Responsabilités de la Belgique dans l’exploitation du peuple congolais

Réponse à la lettre de Philippe, roi des Belges, sur les responsabilités de la Belgique dans l’exploitation du peuple congolais

2 juillet par Eric Toussaint

 

Statue de Léopold II (CC – Wikimedia)

Le 30 juin 2020, à l’occasion du soixantième anniversaire de l’indépendance du Congo, la nouvelle a fait le tour de la planète : Philippe, roi des Belges, a exprimé dans une lettre adressée au chef de l’État et au peuple congolais des regrets pour le passé colonial et en particulier pour la période pendant laquelle Léopold II possédait personnellement le Congo (1885-1908)

Sommaire

  • Léopold II et le Congo
  • La conférence de Berlin de 1885 et la création de l’État indépendant du Congo
  • Le modèle javanais appliqué par la Belgique de Léopold II au Congo
  • La campagne internationale contre les crimes de la Belgique de Léopold II au (…)
  • Léopold II, Roi des Belges est responsable de « crimes contre l’humanité » commis de manière (…)
  • La période coloniale pendant laquelle la Belgique a pris possession du Congo (…)
  • Avec la complicité de la Banque mondiale, la Belgique a forcé le peuple congolais a remboursé (…)
  • Le soutien de la Belgique à la dictature de Mobutu
  • Les grandes entreprises privées belges ont systématiquement pu tirer avantage des relations de (…)
  • Après la fin de son mandat au FMI et à la Banque mondiale
  • L’attitude de la Belgique après la chute de Mobutu
  • Quelle solution a été apportée pour régler le problème de la dette congolaise (…)
  • Comment était conçu le financement de l’opération ?
  • Le leurre de l’initiative PPTE
  • Propositions et conclusions

Voici le passage principal de cette lettre : « A l’époque de l’État indépendant du Congo, des actes de violence et de cruauté ont été commis, qui pèsent encore sur notre mémoire collective. La période coloniale qui a suivi a également causé des souffrances et des humiliations. Je tiens à exprimer mes plus profonds regrets pour ces blessures du passé dont la douleur est aujourd’hui ravivée par les discriminations encore trop présentes dans nos sociétés. Je continuerai à combattre toutes les formes de racisme. » (voir https://plus.lesoir.be/310315/article/2020-06-30/le-roi-reconnait-les-actes-de-cruaute-commis-au-congo-sous-leopold-ii )

Cette déclaration est totalement insuffisante car elle ne désigne pas explicitement de coupables, le roi Léopold II n’est même pas mentionné. Philippe ne présente pas des excuses et ne propose pas que la famille royale et / ou l’État belge versent des réparations

Cette intervention du Roi des Belges est un des résultats de l’immense mouvement international de prise de conscience et de mobilisation qui a marqué la fin du mois de mai et tout le mois de juin 2020 depuis l’assassinat de George Floyd par la police aux États-Unis.

Cette déclaration est totalement insuffisante car elle ne désigne pas explicitement de coupables, le roi Léopold II n’est même pas mentionné. Philippe ne présente pas des excuses et ne propose pas que la famille royale et / ou l’État belge versent des réparations. Il n’est pas question de rétrocéder non plus les biens volés au peuple congolais du temps de la domination de Léopold II sur le Congo et du temps de la période coloniale pendant laquelle le Congo a fait partie de la Belgique (1908-1960). Une partie de ces biens se trouvent au Musée de Tervuren ou dans des collections privées. Philippe ne propose pas de déboulonner des statues de colonisateurs et autres symboles de l’époque coloniale dans l’espace public belge ou tout au moins de les accompagner de plaques expliquant publiquement les horreurs de la période coloniale.

Je voudrais ici rappeler quelques moments-clés des relations entre la Belgique et le Congo pour montrer l’ampleur des responsabilités qui incombent aux autorités belges.

Je ne prétends pas du tout faire un bilan complet et je vais me concentrer principalement sur les domaines que je connais le mieux, notamment celui relatif aux dettes illégitimes et odieuses.

 Léopold II et le Congo

Léopold II envisage de coloniser une partie de l’Argentine, puis il se tourne vers les Philippines et il en demande le prix aux Espagnols. Ce prix est trop élevé, il ne peut pas le payer. Finalement, il jette son dévolu sur l’immense bassin du fleuve Congo. Pour ce faire, il utilisera la ruse afin de ne pas entrer en conflit avec les grandes puissances européennes qui sont déjà, elles, d’importantes puissances coloniales et qui auraient les moyens de réduire à néant les ambitions coloniales de la Belgique, venue tardivement réclamer sa part du gâteau.

A partir de 1865, quand Léopold II accède au trône, il entreprend de nombreuses initiatives pour doter la Belgique d’une colonie.

Par exemple, en 1876, il organise au palais royal une conférence géographique internationale. Selon lui, l’objectif – et c’est cohérent par rapport au prétexte qui était utilisé à l’époque – est : « Ouvrir à la civilisation la seule partie de notre globe où elle n’ait point encore pénétré, percer les ténèbres qui enveloppent des populations entières, c’est, j’ose le dire, une croisade digne de ce siècle de progrès. (…) Il m’a paru que la Belgique, État central et neutre, serait un terrain bien choisi pour une telle réunion. (…) Ai-je besoin de vous dire qu’en vous conviant à Bruxelles, je n’ai pas été guidé par des vues égoïstes ? Non, Messieurs, si la Belgique est petite, elle est heureuse et satisfaite de son sort ; je n’ai d’autre ambition que de la bien servir. ». Et il explique qu’avec cette société internationale de géographie où il a convoqué une série de grands explorateurs, il s’agira de construire des routes à ouvrir successivement vers l’intérieur et des stations hospitalières, scientifiques et pacificatrices qui constitueront autant de moyens d’abolir l’esclavage, d’établir la concorde entre les chefs, de leur procurer des arbitres justes, désintéressés. Cela, c’est le discours officiel.

Très peu de temps après, il embauche l’explorateur Stanley qui venait de traverser l’Afrique d’est en ouest en suivant le fleuve Congo jusqu’à son embouchure.

 La conférence de Berlin de 1885 et la création de l’État indépendant du Congo

En 1885, après de multiples manœuvres diplomatiques, Léopold II obtient à Berlin l’autorisation de créer un État indépendant du Congo. Le chancelier de l’Empire allemand, Otto von Bismarck dit en clôture de la conférence de Berlin en février 1885 : « Le nouvel État du Congo est destiné à être un des plus importants exécutants de l’œuvre que nous entendons accomplir, et j’exprime mes meilleurs vœux pour son développement rapide et pour la réalisation des nobles desseins de son illustre créateur. »

Dès le moment où, en 1885, Léopold II peut créer de toutes pièces l’État indépendant du Congo qui est SON État personnel, il prend un premier décret fondamental : toutes les terres considérées vacantes deviennent propriété de l’État

Parallèlement à ses discours dans les grandes conférences, Léopold II tient un autre type de propos dans les documents qu’il envoie à ceux qu’il délègue auprès de l’État indépendant du Congo pour le mettre en valeur, ou les déclarations qu’il fait à la presse. Par exemple, le 11 décembre 1906, paraît une interview au journal new-yorkais Publisher’s Press où il dit – je le cite et ayons à l’esprit que nous sommes en 1906, plus de vingt ans après la conférence de Berlin : « Quand on traite une race composée de cannibales depuis des milliers d’années, il est nécessaire d’utiliser des méthodes qui secoueront au mieux leur paresse et leur feront comprendre l’aspect sain du travail ».

Dès le moment où, en 1885, Léopold II peut créer de toutes pièces l’État indépendant du Congo qui est SON État personnel, il prend un premier décret fondamental : toutes les terres considérées vacantes deviennent propriété de l’État. Il s’approprie les terres alors que l’objectif de l’État indépendant du Congo était de permettre aux chefs congolais de s’entendre et de se défendre par rapport aux Arabes qui les réduisaient en esclavage. En réalité, il passe une série de traités, via Stanley, avec une série de chefs coutumiers du Congo, par lesquels ces chefs coutumiers transfèrent la propriété des terres de leurs villages ou de leurs domaines au chef de l’État indépendant du Congo, Léopold II. Les autres terres, un immense territoire, sont déclarées vacantes et deviennent donc aussi la propriété de l’État indépendant du Congo.

