Violence et politique aujourd’hui
« Ce qui nous semble surtout étrange, dans la ferme décision de substituer l’action parlementaire à tout emploi de la violence populaire, c’est l’idée qu’une révolution peut être faite arbitrairement.» Rosa Luxemburg, « L’expérience belge », 1913.
D’un point de vue politique évoquer la violence fonctionne comme un acte magique. Là où le pouvoir aperçoit de la violence, il peut tracer un périmètre de sécurité à l’intérieur duquel tout lui est permis pour y mettre fin, pour garantir notre sécurité, pour éliminer la menace, y compris une violence extrême. Tout individu ou groupe, accusé de violence, quelles que soient les circonstances, devient d’un seul coup illégitime dans l’ensemble de ses actes, passés, présents et à venir.
Il serait peut-être intéressant de regarder les ficelles de cet étrange tour de passe-passe, dont les premières apparitions remontent peut-être au XVIème siècle, lors de la colonisation de l’Amérique.
La violence des Sauvages
Dans un article intitulé Archéologie de la violence, l’anthropologue Pierre Clastres rapporte qu’à partir du XVIIème siècle, lorsque des colonisateurs européens rédigent des récits de voyage en Amérique, ils évoquent avec récurrence des sociétés très guerrières, particulièrement en Amazonie. Ils « voient » des sociétés fondamentalement violentes qui, de ce fait, leur semblent incompréhensibles et ridicules. Une vision qui s’étend par la suite à l’ensemble des colonies[1].
En revanche, lorsqu’il se penche sur la littérature anthropologique des « dernières décennies » (son article date de 1977) Clastres constate que « S’il est question (rarement) de la violence, c’est en vue principalement de montrer à quel point ces sociétés s’appliquent à la contrôler, à la codifier, à la ritualiser, bref tendent à la réduire, sinon à l’abolir… »[2]. Suivant ce point de vue on pourrait donc déduire que « … (à la réserve près d’anecdotes secondaires) la violence ne figure point sur l’horizon de la vie sociale des Sauvages, que l’être social primitif se déploie à l’extérieur du conflit armé, que la guerre n’appartient pas au fonctionnement normal, habituel des sociétés primitives »[3].
Lors d’un renouveau de l’anthropologie au XXème siècle, il est question d’accepter et même de valoriser la différence, de développer le rapport à « l’autre ». Les diverses dimensions des sociétés étudiées (culture, histoire, politique, etc.) peuvent être appréhendées, mais à condition de laisser en dehors la violence réellement constatée. L’alternative semble être : soit la violence définit l’ensemble de la société, soit elle est anecdotique. La violence interne apparaît comme la limite à partir de laquelle on ne peut plus reconnaître d’interlocuteur. C’est quelque chose d’un peu plus compliqué que le simple dégoût moral pour la violence qui commence à se dessiner au XVIIème.
La grande inquiétude des missionnaires, des commerçants, des colons, des intellectuels du XVIIème siècle à propos de la violence est moins morale que pratique : « …comment en effet christianiser, civiliser, convaincre des vertus du travail et du commerce des gens soucieux principalement de guerroyer contre leurs voisins, de venger les défaites ou de célébrer les victoires ? »[4]. Suivant toujours l’article de Clastres, c’est pour ces raisons pratiques qu’à leurs yeux « … une société sans gouvernement, sans État, n’est pas une société ; donc les sauvages demeurent à l’extérieur du social, ils vivent dans la condition naturelle des hommes où règne la guerre de chacun contre chacun »[5]. La « guerre primitive » de tous contre tous correspondrait à un mode non-civilisé de l’humanité, qui ne peut être défini que négativement, par l’organisation que les individus qui la composent n’arrivent pas à produire.
Ainsi, à partir du XVIIème siècle la violence des « Sauvages » apparaît comme une erreur, en ceci qu’elle empêcherait la société de développer sa forme naturelle. La colonisation se présentera comme la solution à ce « problème » qu’elle a produit ; c’est à dire qu’elle permettra de « civiliser, convaincre des vertus du travail et du commerce » des gens dont elle avait diagnostiqué que le problème était d’en manquer. Donner une forme, apporter la paix à une société qu’elle voit comme informe parce que violente… en même temps qu’elle y voit une société violente parce qu’elle veut lui imposer une forme. Ce « problème » n’en reste pas là.
