Viol : les racines du mal

J’espère mettre en lumière la terreur du banal et du quotidien plutôt qu’exploiter le spectacle choquant. Ce qui me concerne ici est la diffusion de la terreur et de la violence perpétuée dans les rubriques du plaisir, du paternalisme et de la propriété. (Saidiya V. Hartman, Scenes of Subjection: Terror, Slavery and Self-Making in Nineteenth-Century America

Race and American Culture, 1997)

Le viol a été au-devant de l’actualité pendant plusieurs mois, conduisant la France à faire évoluer ses standards en matière de licite et d’illicite. La campagne #MeToo a provoqué une onde de libération de la parole si massive qu’elle a fait craindre à Emmanuel Macron que la France bascule dans une culture de la délation[i]. Une affaire cependant cristallise l’attention. Et certains, forts de ce qu’ils viennent d’apprendre sur la question du viol, cèdent à la tentation de nous éduquer, nous, sujets postcoloniaux, sur ce qu’est ce crime et sur la manière dont il devrait être pris en charge politiquement. Une mise au point s’impose.

 

Il n’y a pas d’universel du viol.

C’est la base. Naturaliser, c’est le procédé habituel des Occidentaux pour donner poids à leurs dénonciations et revendications, en prétendant représenter plus que leur groupe social.  Dire que le viol est arrivé partout, de tout temps, sous la même forme, est inexact. Le viol se commet dans une société précise, dans un contexte politique précis. Il y a des sociétés où les viols sont rares, d’autres où ce crime est industriel. L’anthropologie s’est penchée sur cette question[ii], en questionnant les règles internes aux cultures. Dans une démarche plus politique, Angela Davis s’alarmait de la banalisation de ce crime dans la société américaine des années 70 et, en tant que communiste, l’attribuait alors au capitalisme : « Aux Etats-Unis, le viol est actuellement le crime qui augmente le plus vite. La nature profondément pathologique de cette épidémie ne peut être correctement comprise que si la haute fréquence de la violence sexuelle dans les pays capitalistes et mise en regard avec sa quasi absence dans les pays socialistes »[iii].  L’idée forte introduite ici est que c’est en fonction du système qu’agissent les auteurs. LM Williams écrivait ainsi en 1986[iv] : « Un système de valeurs dans une culture donnée encourage et promeut des comportements sexuels agressifs et les membres de la culture soutiennent des normes qui encouragent ces comportements. »  En conséquence, pour comprendre le viol en tant que fait social, il faut analyser le système dans lequel il s’inscrit et la relation qu’il entretient à ce crime.

Concernant la société française actuelle, mon constat est qu’il existe un problème endémique de viol et, dans une grande mesure, de violences sexuelles sur mineurs[v].

Dans le discours, le viol est unanimement réprimé, qualifié de « pire des crimes ». Dans les faits, c’est le crime le moins suivi de condamnation : il est estimé que 10% seulement des victimes portent plainte et que seulement 3% des viols se traduisent par un procès en assises[vi]. Et la majorité des actes échappent aux statistiques. Ce crime est, certes, puni par la loi, mais la législation seule n’indique pas son degré réel de prise en compte. C’est en tout cas un problème culturel tellement profondément enraciné dans l’histoire du pays que quelques lois ne suffiront pas à soigner ce mal.  Ses racines sont assez évidentes : colonialisme et viol relèvent de la même logique, simplement ils s’exercent à des niveaux différents.

Le viol – en tant que crime adossé à un système global – est un crime colonial : il est employé en contexte de génocide, d’occupation[vii], de répression, de domination, d’esclavage… Il est une arme de destruction qui vise notamment à affecter durablement la manière dont celui qui le subit se perçoit. Il n’est donc pas accidentel que chez les anciens colonisateurs, ce crime se perpètre dans de telles proportions. Là sont les racines historiques de ce mal endémique. Les colonies constituaient à la fois un univers fantasmatique et le cadre où exercer toutes formes de violence. S’y exerçait un double standard permettant de perpétrer des actes de violence extrême en cultivant un ethos de civilité et d’humanité, puisque le discours raciste légitimait les actes inhumains perpétrés sur autrui. Ces deux comportements – barbarie et civilité – pouvaient s’exercer en un même lieu : le propriétaire d’esclaves qui commettait, avec l’aide de la loi, les pires actes sur les hommes, femmes et enfants esclaves, pouvait dans le même temps et le même lieu être un époux attentif et un père tendre. Cette distinction entre ce qui pouvait être fait aux Blancs et le terrain de violences possibles que constituait le corps infériorisé persiste.

