La Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires de Détroit

 par Selim NADI, membre du PIR
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Quarante ans après sa première publication anglophone, les éditions Agone publient en français « Détroit : pas d’accord pour crever. Une révolution urbaine », une étude magistrale de Dan Georgakas1 et Marvin Surkin2.
Ce livre se penche sur les luttes révolutionnaires noires dans le Détroit du début des années 1970, et notamment sur la naissance de la Ligue des Travailleurs Révolutionnaires Noirs (L.T.R.N – créée en 1969). La L.T.R.N, inspiré par le Drum (Dodge Revolutionary Union Movement), a unifié en son sein une multitude de « RUM » (Mouvements syndicaux révolutionnaires) : « Le succès de Drum entraîna une floraison de RUM : Uprum (travailleurs à l’United Parcel Service), Hrum (travailleurs de la santé [Health]) ou encore Newrum (travailleurs du Détroit News) ». L’objectif de la L.T.R.N : proposer une approche politique de la condition raciale des ouvriers noirs, notamment dans l’industrie automobile.

Au-delà de son intérêt proprement historique, l’ouvrage témoigne d’une conjoncture politique et économique spécifique aux Non-Blancs dans de nombreux pays industrialisés, dans les années 1970. De quoi faire écho aux luttes du Mouvement des Travailleurs Arabes en France–, envisagées par Sadri Khiari comme l’une des formes les plus radicales de la résistance immigrée des années 19703 –, aux luttes des ouvriers turcs dans l’industrie automobile en Allemagne, et aux résistances des travailleurs caribéens et indiens en Grande-Bretagne à la même époque.

Ce livre offre un panorama complet de la formation de la L.T.R.N et de l’évolution de ses cadres, des problèmes stratégiques et de la lutte politique des ouvriers noirs dans le Détroit des années 1970 ainsi qu’un éclairage sur les racines économiques de l’oppression raciale aux États-Unis. Sans jamais réduire les rapports de force raciaux à une lutte de classes, l’historiographie des luttes noires aux États-Unis est un bon indicateur de la pénétration du racisme au cœur du système économique. À ce titre, l’ouvrage s’inscrit dans une lignée de travaux sur la naissance et l’évolution de la lutte des races sociales – pour reprendre l’expression de Sadri Khiari – aux États-Unis, tels que ceux de Theodore W. Allen (The Invention of the White Race, 1994) ou encore de David Roediger (How Race Survived U.S. History, 2008).

De plus, l’inscription locale de la L.T.R.N dans la ville de Détroit présente des aspects très instructifs pour les luttes anti-racistes qui se développent en France. Comme l’écrit Michael Staudenmaier dans Truth and Revolution :

 

« À la fin des années 1960, alors que de nombreux révolutionnaires nord-américains avaient tourné le dos à la classe ouvrière, trois expériences majeures apportèrent un renouveau d’attention à l’idée selon laquelle le prolétariat industriel est l’agent révolutionnaire principal : la grève générale de 1968 en France, l’« automne chaud » en Italie en 199, et les premiers succès des Revolutionary Union Movements (RUMs) et de la Ligue des Travailleurs Révolutionnaires Noirs de Détroit. »4

 

Alors qu’une large part de la gauche blanche française appelle abstraitement à la lutte des classes, l’ouvrage de Dan Georgakas et de Marvin Surkin rappelle que la question raciale et la question sociale ne s’excluent pas mutuellement, mais surtout qu’on ne peut les « articuler » théoriquement. L’expérience politique d’un groupe révolutionnaire noir dévoile les structures concrètes et les obstacles politiques (notamment des syndicats tels l’AFL-CIO) face auxquels les travailleurs noirs étaient confrontés. Loin de la condamnation traditionnelle de la question raciale accusée de « diviser » la classe ouvrière, cet ouvrage met le curseur sur les bases véritablement matérielles à l’origine de cette division. En témoigne la réalité sociale des Noirs, cantonnés à un statut de « sous-prolétaires » assignés aux tâches les plus pénibles et dangereuses.

Cet ouvrage dresse ainsi un bilan des résistances noires, partant de la Grande Rébellion de Juillet 1967, en passant par la création du journal Inner City Voice, par les diverses grèves organisées par des organisations noires, par la création de la Ligue, mais également par les nombreux combats judiciaires qu’ont dû affronter les militants ouvriers noirs

Néanmoins, l’ouvrage ne se contente pas de poser un diagnostic mais pose les bases d’une stratégie politique antiraciste. Kenneth Cockrell, l’une des figures majeures de la L.T.N.R, déclarait dans l’un des ces discours :

 

« Nous ne reprenons pas le discours habituel du militant noir occasionnel, qui pointe du doigt et dénonce ouvertement les  »chiens blancs », menace de rayer de la surface de la Terre l’intégralité de la population blanche, se tient droit, les jambes écartées, juché sur ce qui reste du monde, et proclame la beauté intrinsèque de la noirceur sans rapporter tout cela à un programme politique concret qui mette fin à l’oppression pour les peuples du monde. Nous disons le plus sérieusement du monde qu’il n’y a qu’une seule solution, et que cette solution, c’est la destruction du mécanisme d’État actuel. Le démantèlement de ce mécanisme d’État et le processus par lequel il se réalisera implique que ceux qui veulent réellement provoquer des changements révolutionnaires prennent le pouvoir d’État – et ce que nous proposons, c’est le programme de la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires. »5

