« Les Blancs ne comprennent rien au football » par Jean Bofane
( Coupe du monde 1974, Zaïre-Yougoslavie)
« … Encore une fois, lorsque Mbuta Kimvuila avait entendu le hurlement exploser derrière lui, du banc de touche où il était assis, il avait senti son sang se glacer inexorablement. Après le 5 à 0 en trente-cinq minutes, il avait ingénument cru s’y habituer. Il s’était dit, advienne que pourra pour pouvoir au moins sauver la face, pour que lorsque le cri fuserait à nouveau, il puisse encaisser avec le flegme nécessaire, mais rien à faire, cela faisait toujours aussi mal. On en était à 7 à 0 en deuxième mi-temps et cela ne semblait pas vouloir s’arrêter. Si en tant que simple supporteur, après un score pareil, il commençait à se sentir comme moins que rien, quelle estime pouvait-il encore avoir sur ses capacités à remplir convenablement sa fonction lors de ce match comptant pour le premier tour de la finale de la Coupe du monde de football organisée par l’Allemagne. Parce que, en cette glorieuse année 1974, Grand-prêtre Kimvuila – comme l’appelaient certains – émargeait au budget de l’équipe nationale du Zaïre en tant que féticheur attitré et le Président Mobutu, lui-même, avait pris acte de sa nomination auprès des Léopards.
– Merde ! Bordel ! Jura-t-il intérieurement. Mbuta Kimvuila tenta de récapituler chaque geste accompli quelques jours plus tôt à Kinshasa afin de vérifier le protocole concernant une victoire dans un tournoi international. Il avait dit les incantations appropriées, utilisé des végétaux provenant directement du cimetière de Kintambo, la patte de singe servant de goupillon avait appartenu à un primate abattu dans la forêt du Mayombe, les noyaux de cœur de bœuf traités au sang humain lui avait été fourni par un confrère de Brazza et il avait lui-même tiré le vin de palme servi aux joueurs afin de sceller leur pacte. Il fit preuve de minutie comme de coutume, utilisa les meilleurs ingrédients, tint à respecter la liturgie démoniaque de A à Z. L’homme ne voyait pas où cela aurait pu clocher. Il avait été recruté parce qu’il était le meilleur dans sa profession. Le Président-Fondateur en lui serrant la main à la présentation de l’équipe nationale au Camp Tshashi, lui avait signifié qu’il lui faisait entièrement confiance et comptait sur une expertise qui pourrait s’avérer décisive. Ces paroles n’avaient pas été déversées en vain, c’était sûr. Grand-prêtre Kimvuila pensa alors aux œufs, l’élément essentiel de son dispositif, en quelque sorte, puisqu’ils représentaient les vies à sacrifier. Il jeta un regard du coin de l’œil au Yougoslave Blagoja Vidinić, l’entraîneur de l’équipe nationale, assis à côté de lui. Visiblement, il n’en menait pas large non plus. On sentait qu’il aurait voulu être ailleurs ; sur une plage de Croatie, par exemple et pas devant ces milliers de personnes rassemblées dans des tribunes le cernant de toutes parts.
Un minimum de déontologie exigeait que les œufs soient amenés par l’entraîneur en personne, avait insisté Mbuta Kimvuila. Il semblait que Vidinić avait rempli sa tâche puisqu’il lui avait apporté trois œufs. Si des buts devaient être marqués tout à fait normalement, grâce à l’offrande, trois buts devaient être marqués mystiquement. Et il n’y avait toujours rien, même pas un petit point pour sauver l’honneur. C’était certainement dû à ses réticences. Il avait fallu pas mal d’arguments pour le convaincre de venir consulter à son cabinet, comme le conjuraient la plupart des joueurs. Les Blancs ne comprennent rien au football, les choses ne se déroulent pas uniquement sur le terrain, des mondes parallèles existent. S’il était venu jusqu’à Mikondo lui rendre visite comme n’importe quel touriste en quête d’exotisme, c’était logique s’ils éprouvaient des difficultés à gagner. Il faut au moins que l’entraîneur y croie, à la victoire, sinon. L’aventure avait bien commencé pourtant. Le Zaïre avait été sacré champion à la Coupe d’Afrique des Nations (CAN) et était la troisième équipe africaine à avoir réussi à se qualifier pour le Mondial ; seuls l’Egypte en 34’ et le Maroc en 70’ l’avaient fait. Après le combat Mohammed Ali – George Forman, le pays n’arrêtait plus d’engranger les succès. La première rencontre, celle contre l’Ecosse avait été un peu rude, ses compatriotes avaient dû s’incliner 2 à 0 mais là, il s’agissait de tout autre chose. Dès le début de la première mi-temps, les Zaïrois avaient encaissé trois buts presque coup sur coup. En un quart d’heure. Ensuite, Mulamba s’était vu octroyer un carton rouge, on ne savait même pas pourquoi. Les Léopards ne jouaient désormais plus qu’à dix contre des adversaires redoutables. Le pouvoir de Mbuta Kimvuila semblait ne plus agir et il se sentait inquiet. On n’avait plus vécu pareille poisse depuis que Léopold II avait acheté le Congo en sous-main à un escroc qui s’était éclipsé en oubliant de partager le pactole. Le praticien dû retenir son bonnet en poils de rat pour l’empêcher de tanguer parce que sur le terrain, Bajević venait de dribler tout le monde et envoyer un tir magistral vers le but. Heureusement Lobilo de l’AS Vita Club était là et grâce à un ciseau remarquable, il avait botté en touche entraînant un cri de soulagement d’une petite partie des spectateurs. Peut-être les objets sacrificiels étaient-ils avariés ? Se demanda le sorcier, guidé par une intuition vague.