Les premiers témoignages de viols apparaissent dans des récits d’hommes et femmes africains asservis dans l’univers concentrationnaire des Amériques : ce crime y existait de manière industrielle. Les hommes et femmes mis en esclavage n’étant pas sujets politiques mais juridiquement objets propriétés des maîtres. La seule infraction que ces actes pouvaient constituer était un dommage occasionné par un autre que le maître (un ouvrier par exemple) sur sa propriété[viii]. Néba Fabrice Yale explique que le viol, dans ce cadre, répondait à plusieurs motivations :

« Les colons auraient eu recours à cette pratique pour montrer à leurs esclaves toute l’étendue du pouvoir que leur conférait le statut de maître qui les préservait de toutes sanctions. (…) D’autres, par contre, considéraient plutôt cela comme un droit qu’ils avaient sur leurs esclaves. Un droit qui ne devait pas leur être refusé au risque de s’exposer aux tortures les plus sévères. (…) Les planteurs se sont parfois aussi servis des viols pour punir certains esclaves indisciplinés qui mettaient constamment leur autorité à l’épreuve par des actes de rébellion ou de sabotage. Dans ces cas-là, l’abus avait lieu en   présence   de   l’esclave    fautif   et   de   toute   sa    famille. L’objectif en agissant ainsi était de    l’humilier, de   l’atteindre   dans   ce   qu’il   avait   de    plus   cher   tout   en   lui   faisant    porter   à   jamais   la   culpabilité   du    déshonneur   subit   par   les   siens.  (…) Les planteurs véreux   utilisaient   également    les   femmes   noires, toujours   perçues   comme   des    objets   sexuels, pour   l’initiation   sexuelle   de   leurs   enfants.» [ix]

L’abolition ne fait pas disparaître ce crime : à partir de la fin du XVIIIe, aux Etats-Unis, les Noirs-Américains étaient exposés aux lynchages[x] ainsi qu’à la perpétuation massive du viol sur les femmes noires[xi]. Ces lynchages[xii] étaient souvent commis sur la base de fausses accusations de viol : les femmes blanches avaient en cela un pouvoir de mort sur les hommes noirs[xiii]. L’union consensuelle entre un homme noir et une femme blanche constituait d’ailleurs un viol, parce que menaçant l’ordre social. On voit donc que la loi n’est pas l’instrument le plus fiable pour juger de la moralité d’un acte. Ce n’est pas pour rien que ces questions émergent d’abord dans les productions militantes noires américaines.

Le viol fut aussi un instrument de génocide contre les Amérindiens ; avant d’être exposées aux Européens, leurs sociétés ne connaissaient pas le viol[xiv], en tant que système politique et judiciaire garantissant sa perpétuation. Bonnie Clairmont, experte à l’Institut des lois et politiques tribales[xv], écrit que les milliers de Nations Amérindiennes, au-delà de leurs différentes de cultures et langues, avaient en commun de ne pas avoir de mot pour viol. Dans ces sociétés souvent matriarcales et matrilinéaires, les femmes et les enfants étaient, avant le contact avec les Européens, considérés comme sacrés ; les hommes n’avaient pas un rapport de propriété aux femmes. La souveraineté individuelle et tribale était reconnue. Et la justice tribale punissait très sévèrement les actes de violence. La réalité actuelle est toute autre, et c’est en lien direct avec le fait que « Le viol a été utilisé, et continue d’être utilisé comme une arme pour contrôler et coloniser les peuples amérindiens », comme l’écrit Sarah Deer (Mvskoke)[xvi].  Les Amérindiens furent dépeints comme sales et dépravés par les colons, pour que soient justifiés les crimes commis sur eux. Cela a continué de se perpétrer massivement sur ces populations colonisées. Les enfants arrachés à leurs familles pour être assimilés de force dans les Boarding Schools[xvii] ont eu à subir massivement des abus sexuels. Actuellement, les femmes Amérindiennes sont, dans l’État colonial d’Amérique, la catégorie de population la plus exposée aux viols et enlèvements[xviii].

Le lien entre colonialisme, violence sexuelle et impérialisme est amplement analysé et discuté par les activistes et chercheurs amérindiens, c’est un champ d’étude extrêmement dense. Une part importante de cette recherche est centrée sur l’invention d’alternatives à la « justice » coloniale. Mais plus largement, il s’agit de réhumaniser tous les protagonistes, c’est pourquoi la reconquête de l’intégrité individuelle est pensée en lien avec celle collective, perdue à la suite du génocide culturel. Penser la place des femmes, des hommes, des enfants dans des sociétés dont l’équilibre a été durablement et profondément bouleversé, c’est un chantier gigantesque que les amérindiens n’ont jamais cessé de mener.