 

Nul doute qu’une partie de la gauche blanche y trouvera le moyen d’applaudir les prouesses politiques d’ouvriers noirs se réclamant de la lutte des classes. Il reste que ce livre témoigne parfaitement des rapports intrinsèques qui lient les concepts de « races » et de « classes », sans jamais les confondre. En ceci, il permet de renseigner sur les difficultés des travailleurs noirs à imposer leurs priorités dans les partis et les syndicats de la gauche blanche dans les années 1970, époque charnière pour les luttes ouvrières. Détroit : pas d’accord pour crever s’inscrit ainsi dans la continuité de l’historiographie décoloniale, démontrant une fois encore que le « nègre docile est un mythe »6.

 

Selim NADI, membre du PIR

 

Notes

 

[1]Membre fondateur du groupe anarchiste « Up Against the Wall Motherfuckers », il est également connu pour ses poèmes et son travail d’historien. Il a notamment publié des ouvrages sur Ezra Pound, sur l’I.W.W et plus généralement sur la gauche étatsunienne.

[2]Ancien membre de la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires, docteur en science politique et spécialiste de politiques urbaines.

[3]Pour un panorama complet des luttes immigrées en France, voir notamment le chapitre IV, intitulé « Premières escarmouches raciales au cœur de l’Hexagone », de : Sadri KHIARI, La contre-révolution coloniale en France. De de Gaulle à Sarkozy, La Fabrique, Paris, 2009.

[4]Michael Staudenmaier, Truth and Revolution. A History of the Sojourner Truth Organization : 1969 – 1986, AK Press, Oakland, 2012, p. 42

[5]Kenneth V. Cockrel, « De la répression à la révolution », Période

[6]C.L.R. James, « Revolution and the Negro »

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Revendiquer un monde décolonial, entretien avec Houria Bouteldja

Revendiquer un monde décolonial, entretien avec Houria Bouteldja
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Nous publions ci-dessous un entretien de Houria Bouteldja accordé à Paul Guillibert, Caroline Izambert et Sophie Wahnich et publié dans la revue Vacarme le 26 avril 2015 (version en ligne).

Quelle a été, selon vous, la nature de la rupture opérée en 2005 par le « manifeste des indigènes » ?

Cet appel a marqué une triple rupture : 1) une rupture politique avec le champ politique blanc. 2) une rupture économique : nous n’acceptons pas d’argent de l’État. 3) une rupture idéologique : nous nous passons des pensées politiques pré-existantes : idéologiquement, nous ne nous référons ni à Marx, ni aux Lumières, ni aux valeurs de la République. Nous avons voulu développer une pensée politique à partir de nous-mêmes, ancrée dans l’histoire des luttes de l’immigration, des luttes anticoloniales : pas dans le clivage historique gauche /droite.

Le PIR fête ses dix ans en 2015. Quel bilan faites-vous de ces dix années ?

Le sociologue Abdelmalek Sayad disait : « Exister, c’est exister politiquement ». Nous constatons avec fierté que nous avons une vraie existence politique. Une bonne partie des indigènes sociaux nous fait confiance, et nous sommes même une boussole pour beaucoup. Pour d’autres et en particulier pour une partie de la gauche, nous sommes une obsession ou en tout cas un os. Les sujets que nous abordons divisent la gauche, ce qui est l’un de nos objectifs : recomposer le champ politique à partir de la question raciale et anti-impérialiste.

En même temps, il faut être honnête : nous ne pouvons revendiquer une forte base sociale. Nous n’avons pas réussi non plus à susciter une réelle alliance entre les différents groupes indigènes : noirs et arabes, ça ne marche pas si facilement ; noirs et roms encore moins.

Cela ne nous empêche pas d’être présents. Nous n’avons pas pénétré les « quartiers » où nous avons beaucoup d’ennemis : principalement, la gauche, à qui nous risquons de prendre des voix ; la mosquée qui est souvent dépendante de la mairie ; les cadres associatifs, à qui nous ferions de l’ombre ; sans parler de l’économie parallèle qui ne voit pas d’un bon œil l’installation de militants politiques. Mais nous avons pénétré les cœurs et les têtes.

Pouvez-vous préciser votre perception de ce que vous appelez « la gauche » ?

Nous sommes les héritiers de la « Marche pour l’égalité et contre le racisme » de 1984. Mais, nous en avons fait un bilan critique. L’espoir qui a jailli à ce moment-là était celui de devenir des Français comme les autres. Je pense ne pas manquer de respect en disant que les marcheurs étaient naïfs. Ils étaient en rupture avec l’histoire de la colonisation et avec leur propre histoire. Si la transmission de cette histoire avait été faite, ils auraient été mieux armés face au parti socialiste. Les marcheurs ont ensuite été défaits par SOS Racisme, qui a dépolitisé la question du racisme et l’a transformée en question morale. Ceux qui ont refusé cette récupération moraliste ont fondé des organisations comme le Collectif contre la double peine ou le Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB) : ce furent des mouvements très importants mais hélas isolés.