Les cannibales de l’intérieur
1 Connaître l’ennemi
« Le soir, précise l’accusation, les acteurs de cet acte de cannibales allaient raconter hautement, partout la part qu’ils y avaient prise : ‘‘ Nous avons fait griller un fameux cochon !’’ osaient dire quelques-uns »[6]. Tandis que « L’Écho de la Dordogne expliquait déjà le 28 septembre : ‘‘Tous ont l’attitude, la physionomie, la tenue des paysans incivilisés et pauvres des confins de notre département, qui touchent à la Charente et à la Haute Vienne.’’ Ainsi se dessine l’interprétation fondée sur la primitivité, sur le recours au primordial, à la fissure tellurique qui met en contact le passé lointain de l’humanité avec cette tragique année 1870 ; alors que, nous le savons, un décalage de quelques décennies seulement aurait suffi à faire considérer comme assez banal le comportement de ces paysans »[7]explique l’historien Alain Corbin. Dans l’esquisse de cet exemple nous retrouvons à l’intérieur de l’Europe, dans le village de Hautefaye, l’idée d’une violence opposée à la nature de la société, empreinte d’un imaginaire colonial : sauvages, cannibales, incivilisés, habitants des confins. L’acte en soi (un noble a été lynché lors d’une foire agricole) n’est pas anodin, mais il n’est pas exceptionnel non plus ; ce qui change est la réaction de la justice, de la presse, de la police, qui correspond à un nouveau mode de pouvoir.
Pour comprendre l’acte des paysans qui vivent dans la région, la justice de Périgueux établit un lien imaginaire avec des tribus en Amazonie ou en Afrique. C’est à partir de ses « connaissances » de tribus lointaines qu’elle tente d’appréhender rationnellement les événements, sans que personne n’y voie de la folie. Au contraire, c’est avec un savoir nouveau basé sur la raison, la science, la Justice, le dégoût pour la violence, et l’amour pour la vérité et les droits humains, que l’acte devient incomprehensible. C’est au terme d’une enquête scientifique, dans le cadre de l’État de droit, que le procureur affirme : « c’est un acte de cannibales ».
Quelques mois plus tard, pas très loin de Hautefaye : « Les conservateurs racontèrent qu’on avait vu des cannibales parmi les meurtriers du préfet »[8]. Selon le nouveau préfet, l’un d’entre eux « vint dans un café, offrant aux consommateurs de leur donner des morceaux du crâne de M. de l’Espée et faisant craquer sous ses dents des morceaux de ce crâne ». Ces cannibales-là sont des ouvriers qui le 24 mars 1871, déclarent la Commune à Saint Étienne. Ce jour là le préfet ainsi que les deux communards, Victoire et Fillon, sont tués lors d’un affrontement à l’hôtel de ville. Ces ouvriers sont politiquement et sociologiquement à l’opposé des paysans de Dordogne, leur imaginaire est très favorable à la modernité, mais la manière de les appréhender sera la même : « des cannibales ».
Peu importe si, dans aucun des deux cas, personne n’a mangé de la chair humaine[9], « acte de cannibales » renvoie aux acteurs, pas au geste. La violence ne peut venir de la société, parce que désormais elle est contraire à sa nature, mais d’individus qui n’en font pas partie. Aux yeux des modernes les cannibales sont ceux qui ne font même pas la différence la plus basique de la société, entre ce qui se mange et ce qui ne se mange pas. Ils ne font pas partie de la société : ni sociologiquement (ils sont incivilisés), ni historiquement (ils relèvent d’un passé lointain, d’avant la société), ni économiquement (ils sont pauvres), ni psychologiquement (ils sont tellement dépravés qu’ils se vantent de leur geste) ni encore géographiquement (ils habitent les confins ou les faubourgs). Ce nouveau mode de savoir, dans lequel on peut voir au moins de manière embryonnaire les sciences sociales, les définit par ce qu’ils ne sont pas et qu’ils devraient être… par les gestes, les attitudes, les comportements qui leur manqueraient et qu’ils devraient adopter, par leur inadaptation.
