Je voudrais ce soir emprunter au registre religieux pour parler un peu solennellement et dire que Dieu nous a accordé un sursis. Et s’il fallait continuer à filer la métaphore biblique, je dirais que si comme Moïse, Dieu à ouvert la mer, il ne le fera plus deux fois. Il ne retiendra pas deux fois les vagues gigantesques de l’extrême droite qui finiront bien par nous submerger un jour si nous ne sommes pas capables de nous entendre sur une ligne politique qui soit et de rupture et de masse. Une ligne de masse qui se constituerait contre le bloc bourgeois et contre le bloc fasciste qui comme vous le savez s’alimentent l’un l’autre. Surtout, surtout, il ne faut pas laisser l’extrême droite jouer seule le beau rôle du parti antisystème. Au contraire, il faut occuper résolument la place du bloc de rupture anticapitaliste, antiraciste et anti-impérialiste.
Mais avant d’aller plus loin, il convient de mettre des mots sur l’utopie raciste. Je voudrais prendre le temps de la saisir pour ce qu’elle est véritablement et pour éviter de tomber dans un paternalisme condescendant qui consiste à penser que l’électeur du RN se tromperait de colère. Ce que je veux ici, c’est éviter de le déresponsabiliser et le prendre pour une simple victime. Certes, il a été maintes fois trahi, certes il est méprisé, certes il est abandonné par la morgue de la gauche caviar et institutionnelle mais le suprémacisme blanc n’est pas la seule option qui s’offre à lui. Aussi en tant qu’être humain libre, au sens sartrien du terme, il est responsable et comptable de ses choix.
Tout comme Martin Luther King, l’électeur du RN a un rêve. Son rêve, c’est celui d’une France blanche, débarrassée de ses indigènes. Il a le droit de faire ce rêve mais pas de s’affranchir de ses responsabilités car ce rêve dans ses conséquences ultimes, et je dis bien ultimes, est au pire un rêve de déportation, voire de génocide, au mieux un rêve plantationnaire, fait de maitres et d’esclaves. Le premier de ces rêves est pour le moment impossible à réaliser pour deux raisons : la première est une question de moyens : on ne déporte pas des millions de personnes en claquant des doigts, la deuxième, et les dirigeants d’extrême droite le savent, le patronat français a besoin d’une main d‘œuvre abondante et mal payée. Nous savons tous que la fasciste italienne Méloni a régularisé 450 000 sans-papiers malgré sa promesse d’une Italie blanche et civilisée. Mais le rêve plantationnaire aussi, n’est pas réalisable dans l’immédiat. En Europe occidentale, on ne peut plus avoir de main d’œuvre complètement gratuite. Ainsi l’extrême droite vend sciemment à ses électeurs un rêve irréalisable ce qui condamne cet électorat à une frustration infinie car impossible à satisfaire. Aussi entre ces deux chimères : la déportation ou la plantation, le projet raciste doit quand même pouvoir se réaliser à minima. Le compromis réaliste est tout trouvé, ce sera l’apartheid, autrement dit la ségrégation raciale. C’est-à-dire un monde où non seulement une partie la plus exploitée du prolétariat sera entassée dans des réserves mais où elle subira encore plus intensément l’arbitraire du pouvoir, le système carcéral et où la destruction physique des surnuméraires risquent de devenir une réalité du quotidien. Lorsque l’innocent électeur du RN qui se tromperait de colère vote, c’est ce projet qu’il plébiscite. C’est clairement un acte de guerre contre un dissemblable du point de vue racial, mais un semblable du point de vue de la classe.
Jamais une élection n’aura à ce point démontré le caractère indissociable de la race et de la classe. Les « petits blancs » qui ont voté extrême droite tout comme les indigènes qui ont voté FI, ont exprimé à la fois un vote de race et de classe, dans le même temps. Je disais dans mon livre « Beaufs et barbares le pari du nous » que la classe était une modalité de la race et que la race était une modalité de la classe. Ces élections en ont été la démonstration. Une partie non négligeable des « petits blancs » déclassés[1], paupérisés ont exprimé leur ressentiment par un choix suprémaciste, raciste avec lequel ils espèrent préserver un statut supérieur dans la hiérarchie raciale avec les privilèges qui sont réputés aller avec. Je dis « réputés » car le déclin de la France comme puissance impérialiste a un impact direct sur le « salaire de la blanchité », qui décline lui-même au même rythme que l’Occident. Quant aux indigènes, plus pauvres tendanciellement que les « petits blancs », ils ont aussi exprimé un vote dominé par des affects de race. Arrachés pour une partie non négligeable d’entre eux à l’abstention endémique, ils ont répondu à une promesse de justice et d’égalité raciale. Egalité avec leurs semblables de classe, il va sans dire. Nous avons donc deux segments du prolétariat français qui à partir d’une position de classe, font des choix diamétralement opposés de part leur condition de race. De telle manière qu’on peut dire que de part et d‘autre du clivage racial, il existe une lutte des races coté indigènes qui vient renforcer la lutte de classe et donc renforcer le pôle de la gauche de rupture et une lutte de race côté « petits blancs » qui vient non seulement affaiblir la lutte de classe mais qui vient même la saboter au profit de la collaboration de classe entre le bloc bourgeois et une partie du prolétariat blanc. Il faut le dire une bonne fois pour toute, négliger le rôle de la race dans le contrat social c’est se priver des moyens de combattre l’Etat racial qui empêche l’unité de la classe ouvrière et la possibilité révolutionnaire dont elle l’une des condition de réalisation.