Le débat sur le voile de 2004 a été une défaite supplémentaire : toute la gauche a communié avec le pouvoir et la loi. La rupture était consommée.

Le paradoxe, c’est que la gauche de gauche est aujourd’hui notre principal allié. Comment choisissons-nous nos alliés ? En fait, c’est eux qui nous choisissent : nous attendons qu’ils se positionnent sur nos combats : islamophobie, Palestine, racisme d’État, crimes policiers, etc., et nous observons leur prises de position. Sans surprise, c’est la gauche radicale qui vient à nous.

Mais comment réagissez-vous quand, par exemple, la mairie de Bobigny passe à droite ?

Nous constatons un basculement d’une partie des indigènes sociaux vers la droite et nous reconnaissons la gravité de la situation. En 2008*, nous avons été les premiers à dénoncer l’alliance de Dieudonné avec l’extrême droite, à dénoncer les alliances contre-nature entre certains groupes musulmans et le mouvement catholique intégriste Civitas à la faveur des manifs contre le mariage pour tous. Il en va de même à Bobigny. Nous ne pouvons rien faire d’autre que d’élever notre voix et de poursuivre le combat politique dans deux directions : l’organisation autonome des indigènes (noirs, arabes, musulmans, roms, habitants des quartiers) et la construction de fronts larges avec une partie du mouvement social sensible à nos questions. Nous ne pouvons pas faire la leçon aux indigènes de Bobigny et les pousser à voter PC alors qu’ils ont vécu quarante ans de clientélisme et de discriminations entretenus par la mairie communiste.

Le PIR est-il une organisation non-mixte ?

Non, il y a des blancs, très peu, mais de toute façon ils ne restent pas longtemps. Ils ne se sentent pas bien, ce que je comprends. Au début, ceux qui venaient espéraient qu’on allait devenir un appendice de la gauche. Ils ont été déçus. D’autres voulaient œuvrer à la convergence des luttes : féminisme, anticapitalisme, LGBT (lesbiennes, gays, bi et trans). Ils ont aussi été déçus.

Pourquoi n’avez vous pas voulu cette convergence ?

Parce que derrière la convergence, il y a un présupposé universaliste, lui-même fondé sur l’idée qu’il y aurait des oppressions universelles et qu’il faut donc s’en émanciper. Il y a deux ans, nous avions fait un papier pour dénoncer les musulmans qui allaient défiler avec Civitas. Pour autant, si ces mêmes musulmans avaient manifesté contre le mariage homo mais en refusant toute alliance avec l’extrême droite ou même la droite, cela nous aurait paru intéressant, car nous aurions eu affaire à des groupes racisés qui osent s’affirmer et affirmer leurs convictions tout en refusant de servir des mouvements racistes ou nationalistes. Ce que je dis ici ne préjuge pas de ce que pense le PIR du mariage pour tous. Nous ne serions jamais allés manifester, ni pour ni contre. Nous nous sommes déclarés indifférents à cette question. Je précise que je considère cette indifférence comme politique. Sur la question des identités sexuelles, nous avons fait valoir le fait qu’il n’y avait pas de raison de les universaliser et que dans les quartiers en France, il n’y a pas de mouvements LGBT revendiqués comme tels. De fait, les habitants des quartiers ne souhaitent pas politiser leur sexualité, d’où l’indifférence du PIR.

Il y a des priorités. Nous devons d’abord exister pour nous-mêmes et construire notre propre espace. Notre choix premier est de toujours parler aux indigènes, de ne pas perdre le fil avec nous-mêmes — en particulier quand nos alliés nous somment de condamner Dieudonné… Ce sont des positions très dures à tenir quand on pense aux deux pôles entre lesquels nous sommes pris : d’un côté, les indigènes sociaux qui sont très sensibles, par exemple, aux questions relatives à Dieudonné, que certains voient comme un héros, un résistant ; de l’autre, nous avons construit un système d’alliances avec certains milieux de gauche pour qui Dieudonné est un fasciste. Quand nous devons sacrifier l’un de ces pôles, c’est celui des blancs que nous sacrifions.

Quelles sont les priorités politiques du PIR ?

Nos trois grandes priorités sont celles de l’immigration depuis près de 40 ans : le racisme d’État, en particulier sous sa forme islamophobe et négrophobe ; les crimes policiers ; et la Palestine. Ces trois questions sont celles qui mobilisent le plus. Il nous semble qu’en l’état actuel des rapports de forces et face à l’émiettement des espaces indigènes, il est urgent de construire trois grands fronts autour de ces luttes fondamentales, dont les progrès transformeront la France positivement.