L’exemple de la colonisation française de l’Algérie est aussi éclairant. Dans l’Algérie colonisée, l’érotisation de nos aînées, adultes et enfants, par la carte postale coloniale, facilitait aussi l’agression en justifiant leur viol, par anticipation. Ces mises en scène orientalistes étaient un exutoire à la frustration que ressentait le colonisateur. Ce dernier était privé du pouvoir de scruter les femmes, l’organisation de la vie sociale algérienne ne lui permettant pas de les observer. A l’examen de ces cartes postales[xix], le lien entre dévoilement et effraction paraît assez évident.

Après l’indépendance algérienne, cette « érotisation de la différence algérienne[xx] » va se reconfigurer et s’articuler autour de la question du viol. « L’empire, la violence coloniale et leurs conséquences définirent les problématiques du viol en France, donc les manières dont les féministes appréhendèrent ces questions » écrit Todd Sheppard dans son livre Mâle Décolonisation[xxi]. Il montre qu’à partir de 1962, la masculinité nationale française est meurtrie par la défaite algérienne ; l’apparition d’hommes algériens dans les rues françaises crée une panique raciste. Le nationalisme deviendra le cadre où se reviriliser. Cela passera essentiellement par la criminalisation des Algériens[xxii] qui mêlera définitivement discours sur le viol et racisme. L’Algérien devient, en préjugés, un pervers qui menace la France, comme dans ce document publié en 1964 dans Europe-Action :

La sexualisation des hommes indigènes les transforme en potentiels violeurs méritant d’être mis hors de nuire avant d’agir. Cela se traduit judiciairement : dans les années 70, les « prolétaires et les immigrés » représentent la majorité des condamnés pour viol, alors que ce crime est commis dans toutes les classes sociales. Une étude menée par Pierre Seguret, et citée par Todd Sheppard chiffre à 38% la proportion d’immigrés nord-africains parmi les condamnés pour viols en 1978[xxiii]. Véronique Blanchard a consacré une thèse de doctorat à la déviance féminine juvénile dans les années 40 et 50[xxiv]. Abordant la question du contact qu’entraîne l’augmentation de l’immigration algérienne à partir de 1947, elle décrit de quelle manière les rapprochements entre adolescents Algériens et jeunes Françaises sont proscrits par les parents de ces adolescentes, qui n’hésitent pas à recourir à la justice. Fréquenter des Nord-Africains est tellement interdit qu’il arrive que des jeunes filles, à postériori, produisent un « discours archétypal autour de la dangerosité des « Nord-Africains » et du fameux mythe de «  la  traite  des  blanches  », pour se protéger d’éventuelles répercussions[xxv]. Ce mythe d’une perversité arabo-musulmane n’a pas disparu, il se déploie aujourd’hui dans les discours occidentaux culturalistes sur l’islam[xxvi].

Une partie de la gauche dénoncera le racisme de ce discours. Certaines féministes prendront des distances avec le mouvement contre le viol, dénonçant sa complicité avec l’Etat dans la répression des classes populaires. Elles s’interrogeront sur l’opportunité de livrer ces hommes à ce qu’elles nomment une « justice bourgeoise et raciste ». Un texte viendra fragiliser cette dénonciation de l’instrumentalisation raciste du viol : le témoignage, publié par Libération, du viol d’une militante anti-impérialiste d’origine vietnamienne – Maï – agressée par un compagnon de lutte antillais[xxvii]. On ne peut pas imaginer que l’auteur, un homme noir, militant anti-impérialiste, bénéficie de la moindre clémence de la part de la justice. Maï qualifie le viol d’impérialisme quotidien, renforçant l’idée d’un crime naturel et inéluctable, qui prend le même sens en toutes circonstances. Les féministes blanches sont évidemment celles qui tirent le plus grand profit de cette thèse. Le timing est aussi intéressant : ce texte sort à la fin de la guerre du Vietnam, où le viol par les militaires fut « une procédure opératoire normalisée (…), une action systématique collective »[xxviii]. Il intervient peu après la médiatisation mondiale de l’histoire de Phan Thi Mao, jeune fille qu’un groupe de G.I. kidnappe pour la mettre à mort après assauts. Ce crime est décliné en film et récits, parce qu’il met en scène un héros blanc, le G.I. qui a dénoncé ces faits. L’affaire Maï ressemble, avec le recul, au redéploiement d’éléments clés de la politique de l’époque autour d’un cas particulier. Il sera en tout cas plus difficile, après la publication du texte de Maï, de dénoncer le traitement raciste du viol par les médias et la justice.

