25 mai 2021 par le Secrétariat international partagé (CADTM Belgique & ATTAC CADTM Maroc) du CADTM INTERNATIONAL
(CC – Flickr – webbetravel)
Depuis le lundi 17 mai, plus de 8000 personnes migrantes ont franchi la frontière qui sépare le Maroc de l’enclave espagnole de Ceuta et près de la moitié ont déjà été refoulée dans le chaos. Sur fond de crise diplomatique, cette nouvelle tragédie est le symbole de la violence d’un système de dépendances néocoloniales imposé par les puissances européennes avec la connivence de ceux qui gouvernent au Maroc.
- Répression militaire contre une jeunesse instrumentalisée
- Les faux semblant des politiques européennes : l’externalisation de l’asile et l’immigration à (…)
- Une pression migratoire aggravée par une crise économique et sociale
- Alternatives proposées par le CADTM
Répression militaire contre une jeunesse instrumentalisée
Depuis le 17 mai, des milliers de jeunes gens sont arrivés sur les plages de l’enclave espagnole de Ceuta sur la côte africaine, nullement habituée à un tel afflux de migrants venus à la nage [1]. Jamais les territoires de Ceuta et Melilla n’avaient vu arriver autant d’hommes, de femmes et d’enfants en si peu de temps. Cela rappelle les évènements de 2005, lorsque plusieurs centaines de personnes migrantes principalement d’origine subsaharienne ont tenté, certaines au péril de leur vie, un passage en force à Ceuta.
Pour la plupart, ce sont des citoyens marocains, mais aussi quelques centaines de migrants subsahariens qui attendaient dans la région l’occasion de passer vers le territoire européen. Beaucoup sont des jeunes qui viennent des régions marginalisées et des quartiers davantage paupérisés. La jeunesse marocaine est ici instrumentalisée par le régime marocain qui a longtemps accepté de jouer le rôle du gendarme de l’Union européenne pour la réadmission des mineurs non accompagnés parvenus en Espagne de façon irrégulière. L’État Espagnol de son côté a mobilisé son armée pour renvoyer de force ces jeunes démunis qui essayent de fuir la misère (en contravention des traités internationaux en matière migratoire).
Les faux semblant des politiques européennes : l’externalisation de l’asile et l’immigration à Ceuta
Il est par ailleurs indispensable de rappeler l’externalisation des contrôles migratoires vers les pays extra-européens depuis la fin des années 90 [2]. L’agence européenne Frontex (officiellement « agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes ») a particulièrement investi dans la transformation de Ceuta en forteresse anti immigré·es, ville-frontière entre l’Afrique et l’Europe et à ce titre, lieu de passage de l’immigration rendue clandestine. Frontex dispose d’un budget équivalent à 460 millions d’euros en 2020, et à 5,6 milliards prévus d’ici 2027 pour la gestion des opérations de surveillance (et non de sauvetage) qu’elle conduit aux frontières extérieures de l’Union européenne (pushbacks en Méditerranée) [3]. Ceuta est surveillée par des caméras, des miradors et une double clôture avec fils barbelés, rehaussée pour atteindre parfois 10 mètres de hauteur.
Si l’Union européenne fait contrôler ses frontières par les pays voisins, la migration devient aussi un levier de négociation, en quelque sorte, pour certains de ces pays. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, ou l’ex-Guide libyen Mouammar Kadhafi, à des époques différentes, n’ont pas hésité à jouer de l’arme migratoire en Méditerranée pour faire pression sur l’Europe et obtenir des avantages matériels. Mais là, c’est le Maroc qui détient les clés de la migration et semble relâcher le contrôle des frontières côté marocain et même, parait-il, encourager des jeunes de villes lointaines comme Agadir pour traverser vers Ceuta afin de signifier son mécontentement à l’égard de Madrid. La réponse du gouvernement espagnol pour apaiser la situation est également significative, ayant envoyé 30 millions d’euros (alors que la crise était encore en cours), afin que les gendarmes marocains reprennent la surveillance des frontières.