Exécution d’esclaves congolais à Bakuti, Congo (CC – Wikimedia, Source : The Congo and the founding of its free state ; a story of work and exploration (1885), Henry Morton Stanley)

 Le modèle javanais appliqué par la Belgique de Léopold II au Congo

C’est alors que Léopold II applique le modèle de l’exploitation hollandaise de Java : il exploite systématiquement la population qu’il réussit à dominer notamment par la création de la Force publique, en exigeant de cette population qu’elle récolte du latex (du caoutchouc naturel), des défenses d’éléphants, et qu’elle fournisse la nourriture nécessaire aux besoins des colons. Le roi s’octroie un monopole sur à peu près toutes les activités et les richesses du Congo. Son modèle implique une récolte maximale des richesses naturelles du Congo par des moyens qui n’ont rien à voir avec des méthodes directement modernes de production industrielle. Non, il s’agit de forcer la population congolaise à récolter le latex pour ramener obligatoirement une certaine quantité par tête, à chasser pour ramener d’énormes quantités de défenses d’éléphants. Léopold II entretient une force coloniale dotée d’une armée principalement composée de Congolais et commandée entièrement par des Belges, pour imposer le respect de l’ordre colonial et le respect des obligations de rendement. Il utilisera systématiquement des méthodes d’une absolue brutalité. Par tête d’habitant, il fallait ramener tant de caoutchouc. Pour forcer les chefs de villages et les hommes à partir à la cueillette, on emprisonnait leurs femmes dans des camps de concentration où elles étaient régulièrement soumises à des sévices sexuels de la part des colons ou des Congolais de la Force publique. Si l’on n’obtenait pas les résultats et les quantités obligatoires, on tuait pour faire des « exemples », ou on mutilait.

Manifestement la part qui revient au Congolais, c’est le travail forcé, la chicote et les mains coupées

La vision, la politique de Léopold II, roi des Belges et représentant des intérêts de la Belgique, du peuple belge, correspondait donc à un mode de colonisation extrêmement brutal. Il dit d’ailleurs à propos du modèle de colonisation : « Soutenir que tout ce que le blanc fera produire au pays doit être dépensé uniquement en Afrique et au profit des noirs est une véritable hérésie, une injustice et une faute qui, si elle pouvait se traduire en fait, arrêterait net la marche de la civilisation au Congo. L’État qui n’a pu devenir un État qu’avec l’actif concours des blancs, doit être utile aux deux races et faire à chacune sa juste part. »

Manifestement la part qui revient au Congolais, c’est le travail forcé, la chicote et les mains coupées.

Sur la question de l’exploitation sauvage du caoutchouc, je donnerai seulement quelques chiffres : l’exploitation du caoutchouc commence en 1893 et est liée aux besoins en pneumatiques de l’industrie automobile naissante et du développement de la bicyclette. On produit 33.000 kilos de caoutchouc en 1895, on en récolte 50.000 kilos en 1896, 278.000 kilos en 1897, 508.000 kilos en 1898… Les récoltes absolument énormes vont donc rapporter des bénéfices extraordinaires aux sociétés privées que Léopold II a créées, et dont il est l’actionnaire principal, pour gérer les affaires de l’État indépendant du Congo. Le prix du kilo de caoutchouc à l’embouchure du fleuve Congo est de 60 fois inférieur au prix de vente en Belgique. Cela rappelle aussi des choses très actuelles avec les diamants ou le coltan collectés aujourd’hui.

                                                                      Enfants et adultes mutilés au Congo entre 1900 et 1905 (CC – Wikimedia)

 La campagne internationale contre les crimes de la Belgique de Léopold II au Congo

Cette politique a finalement donné naissance à une immense campagne internationale contre les crimes perpétrés par le régime léopoldien. Ce sont des pasteurs noirs des États-Unis qui s’insurgent contre cet état de chose, puis le fameux Morel. Celui-ci travaille pour une société britannique à Liverpool et est amené à voyager régulièrement à Anvers. Il fait le constat suivant : alors que Léopold II prétend que la Belgique fait des échanges commerciaux avec l’État indépendant du Congo, les bateaux ramènent du Congo des défenses d’éléphants, des milliers de kilos de caoutchouc, et ne repartent qu’avec des armes, essentiellement, et des aliments pour la force coloniale. Morel pense qu’il s’agit là d’un bien drôle de commerce, d’un bien drôle d’échange. Les Belges de l’époque qui soutenaient Léopold II ne reconnurent jamais cette réalité. Ils affirmèrent que Morel représentait les intérêts de l’impérialisme britannique et ne critiquait les Belges que pour prendre leur place. Paul Janson, dont le principal auditoire de l’université libre de Bruxelles, porte le nom, dira : « Je ne vais jamais critiquer l’œuvre de Léopold (il était député à la chambre) car ceux qui le critiquent notamment les Britanniques, ne le font qu’avec la politique de ôte toi de là que je m’y mette ».

Cependant, les critiques prennent de l’ampleur, avec des livres comme celui de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, et Le crime du Congo belge, un livre trop méconnu de Arthur Conan Doyle, l’écrivain qui a inventé Sherlock Holmes. Une campagne internationale contre l’exploitation du Congo se traduit par des manifestations aux États-Unis ainsi qu’en Grande-Bretagne et finit par produire des effets. Léopold II se voit obligé de constituer une commission d’enquête internationale en 1904 qui va sur place, au Congo, pour récolter des témoignages. Les témoignages que cette commission internationale récolte sont accablants. On les trouve tous sous une forme manuscrite dans les archives de l’État belge.

 Léopold II, Roi des Belges est responsable de « crimes contre l’humanité » commis de manière délibérée

On peut considérer, sans risque d’erreur, que le Roi des Belges et l’État indépendant du Congo, qu’il dirigeait avec l’accord du gouvernement et du parlement belges de l’époque, sont responsables de « crimes contre l’humanité » commis de manière délibérée

Au cours des vingt dernières années, beaucoup de conférences ont été données, des livres ont été publiés pour dénoncer le type d’État que Léopold II, Roi des Belges, avait instauré au Congo. Bref, une ample littérature sérieuse s’est ajoutée aujourd’hui aux documents d’époque.

On y apprend par exemple que la part du budget que l’État indépendant du Congo destinait aux dépenses militaires oscillait bon an mal an entre 38 % et 49 % des dépenses totales. C’est dire l’importance de la chicotte, l’importance des fusils modernes pour instaurer une dictature utilisant systématiquement l’arme de la brutalité et des assassinats…

On peut considérer, sans risque d’erreur, que le Roi des Belges et l’État indépendant du Congo, qu’il dirigeait avec l’accord du gouvernement et du parlement belges de l’époque, sont responsables de « crimes contre l’humanité » commis de manière délibérée. Ces crimes ne constituent pas des bavures, ils sont le résultat direct du type d’exploitation auquel le peuple congolais était soumis. Certains auteurs, et non des moindres, ont parlé de « génocide ». Je propose de ne pas engager un débat qui se focalise sur cette question parce qu’il est difficile d’établir exactement des données chiffrées. Certains auteurs sérieux estiment que la population congolaise en 1885 atteignait 20 millions et qu’au moment où Léopold II doit transmettre en 1908 son Congo à la Belgique pour en faire le Congo belge, il restait 10 millions de Congolais. Ce sont des estimations d’auteurs sérieux, mais difficiles à prouver dans la mesure où il n’y avait pas de recensement de population.

 La période coloniale pendant laquelle la Belgique a pris possession du Congo (1908-1960)

Léopold II a cherché lui-même à se défaire du Congo car en le transférant à la Belgique il se débarrassait des dettes qu’il avait accumulées auprès des banques. La Belgique en acceptant la demande de Léopold II héritait des dettes qu’il avait contractées afin d’exploiter au maximum le peuple congolais. Le Roi avait à son profit personnel accaparé et accumulé des richesses, il avait fait réaliser des dépenses énormes en Belgique pour renforcer son pouvoir et son image. Mais également de grandes entreprises capitalistes belges et étrangères en avaient largement profité : les fabricants et marchands d’armes belges, les entreprises qui fournissaient les équipements, les entreprises qui exploitaient et transformaient le caoutchouc naturel et bien d’autres.

L’État belge a hérité du Congo et des dettes de Léopold II ce qui a pesé dans la poursuite de l’exploitation du peuple congolais.

Pendant la domination de la Belgique sur le Congo, les grandes entreprises capitalistes belges ont réalisé un maximum de bénéfices grâce à l’exploitation des ressources naturelles colossales de ce pays principalement en minerais de toutes sortes. L’État belge remboursait les dettes contractées par Léopold II et en accumulait de nouvelles et aidaient le grand capital belge à en titrer un maximum de bénéfices.

Le peuple congolais n’avait pas de véritables droits. Le système d’enseignement était déplorable car la Belgique voulait éviter que les Congolais n’accèdent à l’enseignement supérieur et universitaire.

Le peuple congolais de son côté n’était pas seulement exploité sur son territoire natal, il a été mis à contribution par la Belgique pendant les différentes guerres auxquelles elle a participé notamment dans la perspective d’obtenir les territoires des colonies allemandes du Rwanda et du Burundi à l’Est du Congo. Des milliers de Congolais sont morts loin de chez eux afin de participer à des guerres qui déchiraient entre elles les puissances capitalistes européennes.