2 Éliminer l’ennemi
L’enjeu n’est pas moral, ici aussi, comme dans les colonies, il est question de développement. Par exemple, en Dordogne depuis quelques décennies la décision a été prise de « favoriser la foire citadine, plus aisément contrôlable, mieux adaptée aux circuits commerciaux »[10]. La foire agricole organisée par les paysans pendant laquelle le massacre a eu lieu était interdite, tolérée seulement. Dans le cas de la Commune il y avait une volonté manifeste de discipliner les ouvriers. « La difficulté sociale est résolue ou en voie de résolution »[11] titrait Le Siècle, un journal proche du pouvoir central, le 21 mai 1871 lorsque les troupes versaillaises commencent les massacres à Paris.
Par ailleurs, ce n’est pas parce que le discours à leur encontre est rationaliste que ces « barbares » de l’intérieur ne sont pas utilisés comme victimes sacrificielles. À Hautefaye il paraîtra logique et légitime de déplacer la guillotine jusqu’à la place du village, en pleine lumière, et couper la tête à quatre paysans, lors d’un rituel moderne, histoire d’enseigner la raison à ces rustres. La répression des différentes Communes de 1871 fera des dizaines de milliers de morts. « Nous nous rappelions cette butte garnie de canons, sillonnée par des énergumènes avinés, habitée par une population qui paraissait hostile à toute idée religieuse et que la haine de l’Église semblait surtout animer », c’est ainsi que se justifiait l’édification symbolique de la basilique de Notre-Dame pour « expier les crimes de la commune », en 1873.
Suivant l’analyse René Girard[12], le sacrifice est une manière symbolique de rappeler (ici il s’agit aussi d’en consolider de nouvelles) les différences qui structurent une société, dans une situation de crise, de grande confusion. Du côté des victimes expiatoires tout serait confusion, violence pure, les éliminer est une manière de signaler que c’est là la cause de la crise. Les paysans agissent suivant des rumeurs, leur action serait guidée par la superstition, économiquement ils ne font que perpétuer une culture traditionnelle, sans même évaluer sa rentabilité… Les ouvriers sont des « partageux », avinés, violents, et ne respectent pas la religion.
Les différenciations que font les paysans (par exemple : entre les marchands et paysans) ou les ouvriers de la Commune (par exemple : entre le travail et le capital), leur manière de déterminer ce qui est légitime ou pas, sont invisibilisées. À l’opposé, le différenciations propres à la bourgeoisie sont accentuées. La bonne manière d’établir des différences entre coupables et innocents sera l’enquête de la police. Le savoir universel des juges et des journalistes devient le moyen pour différencier la parole légitime et celle qui est illégitime. Tout comme la nouvelle rationalité économique différencie ce qui est utile et ce qui ne l’est pas.
Notons, avec la philosophe Elsa Dorlin, que la question déborde celle du monopole de la violence par l’État. Avec un regard semblable à celui qui se met en place en France, à la même époque, les tribunaux des États-Unis laissent les paysans blancs s’organiser en milices, notamment les Vigilants, pour lyncher et torturer quotidiennement des Noirs. « … la figure du vigilant, du justicier masqué, évolue au cœur même d’une société qu’il entend défendre en mettant à nu les criminels : il est l’incarnation d’une volonté punitive, d’une justice raciale qui exécute ceux qui sont considérés comme ennemis ‘‘naturels’’ de la propriété privée, de la famille et de la société blanche »[13]. À leurs yeux la nature simple, naïve et travailleuse des Vigilants ne dénature pas la société. Ce ne sont pas des barbares qui ignorent toutes les différences, comme à Hautefaye ou Saint Étienne, mais des braves gens contraints à défendre modestement le développement naturel de leur société, qui marquent à leur manière ce qui se fait et ce qui ne peut pas se faire[14].