Une pression migratoire aggravée par une crise économique et sociale
La pression migratoire est aggravée par la crise et sociale qui frappe très durement les populations d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Ainsi, cette arrivée massive de personnes migrantes s’explique également par la fermeture complète des frontières extérieures du Maroc depuis quinze mois, sous couvert de faire respecter l’état d’urgence sanitaire et laissant sans ressources de nombreuses personnes qui vivaient de manière informelle.
Depuis le début de la pandémie, le ministère marocain prend des mesures d’austérité sous prétexte de combattre la pandémie de Coronavirus [4]. Le gouvernement marocain est entré dans un nouveau cercle d’endettement pour pallier aux effets de la crise économique et sanitaire de covid-19. D’autre part, le budget moyen alloué à la santé dans les lois de finances au cours des six dernières années n’a pas dépassé 14 milliards de dirhams par an (1 euro = 10,8 dirhams), alors que le service de la dette a atteint plus de 140 milliards de dirhams par an, soit plus de 10 fois le budget de la santé.
Cette crise diplomatique et migratoire, dans lesquelles la responsabilité historique et actuelle de l’Europe doit être dénoncée, se déroule dans un contexte d’exacerbation des problème sociaux qui ne sont que la conséquence directe de l’application des politiques des réformes économiques néolibérales. A ce titre, la crise actuelle ne pourra pas connaitre de résolution uniquement bilatérale. Ces évènements, tous comme ceux de 2005 ont mis en lumière la façon inhumaine et lâche dont l’Union européenne délègue la gestion de sa politique d’asile et d’immigration. Le Pacte européen sur la migration présenté en septembre 2020 par la Commission européenne ne peut pas fonctionner dans le cadre des relations de dépendance imposées au pays de la rive sud de la méditerrané via les accords de libres échanges et en s’appuyant sur le système de la dette.
Par ce communiqué nous tenons à exprimer toute notre solidarité aux personnes migrantes subsaharienne et marocaines qui subissent depuis tant d’années les conséquences d’une politique européenne migratoire meurtrière qui atteint aujourd’hui son paroxysme.
Alternatives proposées par le CADTM
La criminalisation des personnes migrantes n’éliminera pas l’immigration clandestine. Bien au contraire, ces approches conduisent à l’exacerbation de l’immigration clandestine et les décès catastrophiques qui l’accompagnent. Les jeunes africains, fuyant la mort, la pauvreté et la misère, continueront de prendre le risque de quitter leurs pays [5].
Le CADTM considère qu’il faut :
- Fermer les centres d’internement de personnes migrantes, qui sont de véritables prisons.
- En finir avec la criminalisation et les lois qui catégorisent des personnes migrantes comme des personnes « illégales » ; en finir également avec les distinctions moralisantes entre bon-ne-s migrant-es (ceux et celles ayant l’accès à l’asile, celles et ceux ayant accès au marché du travail) et mauvais-es migrant-es (« illégaux »).
- Mettre en place de véritables dispositifs d’accueil des personnes migrantes, qui garantissent l’accès aux services publics.
- Mettre en place de voies sûres (tant physiques que juridiques) pour que les personnes puissent migrer. Cela passerait aussi par le plein usage des installations consulaires et diplomatiques des pays concernés et l’abandon du système de gestion sous-traitée des « visas Schengen ».
- Défendre la libre circulation au sein de l’espace Schengen et au-delà.
- Dans les pays qui se situent aux frontières de l’Europe, en finir avec les dispositifs militaires tels que les murs et clôtures, les systèmes de surveillance, etc.
- Ne pas appliquer le règlement de Dublin, si les personnes migrantes souhaitent demander l’asile dans un pays qui n’est pas celui par où elles sont entrées dans l’Union européenne.
