Gaza : après le génocide, le génocide

Alors que la situation en Palestine s’efface peu à peu des médias occidentaux, le peuple palestinien et les peuples arabes voisins continuent de subir la catastrophe du colonialisme israélien. À Gaza, le génocide se poursuit avec le soutien de l’Occident. En Cisjordanie, le nettoyage ethnique s’accélère. Au Liban, les bombardements israéliens continuent et une partie du sud du pays est occupée.

Dans ce texte, l’universitaire palestinien-américain Saree Makdisi revient sur la politique d’éradication conduite par l’État colonial israélien à Gaza. L’auteur insiste : le génocide continue. Et cette violence abominable, inhérente au colonialisme israélien et à l’impérialisme occidental, ne doit pas être banalisée. Partout il faut résister, partout il faut refuser la normalisation d’Israël.

An EU humanitarian aid representative faces a row of ruined buildings in Gaza, 2025.

Comment exprimer la dimension humaine de la destruction infligée par Israël ?

« Les prières de millions d’hommes ont enfin été entendues », a déclaré Donald Trump lors d’un récent sommet en Égypte, où il s’était rendu pour parapher les documents relatifs au cessez-le-feu à Gaza. « Nous avons enfin obtenu la paix au Moyen-Orient », a-t-il ajouté.

Ce que nous avons obtenu, cependant, n’est pas la paix. À la place, un génocide se poursuit, mais après avoir changé de vitesse, et qui pour l’instant est passé sur la file de droite. Plutôt que de tuer les gens par centaines, il tue par deux ou par trois ; obscénité faisant maintenant office de nouvelle norme routinière. Pour citer un poème impitoyable de Fady Joudah publié début novembre : « Après le génocide, le génocide. »[1]

Israël et son cessez-le-feu imposé au Liban par les États-Unis en fournit le modèle : pendant toute l’année durant laquelle le Hezbollah a cessé ses attaques contre les forces israéliennes, Israël a continué de tirer, de faire bourdonner ses drônes au-dessus de Beyrouth, de bombarder au hasard partout dans le pays, tuant des centaines de personnes, détruisant des villages, calcinant des oliviers. Mais ce siège en cours, qui ne laisse pas le moindre répit, semble dire quelque chose aussi du sort de Gaza. Les génocides ne prennent pas fin avec des accords de cessez-le-feu : ils ne s’achèvent qu’avec la fin des conditions qui les ont rendus possibles et la condamnation des ceux qui les ont coordonnés et mis en œuvre. Or, pour l’instant, rien n’indique que l’on s’achemine vers l’une ou l’autre de ces issues.

Il faut aussi admettre qu’un « plan de paix », dicté par Israël aux Palestiniens par l’intermédiaire de ses relais américains, et qui ne pose aucune des bases nécessaires pour la paix, n’a que peu à voir avec un plan de paix. Un « accord » dont les termes sont déterminés par une partie qui piétine les droits et les aspirations de l’autre partie n’est en aucun cas un accord. Lorsque Macron, Starmer, Meloni, entre autres dirigeants européens, apparaissent sur l’estrade en Égypte aux côtés de Trump, leur reconnaissance du chimérique « État de Palestine » accède au stade ultime du cynisme. Les uns et les autres, dans leur pays respectif, ont neutralisé la pression populaire en soutien aux droits des Palestiniens pour mieux valider le plan Trump pour Gaza, et maintenant que « nous avons obtenu la paix », ils et elles ont bon espoir de voir la menace de sanctions effectives contre Israël ajournée indéfiniment.

Il est vrai que le gouvernement israélien a suspendu provisoirement ses bombardements à grande échelle et sa destruction de Gaza. Mais au même moment, Israël s’est entêté à poursuivre son siège et continue de restreindre, voire de bloquer entièrement, la livraison de l’aide nécessaire de toute urgence à la survie même d’une population affamée. La BBC rapporte que, depuis la grande annonce de Trump, Israël a détruit plus de 1500 bâtiments. « Nous avons obtenu la paix », parce que la paix, pour Israël, a toujours signifié et signifiera toujours la destruction d’habitations palestiniennes.

