Au cœur de l’impunité : les techniques policières d’interpellation

Texte publié dans le cadre du groupe de travail mandaté par les Bruxelles Panthères autour des violences policières.[1] 

Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale des Nations Unies vient une nouvelle fois, le vendredi 30 avril 2021 dernier, de rappeler sa “préoccupation” face aux crimes et violences policières racistes en Belgique : “le comité se dit préoccupé par les allégations de décès en détention ou à la suite d’une intervention policière ainsi que de mauvais traitements infligés à des personnes issues de minorités ethniques, des migrants ou des demandeurs d’asile (…) Le comité  s’étonne enfin de l’absence de condamnation pour des faits de racisme à charge de policiers ».

En Belgique les affaires judiciaires suites aux plaintes déposées par des familles de victimes pour des crimes policiers racistes s’accumulent. Pourtant, les condamnations de policiers pour des faits de violences, même et y compris en cas de meurtre, sont extrêmement rares. Les « non-lieux » se succèdent, laissant les familles de victimes endeuillées, sans justice ni réparation. D’après les chiffres du comité P (2013-2017), 68 % des policiers inculpés pour des faits de violences policières ont bénéficié d’un non-lieu, 20 % ont été acquittés et 6 % ont bénéficié d’une suspension du prononcé. Ce qui veut dire que 9 policiers sur 10 ressortent blanchis par la justice des crimes et délits qu’ils ont commis. Même les très rares policiers qui seraient malgré tout condamnés à du sursis des suites d’une procédure judiciaire, comme l’a été en première instance le policier qui a tué Mawda, bénéficient en réalité d’une sorte de non-lieu de fait dans la mesure où malgré une marque criminelle dans leur casier judiciaire, ils continuent à pouvoir exercer leur fonction de policier en toute impunité[1].

On a alors l’impression que c’est la justice qui fonctionne pour soutenir l’impunité des crimes et violences policières racistes. Or, il est possible qu’il faille inverser le problème : il se pourrait que ce soit les pratiques policières elles-mêmes qui instaurent un “droit de capture”. Il se pourrait, en effet, que ce soit les violences policières qui créent ce sur quoi elles s’exercent. Si les non-lieux formulés par la justice constituent la marque de l’impunité des crimes policiers racistes, il faudrait alors se demander dans quelle mesure celle-ci trouve sa modalité d’exécution dans les pratiques policières elles-mêmes.

 

Des vies fauchées par la police

 

Le 9 mai 2017, Sabrina Elbakkali et Ouassim Toumiont sont pris en chasse par la police de Bruxelles-Capitale/Ixelles sur l’avenue Louise. Un véhicule de la brigade canine s’est alors volontairement mis en travers de la route pour percuter la moto. Ouassim, 24 ans, est mort sur le coup, Sabrina, âgée de 20 ans, est décédée des suites de ses blessures après avoir été transportée en ambulance.

Le 20 août 2019, Mehdi Boudha pris en chasse par la police est mort percuté vers 23h45 par une voiture de la de la Brigade Anti-Agression (BAA) de la police de Bruxelles-Capitale/Ixelles à la hauteur de la Galerie Ravenstein (Sudinfo, 22 Août 2019). La famille n’a été mise au courant que le lendemain. On les a simplement avertis que « Mehdi avait été impliqué dans un accident de voiture et il y a des victimes ».

Le 10 avril 2020, durant le premier confinement, vers 21H, une patrouille de la zone de police Bruxelles-Midi prend en chasse deux jeunes en scooter sur la place du Conseil à Anderlecht. Adil Charrot prend alors la direction de la station de métro Clémenceau pour atteindre le parking des Abattoirs. La police doit contourner et appelle des renforts. Adil reprend ensuite la chaussée à la hauteur de la station de métro Delacroix, quai de l’Industrie. Une voiture de police venue en sens inverse a alors fauché le scooter. Un témoin qui se trouvait de l’autre côté du canal, assis derrière sa fenêtre, affirme également que la voiture noire qui venait en sens inverse a ralenti et a changé de direction pour percuter Adil. Le deuxième jeune poursuivi ce même soir a quant à lui entendu les policiers affirmer par talkie walkie: « on l’a eu, on l’a percuté ! » (De Morgen, 18.04.20).