Il faut faciliter les cadres juridiques et administratifs nécessaires pour assurer la circulation des personnes dans des conditions sûres, afin que nous puissions faire de la migration un choix, pas une nécessité mortelle. Ni les politiques d’immigration ni l’aide au développement ne pourront compenser les populations africaines pour des siècles de pillage de leurs ressources naturelles et humaines, un pillage qui se solde par une immense dette écologique, et qui les a plongés dans le sous-développement et la violence, qui a leur tour entraînent déplacement forcé et demande d’asile. La richesse naturelle et humaine que le continent possède aujourd’hui est en mesure de garantir aux peuples d’Afrique un véritable développement, et une vie sûre qui ne les forcera pas à se déplacer, si ces peuples peuvent exercer leur souveraineté sur les richesses de leur pays. L’assurance d’une vie décente et sûre pour les peuples du continent est liée à leur contrôle sur la prise de décision, qui doit échapper aux politiques néolibérales et aux mécanismes néocoloniaux (Banque mondiale, Fonds monétaire international, Organisation mondiale du commerce). Ces alternatives seront forcément liées à l’instauration de régimes démocratiques, ainsi qu’au renforcement de l’auto-organisation de ces peuples contre leurs régimes actuels et pour leur souveraineté. La migration devra être une priorité dans leur lutte, puisque ses causes sont liées aux politiques néolibérales.
En plus, il faut nécessairement une politique de réparations vis-à-vis du pillage et de l’exploitation de richesses auquel les classes dominantes et les grandes entreprises des pays européens se sont livrés pendant des siècles.
Notes
[1] RFI, Maroc-Espagne : pourquoi cette arrivée soudaine et massive de migrants à Ceuta ?, 19 mai 2021,
https://www.rfi.fr/fr/afrique/20210519-maroc-espagne-pourquoi-cette-arriv%C3%A9e-soudaine-et-massive-de-migrants-%C3%A0-ceuta
[2] Nora El Qadim, La politique européenne d’immigration a donné au Maroc un grand pouvoir de négociation, sur Les enjeux internationaux, 19 mai 2021, https://www.franceculture.fr/emissions/les-enjeux-internationaux/enclave-ceuta
[3] Claire Rodier, Frontex, Plateforme européenne du business migratoire, AVP, n°81, avril 2021, file :///Users/anaiscarton/Desktop/avp_migrations-web-1.pdf
[4] ATTAC/CADTM Maroc, Non à l’utilisation de la pandémie de Coronavirus pour lus de dette et d’austérité, 12 avril 2020, https://www.cadtm.org/Non-a-l-utilisation-de-la-pandemie-de-Coronavirus-pour-plus-de-dette-et-d
[5] Cette partie finale du texte provient largement de ReCommonsEurope, « Mettre fin aux politiques migratoires inhumaines de l’Europe forteresse » publié le 23 avril 2020 https://www.cadtm.org/Mettre-fin-aux-politiques-migratoires-inhumaines-de-l-Europe-forteresse
Les politiques migratoires européennes vues du Maroc
27 mai par Lucile Daumas
Ceuta, avril 2020. Photo : Nicolas Vigier, Flickr
Douze kilomètres seulement séparent l’Afrique de l’Europe. Mais ces kilomètres ne se mesurent pas de la même façon, selon que l’on traverse le détroit de Gibraltar sur un bateau de ligne, en une ou trois heures, ou sur une barque ou un canot pneumatique. Le voyage peut alors durer plusieurs jours, ou même une éternité pour ceux qui ne parviennent jamais de l’autre côté. Pendant des années, Espagnols et Marocains ont étudié la possibilité de construire un pont ou un tunnel pour relier les deux rives du détroit et faciliter les échanges. Mais aujourd’hui ce sont des grilles et des murs qui sont érigés pour empêcher la sortie du Maroc par Ceuta et Melilla et boucler ainsi le continent africain tout entier. Parallèlement, l’Union européenne délivre au compte-gouttes les visas aux ressortissants marocains, et le Maroc érige à son tour des murs rendant ses frontières de plus en plus infranchissables, tant au Nord qu’à l’Est, sa frontière Sud étant un champ de mines, très difficile à franchir.
- La mort plutôt que l’humiliation
- Le Maroc, fin du trajet pour les migrantes et migrants d’Afrique noire ?