Et bien entendu, on a continué de tuer. Jour après jour, les israéliens ont multiplié les bombardements ou les tirs d’artillerie sur Gaza et ont abattu des civils avec de leurs quadcopters armés (drones dystoptiques à l’image de ces ingénieuses inventions de haute-technologie dont le pays tire tant de fierté). Des centaines de personnes ont été tuées depuis l’entrée en vigueur de ce prétendu cessez-le-feu ; des hommes, des femmes, des enfants, qui s’aventurent trop près de la ligne arbitraire et invisible, dont le tracé s’avance en profondeur dans Gaza, et au-delà de laquelle les israéliens ont temporairement replié leurs forces.

Mais quelle est donc cette infraction pour laquelle ces personnes ont été « neutralisées », selon le terme utilisé par l’armée israélienne ? Elles ont tenté de revenir sur les ruines de leur maison. Elles rejoignent ainsi la multitude de leurs compatriotes palestiniens tués par Israël depuis 1948 pour le même crime : un crime présentant une menace existentielle telle pour les fondements mêmes de l’État colonial que la mise à mort est le seul remède possible.

En échange des derniers prisonniers détenus par le Hamas, des centaines de Palestiniens retenu.es en otages par Israël ont été restitué.es, arrangement négocié qui aurait pu intervenir il y a deux ans déjà, sans ces souffrances ultérieures. Cela dit, l’agonie de Gaza était bel et bien l’objectif visé. L’échange de prisonniers a simplement permis de détourner l’attention pour ne plus voir l’essentiel, à savoir, les déplacements forcés, les destructions et la mort dont le cours précédait de longue date l’éventualité même d’avoir des prisonniers à échanger. Ce régime va se poursuivre, sous une forme ou une autre, bien après leur retour.

Parmi les Palestiniens récemment libérés, seule une petite minorité a jamais eu droit à une audience dans le capricieux système israélien d’injustice militaire, et la plupart d’entre elles et eux ont été immédiatement, et illégalement, exilé.es de manière permanente loin de leur pays. Ajoutant du châtiment au châtiment, leurs retrouvailles avec mères, pères, frères, sœurs, épouses et enfants, ont été déplacées hors de frontières que ni les anciens prisonniers ni les membres de leur famille ne peuvent traverser sans une permission qui, lorsqu’elle est accordée (chose rare au demeurant), ne l’est généralement que pour une seule direction.

Tandis que médias et politiciens occidentaux n’avaient pas assez de mots pour se féliciter du retour des prisonniers israéliens, dont nombre avaient été capturés au cours du combat, Israël commença à restituer des centaines de captifs arrachés à Gaza au cours des deux années précédentes et retenus dans des conditions abominables par la suite. Ayant relâché 2000 personnes, Israël détient encore 9000 hommes, femmes et enfants en captivité, otages en réserve pour des tractations futures. (Il semble presque banal d’observer que tout palestinien de Cisjordanie peut être kidnappé à tout moment par les forces israéliennes et détenu indéfiniment sans charge, encore moins suite à une procédure judiciaire, ce qui permet à Israël de reconstituer son stock d’otages).

Qui sont les captifs libérés ? Des docteurs, des infirmiers, des médecins, des chauffeurs, des agriculteurs, des pharmaciens, des travailleurs de la santé, des enseignants, des journalistes. Ce sont des hommes, des garçons, et quelques femmes, que, l’an passé, l’on a vu exhibés puis embarqués dans des camions de l’armée israélienne vers ce que l’organisation israélienne de défense des droits humains, B’tselem, appelle des « camps de torture » de « l’enfer ».

Bien trop nombreux sont ceux qui ne reviendront jamais de ces camps ; on sait qu’au moins douze captifs y ont été torturés à mort. La plupart des corps remis par Israël en même temps que les captifs encore en vie portaient des traces de coups et de torture. Tous avaient les pieds et les mains entravés. On leur avait presque tous bandé les yeux avant de les abattre d’une balle dans la tête. Certains avaient été écrasés par des chars israéliens. Aucun ne pouvait être identifié. Chacun d’entre eux portait un numéro sur une étiquette attachée par les israéliens, mais pas de nom. « Ils connaissent l’identité de ces corps, mais, avec ces victimes, ils veulent accroître la souffrance des familles » a déclaré un médecin au journal The Guardian. A ce jour, 135 corps mutilés portant des marques de torture et d’exécution à bout portant ont été restitués.