Les féministes inscrivent le viol dans le patriarcat. Mais le féminisme contre le viol est une production récente et localisée. La loi contre le viol votée en 1980 a été concédée aux féministes françaises après une décennie de luttes. L’idée de ce combat, comme souvent, est venue des USA. Ainsi, la matrice de la théorie française sur le viol est américaine[xxix]. Tout ce qui se dit aujourd’hui, et qui constitue le récent standard en France, au moins au niveau du discours[xxx], est dans le livre de Susan Brownmiller, paru en 1975. Dans son livre, Susan Brownmiller brosse un historique de ce crime et l’inscrit dans l’oppression patriarcale. Plutôt que d’avancée, en ce qui concerne #Metoo, on devrait plutôt parler de réduction de retard. Tout ce qui commence, lentement, d’être mis en place en France, avait été préconisé par ces féministes dans les années soixante-dix. Cette décennie avait même été celle de la « libération de la parole ». Les avancées de 2018 sont loin d’atteindre les ambitions des précurseures. C’est qu’en France les forces engagées pour maintenir le statu quo sont massives et les backlashs cycliques.

Le viol sur nous, issus de l’immigration postcoloniale, est avant tout un outil de terreur et de répression, une « effraction et appropriation du corps, révélant, dans le fond, une pathologie chez l’assaillant du rapport à soi-même[xxxi] ». Ces effractions et appropriations du corps ont existé de multiples manières, en contexte de domination ; il s’agit d’inscrire dans la chair sa supériorité sur un être humain ou sur un peuple.  Toutes ces pratiques visent à rappeler au colonisé à qui il appartient et à le ou la rendre docile. L’opportunité de viol naît du déséquilibre de pouvoir.

Notre rapport de sujets postcoloniaux au viol n’a donc pas débuté en 1970 avec le MLF. Notre héritage ne s’inscrit pas dans la lignée de Brownmiller et de la théorie féministe. C’est même l’inverse qui s’est passé : le féminisme a emprunté aux luttes des colonisés. Les femmes blanches ont même, d’une certaine manière, bénéficié des luttes des colonisés. Les nouveaux droits leurs ont été concédés par des Etats-Nations coloniaux cherchant à consolider la structuration raciale des rapports entre pays du Nord et pays du Sud. Le féminisme connaît son apogée immédiatement après la répression des mouvements de libération des colonisés et ne fait pas face à une répression d’ampleur comparable. Les anciens empires, en n’empêchant pas son émergence, offrent le visage de sociétés progressistes et libérales, et assurent une transition après des scènes de terrorisme, d’assassinats et de répression sanglante des luttes contre le colonialisme. Le combat féministe emprunte d’ailleurs aux mots (la liberté, l’autonomie) et aux symboles des luttes contre le colonialisme (les youyous[xxxii], le poing levé).

Les colonies seront d’ailleurs l’un des terrains, pour elles, où élaborer l’objet politique « viol ». En 1960, Djamila Boupacha, est poursuivie en justice pour avoir déposé une bombe à Alger. Elle risque la peine de mort et est défendue par Gisèle Halimi qui, quelques années plus tard, deviendra la figure de proue du mouvement français contre le viol. Parmi les tortures subies par Djamila Boupacha il y a le supplice de la bouteille, employé massivement par les Français pendant la guerre d’Algérie pour torturer hommes et femmes. Ces pratiques ont été dénoncées par Gilles Perrault et Henri Alleg[xxxiii].  La société algérienne a fait un choix, concernant ces tortures, Djamila Boupacha s’en éloigne : « Djamila fut la seule Algérienne violée qu’elle a défendue à accepter la publicisation des violences subies, les autres exigeant d’elle le secret. »[xxxiv]. Gisèle Halimi va utiliser ces tortures pour rédiger sa défense, en les cadrant comme des viols faits à une femme[xxxv]. Djamila Boupacha est « décrite comme désireuse de rompre avec l’enfermement des femmes musulmanes et l’emprise des « frères » »[xxxvi]. Pourtant, ce n’est pas uniquement une question féminine : les assauts, dans le système raciste, sont subis indistinctement par hommes et femmes[xxxvii].  Comme dans le cas du  seasoning[xxxviii]. Dans ces camps de détention des esclaves africains, les captifs récemment déportés étaient “torturés en vue d’être brisés et conditionnés à la vie d’esclave ». La Jamaïque, qui était l’île où étaient déportés les plus insoumis des captifs -ceux que les Européens peinaient à soumettre- a abrité l’un des plus terribles de ces camps. Les masculinités jamaïcaines sont fréquemment critiquées, sans que soit reconnu en réaction à quelle barbarie ces masculinités ont dû se construire.