Pendant la deuxième guerre mondiale, c’est avec de l’uranium extrait de la province congolaise du Katanga que les États-Unis ont fabriqué les bombes atomiques qui ont anéanti les populations d’Hiroshima et de Nagazaki au Japon en 1945

Et effectivement comme la Belgique a fait partie du camp des vainqueurs de la première guerre mondiale, elle a pu agrandir son domaine colonial en obtenant de l’empire allemand le Rwanda et le Burundi grâce au traité de Versailles de 1919.

Pendant la deuxième guerre mondiale, c’est avec de l’uranium extrait de la province congolaise du Katanga que les États-Unis ont fabriqué les bombes atomiques qui ont anéanti les populations d’Hiroshima et de Nagazaki au Japon en 1945. En remerciement de cet uranium, les États-Unis ont annulé après la seconde guerre mondiale la dette que la Belgique leur devait.

Par contre, lorsque la Belgique a accepté l’indépendance du Congo le 30 juin 1960, elle a voulu imposer au gouvernement congolais dirigé par Patrice Lumumba qu’il accepte de reprendre la dette que la Belgique avait accumulée auprès de la Banque mondiale au cours des années 1950 pour exploiter le Congo « belge ».

Lumumba a refusé. C’est une des raisons qui ont poussé la Belgique à préparer et à participer directement à l’assassinat de Lumumba en janvier 1961.

Il convient de prendre connaissance du discours du premier ministre de la république du Congo, Patrice Lumumba face à Baudouin, roi des Belges.

Baudouin avait déclaré dans son allocution : « L’indépendance du Congo constitue l’aboutissement de l’œuvre conçue par le génie du roi Léopold II, entreprise par lui avec un courage tenace et continuée avec persévérance par la Belgique ».

Lumumba dans son discours veut que justice soit rendue au peuple congolais, en voici une version intégrale sous forme audio et sous forme écrite :


Discours prononcé au siège du parlement après ceux du Roi Baudouin et du Président Joseph Kasa-vubu, le jour de la proclamation de l’indépendance de la République démocratique du Congo.

« Congolais et Congolaises,

Combattants de l’indépendance aujourd’hui victorieux,

Je vous salue au nom du gouvernement congolais.

A vous tous, mes amis, qui avez lutté sans relâche à nos côtés, je vous demande de faire de ce 30 juin 1960 une date illustre que vous garderez ineffaçablement gravée dans vos cœurs, une date dont vous enseignerez avec fierté la signification à vos enfants, pour que ceux-ci à leur tour fassent connaître à leurs fils et leurs petits-fils l’histoire glorieuse de notre lutte pour la liberté.

Car cette indépendance du Congo, si elle est proclamée aujourd’hui dans l’entente avec la Belgique, pays ami avec qui nous traitons d’égal à égal, nul congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier cependant que c’est par la lutte qu’elle a été conquise, une lutte de tous les jours, une lutte ardente et idéaliste, une lutte dans laquelle nous n’avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang.

Patrice Lumumba : Nul congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier cependant que c’est par la lutte que l’indépendance a été conquise, une lutte de tous les jours, une lutte ardente et idéaliste, une lutte dans laquelle nous n’avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang

Cette lutte, qui fut de larmes, de feu et de sang, nous en sommes fiers jusqu’au plus profond de nous-mêmes, car ce fut une lutte noble et juste, une lutte indispensable pour mettre fin à l’humiliant esclavage qui nous était imposé par la force. Ce que fut notre sort en 80 ans de régime colonialiste, nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions les chasser de notre mémoire. Nous avons connu le travail harassant, exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger, ni de nous vêtir ou de nous loger décemment, ni d’élever nos enfants comme des êtres chers.

Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions nègres. Qui oubliera qu’à un noir on disait « tu », non certes comme à un ami, mais parce que le « vous » honorable était réservé aux seuls Blancs ?

Nous avons connu que nos terres furent spoliées au nom de textes prétendument légaux qui ne faisaient que reconnaître le droit du plus fort. Nous avons connu que la loi n’était jamais la même selon qu’il s’agissait d’un Blanc ou d’un Noir : accommodante pour les uns, cruelle et inhumaine pour les autres. Nous avons connu les souffrances atroces des relégués pour opinions politiques ou croyances religieuses ; exilés dans leur propre patrie, leur sort était vraiment pire que la mort elle-même.

Nous avons connu qu’il y avait dans les villes des maisons magnifiques pour les blancs et des paillotes croulantes pour les Noirs, qu’un Noir n’était admis ni dans les cinémas, ni dans les restaurants, ni dans les magasins dits européens ; qu’un Noir voyageait à même la coque des péniches, aux pieds du blanc dans sa cabine de luxe.

Qui oubliera enfin les fusillades où périrent tant de nos frères, les cachots où furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient plus se soumettre au régime d’une justice d’oppression et d’exploitation ?

Tout cela, mes frères, nous en avons profondément souffert. Mais tout cela aussi, nous que le vote de vos représentants élus a agréé pour diriger notre cher pays, nous qui avons souffert dans notre corps et dans notre cœur de l’oppression colonialiste, nous vous le disons tout haut, tout cela est désormais fini. La République du Congo a été proclamée et notre pays est maintenant entre les mains de ses propres enfants. Ensemble, mes frères, mes sœurs, nous allons commencer une nouvelle lutte, une lutte sublime qui va mener notre pays à la paix, à la prospérité et à la grandeur. Nous allons établir ensemble la justice sociale et assurer que chacun reçoive la juste rémunération de son travail. Nous allons montrer au monde ce que peut faire l’homme noir quand il travaille dans la liberté et nous allons faire du Congo le centre de rayonnement de l’Afrique toute entière. Nous allons veiller à ce que les terres de notre patrie profitent véritablement à ses enfants. Nous allons revoir toutes les lois d’autrefois et en faire de nouvelles qui seront justes et nobles.

Nous allons mettre fin à l’oppression de la pensée libre et faire en sorte que tous les citoyens jouissent pleinement des libertés fondamentales prévues dans la Déclaration des droits de l’Homme.

Nous allons supprimer efficacement toute discrimination quelle qu’elle soit et donner à chacun la juste place que lui vaudront sa dignité humaine, son travail et son dévouement au pays. Nous allons faire régner nos pas la paix des fusils et des baïonnettes, mais la paix des cœurs et des bonnes volontés.

Et pour cela, chers compatriotes, soyez sûrs que nous pourrons compter non seulement sur nos forces énormes et nos richesses immenses, mais sur l’assistance de nombreux pays étrangers dont nous accepterons la collaboration chaque fois qu’elle sera loyale et ne cherchera pas à nous imposer une politique quelle qu’elle soit. Dans ce domaine, la Belgique qui, comprenant enfin le sens de l’histoire, n’a pas essayé de s’opposer à notre indépendance, est prête à nous accorder son aide et son amitié, et un traité vient d’être signé dans ce sens entre nos deux pays égaux et indépendants. Cette coopération, j’en suis sûr, sera profitable aux deux pays. De notre côté, tout en restant vigilants, nous saurons respecter les engagements librement consentis.

Ainsi, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, le Congo nouveau, notre chère République, que mon gouvernement va créer, sera un pays riche, libre et prospère. Mais pour que nous arrivions sans retard à ce but, vous tous, législateurs et citoyens congolais, je vous demande de m’aider de toutes vos forces. Je vous demande à tous d’oublier les querelles tribales qui nous épuisent et risquent de nous faire mépriser à l’étranger.

Je demande à la minorité parlementaire d’aider mon gouvernement par une opposition constructive et de rester strictement dans les voies légales et démocratiques. Je vous demande à tous de ne reculer devant aucun sacrifice pour assurer la réussite de notre grandiose entreprise. Je vous demande enfin de respecter inconditionnellement la vie et les biens de vos concitoyens et des étrangers établis dans notre pays. Si la conduite de ces étrangers laisse à désirer, notre justice sera prompte à les expulser du territoire de la République ; si par contre leur conduite est bonne, il faut les laisser en paix, car eux aussi travaillent à la prospérité de notre pays. L’indépendance du Congo marque un pas décisif vers la libération de tout le continent africain.

Voilà, Sire, Excellences, Mesdames, Messieurs, mes chers compatriotes, mes frères de race, mes frères de lutte, ce que j’ai voulu vous dire au nom du gouvernement en ce jour magnifique de notre indépendance complète et souveraine. Notre gouvernement fort, national, populaire, sera le salut de ce pays.

J’invite tous les citoyens congolais, hommes, femmes et enfants, à se mettre résolument au travail en vue de créer une économie nationale prospère qui consacrera notre indépendance économique.

Hommage aux combattants de la liberté nationale !

Vive l’indépendance et l’Unité africaine !