Adnan al-Bursh, chef du service de chirurgie orthopédique de l’hôpital Shifa, a été fait prisonnier par les forces israéliennes en 2023, lui et toute son équipe médicale, après l’assaut et le saccage de l’hôpital Al-Awda. Son assassinat n’a pas eu lieu dans le simple cadre de sa captivité, mais en a été la conséquence directe même : après plusieurs mois de détention et de mise à l’isolement, les gardes israéliens ont fini par le jeter, ensanglanté et à demi-nu, dans la cour de la prison où il était retenu. Sa mort survint peu après.

Il est vraisemblable qu’al-Bursh ait été « violé à mort », comme l’a suggéré Francesca Albanese, la Rapporteure spéciale sur les droits humains, mais dès lors qu’Israël refuse de restituer son corps, il reste à en établir la preuve. Pour rappel, des années durant, bien avant le génocide à Gaza, Israël avait déjà pour habitude de conserver les corps des Palestiniens qu’il avait assassiné, dont ceux des enfants, au titre de monnaie d’échange, et avec la bénédiction de la Haute cour de surcroît. Des centaines de corps attendent dans des congélateurs, invariablement recouverts de sang séché et de la crasse des rues où ils sont tombés.

En revanche, la preuve n’est plus à faire des récits avérés et généralisés d’autres faits de tortures, d’abus sexuels et de viol, en provenance des camps de détention d’Israël. La maltraitance est la règle de base. Les conditions mêmes de détention sont inhumaines et parmi elles, l’alimentation insuffisante ou l’absence de tout soin pour les plaies et les blessures, le menottage prolongé, les bandeaux sur les yeux et la privation de mouvement dans des cages infestées de vermine. Les médecins israéliens convoqués en dernier recours dans l’un des centres de tortures les plus notoires, Sde Teiman, ont témoigné du fait que les amputations étaient affaire de « routine ». Un médecin a amputé les jambes de deux prisonniers en l’espace d’une seule semaine ; les conditions dans lesquelles ils étaient retenus avaient rendu l’amputation inévitable.

Les descriptions de formes plus actives de torture sont très nombreuses. Human Rights Watch a documenté le cas d’un ambulancier palestinien soumis à des viols à répétition par ses geôliers qui faisaient usage de leur fusil d’assaut. La chaîne de télévision Israël 12 a diffusé en direct les images qui avaient fuité de gardiens israéliens se livrant au viol collectif d’un autre prisonnier avec leur matraque, causant de sévères lésions rectales et pulmonaires. Ces images ont fait scandale en Israël, mais pas du fait de la gravité du crime. Les émeutes, et même l’attaque d’une base militaire, ont été provoquées par le fuitage lui-même des images et par l’arrestation des « meilleurs héros » d’Israël, comme le ministre de la sécurité, Itamar Ben Gvir, les appelle.

La procureure militaire en charge de l’enquête sur ces soldats a elle-même été récemment arrêtée pour ce fuitage, et les soldats, eux, ont été libérés. Selon le Ministre de la défense, la diffusion de ces images constituait une « accusation de crime rituel ». Questionné sur ces atrocités, Ben Gvir eut un sourire en coin et déclara avec jubilation que toutes les publications concernant ces conditions abominables des Palestiniens retenus dans les prisons israéliennes, dont il est lui-même responsable, était vraies. « Tout est légitime », a même beuglé un membre du parti au pouvoir dans l’enceinte du parlement.