–Dis, Coach ? Les œufs, là, tu les as trouvés où ? L’entraîneur n’entendait rien parce que la phase de jeu s’accélérait encore avec une pointe de Kakoko, le ballon collé au pied. Cela ne dura pas car il fut rattrapé par Dzajić, Surjak, Katalinski et se trouva impliqué dans un cafouillage sans nom où les Yougoslaves s’acharnaient sur ses tibias et sa vareuse comme l’aurait fait des hyènes ou des chacals. Lorsque la balle fut arrachée, l’entraîneur détourna le regard de la scène, dégouté.
–Les œufs, quels œufs ?
–Mais comment ça, quels œufs ? Ceux pour l’opération mystique !
–Dans une supérette en ville, pourquoi ? Le sorcier n’en croyait pas ses oreilles. A ce moment, l’entraîneur se leva du banc comme mu par un ressort.
–Mais, merde, bougez-vous ! Hurla-t-il, les bras écartés en signe d’impuissance. Lui aussi, tout autant que les joueurs, se sentait fatigué. Mbuta Kimvuila l’agrippa par la manche de sa veste et le fit se rassoir.
–Dans une supérette. Mais tu te rends pas compte ? Pourquoi t’as pas fait comme on t’a dit ? Fallait aller au Grand marché, on t’aurait fourni un sacrifice valable, pondu à l’aube, encore tout chaud. Tu n’avais qu’à dire : « œuf spécial », tout le monde connait.
–J’avais pas le temps, tu as vu les embouteillages qu’il y a là-bas ? Et puis qu’est-ce que ça change ?
–Qu’est-ce que ça change ? Mais, tu vois pas le résultat ou quoi ? Il faut encore te faire un dessin ? Et c’est ce moment que choisi Petković pour défoncer ce qui restait des lignes zaïroises et tromper le gardien Kazadi Mwamba, maintenant complètement sonné par tant d’agressivité à son égard. Mbuta Kimvuila ne voulais même plus compter. 8 à 0. Il fut tétanisé quelques longues secondes mais sa colère reprit le dessus. Il dut crier pour que sa voix puisse se faire entendre dans la clameur qui s’élevait de tous les côtés à la fois.
–Mais c’est complètement insensé. Qui achèterait pour une cérémonie rituelle, des œufs dans un supermarché ? Réfléchis. Si, déjà, dans ces endroits on colle une date de péremption sur les objets vivants, c’est qu’on n’en est jamais sûr. Tu veux attirer la malédiction sur toi pour des générations ? Regarde-moi dans les yeux. Tes compatriotes, ils t’ont promis combien pour commettre une telle absurdité ? Le visage de Blagoja Vidinić s’empourpra.
–Quoi ? Promis combien ? Putain ! J’ai été dans une des épiceries les plus sélects de la ville, j’ai dépensé mes dollars pour acheter une boite de douze œufs pour votre cérémonie à la con, ces saloperies, en plus, en se cassant ont complètement poissé la banquette arrière de ma voiture, je t’ai amené les trois derniers qui me restaient et tu te permets de m’accuser ?
–Tu dis : les trois derniers ? Tu en as donc cassé neuf ?
–Une mauvaise manipulation en fourrant les sachets des courses dans la bagnole. Mbuta Kimvuila sembla frappé d’apoplexie.
–Tu en as cassé neuf ? Répéta-t-il comme dans un rêve.
–Oui, et alors ?