- Coopération, sous-traitance et marchandages
- La migration circulaire : l’exemple des travailleuses de la fraise
Le détroit de Gibraltar est l’une des failles les plus profondes au monde en matière d’écarts de revenus et de niveaux de vie : en 2017, le PIB par habitant atteignait 41 191 euros en moyenne pour l’ensemble des pays de l’Union européenne et seulement 3 830 pour les pays d’Afrique subsaharienne. En outre, le PIB ne rend pas compte des inégalités qui existent en Europe, ni d’ailleurs sur le continent africain où les inégalités sont encore plus profondes.
Les difficultés de la vie quotidienne, le chômage, la pauvreté liés au pillage néocolonial, expliquent en partie l’exode de nombreux citoyens africains, de plus en plus jeunes, vers les pays du Nord. Mais il existe bien d’autres facteurs, tout aussi importants, pour expliquer ce phénomène.
La mort plutôt que l’humiliation
Ce slogan était repris par les Rifaines et les Rifains lors des mobilisations qui ont commencé en octobre 2016, après la mort d’un poissonnier, broyé dans une benne à ordures, et se sont rapidement étendues à tout le Rif, en un mouvement de protestation connu sous le nom de Hirak. Il faisait écho aux revendications unanimes de liberté et de dignité des peuples arabes lors des soulèvements de 2011. Le manque de liberté, de démocratie, l’état de siège de facto imposé à la région, l’absence de perspectives ont été pour beaucoup dans l’émigration massive de jeunes Rifains. On peut voir des vidéos où ils scandent les slogans de leurs manifestations, à bord de canots navigant en pleine Méditerranée [1]. Que faire d’autre après la répression sauvage qui a tué leur lutte, anéantissant en même temps tous leurs espoirs [2] ?
Espagnols et Marocains ont étudié la possibilité de construire un pont pour relier les deux rives du détroit de Gibraltar et faciliter les échanges. Mais aujourd’hui ce sont des grilles et des murs qui sont érigés pour empêcher la sortie du Maroc
Mais pour comprendre le désespoir de la jeunesse marocaine, il faut resituer ces manifestations dans le contexte qui a prévalu après l’échec des manifestations de 2011. Les soulèvements qu’ont connus certains pays arabes en 2011, au Maroc comme ailleurs, avaient éveillé l’enthousiasme, mais le régime, avec la complicité de la presque totalité des partis politiques, est parvenu à désactiver le mouvement, ce qui a engendré un fort sentiment de frustration parmi les jeunes Marocains. Depuis lors, la répression des activités politiques et culturelles un tant soit peu contestataires, c’est-à-dire qui n’entrent pas dans la ligne des politiques gouvernementales, rend le pays irrespirable. Des associations sont interdites et réprimées, ainsi que d’innombrables rassemblements et manifestations. Des journalistes, des blogueurs sont mis en prison et condamnés à de lourdes peines. Dans cette cocotte-minute, pour beaucoup, l’émigration constitue la seule soupape de sécurité. Après 2016 notamment, l’émigration a augmenté de façon exponentielle (1 310 migrant·es marocain·es sont arrivé·es en Espagne en 2016, iels étaient 10 816 en 2018).
Par ailleurs, si dans les décennies post-indépendance, un grand nombre de jeunes allaient étudier dans les universités européennes, françaises surtout, cette possibilité s’est considérablement amenuisée. Les universités n’accueillent pratiquement plus que des doctorant·es et les critères deviennent de plus en plus élitistes, tant au niveau scolaire que financier. La décision du gouvernement d’appliquer des tarifs onéreux à l’inscription dans les universités pour les étudiant·es étranger·es avait soulevé en 2019 une levée de boucliers et une fronde dans plusieurs universités, mais elle n’en est pas moins appliquée dès la rentrée 2020.
Le Maroc, fin du trajet pour les migrantes et migrants d’Afrique noire ?