Le lien avec la Palestine est un lien historique qui nait de notre connaissance intime du colonialisme. Nous sommes des sujets coloniaux. Notre culture familiale et tous les mouvements de travailleurs immigrés, notamment le Mouvement des travailleurs arabes, ont toujours été très pro-palestiniens. Ensuite, nous sommes opprimés au nom de la Palestine en France. Depuis toujours, les mouvements de l’immigration ont été réprimés à cause de leur solidarité avec la Palestine. Enfin, notre solidarité avec la Palestine est liée au fonctionnement de l’État-Nation et à la question juive. La question sous-jacente est celle de l’égalité entre communautés au sein de la République. C’est la question qui hante l’indigène. Pourquoi ont-ils le droit d’être pro-israéliens alors que nous n’avons pas le droit d’être pro-palestiniens ?

Quel bilan faites-vous de l’antiracisme français né après la seconde guerre mondiale ?

La plupart des mouvements antiracistes sont blancs, avec une moyenne d’âge de 50 ans. L’un des angles mort de l’antiracisme français est de ne pas avoir résolu la question juive. L’antiracisme a vécu sur l’illusion que c’était une question résolue. Mais le philosémitisme est aussi une forme d’antisémitisme. Cette question n’a pas trouvé de solution parce qu’on n’a pas remis en cause deux choses fondamentales : l’impérialisme français et la question de l’État-Nation.

Je vois trois catégories en France : les français de souche — le corps légitime de la nation qui est d’origine chrétienne ; les juifs, qui sont plus ou moins tolérés à condition de se blanchir ; les indigènes, les sujets post-coloniaux. Un des combats des indigènes, c’est de reposer la question de l’État-Nation, de reposer la question de la citoyenneté. Qui est le corps légitime de la nation ? C’est un combat qui doit s’affirmer en convergence avec la question juive et le statut des juifs en France. Une partie du public indigène de Dieudonné croit que les juifs tirent les ficelles. Mais, c’est une ruse de l’État-Nation. En réalité, les juifs vivent dans un certain malaise et une certaine incertitude. Le corps-légitime de la nation, c’est le blanc chrétien. Ce qui me semble le plus parlant et le plus déterminant dans la question des rapports entre juifs et arabes, c’est l’histoire coloniale. C’est en Algérie au moment du décret Crémieux [1] que le rapport entre juifs et arabes est instrumentalisé au profit des juifs (même s’ils en payent encore le prix). Il y a plusieurs choses concomitantes. Il y a une vraie solidarité avec la Palestine du fait du passé colonial, d’une histoire commune. S’ajoute à cela — mais sans le supplanter — les rapports de rivalités entre juifs et arabes en France.

Vous avez dénoncé Dieudonné tout en adoptant une position compréhensive. Pourquoi ?

Je pense que l’affaire Dieudonné concerne plus le rapport concurrentiel aux juifs que l’antisémitisme. Nous refusons d’inscrire les sentiments anti-juifs des indigènes dans la filiation de l’antisémitisme européen. Nous les rattachons à une autre histoire, l’histoire coloniale, l’histoire d’Israël, et l’histoire de l’État-Nation. Cette conflictualité a sa singularité qu’on ne peut pas appeler « antisémitisme », mot qui a une connotation très forte et spécifique à l’histoire européenne. Il est sans doute plus commode d’un point de vue linguistique de n’employer qu’un seul terme mais ça ne dit rien de la nature de ces sentiments et surtout ça n’aide pas à les combattre. Il s’agit là d’un autre phénomène qui tient plus de la rivalité, entre deux groupes dominés. Nous pensons qu’il ne faut pas faire l’amalgame entre les sentiments anti-juifs hérités de la colonisation et l’antisémitisme européen. Sans cela, on risque de commettre l’erreur politique de combattre Dieudonné comme on combat l’extrême-droite et les néo-nazis.

Pourtant, Dieudonné met en scène Faurisson, pas le décret Crémieux…

C’est de la mise en scène. Moi, je m’intéresse à ses motivations profondes et à la motivation de son public. Son public ne connaissait pas spécialement Faurisson. Dieudonné est un indigène qui fait de la provocation avec ce qui emmerde le plus, ce qu’il assimile à de la bien pensance… Il joue avec la bonne conscience, les tabous de la société française. Mais lorsqu’il dit : « je vais retourner vos tabous contre vous », cela ne fait pas pour autant de lui un nazi. Dieudonné n’est pas politisé : il est le produit de la dépolitisation de la jeunesse de l’ère Mitterrand, bercée à l’antiracisme moral. Il a commencé sa carrière avec la gauche institutionnelle et moraliste. Il prônait alors une forme de métissage et de fraternité universaliste. Quand il arrive sur la scène militante, il réalise que la mémoire de l’esclavage se heurte à mémoire de la Shoah, devenue une mémoire institutionnelle. Lui y voit un complot juif précisément parce qu’il n’a aucune formation politique pour analyser les phénomènes de structure. Il est un peu comme tout le monde, il voit des juifs à la télé particulièrement présents comme Finkielkraut, BHL, Élisabeth Lévy, Glucksmann, tous réactionnaires, tous néo-cons et fait des amalgames grossiers sans comprendre qu’eux-mêmes sont portés par un système. Souvenez-vous : en 2003, il a fait chez Fogiel un sketch qui n’était pas antisémite, mais anti-israélien. Et là, scandale national, Dieudonné est un antisémite… alors que ce n’était pas vrai à ce moment-là. C’est le moment crucial où Dieudonné, qui n’est pas armé politiquement pour faire face, a basculé. C’était le moment que les antiracistes devaient saisir pour le soutenir et aider à sa politisation positive. Je trouve que la gauche a manqué ici de sens de l’opportunité, ce qui prouve au passage qu’elle ne comprend rien au racisme et surtout ne s’intéresse pas vraiment aux quartiers et à l’immigration. Dieudonné a ainsi été abandonné à l’extrême droite qui l’a récupéré et lui a donné une orientation politique. C’est là qu’on en a fait un monstre, un horrible personnage. Moi, j’étais à l’Olympia pour le soutenir à ce moment-là. Le PIR n’existait pas à l’époque. Il y avait plein de noirs et d’arabes mais nous n’étions pas suffisamment structurés pour le prendre sous notre aile. C’est là que tout s’est joué. Petit à petit, il a dégringolé, de provocation en provocation. C’est finalement l’extrême droite qui l’a politisé. Et depuis, il entraîne une partie de l’opinion indigène vers Soral.