En 2014, Soulaïmane Jamili, un garçon de 15 ans, pris en chasse par la police, est mort percuté par une rame de métro à la station Osseghem. En mai 2018, la petite Mawda est morte d’une balle dans la tête tirée par un policier à la hauteur de Mons. La camionnette dans laquelle elle se trouvait avec ses parents et d’autres migrants kurdes irakiens qui tentaient de rejoindre l’Angleterre a été prise en chasse par la police des autoroutes. De nombreux autres (trans)migrants sont également morts dans de telles circonstances sur les autoroutes belges, après avoir été gazés par la police et contraints de fuir en traversant l’autoroute, écrasés par un bus, retrouvés dans le canal, poursuivis par la police, renversés par une voiture, tués sur un parking, écrasés par un train, etc.[2] Comme combien d’autres ? Combien d’autres vies ont ainsi été prises en chasse par la police et fauchées à l’issue d’une course poursuite ?

 

Les personnes assassinées par la police ne sont plus là pour témoigner. Cette dernière peut alors réécrire le scénario de façon à effacer les traces du crime : le récit des meurtres est écrit par les chasseurs et il est alors très difficile pour les familles de victimes, les avocats et les comités de soutien d’en défaire la mythomanie. Lorsque la police prend en chasse, les personnes poursuivies se retrouvent automatiquement en situation de “délit de fuite”. Ce qui est premier n’est pas la fuite des victimes mais bien la prise en chasse des policiers. Dans un tel contexte d’impunité, certains policiers plus zélés ou simplement fachos profitent de ces « courses » pour percuter volontairement les jeunes pris en chasse : un coup de volant, un coup de frein, un coup de pare-chocs. Le rapport des forces est marqué par la disproportion : voiture contre mobylette, voiture contre un homme à pied, la fin est presque toujours tragique. Les voitures de police sont ainsi transformées en arme par destination. Cette technique morbide a un nom : le « parechocage ».

 

Le “parechocage” : transformer des meurtres policiers en accidents

 

Si on peut parler de véritables opérations de prise en chasse, c’est dans la mesure où le « parechocage » peut être considéré comme une technique de capture. Pourtant, les courses-poursuites avec cette méthode d’intervention sont considérées comme des techniques policières efficaces, normalisées et banalisées (Nicholas Kumba, « RÉPERTOIRE DES VIOLENCES POLICIÈRES », ZIN TV). Le parechocage, devenu une pratique courante dans les quartiers populaires, “consiste à tenter d’immobiliser les véhicules, le plus souvent des deux roues, au moyen de la voiture de police, soit en les serrant contre le bord de la route, soit en les percutant.”(Collectif Angles Morts, Vengeance d’Etat, Syllepse, 2011). Or cette technique criminelle (encore) régulièrement utilisée ne sert pas seulement à « intercepter » les jeunes, elle est également utilisée pour transformer des tentatives d’assassinats en accidents.

 

Dans les groupes privés de policiers où abondent les messages racistes ainsi que les appels à la haine, où les jeunes issus de l’immigration post-coloniale sont qualifiés d’« ordures », de « rats » ou de « vermines », ces techniques sont explicitement promues pour leurs conséquences meurtrières (cf. groupe Facebook fermé destiné aux officiers de police, « Thin Blue Line Begium »[3]). Sur ces groupes privés se transmettent des techniques d’interception “qui ne figurent pas dans les manuels de formation” et qui permettent de couvrir les violences racistes et les tentatives d’assassinats comme la technique du “placage ventral” ou de la “saisie à la gorge” ou encore le fait de « pousser les personnes arrêtées dans le véhicule de police de sorte qu’elles se tapent la tête contre la carrosserie ». D’autres messages appellent directement à la « noyade » dans le canal.[4]

 