Si le mouvement féministe ne peut pas donner de leçon aux héritiers de la lutte anticoloniale, la façon dont il se positionne vis-à-vis du colonialisme importe. Ainsi, si l’on observe le positionnement de S. Brownmiller concernant cette imbrication du viol et du racisme, il apparaît qu’elle ne l’intègre que superficiellement à sa théorie. Quand elle décrit des viols commis sur les Amérindiens[xxxix] elle les met au même niveau que ceux commis par des Amérindiens sur des Européennes, alors que les deux sont sans commune mesure : outil de génocide dans un cas, instrument de vengeance ou fait divers dans l’autre. Parce ce procédé, elle aplanit la relation entre deux conditions diamétralement opposées : colonisé et colonisateur.

Angela Davis accusera S. Brownmiller d’avoir réactivé le mythe du violeur noir et rappellera aux féministes blanches que les premiers, aux Etats-Unis, à s’être organisés contre le viol étaient les Noirs et leurs alliés. Ils intégraient ce combat dans celui contre le racisme. Par ailleurs, S. Brownmiller égratigne dans son ouvrage plusieurs figures de la lutte anticoloniale : Eldridge Cleaver, évidemment, mais plus étonnamment Patrice Lumumba et Frantz Fanon. Ce dernier est à ses yeux « un arrogant qui hait les femmes ».  Elle n’a pas aimé l’analyse du psychiatre martiniquais de l’attrait fétiche des femmes blanches pour le corps indigène, manifesté dans sa clinique par des fantasmes de viol. L’Américaine en profite au passage pour mépriser les propos d’hommes algériens que Fanon rapporte. Sa théorie est balbutiante mais Susan sait sans doute déjà qu’elle fait mieux que les Algériens…

Le féminisme occidental a produit des théories et des analyses politiques concernant le viol ; il ne constitue pas sur ce thème la seule voie possible, précisément parce qu’il n’en couvre pas tous les aspects.  Ses outils (la féminisation du viol, la libération de la parole, le soutien inconditionnel à la victime, la judiciarisation, etc.) ont été en partie construits en réaction à l’objet viol spécifique à la France et ne tient pas compte de la façon dont ce crime s’exerce sur les colonisés. Ainsi ici, l’on oppose aux victimes blanches doute, mépris et indifférence, afin qu’elles s’enterrent dans le silence et la honte. En d’autres endroits dans le monde, ou dans des subcultures ici, une personne dira naturellement quels assauts elle a subi parce qu’elle sera assurée d’une réaction collective immédiate (justice rapide et satisfaisante, stigmatisation des auteurs par la communauté, etc.). Il n’existe donc pas un modèle de prise en charge du viol applicable par toutes les sociétés.

Tout cela se passe longtemps avant les tournantes, Cologne et Tariq Ramadan, et laisse entrevoir un continuum. Toute analyse du viol, en France, nous oblige donc à prendre en compte les racines coloniales de ce crime, ainsi que le fait que les indigènes ont une longue histoire de lutte contre le viol, par comparaison avec le mouvement français contre le viol, qui lui est plus récent. Il est intellectuellement impossible d’imaginer une sortie de cette culture de violence sans se centrer sur le colonialisme, et en particulier sur la continuation de ce double standard.