Quelle est votre position sur les attentats des 10 et 12 janvier ?

Pour nous, les tueries étaient prévisibles. On sait tous très bien comment on fabrique des djihadistes. À leur insu, ils sont des alliés objectifs des Saoudiens qui défendent les intérêts occidentaux et s’opposent en permanence aux résistances locales, islamiques comprises. Le terreau est là où l’on trouve des marginaux et des exclus. Mais la dimension sexuelle ou de genre a aussi une grande importance ici. Je pense que le genre masculin indigène est opprimé en tant que sujet sexuel. À travers ces actes fous, certains pensent retrouver une dignité virile. Je ne suis pas étonnée que, parmi les plus fragiles, il y ait ce genre de dérive. Une infime fraction de la population indigène en arrive là, mais la colère, elle, est palpable, indéniable.

La guerre en Irak de 2003 a produit des djihadistes et maintenant, le phénomène se développe en France. Tout cela ne se comprend que dans le contexte de l’après 11 septembre. Ils sont le produit de l’histoire récente, et ils prennent tout le monde en otage, les musulmans en particulier. Pour moi, ils sont le produit de la modernité.

Quelle définition donnez-vous à la notion de race et quel usage politique en faites vous ?

La race est un rapport social comme le genre, comme la classe. Il est fondé sur de supposées catégories raciales, ethniques et religieuses qui sont issues de l’histoire de l’esclavage et de la colonisation. Pour autant, la racialisation ne concerne pas seulement les populations issues de la colonisation. Les Turcs sont musulmans et n’ont pas été colonisés. Mais la race se réinvente : on n’a pas besoin de venir de l’histoire coloniale pour être racisé et infériorisé dans la mesure où c’est la France qui est coloniale et qui décide qui elle infériorise. Et les Turcs ayant cet attribut de musulmans sont infériorisés. C’est la France qui est raciale. Nous voulons assumer le stigmate pour le dépasser. Personne n’échappe à la racialisation, blancs ou indigènes. Mais les uns sont dominants et les autres dominés.

Que signifie exactement le mot « indigène » pour vous ?

C’est le sujet colonial par opposition au citoyen. Moi par exemple, je suis issue de l’immigration ouvrière. J’ai aujourd’hui une meilleure situation sociale que mon père. Mais pour autant, je n’échappe pas à la race. Le discours raciste sur les indigènes, je le supporte tous les jours et ma vie est déterminée très fortement par cette condition.

Si on a choisi « indigène », c’est évidemment pour sa dimension provocatrice. J’aime la provocation quand elle a un fort sens politique. « Indigène de la République », pour ceux qui s’intéressent à l’immigration et au colonialisme, c’est limpide. La question n’est pas administrative, car nous sommes nombreux à disposer de la nationalité française. Elle est dans les discriminations, le logement, la ségrégation spatiale, l’emploi, ; elle est dans le rapport au ministère de l’Intérieur, à la police, à la prison. Elle est dans la question du contrôle du corps des femmes et des hommes. Et elle est dans le discours. Que dit-on de nous ? Comment parle-t-on de nous ? Il est vrai que le mot indigène nous a posé beaucoup de problèmes et a suscité beaucoup de résistances chez les concernés eux-mêmes. Certains s’entêtaient à se présenter comme des citoyens. Mais quand ils nous racontaient leur vie d’indigène de Belfort, de Lille, de Toulouse etc… c’était une vie de sous-citoyen. Et à chaque fois, ils étaient pris dans leurs contradictions. C’est comme Malcolm X : il préfère s’appeler X que Little. Les Américains lui avaient donné ce nom. Mais avec lucidité il a préféré s’appeler X : « Je ne suis rien, je suis X ». Pour nous, c’est pareil. Soit on dit : « on joue le jeu de la République et on est des citoyens » — mais ce jeu-là, on va le jouer jusqu’à quand ? Soit, on dit : « On est les indigènes de la République. » : telle est notre place de sous-citoyen dans l’État français impérialiste.