Vive le Congo indépendant et souverain ! »

Source : http://www.millebabords.org/IMG/article_PDF/Discours-de-Patrice-E-Lumumba-le-30-juin-1960-le-jour-de-la-proclamation-de-l_a14656.pdf

La responsabilité de la Belgique dans l’assassinat de Lumumba en janvier 1961 a été établie par plusieurs auteurs, notamment par Ludo De Witte et cela a fait l’objet des travaux d’une commission du parlement belge en 2001-2002. Lire également l’interview donnée par Ludo De Witte au CADTM en 2018, https://www.cadtm.org/Ludo-de-Witte-Il-faut-changer-les-mentalites-et-decoloniser-completement-l

 Avec la complicité de la Banque mondiale, la Belgique a forcé le peuple congolais a remboursé une dette qui avait servi à l’exploitation coloniale

Dans le livre Banque mondiale : le Coup d’État permanent paru en 2006 [1], de mon côté, j’ai mis en évidence le fait que la dette que la Belgique avait contractée auprès de la Banque mondiale au cours des années 1950 a été indûment mise à charge du peuple congolais grâce à la complicité de Mobutu qui avait organisé l’arrestation puis participé activement à l’assassinat de Lumumba.

De quoi s’agit-il ? En violation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la Banque mondiale a octroyé des prêts à la Belgique, à la France, à la Grande-Bretagne, pour financer des projets dans leurs colonies [2]. Comme le reconnaissent les historiens de la Banque : « Ces prêts qui servaient à alléger la pénurie de dollars des puissances coloniales européennes, étaient largement destinés aux intérêts coloniaux, particulièrement dans le secteur minier, que ce soit par l’investissement direct ou l’aide indirecte, comme pour le développement du transport et des mines » [3]. Ces prêts permettent aux pouvoirs coloniaux de renforcer le joug qu’ils exercent sur les peuples qu’ils ont colonisés. Ils contribuent à approvisionner les métropoles coloniales en minerais, en produits agricoles, en combustible. Dans le cas du Congo belge, les millions de dollars qui lui ont été prêtés pour des projets décidés par le pouvoir colonial ont presque totalement été dépensés par l’administration coloniale du Congo sous forme d’achat de produits exportés par la Belgique. Le Congo belge a « reçu » en tout 120 millions de prêts (en 3 fois) dont 105,4 millions ont été dépensés en Belgique [4]. Pour le gouvernement de Patrice Lumumba, il était inconcevable de rembourser cette dette à la Banque mondiale alors qu’elle avait été contractée par la Belgique pour exploiter le Congo belge.

La Banque mondiale et la Belgique ont agi en violation du droit international en faisant porter dans les années 1960 au Congo indépendant la charge de dettes contractées pour le coloniser

Les choses changent en 1965 : suite au coup militaire de Mobutu, le Congo reconnaît qu’il a une dette à l’égard de la Banque mondiale. Cette dette, en réalité, était due par la Belgique à la Banque mondiale.

Le droit international est clair. Un cas comparable s’est présenté dans le passé et a été tranché par le Traité de Versailles. Lors de la reconstitution de la Pologne en tant qu’État indépendant après la première guerre mondiale, il a été décidé que les dettes contractées par l’Allemagne pour coloniser la partie de la Pologne qu’elle avait soumise ne seraient pas à charge du nouvel État indépendant. Le traité de Versailles du 28 juin 1919 stipulait : « La partie de la dette qui, d’après la Commission des Réparations (…), se rapporte aux mesures prises par les gouvernements allemand et prussien en vue de la colonisation allemande de la Pologne, sera exclue de la proportion mise à la charge de celle-ci… » [5]. Le Traité prévoit que les créanciers qui ont prêté à l’Allemagne pour des projets en territoire polonais ne peuvent réclamer leur dû qu’à cette puissance et pas à la Pologne. Alexander Nahum Sack, le théoricien de la dette odieuse, précise dans son traité juridique de 1927 : « Lorsque le gouvernement contracte des dettes afin d’asservir la population d’une partie de son territoire ou de coloniser celle-ci par des ressortissants de la nationalité dominante, etc., ces dettes sont odieuses pour la population indigène de cette partie du territoire de l’État débiteur » [6].

Le Traité de Versailles décrète également que l’empire allemand se voit retirer ses colonies africaines dont les dettes sont annulées. À propos de cela, Sack cite une partie de la réponse faite par les Alliés à l’Allemagne qui n’était pas disposée à accepter cette annulation de dettes car cela supposait que ce soit elle qui allait devoir payer cette dette. Les Alliés répondirent : « Les colonies ne devraient être astreintes à payer aucune portion de la dette allemande, et devraient être libérées de toute obligation de rembourser à l’Allemagne les frais encourus par l’administration impériale du protectorat. En fait, il serait injuste d’accabler les indigènes en leur faisant payer des dépenses manifestement engagées dans l’intérêt de l’Allemagne, et il ne serait pas moins injuste de faire peser cette responsabilité sur les Puissances mandataires qui, dans la mesure où elles ont été désignées par la Société des Nations, ne tireront aucun profit de cette tutelle. [7] »

Cela s’applique intégralement aux prêts que la Banque a octroyés à la Belgique, à la France et à la Grande-Bretagne pour le développement de leurs colonies. En conséquence, la Banque mondiale et la Belgique ont agi en violation du droit international en faisant porter dans les années 1960 au Congo indépendant la charge de dettes contractées pour le coloniser.

 Le soutien de la Belgique à la dictature de Mobutu

L’armée belge est intervenue à deux reprises au Congo pour aider Mobutu et son régime dictatorial à mettre fin à des actions de résistance d’organisations lumumbistes, la première fois en novembre 1964 avec l’opération Dragon Rouge et Dragon Noir respectivement à Stanleyville et à Paulis. A cette occasion, l’opération a été menée conjointement par l’armée belge, l’armée de Mobutu, l’État-major de l’armée des États-Unis et des mercenaires parmi lesquels des Cubains anti-castrites.

Dans un discours prononcé à l’assemblée générale des Nations Unies en novembre 1964 par Ernesto Che Guevara avait dénoncé cette intervention. Il l’a aussi dénoncée dans un discours prononcé à Santiago de Cuba en disant : « aujourd’hui, le souvenir plus présent, plus poignant que tout autre est certainement celui du Congo et de Lumumba. Aujourd’hui, dans ce Congo si éloigné de nous et pourtant tellement présent, il y a une histoire que nous devons connaître et une expérience qui doit nous être utile. L’autre jour, les parachutistes belges ont pris d’assaut la ville de Stanleyville. » (extrait du Discours de Che Geuvara à Santiago de Cuba, le 30 novembre 1964, à l’occasion du 8e anniversaire du soulèvement de la ville mené par Frank Paíshttps://blogs.mediapart.fr/le-cri-des-peuples/blog/091017/paroles-immortelles-du-martyr-ernesto-che-guevara ).

La deuxième intervention de l’armée belge s’est déroulée à Kolwezi au cœur de la région minière du Shaba (Katanga) en mai 1978 en collaboration avec l’armée française et celle de Mobutu.

La très mauvaise gestion économique et le détournement systématique par Mobutu d’une partie des prêts n’ont pas amené le FMI et la Banque mondiale à arrêter l’aide au régime dictatorial de Mobutu. Il est frappant de constater qu’après la remise du rapport Blumenthal, les déboursements effectués par la Banque augmentent

Par ailleurs, la Belgique a envoyé au Congo pendant la dictature de Mobutu des hauts fonctionnaires qui l’ont conseillé. C’est le cas de Jacques de Groote qui, avant que Mobutu prenne le pouvoir, avait participé dans les premiers mois de 1960 à la table ronde belgo-congolaise préparant l’indépendance du Congo belge. Mobutu participait lui aussi à l’ouverture de la conférence de la Table ronde à Bruxelles. Entre avril 1960 et mai 1963, de Groote est l’assistant du directeur exécutif de la Belgique au FMI et à la Banque mondiale à Washington. Le 24 novembre 1965, Mobutu prend définitivement le pouvoir par un coup militaire en destituant le président Kasavubu. De mars 1966 à mai 1969, de Groote est conseiller économique du gouvernement de facto de Mobutu, il est également conseiller à la Banque nationale du Congo. Il joue un rôle actif dans la mise sur pied de la politique économique du pays ainsi que dans les négociations entre Mobutu, le FMI, la Banque mondiale et le gouvernement des États-Unis [8].

De 1973 à 1994, Jacques de Groote a représenté la Belgique au Fonds monétaire international (FMI) et à la Banque mondiale. Il faisait partie du noyau de la classe politique belge tout en représentant les intérêts de celles-ci et de ses grandes entreprises privées dans les institutions internationales [9].