Pour nous, la lutte contre le viol s’inscrit dans notre lutte contre le colonialisme et pour la dignité. J’ai pris conscience de ça en trois temps : le premier a été le visionnage des témoignages d’hommes algériens torturés par les Français pendant la guerre[xl]. Ils décrivaient ces tortures de manière factuelle, et parler de ces tortures ne remettait en cause ni leur dignité ni leur qualité d’hommes. Cela m’a impressionnée. Puis, la mobilisation autour de la suspicion de crime sexuel sur le petit Caïs à Montreuil en juillet 2016[xli]. L’entourage réagissait, condamnait et dénonçait avec le même aplomb que s’il s’était agi d’un autre type de crime. Enfin, en assistant à la mobilisation massive et immédiate de la population à la suite du viol de Théo Luhaka en février 2017, et aux interventions publiques de ce dernier, m’est apparue, par contraste, l’existence d’une spécificité culturelle française concernant les crimes sexuels.  Forts de leurs héritages, Algérien dans un cas, Congolais dans les deux autres, ces hommes et femmes détonnaient avec le silence gêné pratiqué par les gens de culture française, qui assimilent le discours sur le viol à du discours sur l’intimité. En parler, publiquement, de manière détaillée et factuelle, paraît alors parfaitement incongru. Les victimes perçoivent ces contraintes et adaptent leur comportement en fonction d’elles. Ces témoignages et mobilisations d’indigènes m’ont convaincue que le modèle politique à adopter concernant le viol est à construire à partir des héritages indigènes, pour pouvoir offrir des alternatives à la victimologie et à la judiciarisation préconisées par les féministes. Ce modèle s’inscrirait plus largement, dans la dénonciation de l’ensemble des pratiques coloniales d’entrave, d’intrusion et d’effraction du corps et de viol de sa souveraineté.

Au lieu d’engager le chantier colossal de l’éradication du viol, il serait tentant pour l’État d’opérer un dégazage, en faisant de Tariq Ramadan un exemple. Ce serait une erreur de penser que le sort réservé à Tariq Ramadan va dans le sens des revendications des féministes, ou bien qu’il augure d’une ère nouvelle. Les corps des femmes ne sont sacrés que quand ils permettent de réprimer les colonisés. La politisation de ces plaintes visant Tariq Ramadan vise à masquer la manière indigne dont la France traite en général les victimes de viol. D’ailleurs, l’attention portée à la libération de la parole masque aussi les faibles ambitions affichées par l’État concernant la façon dont les diverses institutions appréhendent le viol.

Parmi les femmes noires de mon entourage, donc vivant en France actuellement, la proportion d’entre elles qui ont été violées est alarmante. Toutes ont été abusées par des hommes blancs, de milieux sociaux variés. Toutes ont vu leur espoir d’obtenir justice piétiné ; toutes ont été stigmatisées d’avoir dénoncé les faits commis par ces hommes « respectables et insoupçonnables », des hommes auteurs pourtant d’actes d’une cruauté et d’un sadisme terrifiants. Et pour ces sociopathes, la négrophobie structurelle constituait un élément d’opportunité garantissant l’impunité. A ce jour, il m’est impossible de dire si ce sont ces abus ou l’indifférence qu’ils ont suscitée de la part de la société qui ont le plus affecté ces femmes. Et les hommes qui ont vu en leur négritude la promesse de crime impunis savent, j’en suis sûre, qu’ils ne risqueront jamais un millième du traitement infligé à Tariq Ramadan. Les assauts ceux que l’État ne reconnait pas comme siens sont licites en France. Les indétectés[xlii] le savent et choisissent des proies qui leur assurent l’impunité : enfants, personnes vulnérables ou sous leur autorité, indigènes, individus en précarité de logement, de papiers, de travail, obligés, etc. Viol et pouvoir sont inextricablement liés et se traduisent, judiciairement, par une grande impunité laissée aux indétectés.

Pour les colonisés, la question du viol s’inscrit dans un ensemble d’effractions du corps, d’abord commises par l’État. Ce sont toutes les situations où le colonisé perd la souveraineté sur son corps. “Ton corps m’appartient” dit en substance le policier quand il procède à tout ce qu’Insa Sané[xliii] décrit dans l’ouvrage dirigé par Leonora Miano. Et nombre de ces pratiques policières ciblent la masculinité, comme autrefois le faisait la barbarie coloniale :

« C’est un élément qui revient souvent dans les récits des interpellations policières violentes au sein des quartiers populaires : un caractère sexuel prononcé. Insultes homophobes, testicules écrasés, fouilles appuyées des parties intimes, jusqu’au viol dont aurait été victime Théo à Aulnay-sous-bois »[xliv]

Viol est un terme juridique dont l’objet n’est pas de condamner les infractions faites au corps indigène.