–Et alors ? Mais ce sont tes aïeux à toi qui ont tiré bénéfice de ces œufs. C’est normal si les Yougoslaves gagnent. Tu es Yougoslave, bordel de merde ! Ce sont vos ancêtres qui sont intervenus en nombre, pas les nôtres. Tu comprends pas les mécanismes de la magie ou quoi ? A cause de ton ignorance des choses de la vie, nous les Zaïrois allons bientôt payer le prix fort à cause de ces œufs brisés par tes soins, ajouta le thaumaturge d’une voix divinatoire. Il avait à peine terminé sa phrase qu’il entrevit le ballon filer droit comme un boulet et finir sa course au fond de la lucarne, exactement du côté opposé au plongeon du gardien Zaïrois. 9 à 0. C’était n’importe quoi et, d’ailleurs, le Président-Fondateur, pourquoi il engage toujours des étrangers comme coach ? Ces gens ne savent rien. Un Haïtien vodouisant, un Berbère pas trop à cheval sur le contenu du Coran, eux, au moins, sont sensibles à la puissance des mondes ésotériques. Jamais ils n’iraient dans une épicerie acheter des œufs pour l’holocauste. Et puis, un entraîneur, c’est quoi ? Une formation de base. Pas besoin de les faire venir d’Europe. Mais pour devenir féticheur, il faut être initié, avoir le don, être capable de côtoyer les ténèbres. Ce n’est pas à la portée de n’importe qui. Et on s’étonne que les équipes du continent ne brillent pas davantage sur la scène mondiale. Tant que l’Afrique continuera à faire confiance aux Blancs avant et pendant les matchs, tant qu’elle fera fi de ses propres valeurs, elle n’avancera jamais, conclut, Mbuta Kimvuila, en son for intérieur. Pendant qu’il pensait cela, comme venus d’une dimension spatio-temporelle différente, il perçut, dans un brouhaha immense, les trois coups de sifflet retentir.
Sur la pelouse, tout était consommé. Sous les flashs des photographes, les joueurs venus de Yougoslavie se congratulaient sans un regard pour les Zaïrois exténués, la tête basse mais le regard de braise, révoltés contre les circonstances et le sort qui avait généré ce foutu carton rouge. Comme un automate Mbuta Kimvuila se leva et suivi le flot des joueurs vers les vestiaires. Vidinić, avec un sourire crispé tentait de les réconforter de quelques tapes dans le dos. Parmi les Léopards, personne ne parlait, perdu dans ses pensées. Lorsque le Président-Fondateur Mobutu Sese Seko avait serré la main de Mbuta Kimvuila, de sa voix de grand fauve, il lui avait bien dit qu’il comptait sur sa science et son savoir-faire. Son ton paraissait chaleureux mais de derrière ses verres de lunettes, le praticien avait ressenti comme une menace sourdre. Et là, cela se précisait. En y réfléchissant bien, il y avait comme des sous-entendus dans chacune de ses affirmations. Le match avait été une catastrophe, on n’avait encore jamais vu ça dans toute l’histoire de la Coupe du monde de football et le président Mobutu avait une sainte horreur du ridicule. Il était entré dans l’Histoire avec panache, alors gare à celui qui venait lui saloper le boulot en venant ternir sa réputation. Grand-prêtre Kimvuila espérait seulement que les caméras de télévision aient capté son visage car il comptait disparaître dans la nature aussitôt arrivé à l’hôtel. Tant que son visa courait encore, il allait squatter le canapé d’un cousin qui habitait près de Wiesbaden puis demander un statut de réfugié politique au bureau de la Polizei le plus proche. Des images pourraient éventuellement étayer un dossier. Un sorcier en disgrâce auprès du plus célèbre des dictateurs a pris la fuite pour échapper aux cachots – et sans doute à la torture et à la mort – devrait être un scénario assez crédible pour ne pas être contraint de rentrer au pays. Le féticheur savait comment fabriquer des gri-gris de protection pour ses aficionados. Il pouvait influer sur une carrière, sur le développement d’un sex-appeal ignoré, et même, provoquer, en vue d’un leg, une mort à distance. Pour lui-même, par contre, il n’avait encore jamais rien essayé mais se dit que ce n’était peut-être pas le moment de procéder à une tentative mal préparée. Et d’ailleurs, les ingrédients, il les trouverait où ? A la supérette du coin, comme l’autre l’avait fait ? Et risquer de finir victime d’une date de péremption, par exemple. Ce n’était pas une alternative envisageable pour un magicien renommé tel que lui, Mbuta Kimvuila… »
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