A la fin des années 1970, un fondé de pouvoir du FMI, Erwin Blumenthal, banquier allemand, ancien responsable du département des Affaires étrangères de la Bundesbank, réalise un rapport accablant sur la gestion du Zaïre de Mobutu [10]. Il avertit les créanciers étrangers qu’ils ne doivent pas s’attendre à être remboursés tant que Mobutu est au pouvoir.

Entre 1965 et 1981, le gouvernement zaïrois a emprunté environ 5 milliards de dollars à l’étranger et, entre 1976 et 1981, sa dette extérieure fait l’objet de quatre restructurations au Club de Paris pour un montant de 2,25 milliards de dollars (voir encadré sur l’évolution de la dette du Congo-Kinshasa pendant la dictature de Mobutu). L’entièreté de cette dette correspond parfaitement au concept de dette odieuse, par conséquent elle est nulle.

La très mauvaise gestion économique et le détournement systématique par Mobutu d’une partie des prêts n’ont pas amené le FMI et la Banque mondiale à arrêter l’aide au régime dictatorial de Mobutu. Il est frappant de constater qu’après la remise du rapport Blumenthal, les déboursements effectués par la Banque augmentent [11] (ceux du FMI également mais ils ne sont pas repris dans le graphique). Manifestement, les choix de la BM et du FMI ne sont pas déterminés principalement par le critère de la bonne gestion économique. Le régime de Mobutu est un allié stratégique des États-Unis et d’autres puissances influentes au sein des institutions de Bretton Woods (par exemple, la France et la Belgique) tant que dure la guerre froide.


CONGO-KINSHASA (ZAÏRE SOUS MOBUTU) : déboursements de la Banque mondiale

                                                                                                 Source : Banque mondiale, CD-Rom, GDF, 2001

A partir de 1989-1991, avec la chute du Mur de Berlin suivie plus tard de l’implosion de l’Union soviétique, le régime de Mobutu perd de son intérêt. D’autant que dans beaucoup de pays d’Afrique (dont le Zaïre) se déroulent des conférences nationales qui mettent en avant la revendication démocratique. Les prêts de la BM commencent à diminuer pour cesser complètement au milieu des années 1990.

Sous le régime de Mobutu (1965-1997), le FMI et la Banque mondiale furent un instrument au service de la politique et de la géostratégie américaine pour récompenser Mobutu de son appui dans la guerre froide.

« Dans de nombreux cas, les prêts étaient destinés à corrompre des gouvernements pendant la guerre froide. Le problème n’était pas alors de savoir si l’argent favorisait le bien-être du pays, mais s’il conduisait à une situation stable, étant donné les réalités géopolitiques mondiales. »

Joseph E. Stiglitz (économiste en chef de la Banque mondiale de 1997 à 1999, prix Nobel d’économie en 2001), in L’Autre mondialisation, Arte, 7 mars 2000

De ce fait, le FMI et la Banque mondiale, au sein desquels de Groote occupait un poste de haut responsable, se sont rendus complices des exactions contre les droits humains, économiques, sociaux et culturels que le régime de Mobutu a commises dans la mesure où ils continuaient à assister ce système dictatorial qui, pourtant, n’a pas honoré tous ses engagements financiers, loin s’en faut.

« La responsabilité morale des créanciers est particulièrement nette dans le cas des prêts de la guerre froide. Quand le FMI et la Banque mondiale prêtaient de l’argent à Mobutu, le célèbre président du Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo), ils savaient (ou auraient dû savoir) que ces sommes, pour l’essentiel, ne serviraient pas à aider les pauvres de ce pays mais à enrichir Mobutu. On payait ce dirigeant corrompu pour qu’il maintienne son pays fermement aligné sur l’Occident. Beaucoup estiment injuste que les contribuables des pays qui se trouvaient dans cette situation soient tenus de rembourser les prêts consentis à des gouvernants corrompus qui ne les représentaient pas. »
Joseph Stiglitz, La grande désillusion, 2002

Les ponctions dans les caisses de l’État furent une source stable et abondante d’enrichissement pour le clan Mobutu, à travers trois catégories de détournements : les dépenses légales comme la dotation présidentielle (opérée hors de tout contrôle), les dépenses illégales dont fait mention le rapport Erwin Blumenthal [12] (ce rapport secret fut rendu public en 1982), indiquant qu’il est impossible de contrôler les transactions financières réalisées par l’État, le bureau présidentiel faisant peu de différence entre les dépenses publiques et les dépenses personnelles. Erwin Blumenthal identifia, dans son rapport, au moins sept comptes détenus dans des banques étrangères, lesquels étaient utilisés pour réaliser des transferts directs sur les comptes personnels de Mobutu ou pour corrompre des acteurs politiques. Le message d’Erwin Blumenthal était clair : « La corruption érigée comme système caractéristique du Zaïre avec ses manifestations les plus malsaines, sa mauvaise gestion et ses fraudes, détruira toutes les tentatives de ressaisissement et de restauration de l’économie zaïroise par les institutions internationales, les gouvernements « amis » et les banques commerciales. Certainement, il y aura de nouvelles promesses de Mobutu, (…) mais aucune (je répète : aucune) perspective n’est offerte aux créanciers du Zaïre de recouvrer l’argent qu’ils y ont investi dans un futur prévisible » [13].

Depuis 1979, les principaux bailleurs de fonds du régime, très liés au FMI, avaient connaissance et conscience des pratiques frauduleuses et du risque qu’ils encouraient en continuant à prêter au régime Mobutu.

Depuis 1979, les principaux bailleurs de fonds du régime, très liés au FMI, avaient connaissance et conscience des pratiques frauduleuses et du risque qu’ils encouraient en continuant à prêter au régime Mobutu

Une troisième catégorie de détournements consiste, selon l’étude, en « dépenses mystérieuses ». Un des postes importants du budget de l’État (environ 18 %, d’après une étude de la Banque mondiale en 1989) est celui d’« Autres biens et services », un fourre-tout qui contient peu d’informations sur les affectations de ces dépenses. Selon les experts de la Banque mondiale, la majeure partie de cet argent fut utilisée, notamment, pour des dépenses somptuaires ainsi que pour l’achat de matériel militaire. Cette information permet de souligner que la Banque mondiale également était bien au courant de l’utilisation illicite qui était faite notamment de ses propres prêts.

Vers le milieu des années 1970, il était clair que l’argent transféré au Zaïre sous forme de dons ou de prêts était automatiquement détourné de leur objet initial. Ou bien ces dons ou prêts étaient directement transférés sur des comptes étrangers à titre personnel [14], ou bien ils étaient investis dans des projets de prestige, inadaptés et/ou inutiles qui permirent l’enrichissement de nombreuses personnes mais sûrement pas l’industrialisation durable de l’économie. Par exemple, d’après l’Office des biens mal acquis (OBMA), institué à l’issue des travaux de la Conférence nationale, Mobutu aurait pu empocher une commission de 7 % sur la valeur du projet de la centrale hydro-électrique d’Inga. L’enquête n’a pu aboutir à cause des résistances officielles [15].

J. de Groote pour le compte de la Belgique a activement soutenu le régime de Mobutu et est intervenu à plusieurs reprises pour améliorer les rapports entre le FMI, la Banque mondiale et Mobutu alors qu’il était très bien placé pour connaître dans le détail ce que dénonçait Blumenthal dans son rapport. Il avait également connaissance des très graves violations des droits humains auxquelles le régime de Mobutu se livrait.

En 1994, en fin de mandat, le haut fonctionnaire représentant la Belgique au FMI, Jacques de Groote se déclarera satisfait de son action à l’égard du Congo Kinshasa alors que l’écrasante majorité du peuple congolais vivait dans une profonde misère, la répression et les assassinats d’opposants étaient la règle et l’économie était exsangue.

Évolution de la dette du Congo-Kinshasa pendant la dictature de Mobutu

De 1965 à 1969, le stock de la dette extérieure [16] est passé de 32 millions US$ [17] à 159 millions US$. C’est en 1970 qu’arrive le premier tournant. En effet, en cette seule année, le stock de la dette a augmenté de 180 millions US$, soit multiplié par deux. Le deuxième tournant intervient en 1973, lorsque les cours du cuivre et d’autres matières premières s’envolent sur les marchés internationaux. Les ressources budgétaires et les réserves de change sont importantes, ce qui permet au régime d’emprunter massivement. Ce sera l’expansion fulgurante de grands projets coûteux à rentabilité lointaine. Jusqu’en 1979, le stock de la dette augmente d’un peu moins de 700 millions US$ en moyenne par an et est majoritairement privé. Le problème récurrent de cette période tient au fait que ces sommes étaient utilisées pour des investissements générateurs de ressources (cash) dans un très lointain et donc très incertain avenir.

