cadavres desquels les Européens jouent au ballon », écrivait-elle à un ami. « Je n’ai pas de place particulière dans mon cœur pour le ghetto. Je me sens chez moi dans le monde entier, partout où il y a des nuages, des oiseaux et des larmes humaines ».

La Bund ne fait pas exception à la règle. Les socialistes et les communistes de toutes sortes s’opposent au sionisme. Léon Trotsky qualifie le congrès sioniste de 1903 d’événement « pathétique et vide » dirigé par un « aventurier sans vergogne ». Outre les sionistes bourgeois comme Herzl, il existe d’autres « sionistes socialistes » qui s’opposent à la colonisation de la Palestine et défendent l’instauration d’une patrie juive, mais sur une base socialiste. Un projet porté par des organisations telles que Poale Zion et le Hashomer Hatzair. Dès le début du XXe siècle, des Juifs marxistes ont souligné que ce « sionisme socialiste » signifiait une collaboration de classe avec la bourgeoisie juive et un soutien au colonialisme et à l’impérialisme, car il ne pouvait que conduire à de nouveaux conflits nationaux avec le peuple de Palestine, ainsi qu’à un nouvel antisémitisme. Karl Kautsky, par exemple, écrivait que les travailleurs juifs devraient viser la « révolution en Russie » au lieu d’émigrer en Palestine. [1]

Le parti communiste palestinien

La première organisation communiste en Palestine est née en 1919, fondée par des immigrants juifs. Le Parti socialiste des travailleurs (MPS en hébreu) a été créé à la suite d’une scission au sein de l’organisation sioniste socialiste mondiale Poale Zion. L’aile gauche de Poale Zion, inspirée par la révolution d’octobre en Russie, devient rapidement communiste. Certains prolétaires juifs, après leur arrivée en Palestine, ont réalisé que l’objectif d’une patrie exclusivement juive en Palestine, même « socialiste », était une utopie réactionnaire. Ils reprennent la lutte contre l’impérialisme britannique et appellent à l’unité des travailleurs juifs et palestiniens : leur objectif est une « Palestine soviétique » pour tous les peuples.

Après une série de scissions et de fusions, le Parti communiste palestinien est fondé en 1923. Son nom officiel (« Palestinische Komunistische Partei ») est écrit en yiddish et non en hébreu, il s’agit de privilégier le choix de la langue de la diaspora à celle du nouvel État.

Malgré des débuts prometteurs, le PKP a été détruit par le stalinisme, non seulement politiquement mais aussi physiquement. Le Komintern stalinisé impose des zigzags constants et le PKP reçoit l’ordre de soutenir sans critique le nationalisme arabe bourgeois. Dans la seconde moitié des années 1930, Staline ravive l’antisémitisme en Union soviétique avec les procès de Moscou. Les anciens dirigeants de la révolution d’Octobre, dont beaucoup étaient juifs, sont accusés d’être des espions et des traîtres qui avaient dissimulé leur nom juif. Au cours de la Grande Terreur, la plupart des dirigeants du PKP sont anéantis, ainsi que de nombreux autres communistes juifs [2].

Voir aussi : Palestine : quand travailleurs arabes et juifs luttaient ensemble

Staline décide ensuite de soutenir la création de l’État d’Israël. Il ne s’agit pas d’une simple manœuvre diplomatique : la Tchécoslovaquie stalinienne fournit des armes aux milices sionistes pour qu’elles puissent procéder à l’épuration ethnique des Palestiniens. Dans le même temps, en Union soviétique et dans ses États satellites, Staline mène de terribles campagnes antisémites et des simulacres de procès. Dans le nouvel État d’Israël, le parti communiste stalinisé, aujourd’hui appelé Maki, a non seulement soutenu le sionisme, mais a joué un rôle clé dans l’acquisition d’armes pour commettre la Nakba [3].

Ligue communiste révolutionnaire de Palestine

Les communistes palestiniens opposés au stalinisme se regroupent au sein de la Ligue communiste révolutionnaire. Elle se compose principalement de travailleurs juifs, dont certains sont nés en Palestine et d’autres ont fui le fascisme en Allemagne. La LCR s’oppose aux plans impérialistes de partition de la Palestine et appelle à la création d’une patrie socialiste pour les Arabes et les Juifs. Des militants de la LCR comme Jakob Moneta ont organisé des syndicats mixtes pour les travailleurs arabes et juifs. Pour ce « crime », ils ont été internés par les autorités coloniales britanniques.