Le retour des captifs ne fait que mettre en relief le degré d’occultation de l’horreur au cours des deux dernières années, et la faiblesse de l’écho qu’a reçu l’assaut contre les Palestiniens dans la couverture du génocide dans les grands médias nord-américains. Peu après sa libération des centres de torture d’Israël, le photo-reporter Shadi Abou Sido a appelé ses proches. « J’ai cru que je ne les reverrai jamais » a-t-il confié aux personnes présentes. Ses geôliers l’ont persécuté pendant sa détention, lui disant que sa famille avait été tuée. « Tous vont bien, mes parents, ma famille ! » a-t-il crié avec soulagement. Mais lui-même n’était pas en sécurité.

« Du moment où ils m’ont amené ici, a-t-il raconté, j’ai été torturé et torturé encore. On m’a suspendu par les menottes autour de mes poignets. Mon corps tout entier est brisé. Intégralement brisé. Mes mains, mes os, tout. Ils utilisent une machine pour briser les os, une politique faite pour briser. Ils ont écrasé et brisé nos corps. J’ai saigné d’un œil pendant trois semaines sans recevoir aucun traitement. Parce que je suis photographe. Il [le gardien] m’a dit : « Je t’arracherai l’œil comme j’ai arraché la lentille de ton appareil. »

Ce genre de témoignage circule largement dans les médias arabes. Dans une grande partie des médias occidentaux, ils n’existent tout simplement pas. Suite au 7 octobre et pendant plusieurs mois, les récits sur la « campagne de viols en masse » conduite par le Hamas étaient à la une de tous les journaux, comme le New York Times, et même après avoir été discrédités pour leur absence de preuve, ils ne furent ni corrigés, ni rétractés. En revanche, la masse de faits établis concernant la torture systématique et les violences sexuelles dans les prisons israéliennes, contre des enfants notamment, est rarement portée à la connaissance des lecteurs et lectrices américain.es.

Abou Sido a pu revoir sa famille, mais nombre d’autres captifs n’ont pas eu cette chance. À leur retour après de longs et terribles mois de détention, ils découvrirent que leur famille avait été tuée, ajoutant du châtiment au châtiment pour le péché originel d’être né palestinien. Haitham Salem, électricien employé municipal, est l’un d’entre eux. Pendant sa détention, pour l’anniversaire de sa fille dont la date approchait, il avait réussi à tisser un petit bracelet. Quelques semaines seulement avant d’être relâché, un pilote israélien avait largué sa bombe sur la tente où l’épouse et les enfants d’Haitham s’étaient mis à l’abri. Ses filles furent tuées sur le coup. Sa femme fut grièvement atteinte avant de mourir de ses blessures quelques jours plus tard. Son fils ne reçut que quelques blessures relativement légères d’éclats d’obus, mais les fragments d’acier, acérés et brûlants, étaient couverts de saleté et de bactéries et, dans l’impossibilité de trouver un traitement dans le système de santé gazaoui en ruine, il est mort à son tour, quelques jours plus tard, vraisemblablement suite à l’infection qui s’est aggravée. En apprenant l’effroyable nouvelle, Haitham s’est effondré, convulsé de douleur, comme l’a rapporté le site Middle East Eye. « Ma femme, je ne la trouve pas » s’est-il écrié. « Mon garçon chéri, je te vois chaque nuit dans mes rêves. »

Dans des contributions précédentes, je me suis aidé de statistiques pour tenter de rendre compte du tort infligé par le gouvernement israélien au cours des deux dernières années[2]. Mais aucune statistique ne permet de vraiment saisir l’extraordinaire malveillance du comportement d’Israël.

Comment rendre compte de la dimension humaine de la destruction infligée par Israël ? Des quartiers autrefois densément peuplés ont été réduits à des amas de métal et de gravats. Rafah, en tant que ville, a littéralement disparu et n’est plus qu’un terrain de caillasses écrasées et de béton pulvérisé sous le passage des bulldozers. Il en va de même pour Beit Hanoun, Jabalya, Deir al Balah, et d’autres quartiers autrefois très animés, à l’exception d’un bâtiment en ruine ici ou là encore debout.