Les secteurs comme l’énergie, le transport, la communication de même que les travaux publics sont indispensables pour le développement d’un pays, car ils constituent les prémisses du développement d’activités productives. Toutefois, ces projets ne furent pas basés sur la rationalité économique tant au niveau de l’expertise, du financement que de l’exécution.

Par exemple, les opérateurs zaïrois et, plus particulièrement, l’État zaïrois sollicitaient et obtenaient des organismes financiers (surtout privés) des crédits commerciaux onéreux et à court et moyen terme pour financer des projets dont la rentabilité ne sera visible qu’à très long terme. De tels investissements d’infrastructure devraient plutôt être financés par des emprunts dont le taux d’intérêt est faible, et surtout pas variable, et dont l’échéance de remboursement est la plus lointaine possible. Ce type de contrat n’existe réellement qu’entre les États, cette relation permettant des conditions privilégiées.

Ni le débiteur, ni le créancier n’ont respecté la discipline financière qui veut que les conditions de l’emprunt coïncident avec les caractéristiques du projet. Par exemple dans le cas du barrage d’Inga, destiné à produire de l’électricité pour la totalité du Zaïre et des pays voisins, le financement résulta d’un prêt à moyen terme selon des conditions commerciales. Or, la construction du barrage mit près de dix ans et on aurait dû estimer sa rentabilité au moins vingt à trente ans après. Il en résulte que la dette ne pouvait être remboursée que par la poursuite de l’endettement.

Petit à petit, la situation devient intenable et le Zaïre ne peut satisfaire les échéances de ses contrats d’emprunts. En plus des mauvais choix d’investissement, il faut ajouter l’augmentation des prix du pétrole ainsi que la diminution des prix du cuivre. Les pressions montent lorsque le Zaïre décide de stopper le paiement du principal et des intérêts de sa dette commerciale. Le FMI intervient et signe avec le Zaïre le premier programme de stabilisation qui comporte les conditionnalités habituelles telles que la dévaluation de la monnaie, la diminution des dépenses publiques et les garanties pour maintenir le service de la dette [18]. Ses créanciers lui permettent de différer les amortissements, en lui faisant ainsi bénéficier de rééchelonnements. Entre 1976 et 1981, la dette du Zaïre aura été traitée quatre fois au Club de Paris pour un montant total de 2,25 milliards US$ [19], et, entre 1976 et 1983, le Zaïre aura signé trois accords de Programme d’ajustement structurel avec le FMI. Il bénéficiera en 1983 d’un cinquième traitement de sa dette dont 1,490 milliards US$ auront été rééchelonnés.

Il est intéressant de constater à ce stade, les largesses du FMI à l’égard d’un pays mauvais payeur et ne respectant pas ses engagements conditionnels.

De 1979 à 1984, le stock de la dette augmente peu, le Zaïre essayant d’assurer le service de sa dette. Pendant cette période, le transfert financier est à peine positif. Les déboursements réalisés par les créanciers servent, en fin de compte, principalement à rembourser la dette.

De 1984 à 1990, le stock augmente de 70 % en prix constants. Entre 1982 et 1988, le FMI accorde 600 millions US$ de prêts, la Banque mondiale 650 millions US$, les gouvernements occidentaux 3 milliards US$ et les banques commerciales refusèrent de continuer à prêter. Pendant cette période, en dépit des avertissements du représentant du FMI, Erwin Blumenthal, le Zaïre est considéré comme l’élève modèle du FMI [20]. Cette complaisance de l’étranger s’explique par des considérations politiques et géostratégiques. Ainsi, malgré les avertissements de l’Ambassadeur états-unien sur la difficulté de contrôler l’affectation des aides, le régime obtient toutes les allégeances du gouvernement américain et le Président Ronald Reagan demande de doubler l’aide militaire pour remercier Mobutu d’avoir soutenu les troupes américaines au Tchad [21]. En 1987, le FMI, sous pressions américaines, approuve un prêt d’ajustement structurel malgré les objections fortes des seniors du FMI. Au même moment, Mobutu permettait aux troupes américaines d’utiliser son territoire et ses bases pour ses opérations en Angola [22].

Avant 1986, les sommes empruntées étaient principalement utilisées dans le remboursement de la dette et les possibilités d’investir furent faibles. Le budget d’investissement fut estimé à seulement 65 millions US$ en 1985 et il fut diminué, par la suite, à 40 millions US$. Plus tard les projets d’investissement recommencèrent à avoir la cote et le stock de la dette du Zaïre crût considérablement.

A partir de 1990, le régime de Mobutu commence à être isolé de la scène internationale. La chute du mur de Berlin marque la fin de la guerre froide et l’allié Mobutu perd de son intérêt. A partir de ce moment, les déboursements se font rares et le transfert net tend à être négatif à partir de 1990, comme l’atteste un rapport de la Banque mondiale (1996) [23]. Selon ce même rapport, en 1994, le Zaïre paya 201 millions US$ de plus que ce qu’il reçut des institutions financières. En 1991, le FMI rompt les relations avec le Zaïre, la Banque mondiale fera de même en 1993. Sans nouveaux déboursements étrangers, le Zaïre ne dispose plus de liquidités suffisantes pour satisfaire au remboursement de sa dette et il suspend le service en 1994. Les intérêts et les pénalités seront capitalisés, gonflant le stock de la dette.

La totalité de cette dette tombe sous le coup de la dette odieuse car elle a été contractée par la dictature de Mobutu. Elle aurait dû être entièrement annulée à la chute du régime de Mobutu.

 Les grandes entreprises privées belges ont systématiquement pu tirer avantage des relations de la Belgique avec le Congo

L’extrait du discours suivant se passe de commentaire, il a été prononcé en 1986 par Jacques de Groote devant un parterre de chefs d’entreprise de Belgique et publié dans le Bulletin de la Fédération des Entreprises de Belgique : « Les avantages que la Belgique retire, comme tous les pays membres de la Banque mondiale, de sa participation aux activités des institutions du groupe, peuvent être mesurés par le flow back, c’est-à-dire le rapport entre, d’une part, le total des déboursements effectués par l’IDA (Association internationale de développement qui fait partie du groupe de la Banque mondiale) ou la Banque mondiale en faveur des entreprises d’un pays à l’occasion des contrats obtenus par ces entreprises et, d’autre part, les contributions de ce pays au capital de la Banque, ainsi qu’aux ressources de l’IDA. Le flow back, c’est donc un rapport entre ce qu’obtiennent les entreprises pour des ventes d’équipement ou des services de consulting et ce que la Belgique apporte comme contribution aux ressources de l’IDA et au capital de la Banque. Le flow back de la Banque mondiale vers les pays industrialisés est important et n’a cessé de s’accroître : il a progressé pour l’ensemble des pays industrialisés de 7 à 10 entre la fin de 1980 et la fin de 1984. C’est-à-dire que pour un dollar mis dans le système, les pays industrialisés en retiraient 7 en 1980 et 10,5 aujourd’hui. [24] »

 Après la fin de son mandat au FMI et à la Banque mondiale

Dans une interview donnée à Béatrice Delvaux du journal Le Soir en mars 1994, à la fin de son mandat au FMI, Jacques de Groote se félicite du rôle qu’il a joué dans la décision de la Belgique de prendre le tournant néolibéral au cours des années 1980.

Béatrice Delvaux : « Vous avez cependant de Washington joué un rôle majeur sur l’orientation de la politique économique belge. Vous avez ainsi apporté la caution du FMI au changement de cap économique du début des années 80, en lien étroit avec le groupe « de Poupehan [25] ? » J. de Groote répond : « Absolument et je n’en suis pas peu fier. J’en suis même fort satisfait. Nous avons à l’époque réalisé des études qui ont permis de dégager les grandes options de la politique économique belge, discutées ensuite avec Alfons Verplaetse [26] et différentes personnalités dont Wilfried Martens [27] ».

 L’attitude de la Belgique après la chute de Mobutu

La Belgique a participé à une opération de blanchiment de la dette odieuse accumulée par Mobutu. Au lieu de soutenir qu’il fallait l’annuler car illégitime, la Belgique s’est prêtée à la mise en place d’un mécanisme complexe où le peuple congolais était le perdant et les créanciers complices de l’ancien régime étaient gagnant

Après la chute de Mobutu, malgré les appels du CADTM et d’autres organisations, les autorités belges n’ont rien fait pour aider le peuple congolais à récupérer l’argent que Mobutu et son clan avait mal acquis et placé en Belgique sous la forme de biens immobiliers ou mobiliers (liquides). Pourtant un pays comme la suisse avait fait des pas sérieux pour une fois dans cette direction. Mais les liens entre la classe dirigeante belge et le clan de Mobutu était tellement fort que rien de concluant n’a été fait alors que certains magistrats essayaient d’agir dans le bon sens.