Cependant, la LCR n’était pas une organisation purement juive. Après le pacte Hitler-Staline de 1939, le communiste palestinien Jabra Nicola rejoint par exemple la LCR et reste trotskiste jusqu’à la fin de sa vie. Après la Seconde Guerre mondiale, plusieurs militants de la LCR retournent en Europe et deviennent des dirigeants du mouvement socialiste révolutionnaire. Yigael Gluckstein adopte le pseudonyme de Tony Cliff et dirige le Socialist Workers Party (SWP) en Grande-Bretagne. Jakob Moneta et Rudi Segall deviennent des membres éminents du Groupe marxiste international (IMG) en Allemagne. Après les horreurs de la Nakba, la LCR finit cependant par s’effondrer, bien que certains militants aient conservé leurs convictions socialistes.

Matzpen : l’organisation socialiste israélienne

En 1962, la nouvelle gauche naît en Israël, lorsque de jeunes militants critiques sont expulsés de Maki, le parti communiste pro-soviétique. Ils fondent l’Organisation socialiste israélienne, mieux connue sous le nom de son magazine, Matzpen (compas en hébreu). Le Matzpen réunit alors la jeunesse politisée en 1967-68 avec deux trotskystes vétérans en Palestine, Jabra Nicola et Jakob Taut, déjà cités.

Taut mérite une brève biographie : il a grandi comme ouvrier à Berlin et a dû fuir en Palestine en 1934 – il n’avait jamais soutenu le sionisme, mais ne pouvait obtenir de visa nulle part ailleurs. Taut travaillait à la raffinerie de pétrole de Haïfa quand, en 1948, un groupe terroriste sioniste y a posé une bombe qui a tué une demi-douzaine d’ouvriers arabes. En réaction, une foule en colère a commencé à massacrer des Juifs. Taut survit, gravement blessé, enterré sous les cadavres de ses camarades. Cet horrible traumatisme n’a pas détruit la conviction internationaliste de Taut, qui est resté convaincu qu’en luttant contre le sionisme, les travailleurs juifs et palestiniens pouvaient construire un avenir ensemble. [4]

Le Matzpen a toujours été un petit groupe, mais il s’est clairement exprimé contre l’occupation de nouveaux territoires palestiniens en 1967, de sorte que tout le monde en Israël – y compris le Premier ministre – a parlé de lui. Ses militants ont également contribué à la création des Black Panthers israéliens, un groupe de jeunes activistes Mizrahi – juifs d’origine nord-africaine ou moyen-orientale – qui luttaient contre la discrimination.

Les militants de la Matzpen ont fait des tournées de conférences en Europe et aux États-Unis, aidant la gauche internationale à comprendre les contradictions au sein d’Israël. La Matzpen a collaboré avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et surtout avec des groupes palestiniens de gauche tels que le Front démocratique pour la libération de la Palestine (FDLP), s’efforçant de construire des alliances entre le mouvement de libération palestinien et les secteurs opprimés en Israël.

Au milieu des années 1970, le groupe s’est scindé en deux sections : la branche de Tel Aviv a suivi une voie dite « non dogmatique », tandis que la branche de Jérusalem s’est alignée plus étroitement sur le trotskisme. Bien qu’elles s’appellent toutes deux Matzpen, la dernière adopta également l’ancien nom de la LCR. Pendant la première Intifada, le dirigeant de la LCR, Michael Warschawski, a été condamné à trois ans de prison pour son travail de soutien aux activistes palestiniens.

Documentaire complet sur l’histoire du Matzpen paru en 2003 :

L’activisme antisioniste juif aujourd’hui

Il existe encore aujourd’hui de nombreux antisionistes en Israël et dans le monde. Lors des manifestations massives pour la « démocratie » de l’année dernière (qui, pour la plupart, n’ont jamais remis en question le caractère ethno-national d’Israël), il y avait toujours un « bloc anti-apartheid » composé de dizaines, voire de centaines de militants réclamant la démocratie pour les Palestiniens également.