Mais « sous-citoyen », ce n’est pas formulé en terme de race. Les antiracistes après la seconde guerre mondiale ont fait du mot race un mot qui brûle, un mot invalidé. Qu’apporte t-il aujourd’hui ?

Nous avons fait le choix d’utiliser ces mots pour des raisons de confort d’analyse. Pour nous, race n’est ni positif, ni négatif. C’est un terme descriptif, axiologiquement neutre, comme celui de genre ou de classe. Il faut bien expliquer le fonctionnement du racisme. Comment parler du patriarcat sans aucune idée sur le genre ? Comment parler de capitalisme sans mobiliser la notion de classe ? Ces notions sont nécessaires. S’il y avait un meilleur mot, nous l’aurions utilisé. En Amérique, les noirs ont utilisé ce mot, nous l’avons repris.

Ce n’est pas exactement la même chose : dans la tradition américaine la race est beaucoup plus ethnicisée que biologique. En Europe, le mot race renvoie au corps, à l’anthropométrie : il fixe les identités dans le corps.

Aujourd’hui tout le monde est racisé, d’une manière ou d’une autre, alors utilisons le mot. On ne va pas faire comme Hollande qui pour se débarrasser du problème, propose de supprimer le mot race de la constitution ? Dans ce cas-là, supprimons le mot « pauvreté » du dictionnaire.

Une des critiques qui vous est faite est de brandir l’islamophobie pour couvrir l’islamisme. Cette critique porte directement sur le concept d’islamophobie. Que pensez-vous de ce concept ?

De la même manière que pour race, nous utilisons le mot qui s’est imposé. Pour nous, les mots, ne comptent pas en tant que tels : ce qui importe, c’est le sens qu’ils acquièrent au gré des luttes politiques.

La catégorie de musulman a été utilisée en remplacement de maghrébin pour mettre un mot sur un moment nouveau : les maghrébins en question sont devenus des français d’un point de vue administratif mais ne sont pas des français à parts égales. Le mot musulman n’a pas d’autre fonction que de maintenir une distinction de race entre tous les nationaux : il y a les « de souche » et les autres. Dans le même temps, un mouvement dialectique se produit : ceux qu’on opprime en tant que musulmans finissent par se revendiquer musulmans, ce qui crée des réalités nouvelles. Quant à la confusion entretenue entre critique de l’islamophobie et islamisme, elle est juste stupide. C’est confondre un racisme et ses victimes avec des idéologies politiques.

En même temps, la catégorie de musulman ressemble à celle qui était utilisée en Ex-Yougoslavie, produisant une confusion entre question religieuse et question politique et sociale. Cela amène à penser avec des catégories coloniales plutôt qu’à les éloigner, à réactiver les hiérarchies indigènes entre juifs et musulmans par exemple.

Les indigènes qui se sont nommés musulmans l’ont fait sous la pression du racisme, parce qu’il fallait une nouvelle identité pour des gens qui allaient rester en France. Maghrébins, ça veut dire : « tu as un pays qui s’appelle l’Algérie ou le Maroc et un jour tu y retourneras ». Musulmans, ça permet de dire musulmans français, ça décrit une progression dans l’intégration. Nous avons été aussi réislamisés à notre insu. Moi par exemple, je ne savais pas que j’étais sunnite jusqu’à très récemment car au niveau géopolitique, il y a des conflits qui sont générés autour de cette catégorie.

Pour ce qui concerne la question juive, il faut comprendre que la race n’a jamais disparu et qu’elle continue de déterminer la vie des juifs. Nous, on a toujours été pour que les juifs s’identifient en tant que juifs, même s’il faut reconnaitre que c’est une régression. On est arrivé à une telle tension entre « races » qu’il devient urgent pour les juifs de brandir leurs identités ethnico-religieuses associées à des identités politiques radicalement antisionistes et antiracistes : « non, les juifs ne sont pas tous sionistes ». Bien sûr sans contrepartie, parce que c’est une question de justice. Quand les gens les voient, ils sont contents, c’est l’antidote à Soral. Il y a des opportunités qu’il ne faut plus rater.

À supposer que cette « lutte de race » soit liée à une conscience de race comme on parlait de conscience de classe, avant d’en arriver à la dissolution de toutes les races, ne risque t-on pas de voir les groupes se figer dans des identités fermées ?

Je pense que la conscience de race existe. Seulement, les discours républicains et universalistes les occultent. Mais lorsqu’on parle en arabe et qu’on est sûrs de ne pas être compris, on parle bien des « gouers » qui veut dire à la fois français et blancs. Prenons un autre exemple : le mariage mixte. La plupart du temps, la famille musulmane exige que le blanc ou la blanche se convertisse. C’est bien la question de la race qui traverse ce rapport. Parce qu’on ne veut pas donner un membre de la famille à un dominant. La conversion devient un acte d’allégeance si j’ose dire. Je pense, sans vouloir faire de la sociologie de bazar, qu’on est dans un rapport de force en faveur des dominés qui résistent à leur manière. Mais l’inverse est vrai aussi.

Mais c’est aussi religieux…

Le religieux n’a pas la même fonction tout le temps. Dans un contexte d’immigration coloniale, il a un rôle particulier. Par exemple, moi à mon époque, ce n’était même pas pensable de se marier avec un blanc, les filles se barraient de chez elle. Aujourd’hui, la négociation est possible grâce — si je puis dire — au religieux.