Que faire ?
Ni le vote RN, ni l’abstention ne sont des fatalités. Nous savons comment le PS et aujourd’hui la macronie ont favorisé ces scores de l’extrême droite. Les 10 millions d’électeurs qui forment aujourd’hui la base du RN, ne l’étaient pas tous il y a vingt ans. La sociale démocratie, c’est-à-dire les fascisateurs, les ont produits. Or si nous avons une vision dynamique des rapports sociaux et des rapports de pouvoir, nous savons que ce qui a été fait par l’histoire peut être défait par l‘histoire. Pour se faire, il faut prendre le taureau par les cornes, remonter l’histoire et reprendre le fil des évènements au moment clefs où les classes populaires blanches et non blanches, des tours et des bourgs, antagonisées par l’histoire ont été trahies. Inutiles pour le moment, et je dis bien pour le moment, de remonter à l’histoire ancienne de l’esclavage, de la colonisation ou de la Commune de Paris. L’année 2005 suffira. 2005 c’est l’année à la fois d’une trahison et d’un abandon. La trahison, c’est celle des élites européistes qui ont foulé au pied le « non » à 55 % des classes populaires blanches de gauche et d’extrême droite au référendum pour une Constitution européenne. Trahison que les théoriciens d’extrême droite vont mettre à profit pour développer les leçons gramsciennes sur l’hégémonie culturelle. Mais 2005 c’est aussi l’année des émeutes de banlieues suite à la mort de Zied et Bouna. Contrairement aux émeutes de 2023 consécutives à la mort du petit Nahel, les quartiers d’immigration ont été abandonnés et méprisés par la gauche alors même que ces « émotions sociales » allaient radicaliser l’Etat autoritaire qui allait plus tard s’abattre – et avec quelle violence ! – sur les gilets jaunes. Dans les deux cas, la gauche de transformation n’a pas été à la hauteur. Le « non » à la Constitution ayant été interprété surtout et avant tout comme un repli chauvin et fasciste et non comme une conscience de classe, tandis que les émeutes étaient considérées comme apolitiques, communautaristes, voire islamistes. C’est pourtant ce moment qu’il faut réparer. Reconnaitre la légitimité du « non » à l’Europe et lui donner une expression politique aujourd’hui au moment où l’extrême droite fait mine de défendre l’intérêt national tout en se vautrant dans le projet européen, reconnaître la légitimité des émeutes et leur caractère politique mais aussi leur caractère français, et j’insiste sur français.
Or réparer 2005 en 2024 passe par rompre avec la collaboration de classe et la collaboration de race. Il se trouve que dans notre malheur, nous avons une gauche qui prend ce chemin et qui fait la démonstration que la rupture, ça marche !
La FI a en effet réussi depuis les élections présidentielles à arracher les quartiers d’immigration, c’est-à-dire le corps social le plus exclu et le plus abstentionniste, à son fatalisme et à sa résignation en inscrivant trois revendications centrales à son programme : la reconnaissance de l’islamophobie, des violences policières et de la Palestine. Non seulement elle les endosse mais elle ne plie pas devant les attaques tous azimuts. Elle persiste et signe. Sa détermination a payé car les urnes de la ceinture rouge abandonnée par le PC ont de nouveau parlé.
Restent les classes populaires blanches. Tous les « petits blancs » ne votent pas RN. Certains restent ancrés à gauche. Beaucoup s’abstiennent. Si la gauche de rupture doit poursuivre le détricotement du contrat racial, elle doit aussi conquérir les futurs « petits blancs » qui iront grossir les rangs du RN. La chose ne sera pas simple mais il faut partir de la trahison de 2005, rompre avec l’Europe du capital, condition sine qua non pour reprendre langue avec les classes populaires blanches qui je le redis ont exprimé dans ce refus une forte conscience de classe. Quitter l’Europe et reconstruire une souveraineté populaire et sociale à même de concurrencer une extrême droite qui dans son histoire n’a jamais raté une occasion de trahir la nation, quel que soit ce qu’on pense de cette nation.
Je ne peux pas conclure cette intervention sans évoquer Gaza et plus exactement les effets de Gaza sur nous et notre conscience. Le 7 octobre et ses conséquences dramatiques, au bas mot 40 000 morts[2], 89 000 blessés, 7 700 disparus, 9 500 arrêtés, 1 millions de déplacés ont permis la reconstitution d’un pôle anticolonialiste en France. La force et la pugnacité des mobilisations pro-palestiniennes ont permis à la FI de tenir une ligne ferme sur la lecture anticoloniale qu’il fallait faire du 7 octobre à rebours d’une lecture privilégiant le clash des civilisations. Le courage des députés FI a en retour consolidé l’adhésion des quartiers au projet de la FI. La Palestine a donc joué un rôle considérable dans la victoire de la FI car elle a permis de renouer une confiance perdue. Pour le dire encore plus explicitement, le Sud a joué un rôle considérable dans les recompositions politiques du pays. Et pour le dire encore plus explicitement, le sud a participé à faire reculer le fascisme. Au regard de tout cela, voici le grand enseignement que nous pouvons tirer : c’est moins le front républicain qui a fait reculer le fascisme dans ce pays que les deux Suds : le Grand Sud et le Sud du Nord.
Houria Bouteldja
[1] Même si la part des bourgeois blanc dans le vote RN augmente.
[2] 186 000 morts selon le magazine Lancet
https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(24)01169-3/fulltext