Un nombre important de migrant·es provenant d’autres régions du monde, Afghanistan, Syrie et Afrique du Sud du Sahara, transitent également par le Maroc, pour essayer de rejoindre l’Europe. Ils se regroupent au nord du Maroc, dans les villes ou les forêts, dans certains quartiers de Casablanca, Rabat ou Fès, qu’ils appellent eux-mêmes les ghettos, attendant une occasion de pouvoir traverser le détroit. C’est l’obsession quotidienne, ils ne voient le Maroc que comme un lieu de passage. Ce rêve du passage a un nom, Boza, le cri de victoire qu’ils entonnent lorsqu’ils parviennent en terre européenne [3].
Ils ne savent pas pour la plupart, ou ne veulent pas savoir, que ce n’est là qu’une étape de cette course d’obstacles que représente leurs itinéraires de migration, que les attendent encore refoulements et expulsions, centres de détention, passages risqués d’autres frontières pour tous ceux qui ne resteront pas en Espagne et de longues attentes devant les sièges d’un nombre incalculable d’administrations, au bout desquelles seul un petit nombre se verra délivrer la carte de séjour tant désirée.
Certains se découragent. Ils ont essayé plusieurs fois de passer le détroit, se sont vus refoulés par les garde-côtes vers le Maroc, ont laissé une jambe, un bras sur les barbelés et à chaque fois tout l’argent qu’ils avaient péniblement pu réunir. Ils sont pourtant relativement peu nombreux à envisager un retour au pays. Ils ont fui la violence de l’État, les conflits interethniques, les violences de genre, la misère, un système d’enseignement peu performant, l’absence de perspectives, et rien n’a changé pendant qu’ils étaient sur les routes. De surcroît, il n’est pas facile de rentrer les poches vides. Toute la famille attend la manne de l’émigré. Beaucoup voient le Maroc, malgré le fait qu’ils y vivent dans des taudis indignes, comme un pays plus développé que leurs pays d’origine et certains envisagent d’y rester, de façon provisoire ou définitive. L’annonce du gouvernement marocain, en 2014 puis en 2016, d’une opération exceptionnelle de régularisation des migrantes et de migrants a donné plus de crédibilité à cette option et quelques 50 000 migrants ont été régularisés (toutes origines et nationalités confondues). Mais l’opération est aujourd’hui gelée et ceux qui ont présenté des recours n’ont pas reçu de réponse. Depuis, le gouvernement multiplie les rafles et les déportations de migrants.
Coopération, sous-traitance et marchandages
Un nombre important de migrants provenant d’autres régions du monde transitent également par le Maroc. Ils ne voient ce pays que comme un lieu de passage. Ce rêve du passage a un nom, “Boza”, le cri de victoire qu’ils entonnent lorsqu’ils parviennent en terre européenne
À partir de 1995, avec le lancement du processus de Barcelone et du Partenariat euro-méditerranéen, l’UE a exercé une forte pression sur les pays de la rive sud pour qu’ils prennent en charge la sous-traitance du contrôle des frontières. Et à partir de 2006, date du premier Sommet euro-africain sur la migration, tenu à Rabat, cette injonction est étendue à bon nombre de pays du continent africain.
Dans ce dispositif, le Maroc a un rôle central. C‘est le pays le plus proche des côtes européennes, par où transite une part importante des migrants. Les routes migratoires par la Libye et la Méditerranée centrale sont aujourd’hui bien moins fréquentées et se sont déplacées vers l’ouest, depuis le Maroc ou le Sénégal, vers les côtes espagnoles ou, de plus en plus fréquemment, les îles Canaries. Une nouvelle route, plus dangereuse encore, s’ouvre vers le Portugal. Mais si le Maroc accepte de jouer le rôle de gendarme aux frontières de l’Europe, cette question n’en fait pas moins l’objet de tractations permanentes entre les deux parties, et de contreparties en espèces sonnantes et trébuchantes. Le Maroc partage avec l’Europe une vision sécuritaire de la migration. Il a accepté que l’Espagne érige des clôtures extrêmement dangereuses pour les migrants qui tentent de les escalader et des systèmes de surveillance de haute technologie. Pire, il érige à son tour d’autres dispositifs de clôture aux mêmes frontières, alors qu’il revendique sa souveraineté sur les territoires de Ceuta et Melilla. Il a mis en place un système de surveillance très dense le long de la côte méditerranéenne, à l’efficacité relative, car il est très perméable à toutes sortes de mafias et à la corruption.