Dans les deux cas c’est une sorte de savoir ésotérique, à la limite de la biologie et de l’économie : le racisme ou la « physionomie des pauvres », qui constitue « le rapport à l’autre ». Non pas un échange, non pas une interaction, on ne regarde pas les gestes, ceux-ci ne comptent que comme symptôme de la « nature » de l’auteur. « De la question liée à la cause du conflit, on passe à la question liée à la dignité anthropologique de celui qui se défend »[15].
La nature de l’ennemi
La violence contre la nature de la société fonctionne comme un symptôme, un bruit dans le modèle, qui permet de repérer les ennemis intérieurs. Les incarnations de cet ennemi vont changer : hier les paysans des confins de la Dordogne, les classes dangereuses des villes au XIXème siècle, les Sauvageons des banlieues depuis les années 1980, les Blousons noirs dans les années 1950, les paysans des Jacqueries, les ouvriers anarchistes au XIXème, les indigènes au moment de la décolonisation, les jeunes Apaches dans le Paris du début du XXème, aujourd’hui les « radicalisés »…
Les mots, les postures d’expert, le nom des sciences censées les appréhender, les peurs qu’ils génèrent, les images qui leur sont attachées varient. Les réalités sociales, historiques, géographiques, les pratiques de ceux qui sont visés sont très diverses, parfois opposées, sans que cela pose un problème, puisqu’il s’agit justement de ne pas prendre en compte tous ces éléments, de tout mélanger. Aux yeux du savoir qui les étudie leur actes n’affirment jamais rien, ils ne sont qu’une conséquence d’un manque : de civilisation, d’humanité, d’intelligence, d’éducation… l’indignité anthropologique des acteurs. Ce regard produit déjà le programme politique.
L’ennemi intérieur ce n’est pas un autre puisqu’il n’a pas de forme, ce qui est signifiant est sa nature informe, incomplète. Une sorte de trou noir susceptible d’aspirer tout ce qui ne gravite pas dans l’orbite proche de la nature de la société. Aujourd’hui, par exemple, personne ne peut définir la « radicalisation », mais on peut produire des listes interminables de « signes de radicalisation » qui prolifèrent dans la société, comme à Hautefaye on repérait la physionomie et les attitudes des paysans incivilisés, de la même manière que les scientifiques détectent les trous noirs par les distorsions qu’ils produisent dans la lumière.
La société occidentale se présente ainsi comme radicalement pacifique, puisque la violence est définie comme ce qui s’oppose à sa nature universelle, valable partout et pour tous. En même temps qu’elle se donne le droit d’utiliser n’importe quelle violence, puisque l’objectif est de se défendre contre la propagation d’un ennemi qui’elle définit par la négation de cette nature pacifique. « Si le système est arrivé au point de maturation où il incarne la nature humaine, tout ce qui s’oppose à lui – ces groupes ou ces individus qui, de l’extérieur comme de l’intérieur, n’arrivent pas à être tels que le modèle dominant le prévoit – sera identifié comme ‘‘préhumain’’ voire ‘‘infrahumain’’ »[16].
Informer, former, réformer, transformer, formater, tuer, mais quoi qu’il en soit, faire disparaître l’informe en lui donnant la forme, le cadre, dont il manque. C’est ce rapport forgé dans le colonialisme, que la société occidentale tente d’imposer à l’ennemi intérieur qu’elle produit. Amener une forme naturelle là où elle voit la violence pure, matière dénaturée, ou plutôt un vide dénaturant : faire disparaître les monstres, conquérir les déserts… Marquer la toute-puissance et l’universalité de la « bonne forme », relève à la fois d’une efficacité directe (imposer une rationalité économique) et d’une efficacité symbolique mais bien entendu réelle (fabriquer une victime sacrificielle : établir les « bonnes » différences, invisibiliser les « mauvaises » ). Dans l’Occident actuel, marqué par la croyance obsessionnelle dans la croissance économique, et tétanisé par la crise de ses valeurs, ces deux mécanismes se renforcent et s’emballent.