De nombreux groupes de gauche israéliens ne sont cependant pas réellement antisionistes. Le Maki, le parti communiste, s’est réformé dans les années 1960, mais il n’est pas véritablement antisioniste, seulement non sioniste. Ma’avak, le Mouvement de lutte socialiste, a été fondé dans les années 1990 et se réclame de la tradition trotskiste, mais connaît le même problème. Ces groupes pensent qu’une sorte de « solution à deux États » pourrait résoudre le conflit causé par l’impérialisme.

Nous avons d’importantes divergences politiques et stratégiques avec de nombreuses organisations socialistes en Israël. Mais il est important de montrer qu’il y a toujours eu des Juifs antisionistes. Les affirmations selon lesquelles tous les Israéliens ou même tous les Juifs soutiennent le sionisme n’ont jamais été vraies et ne le sont toujours pas aujourd’hui. Nous pensons que la seule solution au conflit prétendument « éternel » est de créer une Palestine socialiste, avec des droits démocratiques pour tous ses habitants, dans le cadre d’une fédération socialiste du Moyen-Orient. Comme le disaient déjà les trotskystes palestiniens en 1948 :

Pour résoudre le problème juif, pour nous libérer du fardeau de l’impérialisme, il n’y a qu’une seule voie : la guerre de classe commune avec nos frères arabes ; une guerre qui est un lien inséparable de la guerre anti-impérialiste des masses opprimées de tout l’Orient arabe et du monde entier.

[Traduction de La Izquierda Diario]

[1] Pour en savoir plus sur l’histoire d’un jeune militant du sionisme socialiste devenu trotskiste, voir : Martin Monath, Un juif berlinois organise la résistance dans la Wehrmacht : « Arbeiter und Soldat », de Nathaniel Flakin. Interview de Nathaniel Flakin ici.

[2] Leopold Trepper est l’un des rares dirigeants du PKP à avoir survécu aux purges et à être devenu un espion héroïque contre les nazis. Voir : Leopold Trepper, Le Grand Jeu – Mémoires du chef de l’orchestre rouge.

[3] Joel Beinin, Was the Red Flag Flying There ? Marxist Politics and the Arab-Israeli Conflict in Egypt and Israel 1948-1965 (New York : McGraw-Hill, 1977). Marxist Politics and the Arab-Israeli Conflict in Egypt and Israel (1948-1965) (Oakland, University of California Press, 1990).

[4] Pour en savoir plus sur Taut, voir : Alain Brossat et Sylvie Klingberg, Le yiddishland révolutionnaire, Syllepse, 2009.

Rétro-Verso : Les Black Panthers israéliens ou l’histoire d’une révolte

Aux ultimes nouvelles, la presse israélienne s’est faite l’écho d’un récent bras-de-fer entre députés sépharades et ashkénazes au sein du Knesset. D’aucuns dont beaucoup de Marocains, ont, ipso facto et à l’unisson, fait l’apologie de l’âge d’or des Black Panthers de ce pays du globe. Retour sur l’histoire de la mouvance.