La question de la réadmission des migrants en situation irrégulière est un autre point des tractations entre d’une part l’UE et le Maroc, d’autre part les autres pays africains. Le Maroc a signé des accords bilatéraux avec la France et l’Espagne notamment, mais il refuse à ce jour de signer un accord global avec l’ensemble des pays européens qui l’obligerait à récupérer sur son sol, non seulement ses concitoyens en situation irrégulière, mais aussi tous ceux des pays tiers qui seraient supposés avoir transité par le Maroc. Les pressions de l’UE sont énormes et elle n’hésite pas à exercer un chantage aux visas en échange de cette signature. En attendant, les possibilités d’accéder à ce sésame s’amenuisent encore, ce qui provoque la colère des Marocains.
La migration circulaire : l’exemple des travailleuses de la fraise
Pourtant l’Europe continue à avoir besoin de main d’œuvre dans différents secteurs d’activité. Il s’agit de recruter une main-d’œuvre temporaire, par le biais d’accords passés directement de gouvernement à gouvernement. Prenons le cas des travailleuses marocaines qui vont cueillir les fraises dans la région de Huelva, depuis 2007. Ce sont les autorités marocaines qui les recrutent directement, selon des modalités défiant le droit du travail tant marocain qu’espagnol ou international. Seules les femmes sont recrutées, elles doivent avoir entre 25 et 40 ans, être mariées et mères d’enfants mineurs. Elles ne savent pas combien elles vont gagner, ni combien d’heures de travail elles vont effectuer, et elles ne peuvent pas choisir le lieu de leur travail. Elles partent, elles travaillent et elles reviennent. Pour le dire autrement, on les loue, on s’en sert et on les jette. Certaines d’entre elles ont osé porter plainte contre le harcèlement sexuel et les viols qu’elles avaient subis sur leur lieu de travail. La réponse du tribunal, qui les a déboutées, laisse sans voix : elles auraient tout inventé pour pouvoir rester sur le territoire espagnol le temps du procès !
Ainsi, les politiques migratoires de l’UE entrainent de nombreuses violations des droits humains et se conjuguent avec la sous-traitance du contrôle de ses frontières par ses partenaires du Sud, sur la base de l’axiome, loin d’être démontré, que l’Europe serait envahie par les migrants, ce qui mettrait en péril sa sécurité.
La conséquence qui, elle, est palpable, c’est qu’elles renforcent les thèses racistes et xénophobes de l’extrême droite et l’exploitation et la précarisation des travailleurs. Le Maroc, qui résiste pourtant à certaines pressions européennes, ne semble pas avoir de problème à obéir aux injonctions qu’il reçoit, au détriment de sa propre population et de celle de ses voisins du Sud.
Ce faisant, les morts se multiplient en Méditerranée, comme si ce n’était la faute de personne, et les jeunes Africains ont bien du mal à comprendre pourquoi il leur faut souffrir autant, alors que l’Europe continue à faire main basse sur leurs richesses et à étouffer leurs pays dans l’étau du système de la dette.
Article extrait du magazine AVP – Les autres voix de la planète, « Dettes & migrations : Divisions internationales au service du capital » paru en mai 2021. Magazine disponible en consultation gratuite, à l’achat et en formule d’abonnement.
Notes
[1] Bladi.net, « Graciés par Mohammed VI, des jeunes rejoignent clandestinement l’Espagne », https://www.bladi.net/graciers-roi-maroc-migrants-clandestins,52904.html
[2] Sur la répression, voir : http://www.amnesty.ma/Doc/Rapport_Annuel_2018.pdf.
[3] On peut l’entendre sur cette vidéo (mn 1.00 à 1.18) : https://www.lavozdegalicia.es/noticia/espana/2018/07/26/400- inmigrantes-en-tran-ceuta-tras-salto-masivo-valla/00031532595898436176249.htm