L’approche moderne, utilitariste, de la violence est une composante essentielle d’un mode de domination. Néanmoins le propos ne peut pas être d’inverser le problème, concevoir la violence comme une expression de la vraie nature humaine, contre la fausse nature de la civilisation ( c’est à peu de choses près le point de vue nazi). Plutôt que jouer à se positionner pour ou contre la violence, on tentera dans le suite de ce texte, au fil de deux ou trois expériences politiques choisies, de regarder comment la violence peut être pensée et assumée, sortir de cette assimilation néfaste entre violence et nature. « La méthode sécuritaire transforme tout conflit en affrontement »[17], toute la complexité d’une différence est alors réduite à une opposition entre deux identités antithétiques : le bien et le mal, la civilisation et la barbarie, la modernité et l’archaïsme, ce qui est rentable et ce qui est coûteux. Cela aboutit à une violence mimétique, une identité qui se définit comme pure et innocente par opposition à une sorte de jumeaux maléfique, c’est là que la violence est à la fois sans limites et impensable, c’est ce goulot d’étranglement que s’agira d’éviter.
Pratiques de la violence
1 Conflit et affrontement
« Les stratégies développées mêlent techniques de combat rapproché au corps à corps (parades, clefs de bras, utilisation de la force d’inertie de l’adversaire, etc.), contre les policiers, les militants ou même les badauds hostiles à la cause des femmes, et techniques de ruse, qui exploitent les préjugés selon lesquels les femmes ne peuvent se défendre »[18]. Ici aussi le problème est pratique, les suffragettes anglaises du début du XXème siècle ne rentrent pas dans les formes. Elles contestent certaines différences (par exemple : les hommes votent, les femmes non) et établissent d’autres différences (par exemple : entre des rapports consentis ou pas dans le cadre du mariage). Modifier les frontières internes qui structurent une société entraîne une réaction violente, d’où la nécessité de l’autodéfense.
Il était nécessaire pour elles de préparer cet affrontement, mais si le problème est pratique ici la réponse n’est pas seulement technique, l’affrontement ne détermine pas la lutte, il est une manière de plus d’affirmer des différences. Comme le remarque Elsa Dorlin, dans leur cas, « L’autodéfense n’est donc pas un moyen en vue d’une fin – acquérir un statut et une reconnaissance politique – elle politise les corps, sans médiation, sans délégation, sans représentation »[19].
Dans cette pratique de l’auto-défense la violence est une dimension de la lutte, elle n’est pas envisagée en termes utilitaristes, comme un moyen en vue d’annihiler l’ennemi. Il y a ici une différence nette entre le conflit, la lutte féministe, qui comporte toutes sortes de dimensions, qui existe dans différentes temporalités historiques, politiques, sociales, économiques, qui est multiple et qui se modifie d’une part; et d’autre part l’affrontement, notamment avec la police, qui n’est qu’une de ses dimensions. L’affrontement physique est nécessaire mais la lutte ne se structure pas autour de l’opposition avec la police ou des militants hostiles. La forme de cette violence (les gestes utilisés, les moments où elle est employée, le mode de décision quant à son utilisation, sa légitimité) n’est pas indépendante des autres dimensions du conflit, qui affirment un rapport au monde singulier. La façon d’affronter physiquement ceux qui s’y opposent correspond à une manière de penser pratiquement leur lutte en termes politiques : modifier un rapport au corps envisagé comme lié à la nature de la société, affirmer une différence et la rendre incontournable. Leur violence est évaluable non seulement en termes techniques, mais aussi, et surtout, politiques.
À partir du conflit il est possible de voir les actes dans des situations concrètes. Loin de saturer une situation, de développer une violence mimétique, où l’adversaire devient une sorte de double maléfique à annihiler, subordonner l’affrontement à la complexité du conflit permet de développer des différences. Dans un conflit il y a dès lors beaucoup d’ « autres » différents, et non des oppositions binaires : le bien et le mal, la civilisation et la barbarie, la démocratie et le radicalisme, l’informe et la forme.