Rétro-Verso : Les Black Panthers israéliens ou l’histoire d’une révolte
Lorsqu’un Marocain visite Jérusalem, beaucoup d’Israéliens pourraient lui recommander de visiter le quartier de Mousrara, un quartier qui marque, jusqu’à nos jours, le périmètre entre la Jérusalem arabe et la Jérusalem juive. C’est à partir de ce point de repère que les Black Panthers ont fait leurs premières marques et ont tenu leurs premières manifestations pour la justice sociale, le combat contre le communautarisme et la revendication d’un pays uni pour et par les siens : Ashkénazes, Sépharades et Arabes d’Israël.
Le quartier de Mousrara est devenu, ipso facto, l’emblème du militantisme pour les droits des Sépharades, encore minoritaires à la fin des années 60. Mais c’était tout de même une minorité de plusieurs dizaines de milliers de personnes qui méritait bien des égards.
Ainsi, au début des années 70, la fibre des Juifs marocains a pris une toute autre ampleur, lorsqu’un groupe a décidé de créer un mouvement de gauche sous le patronyme de «Black Panthers » (Panthères noires). Parmi ses fondateurs, Charlie Biton, né en 1947 à Casablanca, Saadia Marciano, née en 1950 à Oujda, et Reuven Abergel, né en 1943 à Rabat.
«Les rossignols de la paix sont nés » ou «les Black Panthers terrorisent les discriminateurs », pouvait-on lire dans les titres des tabloïds et autres quotidiens de la presse israélienne en allusion à ces activistes.
Ce même mouvement, fondé en 1971, a été imprégné par une rencontre avec la fondatrice du Parti communiste américain et proche collaboratrice des Black Panthers américains, Angela Davis.
Alors que les Juifs éthiopiens d’Israël ont fait le lien entre leur résistance à la pression et à la domination et le mouvement Black Lives Matter, Abergel et ses amis ont relevé des parallèles entre les aspirations des Afro-Américains à la pleine citoyenneté en Amérique et celles des Juifs d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient à l’égalité en Israël.
C’est, donc, dans le quartier de Mousrara que Reuven a fait sa première incursion dans l’activisme politique. C’est également là qu’il a distribué des affiches et des panneaux en soutien aux résidents marocains d’un autre quartier, Wadi Salib à Haïfa, tout aussi marginalisé, en juillet 1959.
À l’instar du quartier de Mousrara, Wadi Salib était un environnement en déshérence : nombre de ses habitants juifs marocains étaient au chômage et la pauvreté y était endémique.
«Les Juifs marocains, qui forment aujourd’hui la deuxième communauté d’Israël après les Juifs d’origine russe, étaient considérés comme des citoyens de seconde zone, tandis que des améliorations étaient apportées aux Juifs ashkénazes, d’origine européenne.   C’était dans l’air du temps car les Ashkénazes étaient arrivés avant les Sépharades et avaient fait leurs preuves d’intégration. Là où il faudrait tempérer, c’est que parmi les marginaux, il y en avait qui refusaient, dit-on, de faire des efforts d’intégration et qui « aspiraient à avoir le beurre et l’argent du beurre », suppute un dentiste maroco-israélien qui exerce, aujourd’hui, en Espagne, qui a connu cette mouvance lors de sa tendre jeunesse.

Les coulisses du mouvement…
Sans surprise, c’est dans le quartier Mousrara que le trio Marciano, Abergel et Bitona lancé le groupe des Panthères noires israéliennes. Cela a été acté après que le gouvernement travailliste et sa précédente incarnation sous le nom de MAPAI, s’est refusé à aborder de manière significative les griefs formulés par les Juifs originaires de pays arabes lors de manifestations telle que celle de Haïfa, en 1959.
De même, après sa constitution, le mouvement a demandé l’autorisation de participer à des manifestations pacifiques devant la municipalité de Jérusalem, afin de décrier l’existence d’un fossé social. Cette requête est tout de suite rejetée par Golda Meir, alors Cheffe du gouvernement. Dans la soirée, la police procédera à des arrestations, déclenchant de nouvelles manifestations. Des échauffourées ont lieu dans la plupart des villes où vivent des Juifs d’origine maghrébine, au cours desquelles des slogans sont entonnés, réclamant la chute de la discrimination d’Etat.

Houda BELABD

3 questions à David Toledano

Rétro-Verso : Les Black Panthers israéliens ou l’histoire d’une révolte
David Toledano, homme d’affaires, philanthrope et président de la communauté judéo-marocaine de Rabat a répondu à cœur joie à notre interview.

«Les Marocains d’Israël ont réussi grâce à leur travail acharné et leur envie de donner le meilleur d’eux-mêmes»

Les premières vagues migratoires des Juifs marocains à destination d’Israël n’ont pas réussi, selon les récits historiques, leur intégration en un claquement de doigts. Qu’en pensez-vous ?
Je pense sincèrement qu’il n’y a qu’une seule Terre et n’importe où dans le monde, nous ne sommes couverts que par un même ciel. Ainsi, lorsqu’une personne est compétente ou détentrice de quelque savoir que ce soit, elle va réussir à l’exploiter indépendamment de là où elle se situe, géographiquement parlant. Pour ce qui est de l’exode vers Israël et pour ce qui est de toute migration massive d’une nation ou d’un peuple, il est tout à fait normal de sacrifier la première génération, car avant de trouver ses marques, celle-ci a le droit à l’erreur, voire à l’échec d’intégration. Les centaines de milliers de juifs originaires du Maroc avaient, eux aussi, ces droits. Cependant, dès les années 60 du siècle dernier, bon nombre d’entre eux ont réussi à participer au progrès de la société et de l’économie israélienne au même titre que la majorité ashkénaze. De plus, quelques décennies plus tard, leurs enfants sont parvenus à briller dans tous les domaines, et pas forcément grâce aux revendications des Black Panthers israéliens, mais surtout grâce à leur travail acharné et leur envie de donner le meilleur d’eux-mêmes et de leur culture.