Pour l’État, ce qui arrive à Théo n’est pas un viol,

Pour l’État, ce qui est arrivé aux femmes noires de mon entourage n’est pas un viol,

Mais viol est un motif qui, en tant que crime, soupçon ou accusation infondée, suffit à déclencher la mise sous entrave du corps indigène. C’est l’effet que ne manquera pas de produire la loi de criminalisation du harcèlement de rue, alors même que le foyer est le lieu où s’exercent la majorité des crimes sexuels recensés. Se joue, autour du viol, la question de la propriété de nos corps. Deux des points qui ont le plus causé d’émoi dans le livre de Houria Bouteldja [xlv] sont liés à cette question : le fait qu’elle attribue aux siens la propriété de son corps a été vécu comme un traumatisme par certains lecteurs. Quant à son exposé des raisons pouvant pousser une femme noire à ne pas aller en justice, qu’est l’affaire Ramadan sinon la démonstration de la justesse de son propos ?

La décolonisation du viol devra commencer par le constat que la qualité raciale du prévenu et de la victime influe plus sur le cours de la justice que les faits commis. Ce n’est pas faire l’apologie du viol que d’exiger que des actes similaires entraînent des procédures judiciaires équivalentes. Le cas Tariq Ramadan reflète le traitement inhumain auquel sont soumis prévenus et détenus non-blancs d’ordinaire, car bien qu’intellectuel issu d’une classe sociale élevée, il n’est ici qu’un indigène : à lui s’appliquent la présomption de culpabilité et la détention provisoire.

La réalité générale des premières heures de GAV ou de détention des indigènes relève de la même logique que le seasoning, précisément parce que ce traitement n’est pas infligé à tous de la même manière. Aux uns l’isolement, la privation de soins, d’hygiène, de nourriture, les techniques de soumission et d’avilissement, aux autres l’impunité car leur valeur sociale prime sur les crimes qu’ils ont commis. En sa forme actuelle, la prison ne permet pas de rompre avec la culture de la violence, elle est un des instruments de sa perpétuation.

Pierre-Just Marny, autre indigène arrogant sur qui s’est aussi abattue la vengeance d’État, parlait de justice coloniale. Le combat pour la dignité que les victimes de viols, ici en Centrafrique, en Haïti ou en Iraq ont dû mener, je le rapproche du combat mené par les colonisés face à la justice coloniale. Dans les deux cas, il s’agit de se battre pour rester un être humain, malgré les humiliations, malgré la volonté d’avilir, malgré les tentatives en face de briser et de rabaisser.

En mémoire d’Abeer Qassim Hamza al-Janabi, d’Ange et de Quyen Ngoc Nguyen

A Théo, Caïs, Sonia, Ali, Charneshia, ainsi qu’à toutes les cibles de la violence coloniale

Malika Salaün, membre du PIR

Illustrations :

  • Titus Kaphar, Derrière le mythe de la bienveillance (2014)
  • Fillette amérindienne, « ils portent atteinte à nos corps comme à nos terres », source inconnue
  • Tract d’Europe action, extrait du livre de Todd Shepard, Mâle décolonisation
  • John Carlos et Tommie Smith brandissent aux JO de Mexico le poing ganté de noir, signe du pouvoir noir.
  • Symbole du féminisme

 

Notes

[i] Violences faites aux femmes : ce que propose Emmanuel Macron, France TV Info, 25 novembre 2017

[ii] Lire par exemple Les cultures enclines au viol et les cultures sans viol. Les études interculturelles, sur le site Antisexisme.

[iii] A. Davis, Rape, racism and the capitalist setting (1978)

[iv] LM. Williams, Race and Rape: The Black Woman as Legitimate Victim (1986)

[v] Selon l’enquête  Impact  et  prise  en  charge  des  violences  sexuelles de  l’enfance  à  l’âge  adulte (2015), 81%  des victimes  de  violences  sexuelles  ont  subi  les  premières  violences  avant  l’âge  de  18  ans, 51% avant 11 ans, et 21% avant 6 ans.

[vi] Les Inrockuptibles, Les chiffres effarants d’agressions sexuelles et de viols en France, (octobre 2017)

[vii] Par l’armée israélienne en Palestine occupée par exemple

[viii] F. Virgili, Histoire du viol (2011)

[ix] Néba Fabrice YALE, La violence dans l’esclavage des colonies françaises au XVIIIe siècle (2009)

[x] Série de pratiques incluant l’intimidation, la menace, la torture, l’émasculation, le viol et la mise à mort et visant à infliger la terreur aux hommes et femmes réduits en esclavage.

[xi] Pendant que les femmes blanches restent à la maison, les femmes noires vont exercer divers emplois domestiques au domicile des Blancs. Ceux-ci ne souhaitent pas que la relation interraciale évolue ; elles sont de nouveau exposées au viol. Les viols collectifs par les opposants à l’égalité sont également commis, comme dans le cas de Recy Taylor.