2 Prendre forme : violence et démocratie
Aujourd’hui en Belgique même une grève de transports est présentée comme une violence inacceptable. Une « prise d’otage » répètent inlassablement les plus fainéants et les moins imaginatifs de nos concitoyens. En arrière fond une série d’arguments utilitaristes : c’est pour gagner en efficacité que les reformes sont indispensables, mais surtout la grève serait une forme peu efficace, trop coûteuse pour la société.
Cette perte, cette violence, serait supprimée en établissant un cadre pour la discussion, implorent des armées d’hommes raisonnables. Notamment : confronter des données économiques, modéliser les situations problématiques, imaginer des solutions, informer, communiquer, réunir des experts, des représentants des diverses parties. Or, dans cette liste il s’agit de représentations, des données, mais aussi d’acteurs, qui ont été mis en forme pour être valables dans ce débat. L’expert s’est formé pour produire ce type de savoir spécifique, le représentant est choisi en vue de ces instances, on débat à partir d’un savoir conforme. D’un point de vue utilitariste, une forme efficace est une forme qui se suffit à elle-même, qui produit son contenu.
Dans un conflit il y a la possibilité d’expérimenter le fonctionnement de ces transports : les gares qu’ils desservent, les gens qu’ils transportent, la manière dont ils sont organisés, quelle est la place des travailleurs, celle des cadres, des politiques. Comment on bloque ces trains, comment on tente d’empêcher ces blocages ? Mais aussi la manière dont chacun est affecté, qui peut se réduire à : « ça ne me plaît pas quand ça s’arrête », mais peut aussi donner lieu à une connaissance beaucoup plus active que cette simple sensation de déplaisir. Dans le conflit tout ceci existe dans sa complexité, dans toutes sortes de dynamiques différentes et des temporalités diverses, en interaction. C’est cette complexité réelle qui semble ne pas faire partie de la nature de la société.
Dans le modèle tout semblé maîtrisé, harmonieux, tandis que le conflit est constitué de d’incohérences, de malentendus, d’incompatibilités, de temporalités qui ne s’accordent pas. Simplement parce que la modélisation est bâtie, quel qu’en soit le coût, pour être unidimensionnelle, et qu’ensuite ce qui ne se laisse pas modéliser est pensé comme un déchet, du bruit à éliminer, là aussi à n’importe quel prix. Dans le conflit il y a la possibilité de penser que la vie est constituée de différentes dimensions qui coexistent sans harmonisation.
La « paix » du modèle et la violence du conflit, ne sont pas deux manières différentes de présenter le même avis, l’une moderne, efficace et pacifique, l’autre violente, coûteuse et archaïque, il y a des modes de savoir différents. Ceux qui vivent des véritables conflits racontent, souvent très étonnés, tout ce qu’ils ont appris.
De la même manière que, à Notre Dame des Landes, il est question d’expérimentation, de recherche, mais ceci ne pourrait avoir lieu sans tenir l’affrontement.
Revenons néanmoins en Amazonie : « Quelle est la fonction de la guerre primitive ? Assurer la permanence de la dispersion, du morcellement, de l’atomisation des groupes. La guerre primitive, c’est le travail d’une logique du centrifuge, d’une logique de la séparation, qui s’exprime de temps à autre dans le conflit armé. La guerre sert à maintenir chaque communauté dans son indépendance politique. Tant qu’il y a de la guerre il y a de l’autonomie ; c’est pour cela qu’elle ne peut pas, ne doit pas cesser, qu’elle est permanente »[20]. C’est la conclusion de Clastres dans l’article cité au début de ce texte. L’Amazonie n’est pas le Far West, ni la mafia ni encore le néolibéralisme, la violence n’est pas un outil pour réaliser sur terre un modèle rêvé. Si elle reste à l’intérieur de la société c’est justement pour qu’elle demeure subordonnée au multiple, à la différence, pour qu’elle ne devienne pas un outil pour imposer une société unidimentionelle. Ce qui était problématique pour les colons, ce n’est pas la violence, ils étaient infiniment plus violents que les Amazoniens, mais bien le conflit. Dans la paix des colons il fallait éliminer les indiens, dans la guerre des indiens il y avait une place pour tout le monde. Il ne faut pas oublier que la préoccupation des colons était pragmatique : il est difficile de dominer une société multiple, peu uniforme.