Ensuite, la Belgique a participé à une opération de blanchiment de la dette odieuse accumulée par Mobutu. Au lieu de soutenir qu’il fallait l’annuler car illégitime, la Belgique s’est prêtée à la mise en place d’un mécanisme complexe où le peuple congolais était le perdant et les créanciers complices de l’ancien régime étaient gagnant.

Après l’assassinat de Laurent-Désiré Kabila en janvier 2001 et l’arrivée au pouvoir de son fils Joseph, le gouvernement de Kinshasa, suivant les pressions de pays comme la Belgique et les États-Unis, a présenté un programme intérimaire renforcé et le budget 2002 prévoyait une augmentation de 1139 % du service de la dette extérieure [28].

 Quelle solution a été apportée pour régler le problème de la dette congolaise ?

L’objectif défendu par les créanciers bilatéraux et multilatéraux est de régler le problème du remboursement des arriérés de la République démocratique du Congo envers le FMI et la Banque mondiale, afin de lui permettre d’entrer dans l’initiative PPTE et de reprendre le paiement de la dette.

Il s’agit de garantir les remboursements en « consolidant » la dette, c’est-à-dire en remplaçant les anciennes dettes par de nouvelles à des taux d’intérêt « concessionnels » de 0,5 %.

Pourtant, selon le Droit international, en particulier la jurisprudence et la doctrine de la dette odieuse, la dette extérieure de la RDC entièrement contractée par la dictature de Mobutu était frappée de nullité.

Le point de vue des créanciers est bien sûr différent : ils voulaient que la RDC reprenne les paiements en contractant de nouveaux emprunts pour rembourser les anciens. Une fois les nouveaux remboursements relancés, la République démocratique du Congo pourrait atteindre le « point de décision » de l’initiative PPTE (c’est-à-dire la mi-parcours de l’initiative, moment où les premiers allégements entrent en vigueur) et avoir accès à terme, selon les dires des créanciers, à un allégement de 80 % de sa dette (les allégements étant étalés sur plusieurs décennies), ce qui la ramènerait à 2 milliards de dollars, auxquels il faudra évidemment ajouter les nouveaux prêts consentis entre-temps.

Évidemment, la participation à l’initiative PPTE est conditionnée à l’application du programme intérimaire renforcé, c’est-à-dire aux réformes triennales d’ajustement structurel concoctées par le FMI et la Banque mondiale et mises en œuvre depuis le 1er avril 2002 (ouverture d’un bureau permanent du FMI et de la Banque mondiale à Kinshasa, nouvelle banque centrale, nouveau code d’investissement plus libéral pour le secteur minier, réforme des entreprises publiques, libéralisation des prix, réduction de l’inflation à 28 % et du déficit fiscal à 0,8 % du PNB en 2002, etc.).

 Comment était conçu le financement de l’opération ?

Régler le remboursement de la masse d’arriérés n’était pas chose aisée pour un pays dont l’état de délabrement social est dramatique. C’est pourquoi le règlement des arriérés congolais à l’égard du FMI et de la Banque mondiale n’est permis que grâce à des prêts octroyés par des États. Ainsi, des États, souvent actionnaires principaux du FMI et de la Banque mondiale, prêtent les fonds nécessaires à la République démocratique du Congo pour que cette dernière rembourse ses arriérés à l’égard du FMI et de la Banque. En clair, on donne d’une main ce qu’on reprend de l’autre.

Mais la République démocratique du Congo n’en est pas quitte pour autant. En effet, il convient dans un second temps de rembourser les prêts des États ayant servi au remboursement des arriérés dus au FMI et à la Banque. Or, le pays endetté n’a pas plus les moyens qu’avant. Cette seconde opération nécessite donc de nouveaux prêts, cette fois octroyés par le FMI et la Banque mondiale.

La dette odieuse de Mobutu devient donc par un jeu d’écritures une dette contractée par le régime de Joseph Kabila, jugé fréquentable puisque, après une guerre qui a fait plus de trois millions de victimes, la communauté internationale a construit un plan de paix autour de lui en lui adjoignant quatre vice-présidents représentant les diverses factions en lutte jusque-là.

 Le leurre de l’initiative PPTE

Si la République démocratique du Congo a bien vu une partie de sa dette être annulée dans le cadre de l’initiative PPTE, les résultats restent largement insuffisants

Si la République démocratique du Congo a bien vu une partie de sa dette être annulée dans le cadre de l’initiative PPTE, les résultats restent largement insuffisants. Au plan comptable, l’annulation de la dette n’a été appliquée qu’en 2010, soit 24 ans après le lancement de l’initiative en 1996. Au cours de cette période, la dette extérieure publique est passée de 7,5 à 10,3 milliards $US. En 2010, 4,6 milliards de $US ont été annulés et 948 millions de $US ont été rééchelonnées, ramenant le stock de la dette extérieure publique à 4,3 milliards de $US. On est loin d’une annulation de « 90 % ou plus des créances » annoncées par le G7 et le Club de Paris [29]. Selon les dernières données disponibles, cette dette atteint actuellement 4 milliards de $US [30]. Au plan humain, les politiques néolibérales exigées en contrepartie n’ont pas permis à la RDC de faire décoller les indicateurs socio-économiques du pays, toujours considéré comme un pays à faible revenu par la Banque mondiale [31]. Au plan juridique, les annulations accordées par les créanciers ont écarté l’application de la doctrine de la dette odieuse.

 Propositions et conclusions

A ce jour, alors que la Belgique ne détient plus de créances sur la République démocratique du Congo, le CADTM considère que les autorités de la Belgique doivent [32] :

  • Reconnaître publiquement et nommer l’ensemble des méfaits et crimes commis par Léopold II et le royaume de Belgique à l’encontre du peuple congolais, et de lui adresser en conséquence des excuses officielles ;
  • Terminer les enquêtes visant à faire la lumière sur les circonstances et les raisons de l’assassinat de Patrice Lumumba, à identifier et à condamner les coupables [33] ;
  • Approfondir un travail de mémoire, en impliquant les acteurs concernés, tant dans l’enseignement que dans les activités d’éducation populaire, en passant par les espaces institutionnels ;
  • Procéder à une restitution de l’ensemble des biens culturels congolais ;
  • Soutenir activement une remise en cause de tous les symboles colonialistes dans l’espace public belge ;
  • Réaliser à un audit historique de la dette afin de procéder à des réparations et rétrocessions financières inconditionnelles pour les montants perçus en conséquence de la colonisation du Congo ;
  • Agir au sein des instances multilatérales (Banque mondiale, FMI, Club de Paris, etc.) afin que leurs membres procèdent à une annulation totale et inconditionnelle des dettes odieuses de la République démocratique du Congo ;
  • Soutenir publiquement tout moratoire sur le remboursement de la dette qui serait décrété par le gouvernement congolais afin d’améliorer le système de santé public et de faire face à l’épidémie de Covid-19 et d’autres maladies qui provoquent des décès qui sont tout à fait évitables si les dépenses de santé publique étaient nettement accrues.

Le CADTM apporte son soutien aux différents collectifs qui en Belgique convoquent des actions dans la foulée de Black Lives Matter et tous ceux qui agissent sur le thème de la mémoire coloniale.

Le CADTM apporte son soutien au peuple congolais pour faire face aux conséquences sanitaires, économiques et sociales de la crise du Covid-19. Malgré les diktats des créanciers et les graves manquements des gouvernements congolais successifs qui se traduisent par une sévère répression et un déni flagrant des droits humains fondamentaux, les mouvements sociaux congolais résistent. Le CADTM apporte son soutien à ces luttes qui visent à faire triompher la justice sociale.

Pour en savoir plus :

Lire aussi :

  • Promenade au Congo : petit guide anticolonial de Belgique

Voir aussi :

Merci à Brigitte Ponet et à Rémi Vilain pour leur relecture.



Notes

[1Éric Toussaint, Banque mondiale : le Coup d’Etat permanent. L’Agenda caché du Consensus de Washington, coédition CADTM / Syllepse / CETIM, Liège/Paris/Genève, 2006, 310 pages. https://cadtm.org/Banque-mondiale-le-coup-d-Etat
Editions en langues étrangères : –Banco mundial : el golpe de estado permanente Editorial Viejo Topo (Barcelona), 2007 ; Editorial Abya-Yala (Quito), 2007 ; Editorial del CIM, Caracas, 2007 ; Editorial Observatorio DESC, La Paz, 2007.
- World Bank : a never-ending coup d’Etat Editorial VAK (Mumbai-India), 2007.
- The World Bank : A Critical Primer, Pluto Press, Michigan University Press, Between The Lines, David Philip, London, Michigan, Toronto, Cape Town.
Une édition en japonais vient de paraître.