[xii] Un homme est ainsi traduit en justice pour avoir stationné 30mn sur le trottoir devant la maison d’une femme blanche. A la même période, aucune affaire ne condamne le viol d’une femme noire par un homme blanc : l’abolition de l’esclavage n’a pas suffi à transformer cet acte en crime.

[xiii] Comme dans le cas d’Emmet Till, adolescent de 14 ans torturé et mis à mort en 1955 par un groupe d’hommes blancs, suite aux accusations de harcèlement de rue de Carolyne Bryant Donham. La femme a admis début 2017 avoir menti.

[xiv] A. Smith, Conquest: Sexual Violence and American Indian Genocide (2005)

[xv]  Guide des réponses culturellement appropriées pour les victimes amérindiennes d’agressions sexuelles (2011) .

[xvi] auteure de The Beginning and End of Rape Confronting Sexual Violence in Native America (2015)

[xvii] écoles mises en place à partir du XIXe siècle pour la déculturation des jeunes Amérindiens

[xviii] T. Williams, For Native American Women, Scourge of Rape, Rare Justice, (2012)

[xix] Sur le site de vente d’objets anciens Delcampe, la catégorie femme algérienne est celle qui compte le plus de cartes postales.

[xx] T. Sheppard, Mâle décolonisation (2017)

[xxi] idem

[xxii] Car c’est sur eux que l’obsession se cristallise à ce moment précis.

[xxiii] Thèse de doctorat de Pierre Seguret sur le traitement des « immigrés » dans la PQR (1978)

[xxiv] V. Blanchard, Mauvaises filles » Portraits de la déviance féminine juvénile, 1945-1958. (2016)

[xxv] idem

[xxvi] Lire à sujet G. Rebucini, Homonationalisme et impérialisme sexuel : politiques néolibérales de l’hégémonie, (2013)

[xxvii] Maï, Un viol si ordinaire, un impérialisme si quotidien (1975)

[xxviii] Gina Marie Weaver ( 2010)

[xxix] S. Brownmiller, Le viol (1975 USA, 1976 France)

[xxx] la culture du viol, le respect inconditionnel de la parole de la victime, l’inscription du viol dans le patriarcat…

[xxxi] L. Miano, « Noir Hémoglobine » dans Marianne et le garçon noir (2017)

[xxxii] T. Sheppard, Mâle décolonisation (2017)

[xxxiii] G. Perrault, Les Parachutistes (1961) ,  et H. Alleg, La question (1958)

[xxxiv] V. Codaccioni, (Dé)Politisation du genre et des questions sexuelles dans un procès politique en contexte colonial : le viol, le procès et l’affaire Djamila Boupacha, 1960-1962 (2010).

[xxxv] Jamila BOUPACHA est soutenue par un comité réunissant notamment Simone Veil, Jean-Paul Sartre, Louis Aragon, et elle est défendue par Gisèle HALIMI. L’avocate deviendra plus tard la figure de proue du militantisme anti viol aboutissant au vote de la loi de 1980.

[xxxvi] V. Codaccioni, (Dé)Politisation du genre et des questions sexuelles dans un procès politique en contexte colonial : le viol, le procès et l’affaire Djamila Boupacha, 1960-1962 (2010).

[xxxvii] Les masculinités et féminités indigènes se sont d’ailleurs adaptées au risque du viol par le colonisateur.

[xxxviii] Lire à ce sujet Slave factories, The Middle Passage and Seasoning Camps.

[xxxix] Avant leur contact avec les Européens, les peuples natifs d’Amérique ne connaissaient pas le viol (E. Mix, 1842)

[xl] Octobre à Paris de Jacques Panijel (2011)

[xli] « Non à la pédophilie ! ». « Justice pour Caïs ! »…, Bokar X., 18 juillet 2016

[xlii] C’est le nom donné par David Lisak aux auteurs de viols non poursuivis car bien insérés dans la société. Il a mené une étude sur les campus américains : ces auteurs, abrités de toutes poursuites en raison de leur profil, commettent en moyenne 6 viols. David Lisak, The undetected rapist (2002)

[xliii] « Fais ce que l’on attend de toi », dans Marianne et le garçon noir (2017)

[xliv] La volonté de blesser la masculinité de leur public est fréquente chez les policiers, interview de Didier Fassin par Sylvain Mouillard, Libération du 9 février 2017

[xlv] H. Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous: vers une politique de l’amour révolutionnaire (2016)

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