Les jeunes noirs et arabes se trouvent ainsi broyés par cette machine policière qui use et abuse de l’usage « légitime » de la violence pour s’adonner à ses basses œuvres de ratonnades et de lynchages. Lorsqu’ils tentent d’échapper à ces pratiques tentaculaires, ces jeunes se trouvent alors en infraction, en « délit de fuite » et peuvent être interceptés avec une violence redoublée parce qu’ils sont mis en situation de se soustraire à la puissance publique. La police qualifiera ensuite en « violence proportionnée » en réaction à une « rébellion », ce qui n’est rien d’autre qu’un assassinat. L’existence de ces infractions pénales permettent alors de faire endosser la responsabilité de leur propre mort aux victimes assassinées par la police. Que le scooter d’Adil ait été frappé de plein fouet par une voiture de police en sens inverse devient alors un fait secondaire permettant de rabattre un assassinat sur un accident de circulation. L’avocat de la police, Sven Mary, ayant poussé le vice jusqu’à porter plainte, post-mortem, contre Adil pour « délit de fuite » afin précisément de couvrir l’acte criminel de son client. Les chambres du conseil confirmeront ensuite les comptes rendus policiers en estimant qu’il n’y a pas lieu de poursuivre. Même lorsqu’une vidéo montre en direct un acte de lynchage, comme dans le cas de Lamine Bangoura, la justice prononce le non-lieu pour les 8 policiers inculpés

 

 Continuer la lutte politique, occuper le terrain judiciaire

 

Les débats, commissions, assises et propositions de lois se sont accumulées depuis le rassemblement historique Black Lives Matter du 7 juin 2020 mais bien loin de diminuer la pression policière dans les quartiers populaires, comme à Cureghem (Anderlecht), nous assistons plutôt à une “contre révolution colonial” comme le dit Sadri Khiari, c’est-à-dire à une intensification des tensions policières racistes. Si certains territoires sont déclarés par certaines franges de la bourgeoisie comme des « zones constitutionnelles », c’est-à-dire comme au bois de la Cambre des territoires qui affirment leur volonté de ne plus respecter les règles sanitaires, les quartiers populaires eux vivent un état d’exception policier permanent depuis des temps immémoriaux (le plan Canal étant l’un des récents dispositifs qui en attestent). Alors que la police a laissé le carnaval « sauvage » de Saint-Gilles déambuler jusqu’à Anderlecht, comme l’année dernière, au même moment, dans le quartier Versailles à Neder-Over-Heembeek un bataillon de plus de 30 policiers a quadrillé l’espace de jeu des jeunes de la cité, les poursuivant jusque devant leur porte, avec passages à tabac en règles en toute impunité.

 

Un travail à la fois juridique et politique de transformation du droit pénal à partir de l’ensemble des cas de jeunes noirs et arabes assassinés par la police pourrait être produit pour inscrire le mobile raciste comme cause de ces mises à mort. La loi Moureaux “tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie” aura 40 ans en juillet. Il est peut-être temps d’amorcer des réformes sérieuses. Pour celles.ceux qui souhaitent trouver une définition opératoire du racisme pour amorcer ce travail, ils.elles peuvent la trouver dans le communiqué du Comité Justice pour Lamine du 21 mars 2021 : « la surexposition à la mort dans des dispositifs d’Etat et l’indifférence face à ces morts » (cf. Ruth Gilmoore)

 

Même si le fait d’éviter un contrôle d’identité ne peut être considéré comme un délit, les techniques criminelles d’intervention policière (course-poursuite, morts par balle, parechocage, clef d’étranglement, placage ventral, etc.) font en sorte que les victimes des violences policières racistes n’ont tout simplement pas les moyens de s’y soustraire.

 

Il est dès lors crucial de poser toutes les questions sur les circonstances des différents meurtres policiers publiquement, au-delà des réquisitoires de « non-lieux » formulés par les parquet et suivis par les chambres du conseil et des mises en accusation de ce pays, notamment via des devoirs d’enquête complémentaire, des contre-enquêtes, des documentaires, des conférences, des articles, des analyses, des interpellations, des commissions d’enquête parlementaire, des rassemblements et des marches, etc. pour qu’il y ait des procès publics, pour que les policiers aient à rendre compte de leurs actes et pour questionner, comme cela a été le cas à la suite de l’assassinat de Semira Adamu (la technique du « coussin » ayant été abolie), le contrôle d’identité ainsi que les techniques policières des courses-poursuites, du parechocage, de la clef d’étranglement et du placage ventral aux conséquences mortelles.

 

 Au bout de 4 ans, l’enquête menée dans le cadre de l’assassinat de Ouassim et Sabrina prend enfin fin. La chambre du conseil devra statuer ce jeudi 3 juin 2021 du renvoi ou non de l’affaire devant le tribunal correctionnel. Il est important que nous soyons tous présents aux côtés des familles de Ouassim et de Sabrina dès 8H30 devant le Palais de justice de Bruxelles. 