[2Les colonies concernées par les prêts de la Banque mondiale sont pour la Belgique, le Congo belge, le Rwanda et le Burundi ; pour la Grande Bretagne, l’Afrique de l’Est (comprenant le Kenya, l’Ouganda et la future Tanzanie), la Rhodésie (Zimbabwe et Zambie) ainsi que le Nigeria auxquels il faut ajouter la Guyane britannique en Amérique du Sud ; pour la France, l’Algérie, le Gabon, la Mauritanie, l’Afrique occidentale française (Mauritanie, Sénégal, Soudan français – devenu Mali, Guinée, Côte d’Ivoire, Niger, Haute-Volta – devenue Burkina Faso, Dahomey – devenu Bénin).

[3KAPUR, Devesh, LEWIS, John P., WEBB, Richard. 1997. The World Bank, Its First Half Century, Volume 1, p. 687.

[4Le fait que la Belgique soit bénéficiaire des prêts au Congo belge peut être déduit d’un tableau publié dans le quinzième rapport de la Banque mondiale pour l’année 1959-1960. IBRD (World Bank), Fifteenth Annual Report 1959-1960, Washington DC, p. 12.

[5Cité par SACK, Alexander Nahum. 1927. Les Effets des Transformations des Etats sur leurs Dettes Publiques et Autres Obligations financières, Recueil Sirey, Paris, p. 159.

[6SACK, Alexander Nahum. 1927. p. 158.

[7Source : Treaty series, n° 4, 1919, p. 26. Cité par Sack, p. 162. Texte original en anglais : “The colonies should not bear any portion of the German debt, nor remain under any obligation to refund to Germany the expenses incurred by the Imperial administration of the protectorate, In fact, it would be unjust to burden the natives with expenditure which appears to have been incurred in Germany’ s own interest, and that it would be no less unjust to make this responsibility rest upon the Mandatory Powers which, in so far as they may be appointed trustees by the League of Nations, will derive no benefit from such trusteeship.”

[8« From March 1966 to May 1969 Dr. De Groote acted as Economic Advisor to the Republic of Zaire and Advisor to the Governor of the National Bank of Zaire. He was responsible for Zaire’s economic rehabilitation, and for negotiations with the IMF, the World Bank and the U.S. government. The 1967 program resulted in the only period of growth of the Zairian economy since Independence (1968-1971), and is cited by the IMF and World Bank as one of the most successful stabilization efforts ever undertaken under their aegis. During this period Dr. De Groote was also in charge of Zaire’s negotiations for nationalizing and reactivating Gecamines (the former Union Minière). »

[9En 2013, j’ai consacré un livre à ce personnage : Procès d’un homme exemplairehttps://cadtm.org/Proces-d-un-homme-exemplaire,9458 Bien qu’anecdotique, c’est intéressant de regarder la liste des décorations reçues par Jacques De Groote : Il est Grand Officier de l’Ordre de Léopold Ier en Belgique, la deuxième haute distinction belge. Il s’est vu octroyé par Mobutu la Palme d’or au Zaïre. Il est également Grand Officier de l‘Ordre d’Orange-Nassau (Luxembourg), Commandeur de l’Ordre du Mérite en Autriche, Commandeur de l’Ordre de Mérite du Grand-Duché de Luxembourg, il s’est vu octroyé aussi l’Étoile rouge en Hongrie.

[10A noter qu’au sommet du pouvoir, Mobutu s’est fait appeler Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga (ce qui signifie Mobutu le guerrier qui va de victoire en victoire sans que personne ne puisse l’arrêter).

[11Les historiens de la Banque écrivent qu’en 1982 : “Séduits par la ruse de Mobutu et ses promesses de réformes et par les pressions des États Unis, de la France et de la Belgique, la Banque s’est aventurée au Zaïre dans un programme d’ajustement structurel ambitieux. » in KAPUR, Devesh, LEWIS, John P., WEBB, Richard. 1997. The World Bank, Its First Half Century, Volume 1 : History, p. 702.

[12En 1978, le FMI place Erwin Blumenthal à la Banque centrale du Zaïre pour assainir son fonctionnement. En juillet 1979, Erwin Blumenthal quitte ce poste suite aux menaces de mort dont il est l’objet de la part de l’entourage de Mobutu.

[13BLUMENTHAL Erwin. 7 avril 1982. Zaïre : Report on her Financial Credibility, typescript, p.19.

[14Mobutu arriva à intercepter certaines sommes avant même qu’elles n’atterrissent dans les caisses publiques ; comme, à titre illustratif, ces 5 millions de dollars accordés par l’Arabie saoudite, en 1977. (DUNGIA, E. 1992. Mobutu et l’argent du Zaïre, L’Harmattan, p.157

[15ASKIN Steve et COLLINS Carole. 1993. « External Collusion with Kleptocracy : Can Zaïre Recapture its Stolen Wealth ?” in African Political Economy, n° 57, p.77

[16L’ENTREPRENEUR. 1980. « Le lancinant problème de la dette extérieure du Zaïre », n°11, Décembre 1980, p. 44-47

[17Ces 32 millions US$ correspondent à la dette que la Belgique et la Banque mondiale ont mis sur le dos du Congo avec la complicité du régime de Mobutu. Comme indiqué auparavant, le Belgique au cours des années 1950 avait emprunté 120 millions US$ à la Banque mondiale pour poursuivre ses intérêts coloniaux au Congo belge. La Belgique n’a remboursé qu’une partie de cette somme avant l’indépendance du Congo intervenue le 30 juin 1960. Le solde, 32 millions US$ a été mis à charge du Congo indépendant à partir de l’établissement de la dictature de Mobutu en 1965.

[18HAYNES, J., PARFITT, T. et RILEY, S. 1986. “Debt in Sub-Saharan Africa : The local politics of stabilisation”, African Affairs, Juillet 1986, p.346.

[19Site du Club de Paris : www.clubdeparis.org

[20Idem, p. 347

[21NDIKUMANA, Leonce et BOYCE, James. 1997. Congo’s Odious Debt : External borrowing and Capital Flight, Department of Economics, University of Massachusetts

[22Idem, p.17

[23Idem, p.18

[24FEB, 1986, p. 496-497.

[25Le groupe de Poupehan était un groupe de pression composé des principaux leaders politiques conservateurs de la famille social-chrétienne belge qui ont joué un rôle clé dans le tournant néolibéral. Voir http://archives.lesoir.be/les-fantomes-de-poupehan-liberaux-et-fdf-veulent-enquet_t-19910917-Z04EPV.html

[26Alfons Verplaetse était gouverneur de la Banque nationale de Belgique, il était membre du parti social-chrétien dans la partie flamande du pays.

[27Wilfried Martens, premier ministre social-chrétien qui a mis en pratique l’orientation néolibérale en alliance avec le parti libéral.

[28Les 6 paragraphes qui suivent sont tirés de Éric Toussaint et Arnaud Zacharie et, « La République démocratique du Congo » publié en 2002, https://cadtm.org/La-Republique-democratique-du, consulté le 1er juillet 2020.

[29Voir également, Banque africaine de développement, « République démocratique du Congo : Document du point d’achèvement au titre de l’initiative PPTE renforcée », avril 2011. Disponible à : https://www.afdb.org/fileadmin/uploads/afdb/Documents/Financial-Information/RDC%20-%20Document%20relatif%20au%20point%20d’ach%C3%A8vement%20PPTE%20renforc%C3%A9e.pdf

[30Les données indiquées dans ce paragraphe sont tirées de la Banque mondiale. Base de données utilisée : International Debt Statistics. Période : 1995-2018. Variables retenues : Debt stock reduction (current US$) ; Debt stock rescheduled (current US$) ; External debt stocks, general government sector (PPG) (DOD, current US$) ; External debt stocks, other public sector (PPG) (DOD, current US$) ; External debt stocks, private guaranteed by public sector (PPG) (DOD, current US$) ; External debt stocks, public and publicly guaranteed (PPG) (DOD, current US$) ; External debt stocks, public sector (PPG) (DOD, current US$) ; PPG, bilateral (DOD, current US$) ; PPG, multilateral (DOD, current US$) ; PPG, official creditors (DOD, current US$) ; PPG, other private creditors (DOD, current US$) ; PPG, private creditors (DOD, current US$). https://databank.worldbank.org/source/international-debt-statistics#

[32Voir notamment, Collectif, « Répondre à la crise de la covid-19 : la Belgique et l’annulation de la dette des pays du Sud », 26 juin 2020. Disponible à : https://cadtm.org/Repondre-a-la-crise-du-Covid-19-la-Belgique-et-l-annulation-de-la-dette-des

[33Voir notamment Jennifer Rankin, « Belgium mulls charges over 1961 killing of Congo’s first elected leader », The Guardian, 1er juillet 2020. Disponible à : https://www.theguardian.com/global/2020/jul/01/belgium-mulls-charges-over-1961-assassination-of-congos-first-elected-leader

Auteur.e

Eric Toussaint docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2000, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

SOURCE

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