Et pourtant, la révolte des Black Panthers est la réponse de beaucoup de Sépharades dès qu’il est question de mouvement révolutionnaire pour l’intégration des Juifs nord-africains en Israël. Comment l’expliqueriez-vous ?
La vague des Blacks Panthers a certes déferlé sur Israël, mais tempérons ! car l’histoire est faite de faits et d’opinions. Il est indéniable que les Blacks Panthers israéliens ont fait parler d’eux au sein d’Israël et au-delà de ses frontières dans un esprit de melting-pot inspiré de leurs homonymes américains, mais n’oublions pas qu’Israël est, surtout, une mosaïque ethnique qui fait de sa pluralité ethnique sa plus grande force. Aussi, ne devrions-nous pas oublier que les revendications égalitaires de ce groupe social ont été atteintes en long et en large car les Marocains d’Israël ont montré qu’ils sont capables de réussir.

S’agit-il au moins d’une question de fierté? Si oui, dans quelle mesure l’est-elle ou l’était-elle ?
Peut-être, mais indépendamment de ce mouvement, le Maroc devrait être fier de ses concitoyens qui ont réussi à le présenter dignement dans ce pays du globe qui est Israël.

Propos recueillis par Houda BELABD


Flashback : Retour aux origines américaines des « Black Panthers »

Rétro-Verso : Les Black Panthers israéliens ou l’histoire d’une révolte
Les Panthères noires, à l’origine « Black Panther Party for Self-Defense », est une organisation politique marxiste-léniniste prônant le « black power », fondée par les étudiants Bobby Seale et Huey P. Newton en octobre 1966 à Oakland (Californie). Le mouvement s’est distingué par son activisme virulent aux États-Unis entre 1966 et 1982, avec des sections dans de très nombreuses villes américaines, dont San Francisco, New York, Chicago, Los Angeles, Seattle et Philadelphie. Il était en outre très actif dans de multiples prisons et possédait des sections internationales au Royaume-Uni et en France. Dès ses débuts, la principale pratique du mouvement consistait à organiser des patrouilles à visage découvert, ou copwatching, comme on les appelait chez les anglo-saxons, dans l’optique de crier haro sur le recours excessif à la force et les comportements répréhensibles de la police d’Oakland. À partir de 1969, le parti a créé des programmes sociaux, dont le Free Breakfast for Children Programs, des services éducatifs et des dispensaires communautaires. Le Black Panther Party prônait la lutte des classes, affirmant représenter l’avant-garde du prolétariat.

En 1969, J. Edgar Hoover, directeur du «Federal Bureau of Investigation »(FBI), décrit le parti comme «le plus grand péril pour la sécurité intérieure des Etats-Unis».  Le FBI entendait, donc, lutter contre l’activisme du mouvement, jugé subversif. Des membres du Black Panther Party ont, d’ailleurs, été impliqués dans de nombreux échanges de coups de feu mortels avec la police, lit-on dans les archives du Washington Post. Huey Newton notamment aurait eu un lien avec l’assassinat de l’officier John Frey en 1967. Pour sa part, Eldridge Cleaver a dressé une embuscade en 1968 contre des officiers de police d’Oakland, au cours de laquelle deux officiers ont été blessés et le trésorier des Panthères, Bobby Hutton, a été tué. De plus, de nombreux différends internes ont eu lieu au sein du parti, prenant un tour dramatique avec les meurtres d’Alex Rackley et de Betty Van Patter.