« Tout comme nous avons rasé Rafah, nous raserons la totalité de Gaza » a exulté le Ministre des finances, Bezalel Smotrich au printemps dernier. « L’opération de l’armée vise à occuper et nettoyer des secteurs de Gaza, et chaque habitation que nous détruisons est un tunnel selon nous. »

Lorsque le dit cessez-le-feu est entré en vigueur, Israël était en train de raser la ville de Gaza, une des villes les plus anciennes au monde. Raser, pulvériser, oblitérer, annihiler, et bien entendu, nettoyer, voilà les termes dans lesquels s’exerce la violence génocidaire d’Israël à Gaza. Chacun connaît désormais les statistiques sur le tonnage des bombes larguées sur Gaza par les israéliens, pires que lors des bombardements de Londres, Hambourg, Dresde, Hiroshima, ou Nagazaki, causant une dévastation d’une ampleur inégalée à l’âge des guerres modernes. Mais mêmes ces statistiques passent à côté de l’essentiel. À tort ou à raison, toutes ces villes furent bombardées afin de vaincre l’ennemi. Les Israéliens, quant à eux, n’essayaient pas de vaincre, mais plutôt d’oblitérer Gaza, de l’effacer de la surface de la terre, d’arracher ses habitants de leur terre une bonne fois pour toutes.

Le principal instrument utilisé par Israël pour sa campagne de violence génocidaire n’est pas l’avion de guerre, le char, le canon, ou la bombe. C’est le bulldozer, et plus précisément le modèle Caterpillar D9, un monstre blindé de cinquante tonnes et adapté par Israël dans un seul but : écraser et raser les habitations, les arbres, les serres, les fermes, les vergers, et éteindre toute lueur de vie des habitants. Aucune autre armée ne déploie une telle armada de bulldozers (lorsque l’armée américaine en a besoin, elle les emprunte à ses homologues israéliens, comme ce fut le cas au cours de l’invasion de l’Irak en 2003). Avec sa consommation massive de diesel et ses nuages de fumée, le D9, en labourant les pistes, en arrachant le revêtement des rues, est l’incarnation de l’obsession israélienne pour la démolition.

Outre les bulldozers, il y a aussi la remise en service de blindés M113 datant de l’époque Vietnam, initialement destinés au transport de troupes, maintenant remplis d’explosifs et envoyés par les forces israéliennes dans des zones qu’elles ne contrôlent pas entièrement. Ces M113 ont été lancés à la dérive au hasard des rues dans des villes grandes et moins grandes, encore habitées et densément construites, pour les faire exploser à distance. Ces bombes-robots blindées transportaient des charges explosives beaucoup plus grandes que celles de la plupart des bombes aériennes toutes catégories confondues.

Dans un rapport publié par Euro-Med Monitor, un résident de Gaza expliquait à propos de ces bombes-robots, que l’« on s’était à peu près habitué aux frappes aériennes et aux tirs d’artillerie, mais chacune de ces explosions est comme un tremblement de terre. » « Des éclats sont projetés sur des centaines de mètres, la fumée et la poussière envahissent tout et les destructions sont immenses. » Khadija al-Masri, déplacée à Tel al Hawa dans le nord de Gaza, a déclaré à l’équipe d’une organisation humanitaire présente sur place :

« A chaque fois que ces robots explosent, j’ai l’impression que mon âme quitte mon corps. Mes enfants se mettent à hurler de manière incontrôlable et je tente de les calmer, mais le plus souvent sans y parvenir parce que je mets à crier moi aussi. »

Dans des secteurs que les israéliens ont réussi à contrôler pendant suffisamment longtemps, leurs équipes d’experts ont placé des charges explosives destinées à la démolition non seulement d’immeubles individuels, mais aussi de quartiers tout entiers. Plusieurs bâtiments sautaient en une seule fois, filmés par des soldats s’abandonnant à leur joie au moment du déclenchement de la charge. Miner des bâtiments prend du temps, nécessite des efforts, de la coordination, des calculs, de l’anticipation, de l’application. On ne le fait pas au beau milieu du combat. À Gaza, la démolition n’a pas supplémenté l’affrontement sur le champ de bataille ; elle s’y est substituée.