La question raciale prend des milliers de formes. La lutte de race en tant que telle se produit tous les jours sous nos yeux sauf qu’on ne la nomme pas. Hier, la lutte du Mouvement des travailleurs arabes ou aujourd’hui du Collectif Contre l’Islamophobie en France (CCIF) sont des luttes de race. Quand on dit lutte de race, on s’imagine qu’on va sortir les machettes. Mais la lutte contre la double peine ou les mobilisations contre Exhibit B sont des luttes de race.

Revenons sur les mariages mixtes : pendant longtemps, linguistes et anthropologues antiracistes ont analysé cette progression de la mixité pour montrer que le racisme déclinait. Or ce que vous décrivez, c’est juste une inversion du rapport de domination : les femmes se soumettaient aux blancs sans contrepartie, maintenant les hommes doivent se soumettre à l’islam pour épouser une indigène.

En fait, les indigènes se sont rendus compte que les filles partaient de chez elles pour se marier avec des blancs et que cela détruisait la structure familiale à laquelle ils tenaient, à mon avis à juste titre. Les enfants allaient-ils rester musulmans ? Et puis il y avait le contentieux colonial non réglé… Aujourd’hui, il y a une forme de pragmatisme. Il y a énormément de mariages mixtes. On règle le problème avec la conversion, ce qui me semble être au fond un compromis acceptable si bien sûr on comprend que l’intérêt des indigènes, c’est-à-dire des dominés, doit prévaloir. Les indigènes ont su créer un rapport de force pour endiguer la blanchité et je pense qu’il faut savoir le respecter.

C’est même vécu dans la mentalité chrétienne comme quelque chose d’extrêmement négatif de ne pas faire circuler les filles. C’est donc aussi une manière d’alimenter le discours anti musulman. Quelle serait la perspective décoloniale du mariage mixte ?

La perspective décoloniale, c’est s’autoriser à se marier avec quelqu’un de sa communauté. Rompre la fascination du mariage avec quelqu’un de la communauté blanche. C’est tout sauf du métissage — une notion que je ne comprends pas d’ailleurs, je ne sais pas ce que c’est. Pour des générations de femmes et d’hommes, je parle surtout des maghrébins, le mariage avec un blanc était vu comme une ascension sociale. Pour les filles, les hommes blancs étaient vus comme moins machos que les arabes ; pour les garçons, une fille blanche, c’était une promotion. La perspective décoloniale, c’est d’abord de nous aimer nous-même, de nous accepter, de nous marier avec une musulmane ou un musulman, un noir ou une noire. Je sais que cela semble une régression, mais je vous assure que non, c’est un pas de géant.

Y a-t-il beaucoup d’hommes indigènes qui trouvent que les femmes ici ne sont plus assez musulmanes et qui veulent se marier avec des musulmanes qui n’ont pas été transculturalisées ?

Ça ne date pas d’aujourd’hui. Cela fait partie des pressions que les hommes indigènes font peser sur les femmes. C’est normal, puisque l’idéologie coloniale les fait passer pour des sauvages. Mais cela offre une perspective décoloniale pleine d’ambivalences. Ce que je veux dire c’est que les femmes répondent aussi à ce malaise lorsqu’elles se « réislamisent » : « Pas la peine d’aller chercher les femmes au bled puisqu’on est là. Vous dites qu’on est occidentalisées mais pas du tout ». C’est aussi une réponse au patriarcat blanc qui tente de conquérir les femmes non blanches. C’est pour ça que le premier pas, c’est d’abord de nous aimer nous-mêmes. Que les femmes indigènes reprennent confiance dans « leurs hommes », et réciproquement. Mais en réalité ce processus existe déjà depuis longtemps. À partir du moment où l’accusation de déloyauté est tombée, une réponse sociale est apparue : « Nous sommes de vraies musulmanes, nous ne trahissons pas la communauté ». Ça, c’est décolonial je trouve.

Revenons sur la question du métissage. Vous disiez « je ne comprends pas bien ce que c’est ».

Comme projet politique ou comme projet social, je ne le comprends pas. L’idéologie selon laquelle les couples mixtes, la rencontre entre deux cultures, c’est beau est vraiment pourrie. Si on parle dans l’absolu, il n’y pas de raison de ne pas adhérer à ça. Sauf qu’il y a des rapports de domination entre les cultures. Entre l’Algérie et la France, le contentieux historique est trop fort et le rapport de domination traverse ces couples mixtes et leurs enfants. Est-ce qu’il sera plutôt musulman ou plutôt français ? Est-ce qu’il va manger du porc ou pas ? Dans quelle culture on va les élever ? Il y a des processus de soumission de l’un à l’autre qui vont se mettre en place. Tu vas avoir ceux qui vont surinvestir le religieux ou ceux qui vont surinvestir la blanchité.