 

Martin Vander Elst (anthropologue, aspirant FNRS, UCLouvain)

[1]  En Belgique, deux grands groupes sont particulièrement vulnérables face à la police. Il s’agit des Noirs et des Arabes. Nous avons voulu aborder de façon spécifique les actions visant à combattre le racisme dont ces groupes sont victimes.

Ce constat lucide justifie à lui seul la mise en place d’un groupe de réflexion pouvant nourrir nos actions contre le racisme d’Etat.

Afin de nourrir notre réflexion, il y a quelques semaines, Bruxelles Panthères a initié la création d’un groupe de travail sur le racisme d’Etat et les violences policières ayant pour but de créer un espace où se réunir, échanger des idées, collaborer, dialoguer et travailler collectivement sur ces deux thématiques et formuler des recommandations.

Il a été créé en réponse aux manifestations généralisées à travers l’Europe et l’Amérique du Nord contre les cas de violences policières qui se multiplient, la plupart en toute impunité. L’impunité dont jouissent les agents de police ayant perpétré un homicide crée un cercle vicieux meurtrier. L’urgence d’agir s’est donc immédiatement imposée.

Depuis, le groupe de travail s’est déjà réuni plusieurs fois, et il continuera de le faire dans les semaines qui viennent afin de soumettre ses textes et recommandations.

Dès ses discussions préliminaires, le groupe de travail s’est entendu sur un point : il faut lutter contre le racisme d’Etat et plus particulièrement contre les violences racistes de la police.

Le mandat du groupe de travail comprendra ce qui suit :

  • Présenter des textes et recommandations à Bruxelles Panthères ;
  • Cerner les problèmes liés au racisme d’Etat et plus particulièrement aux violences racistes de la police en Belgique ;
  • Examiner des pistes d’innovation susceptibles d’améliorer et de faciliter l’atteinte de nos objectifs stratégiques.

Ce sera aussi l’occasion pour nous d’élargir notre portée et de rendre nos travaux de recherche accessibles à de nouveaux secteurs, communautés, publics et collaborateurs.

Dans les prochaines semaines, le groupe de travail devrait inclure plus de personnes victimes de violences policières ou ayant des relations de longue date avec la police et le système judiciaire.

Nous vous tiendrons régulièrement au courant de nos progrès et vous aviserons des nouveaux jalons atteints par le groupe de travail sur cette page.

Ce groupe de travail mandaté est composé de Véronique Clette Gakuba, Khadija Senhadji, Anas Amara, David Jamar, Marianne Van Leeuw Koplewicz, Rachida El Baghdadi, Martin Vander Elst, Mouhad Reghif et Nordine Saidi.

 

[1] Cette impunité policière est également dénoncée en interne. Il faut rappeler que les syndicats de police (SNPS, SLPF et la CSC) se sont opposés à l’extension du cadre Medusa de chasse aux migrants, en mars 2016 (préavis de grève en front commun). La CGSP Police a quant à elle dénoncé publiquement des actes de violences policières contre les 86 mineurs arrêtés lors d’une manifestation à la gare centrale et torturés dans les casernes d’Etterbeek. Le policier Eric Claessens a fait une grève de la faim contre l’impunité à l’intérieur de la police : “le mec qui m’a donné l’ordre illégale de patrouiller sans arme à Jumet, c’est le même qui a été soupçonné de coalition de fonctionnaire dans l’affaire Mawda. Les mecs qui m’ont envoyé 13 mois à Jumet à rien foutre en civil dans un bureau sans ordinateur, ce sont les mêmes qui ont caché pendant deux ans à la justice que Monsieur Chovanec était mort” (Moustique).

[2] https://www.gettingthevoiceout.org/morts-a-nos-frontieres-391-en-plus-24102019/ Depuis le 24 octobre 2019 plus personne ne tient le compte des migrants morts sur les routes belges.

[3] Plus de 6 700 policiers sont membres de ce groupe.

[4] Malgré la gravité des propos tenus par des policiers et révélés par le site apach.be, Unia affirme ne pouvoir évaluer la teneur de ces commentaires publiés car il n’a pas lui-même mené d’enquête sur le groupe Facebook.

 

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