Gaza a ainsi été oblitérée. Ses habitants ont ainsi été privés de leur logement, de leurs écoles, de leurs librairies, de leurs universités, de leurs cliniques, de leurs fermes, de leurs magasins, de leurs lieux de travail et de loisirs, d’efforts et de repos, de liberté et de nécessité. Avec soin, attention et sens du détail, Israël a détruit les bases matérielles de l’existence sociale moderne de tout un peuple, réduisant celui-ci à ce que le philosophe italien Giorgio Agamben appelait en son temps la vie nue du camp de concentration : existence brute que les politiciens israéliens ne concèdent ce peuple qu’avec réticence.

Mais il va sans dire, ou presque, que le soutien au génocide n’a pas été le seul fait de la classe politique israélienne. Ces deux dernières années, nombre de civils israéliens sont venus faire le détour par une colline du sud du pays dominant les ruines de Gaza, où une vaste terrasse a été aménagée, sans oublier ses jumelles publiques avec paiement sans contact et son distributeur de boissons.

« Même à l’œil nu, on peut apercevoir l’étendue de la destruction et la fumée qui se dégage en permanence » écrit un correspondant du Irish Times qui s’est rendu sur place l’été dernier ; « mais avec les jumelles, cet immense territoire de bâtiments renversés et de quartiers anéantis est stupéfiant. »

Ce correspondant raconte comment « nombre des groupes en excursion organisée ont défilé » au cours de l’heure qu’elle a passée sur place. Les guides rassuraient ces visiteurs en leur expliquant que tout ceci était fait pour les protéger de la « terreur ».

Les sondages d’opinion en Israël ont fait apparaître un large soutien populaire aux actions de l’État. Selon une enquête conduite fin 2023 par l’université de Tel Aviv, 94 % des juifs israéliens pensaient que l’armée israélienne employait une force appropriée, ou trop faible, dans ce qui correspondait alors à une entreprise d’oblitération systématique de zones d’habitations entières. Un autre sondage de 2024, prolongeant le précédent, a montré que 88 % des personnes interrogées estimaient le nombre de victimes palestiniennes justifié, sachant qu’à ce stade, ce nombre avait dépassé les cent mille morts, très majoritairement des civils.

Selon un autre sondage effectué début 2024 par l’Israel Democracy Institute, 68 % des juifs israéliens étaient opposés à la l’entrée de l’aide humanitaire dans Gaza. Ces chiffres sont restés stables en 2025. Pour l’enquête commandée au printemps derniers par l’Université de Pennsylvanie pour le journal israélien Ha’aretz, 82 % des juifs israéliens se disaient favorables à l’expulsion de l’ensemble de la population de Gaza hors du territoire ; environ la moitié soutenaient l’idée de tuer tout le monde, purement et simplement. Près de 80 % des israéliens sondés par une enquête du Democracy Institute en 2025 se disaient « pas vraiment préoccupés », ou « pas préoccupés du tout » par les nouvelles concernant la famine et les souffrances endurées par la population à Gaza.

Comme le dit l’Institut Lemkin pour la prévention du génocide, « Israël est un État génocidaire soutenu par une société génocidaire. » Dans cette thanatocratie – seul terme approprié ici -, aucune déclaration n’a été trop obscène ou trop inhumaine pour être acceptée dans le débat public général. À la télévision et sur les réseaux sociaux, les politiciens israéliens ont promis de couper la nourriture, l’eau, les médicaments ; Benjamin Netanyahou, à plusieurs reprises, a invoqué la destruction biblique de la nation d’Amalek ; journalistes et éditorialistes ont ouvertement appelé à l’annihilation de Gaza et de tous ses habitants. Se fait alors entendre l’écho inversé des remarques tristement célèbres du président israélien, Isaac Herzog, à propos de Gaza :

« C’est une nation tout entière qui est responsable. Il n’est pas vrai de dire que les civils ne sont pas au courant, pas impliqués. C’est absolument faux. Ils auraient pu se soulever. Ils auraient pu se battre contre ce régime malfaisant. »

Les innocents ne sont pas beaucoup plus nombreux ici en Occident. Les soutiens d’Israël aux États-Unis, dont dépend Israël pour son existence même et pour sa survie, pensent que des termes tels que « cessez-le-feu » ou « plan de paix » possèdent une forme de pouvoir totémique. Répétez-les en quantité suffisante, et tout change. Avec un « cessez-le-feu en vigueur », Israël peut, en toute tranquillité, prétendre se détourner du tort catastrophique qu’il a fait subir aux habitants de Gaza ; il peut ignorer le démantèlement des fondements mêmes de la vie, l’assassinat de dizaines de milliers de personnes.