Pour la suite
Les exemples utilisés dans ce texte peuvent paraître un peu ternes, ils sont lointains, ne sentent plus le souffre et la polémique, ils ne sont plus chargés d’adrénaline. Il ne s’agit pas de prendre de la distance mais, au contraire, de tenter d’enlever une épaisse couche d’imaginaire. Ramener dans le quotidien toute une série de pratiques et de savoirs délégitimés au nom de la lutte contre la violence.
Non pas pour accroître la violence, mais au contraire, pour qu’elle ne soit qu’un élément de conflits qui traversent nos vies, pour qu’elle soit pensable autrement que dans l’utilitarisme.
Dans notre société, justement parce qu’elle est si prompte à dénoncer la violence, à y voir la barbarie, l’informe, le hors société ou l’anti-société ; c’est-à-dire à ne rien voir : la violence pour éliminer ce qui semble menacer la nature de la société est réellement sans limites. Ce n’est pas une figure de style, l’Union européenne est entourée d’un épais périmètre de « sécurité », un zone informe où des accords bilatéraux et des interventions militaires permettent dans les faits de séquestrer, assassiner, violer, ou réduire en esclavage ou noyer tous ceux qui s’approchent sans être en bonne et due forme.
On n’écrit jamais seul, dans ce cas-ci, avec notamment les retours de : Paola Stevenne, Chedia Leroij et Philippe Vicari.
[1]CLASTRES, Pierre. « Archéologie de la violence ». Libre 1, Payot, 1977, pp 137-173.
[2]Ibid.
[3]Ibid.
[4]Ibid.
[5]Ibid.
[6]CORBIN, Alain. Le village des cannibales, Flammarion, 1990, p 111.
[7]CORBIN, Alain. Le village des cannibales, op cit, p 144.
[8]LISSAGARAY, Prosper-Olivier. Histoire de la commune de 1871. Librairie contemporaine Henri Kistemaeckers, Bruxelles, 1876. Réédition, Maspero, 1983, p 161.
[9]En Dordogne il est clairement établi par l’enquête de la police qu’il n’y a pas eu de cannibalisme. Le seul support à cette accusation est la référence au cochon. Bien entendu cette image renvoie au quotidien de la campagne, tout le monde le savait : tuer le cochon est un moment important, intense, violent. Mais la référence à l’imaginaire de la barbarie était tellement forte qu’elle s’est imposée. Dans le cas de Saint Étienne, l’imagination semble être dénouée de tout support extérieur.
[10]CORBIN, Alain. Le village des cannibales, op cit, p 74.
[11]LISSAGARAY, Prosper-Olivier. Histoire de la commune de 1871. op cit p 335.
[12]Voir René Girard, La violence et le sacré, Grasset, 1972.
[13]DORLIN, Elsa, Se défendre, une philosophie de la violence, La découverte, 2017, p 104.
[14]Dans le même ordre de choses le « crime passionnel » est souvent une « circonstance atténuante », peut-être parce qu’il est vu par beaucoup comme une manière d’établir des limites entre ce qu’une femme peut faire ou pas…
[15]DORLIN, Elsa, Se défendre, une philosophie de la violence, La découverte, 2017, p 42.
[16]BENASAYAG, Miguel. DEL REY, Angélique. Éloge du conflit, La Découverte, 2007, p17.
[17]BENASAYAG, Miguel. DEL REY, Angélique. Éloge du conflit, op cit, p 97.
[18]DORLIN, Elsa, Se défendre, une philosophie de la violence, op cit, p 59.
[19]Ibid.
[20]CLASTRES, Pierre. « Archéologie de la violence », op cit.