Le jour où j’ai (presque) fondu (ton père)

Les enjeux du Groupe de Travail pour la décolonisation. Par Laura Nsengiyumva

Que faire de toutes les traces de l’époque coloniale dans les rues de Bruxelles ? Les quelque 250 pages de notre rapport reprennent toute une série de recommandations « en vue de la décolonisation de l’espace public en Région de Bruxelles-Capitale » (De Standaard, édition du 17 février). Nous y avons travaillé un an et demi, de concert avec 14 experts, à la demande du secrétaire d’État bruxellois Pascal Smet.

Aujourd’hui, je me sens plus mitigée que fière, notamment en raison des suites accordées à notre proposition concernant la tristement célèbre statue équestre de Léopold II, située place du Trône. D’une part, parce que l’antiwokisme ambiant de notre groupe n’a pas souhaité clairement mentionner mon œuvre PeoPL comme la source d’inspiration.  D’autre part, parce que malgré des prises de positions courageuses pour toute la ville, la recommandation de ce cas spécifique se finit encore en statu quo.  Tout cela semble rejouer une scène,  avec différents visages, mais les mêmes personnages, de l’histoire de PeoPL.

Fin 2017, en huit clos, un haut-placé du Musée Royal d’Afrique  Centrale (MRAC), essaie de me faire prendre conscience de la radicalité du geste  artistique que je cherche à accomplir ;

« Tu aimerais qu’on fasse fondre ton père ? » .

Le projet PeoPL traîne dans les tiroirs des institutions depuis deux ans déjà ; une  installation monumentale mettant en scène la fonte d’une réplique en glace de la  statue équestre de Leopold II. Son socle est retourné, en lévitation, son lettrage  remanié en PeoPL. Parce que c’est nous tous les reines et les rois, maintenant,  maîtres de notre espace public.

« Mon père ? Mon père n’a rien à voir là-dedans, si ce n’est que le vôtre est un  génocidaire. »

Génocidaire. Le mot à ne pas prononcer au MRAC. Le reste de la conversation tient  d’un mauvais polar, où les preuves sont trop évidentes. Le père, c’est Umicore (le  nouveau nom de l’Union minière du Haut Katanga). Aucune  grande institution culturelle ne pourra montrer ce travail. J’en suis  reste glacée.

PeoPL (2018), Laura Nsengiyumva (c) Daan Broos © (c) Daan Broos

Pourtant, en 2018, la curatrice Nancy Galant, de la Nuit Blanche me sort de ma torpeur. Après  un travail d’équipe acharné, PeoPL est montré le 6 octobre 2018 à Bruxelles. La veille, le MRAC, qui rouvrait ses portes, a jugé bon de remanier mon interview  dans Knack en enlevant toute trace de leur censure, mais de toute de même  répondre dans une lettre ouverte qu’ils trouvaient mon geste poétique.

Une école Art Nouveau dans les Marolles a accueilli l’œuvre, avec  un workshop  sur notre passé colonial, sur mesure pour les enfants,  conçu par Perle Bodiang. Les enfants ont montré une  compréhension d’une justesse que les adultes ignorent. Le soir de la Nuit Blanche,  plus de 2800 personnes sont venues ajouter de leur chaleur humaine pour faire  fondre la statue. Nous portons depuis le rêve tangible d’un futur agora.

Le lendemain, un graffiti ornait le socle, place du Trône. « Si on veut qu’il  disparaisse, il va falloir qu’on y travaille ».

Du travail. Deux autres années de protestation, de vandalisme éclairé sur l’objet, d’éducation active par les associations,  une pétition signée par 84 000 personnes pour son enlèvement…Les énergies  se resserrent et convergent  en ce lieu après les manifestations BLM et sur le climat…  SI on est TANT à être d’accord, vais-je enfin pouvoir partager  le poids du socle de PeoPL ? La réponse innovante post-BLM de notre Secrétaire  d’État, Pascal Smet , me semblait être la fin de ce chemin de croix.

Pendant plus d’un an, au lieu de swiper sur Bumble, je me suis fondue dans cet  exercice de démocratie. Je me suis noyée dans l’interculturel, l’intergénérationnel, la  parité de genre, de langue, les différentes expertises… Dans la vraie diversité à la  Bruxelloise. Nous avons parcouru des terres inconnues de ce premier dialogue civil.

Des soirées entières de débat qui a révélé les points aveugles des expertises de  chacun, et nos différentes réalités sociales .

Pourtant, pour le cas spécifique de la statue équestre, la composition de notre  groupe de travail n’a pas suffi à répartir le poids du socle de PeoPL, pour en faire la  solution collective finale demandée par le Cabinet.

Un mémorial aux victimes de la colonisation comme finalité fait l’unanimité, mais les  recommandations, par frilosité, finissent par manquer de clarté.

La discussion semble coincer, au même endroit qu’ en 2017; le matériau. Une opposition muséale veut garder la statue  intacte (sa forme, posture, sa monumentalité, sa symbolique) pour en faire une  archive.

Qu’il y ait une réplique de la même statue au Musée du Cinquantenaire, ne suffirait  pas. Qu’il y ait une 3ième réplique à Kinshasa ne suffirait pas.

La vision PeoPL soutient que l’archive n’est pas dans la forme, ni l’image, lesquelles sont pures idéologies, mais dans la matière : du cuivre et du l’étain pillé au Congo. Or  cette matière nous avons le pouvoir de la transformer dans un geste réparateur qui  fait récit pour les victimes, en leur mémoire.

Comme la sociologue culturelle Véronique Clette-Gakuba l’explique, PeoPL en tant que  praxis de démantèlement propose un geste de restitution, qui nous sort de la dualité conservation/destruction.

Comment n’avons-nous pas fait le poids face à cette énergie conservatrice? Alors que la composition initiale présentait une moitié d’afrodescendants,  une sorte de sélection naturelle, qui ne dit pas son nom, n’avait réduit la  représentativité qu’à 4 personnes noires, dont un seul homme : Georgine Dibua, Dido Lakama, Sandrine Ekofo et moi-même. Un début d’auto-critique  se trouve dans le rapport.

Dans la pratique cela se traduit par un privilège de  temps de travail pour les académiciens, représentants d’institution, pères dont la  mère s’occupe des enfants… et des débats très lourd émotionnellement et  physiquement pour les descendants des victimes de cette même histoire.  Nos limites institutionnelles devront fondre elles aussi…

Je souhaite que les Bruxellois ne se laissent pas diviser, là où nous ne l’étions pas. Le dialogue civil, les  interventions artistiques temporaires , autour du monument, et ensuite sur le #Sokl, doivent servir à nous rapprocher, à nous rencontrer et nous aimer mieux. Nous  proposons de faire fondre ensemble sa monumentalité à la chaleur humaine, et non de la  garder au frigo.

Je crois parler pour beaucoup de citoyens en disant qu’il est temps pour nous de  swiper à autre chose : imaginer ensemble le mémorial aux victimes de la colonisation  sans effacer, ni cacher, la seule trace qui nous reste de ces dits victimes : le  matériau.

Spread the love

Laisser un commentaire