Mais cela va à l’encontre de l’idée que l’amour permettrait de pacifier les relations. Bourdieu attribuait à l’amour la vertu de suspendre les rapports de domination. Dans toutes les cultures, l’amour apparait comme l’un des moyens pour résoudre les dettes d’honneur et de sang. La mixité semble ainsi avoir pour fonction de résoudre les tensions. N’est-ce pas dangereux d’introduire un tel clivage ?

Nous ne l’avons pas introduit, nous l’avons seulement révélé. Je ne crois pas que cette question se résolve au niveau du couple, elle se résout au niveau de la société et plus exactement au niveau du politique. Ça se résout au niveau de la transformation des rapports sociaux, pas au niveau de l’amour ou des relations interpersonnelles.

Tant que cette transformation n’aura pas lieu, chacun devrait donc épouser à l’intérieur de son groupe ?

Non, la mixité ou la non mixité ne sont pas des projets en soi. Mais les couples mixtes ne peuvent généralement pas échapper aux pesanteurs historiques et sociales qui sont, de fait, raciales.

Et quid de l’universel, à la fois comme outil et comme visée ? Revendiquer l’universel, c’est aussi dans une logique révolutionnaire revendiquer la liberté comme non domination.

Je ne dis qu’une chose : le jour où le monde sera décolonisé, il sera décolonisé. Cela ne voudra pas dire que les autres formes d’oppression seront abolies. Un projet décolonial ne peut pas être pensé à partir des individualités mais à partir des cultures et des identités opprimées. Le PIR reconnait l’organisation communautaire si celle-ci se revendique d’une communauté racialement opprimée. Si des antillais veulent rentrer au PIR en tant qu’antillais, ils le peuvent.

Vous avez récemment revendiqué qu’on respecte le sacré des indigènes. De quel sacré s’agit-il ? Un sacré théologique ?

Pas n’importe quel sacré. Celui des damnés de la Terre. Peu importe, qu’il soit théologique ou pas. Le sacré c’est ce qui nous permet de tenir debout. Pour les musulmans, c’est le Prophète. Mais il y a d’autres formes de sacré.

Est-ce que le fait que la Shoah ait été instrumentalisée par l’État lui dénie sa dimension de sacré ?

Il y a une mise en scène et une instrumentalisation de la Shoah par l’État. On se rachète à bon compte. On ne respecte pas les juifs et encore moins la mémoire des morts, on les utilise cyniquement.

Mais le sacré renvoie ici à deux registres différents. Le sacré de la Shoah vient d’un crime tandis que le prophète est une figure positive. L’État ne doit pas avoir de sacré. La Shoah ne peut être que le sacré des victimes et de leurs descendants. On peut l’étendre aux citoyens qui se sentent héritiers de cette histoire. Au fond, la Shoah, doit aussi devenir mon sacré. Mais je pose mes conditions : je refuse que la Shoah devienne mon sacré si on ne reconnaît pas mon sacré à moi.

C’est une position de réciprocité ?

Je suis choquée qu’on envoie des gamins de banlieue à Auschwitz… mais qu’on n’envoie pas les enfants de France commémorer le 17 octobre 1961 ou la traite négrière. Oui, la réciprocité est non négociable.

Mais ça été laborieux aussi que la Shoah devienne une chose commune et d’ailleurs, cela reste une fausse chose commune. Les lieux de commémoration sont des lieux communautaires. Dans tous les pays d’Europe, il y a un musée de la guerre et un musée de la Shoah, alors que ça devrait être au même endroit.

Moi j’ai plus l’impression que la commémoration de la Shoah devient la propriété de l’État. En plus, elle a été récupérée par Israël…

Est-ce que vous pensez qu’il y a une sacralité républicaine depuis la Révolution française ?

Non, je ne crois pas que l’espace politique doive être sacré, parce qu’il est en prise avec le pouvoir et donc sujet aux manipulations en tous genres. On ne peut pas laisser le pouvoir sacraliser les choses, ça neutralise les mouvements, empêche les remises en cause… Je pense que le sacré doit provenir du peuple, des peuples. La République n’est pas une religion mais dans les faits, elle l’est.

Créer un espace sacré civique avait pour visée de permettre la coexistence de toutes les religions, un sacré a-théologique qui surplombe et protège la coexistence de toutes les positions à l’égard du sacré. Qu’en pensez-vous ?

Un mouvement décolonial doit avoir comme projet de protéger le sacré des dominés. On est en capacité de protéger le sacré des dominés si on crée un rapport de force, car je ne crois pas que cette protection existe spontanément. La satire, la caricature, par exemple devraient avoir comme objet de s’en prendre aux dominants. Dans les faits, le sacré des dominés est piétiné. Le principe de la laïcité me parait respectable puisqu’en théorie il permet la coexistence des différentes croyances ou incroyances mais il y a un principe supérieur à la laïcité qui est celui de la justice et de la dignité. La laïcité, les droits de l’homme, la démocratie, toutes ces belles idées ne veulent rien dire si elles ne sont pas sous-tendues par la justice et la dignité pour tous.

Source

 

Notes

* C’était en 2009 et non en 2008 comme c’est indiqué  dans l’entretien.

[1En 1870, le décret Crémieux accorde la citoyenneté française aux 35 000 juifs d’Algérie.

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