Les orientations radicales dans la lutte contre le gouvernement ont d’abord contribué à la popularité du parti auprès des Afro-Américains et de la gauche politique, qui considéraient le groupe comme une force puissante contre la ségrégation de facto et la mobilisation dans l’armée américaine pendant la guerre du Viêt-Nam. Les adhésions au parti ont atteint leur maximum en 1970 avant de décliner peu à peu au cours de la décennie suivante. Le succès du parti s’est encore réduit après que des rapports ont fait état d’activités criminelles présumées du parti, tels que le trafic de drogue et l’extorsion de fonds.

L’histoire du parti est controversée. Des spécialistes ont qualifié le Black Panther Party d’organisation du pouvoir noir la plus influente de la fin des années 1960, mais n’en épinglent pas moins ses dérives de violence.


Les Panthères «Rock the Casbah »

Rétro-Verso : Les Black Panthers israéliens ou l’histoire d’une révolte
Israël et les Etats-Unis ne sont pas les seuls pays à avoir connu le fait social des Black Panthers. L’Algérie, durant sa lutte de libération, a également été traversée par le vent révolutionnaire de ce courant. Ainsi, le psychiatre et militant martiniquais Frantz Fanon, l’un des initiateurs de la pensée tiers-mondiste et figure de proue de la lutte contre les discriminations de classe, avait posé ses valises à Alger pour défendre les marginaux et les sans-voix depuis ce pays, alors en lutte contre la colonisation française. Fanon s’était fait connaître par son engagement contre les exactions du colonialisme, en approchant et en soignant les victimes des tortures policières. Après d’être engagé dans les Forces françaises libres et sorti diplômé en psychiatrie, il découvre une classe algérienne affaiblie et brisée, au fil de son exercice en tant que médecin dans un hôpital algérien au début des années 1950. «Rock the Casbah » ou «révolutionner la Casbah », a été un des slogans de ses compères. En 1952, il publie Peau noire, masques blancs, une réflexion sur le racisme de classe et le colonialisme. Pendant la guerre d’indépendance algérienne, il rejoint le FLN, en devient l’ambassadeur et choisit de renoncer à sa nationalité française. Il a été un modèle intellectuel pour certains leaders des Black Panthers, par sa manière de lier la question raciale et l’anticolonialisme, et par son implication contre son propre gouvernement, au nom de la solidarité anti-impérialiste. Son parcours révèle une première cohérence entre l’Algérie de la résistance anti-coloniale et les combats des peuples de couleur. Il représente le GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) au Congrès panafricain d’Accra en 1959.


Les panthères israéliennes

« Hapanterim Hachkhorim » est la traduction hébraïque des Black Panthers. C’est aussi et surtout le nom du mouvement de protestation israélien composé d’immigrants juifs de deuxième génération originaires d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Né, bien évidemment, de la volonté de reproduire le modèle du parti des Panthères Noires américain, ce mouvement est l’un des premiers, en Israël, dont la raison d’être a été d’œuvrer en faveur de la justice sociale pour les Juifs sépharades (nord-africains) et mizrahim (orientaux). Dans les récits historiques, nous rencontrons alors l’appellation «les panthères noires israéliennes » pour les distinguer du groupe américain dont ils ont emprunté le nom.
Le mouvement est né en 1971 à Mosrara, dans les environs de Jérusalem, en réponse aux pratiques de discrimination dont les Juifs mizrahim se plaignaient et dont ils rendaient responsables les gouvernements israéliens, en particulier ceux de la gauche, depuis la création de l’État hébreu en 1948. Des dizaines de milliers de personnes étaient descendues dans la rue en mai 1971 pour réagir à la réforme policière ; 170 militants ont été arrêtés ; les heurts ont fait 35 blessés du côté des manifestants et plus de 70 du côté des forces de l’ordre, lit-on dans les archives de la presse israélienne.
Selon moult versions concordantes, la politique beaucoup plus souple de l’establishment ashkénaze (dirigé par les juifs venus d’Europe) à l’égard des immigrants (olim) de provenance européenne, par exemple de l’Union soviétique, a rendu plus criantes les iniquités ressenties par les juifs d’Orient. Les initiateurs du mouvement protestaient, donc, contre le refus de l’establishment de reconnaître le caractère ethnique de certaines formes d’inégalités sociales qui se ressentaient davantage sur les juifs sépharades.
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