Maintenant qu’il y a un « plan de paix », Israël peut confiner toute une population privée de tout moyen de subsistance dans un paysage de désolation totale et la laisser à la merci d’une aumône dérisoire qu’il peut suspendre selon son bon vouloir. Maintenant que Trump a « obtenu la paix au moyen orient », toute une génération d’enfants palestiniens peut être livrée à une maltraitance permanente, des bombardements ininterrompus, la perte de leurs parents et de leurs frères et sœurs, soit, un million d’enfants livrés à eux-mêmes sans que leurs besoins, leur soin, leurs traumatismes et leurs droits, ne paraissent dignes d’une quelconque forme de considération de la part de toute personne détentrice d’un tant soit peu d’influence politique en Occident.

Le coût de la reconstruction de Gaza est estimé en dizaines de milliards de dollars. Les dirigeants occidentaux se tournent vers les agences humanitaires, vers leurs amis dans la Golfe persique, et vers les investisseurs privés et les spéculateurs, pour payer la note et, bien entendu, hypothéquer l’avenir des Palestiniens eux-mêmes, tandis que Kushner, Witkoff, Trump, Blair, et leurs acolytes se gavent des profits qu’ils en tirent.

L’idée qu’Israël pourrait avoir des comptes à rendre ne semble pas devoir effleurer ces dirigeants, ou autrement dit, l’idée qu’Israël devrait être isolé, boycotté, et sanctionné non seulement jusqu’à ce qu’il ait payé pour la reconstruction de Gaza et la réhabilitation de sa population, mais aussi pour tout le mal dont il a accablé le peuple palestinien depuis 1948, entre autres en reconstruisant leurs maisons détruites, en assurant le retour et la réinstallation de celles et ceux qu’il a contraint à l’exil, et la restauration des leurs droits inaliénables. Et pourtant, ceci est la seule voie à suivre jusqu’à ce que les Israéliens renoncent à leur entreprise de domination raciale et d’exclusion génocidaire, entreprise qui a alimenté la violence depuis soixante-quinze années et qui continuera de le faire tant que nous le lui permettrons, compte tenu de son degré de dépendance vis-à-vis du soutien politique et financier des États occidentaux.

On ne peut pas laisser nos politiciens s’en tirer comme si de rien n’était. Il incombe aux personnes ordinaires et de bonne volonté que nous sommes, de continuer à manifester, à faire grève, à boycotter ; de continuer d’exiger la suspension de l’aide et de la livraison de bombes à Israël, la suspension des relations diplomatiques et l’expulsion des diplomates israéliens, et le désinvestissement de nos institutions et universités dans les partenariats israéliens.

Nous devons être là lorsqu’une équipe israélienne vient faire son match ; nous devons être là dans chaque port où un bateau de croisière touristique israélien s’apprête à accoster ; nous devons être présent.es quand un orchestre israélien commence à accorder ses instruments dans une salle de concert internationale ; il nous faut être là lorsqu’un politicien israélien est sur le point de prendre la parole. Nos politiciens ont fui et fuiront toujours leur responsabilité. C’est à nous qu’il revient d’essayer de faire en sorte que, d’une manière ou d’une autre, justice soit faite.

Cet article est initialement paru sur le site N+1. Traduction de l’anglais de Thierry Labica.
Illustration : « Temporary escape », 2018. Tableau du peintre palestinien Sliman Mansour.

Notes
[1] Voir : https://arablit.org/after-the-genocide/
[2] Voir : https://www.nplusonemag.com/issue-47/politics/no-human-being-can-exist-2/

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