Journal de bord de Gaza 59

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Il a reçu, pour ce journal de bord, deux récompenses au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre, dans la catégorie presse écrite et prix Ouest-France. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

> Rami Abou Jamous 

Londres, Redbridge, 7 mai 2024. Fresque murale du collectif d’artistes Creative debuts, inspirée d’une photo de Suhail Nassar. De gauche à droite, les journalistes gazaouis Mohamed Al Masri, Ali Jadallah, Hind Khoudary et Abdelhakim Abu Riash. Au-dessus est aussi peint « Heroes of Palestine » (Héros de la Palestine).
Daniel Leal

Journal de bord de Gaza 59

« Ils n’osent pas prononcer le mot « génocide » »

Mardi 29 octobre 2024

Le côté positif du Prix Bayeux, dont je suis fier d’avoir reçu trois récompenses, c’est que le regard des médias a évolué. Un journaliste palestinien a été couronné, donc cela veut dire qu’on peut être Palestinien et journaliste. Mais pour de nombreux médias, la méfiance continue. Certes, il y a des journalistes palestiniens, mais à Gaza, ils sont contrôlés et censurés par le Hamas, n’est-ce pas ? Ils ne peuvent pas décrire la réalité, car ils sont intimidés et menacés par le Hamas, on le sait !

Je ne sais pas d’où vient cette obstination de vouloir absolument mettre en doute tout ce que disent les journalistes palestiniens. Sauf s’ils critiquent le Hamas, et encore mieux s’ils l’insultent. Là, ce sont de vrais journalistes.

Chaque fois qu’on m’interviewe, la même question revient : « Vous êtes censuré, non ? Vous ne pouvez pas écrire ni filmer ce que vous voulez ? » Quand je réponds par la négative, on ne l’accepte souvent pas, car cela ne correspond pas à ce que l’on voulait entendre. Dire du mal du Hamas, voilà une bonne réponse ! Si on ne le fait pas, c’est qu’on est menacé. C’est vraiment étrange, ce double standard. C’est beaucoup plus grave que la censure.

La censure ? Il y en a ailleurs

Oui, avant la guerre, le Hamas tentait de censurer les journalistes. Il y avait des problèmes, et j’en ai moi-même fait l’expérience. J’ai parfois arrêté de travailler à cause du Hamas. Mais depuis le début de cette guerre, il n’y a pas de censure. Mais il y en a ailleurs. En Cisjordanie, l’Autorité palestinienne tente de censurer la presse. En Israël, la censure militaire existe, il est interdit de parler de certains sujets concernant l’armée et ses opérations. Dans les territoires palestiniens, la censure israélienne est partout. Et elle ne fait pas dans le détail. Les reportages de la chaîne Al-Jazira lui déplaisent ? Des soldats envahissent ses bureaux à Ramallah, en territoire palestinien, et ils les ferment, comme ils ont fermé ses bureaux en Israël. Les journalistes étrangers sont interdits d’entrer à Gaza, sauf quelques rares fois, embarqués dans un blindé israélien. Ce n’est pas de la censure, ça ?

La censure israélienne s’exerce parfois de façon plus radicale. À coup de fusil, de drones ou de bombes. Jusque-là, 172 journalistes palestiniens ont été tués depuis le début de la guerre, nombre d’entre eux visés en tant que tels, dans l’exercice de leur profession. Les bureaux de plusieurs organes de presse ont été bombardés, y compris ceux d’agences internationales comme l’AFP et Reuters.

Pourtant on ne demande jamais à un journaliste israélien s’il peut parler librement de tous les sujets ni quelles sont ses sources. Un journaliste israélien dit toujours la vérité. Alors qu’un journaliste palestinien, bon, admettons déjà que ce soit un journaliste, il ne peut pas dire la vérité, car il est menacé par le Hamas !

La censure est partout, même en France. Quand j’ai dit ça une fois dans une émission, l’animateur m’a contredit. Un proverbe arabe dit que le dromadaire ne voit pas sa bosse. Je me rappelle pourtant que dans la radio publique française, quelqu’un a été licencié pour avoir fait une plaisanterie sur le prépuce de Nétanyahou1. Un autre journaliste, sur une chaîne de télé, a failli être remercié pour n’avoir pas caressé dans le sens du poil un porte-parole de l’armée israélienne2. Apparemment, il ne fallait pas lui poser de questions gênantes (oui, à Gaza, même au milieu des destructions, des massacres et du dénuement le plus complet, nous avons parfois des connexions internet, et nous savons ce qu’il se passe dans le monde). C’est le travail de journalistes de poser des questions qui gênent. Mais pas à un officiel israélien, visiblement.

En revanche, avec les Palestiniens, il faut tout mettre en doute, en particulier quand il s’agit de Gaza. Il faut douter de tous les chiffres, des morts, des blessés, des déplacés. Mais on cite sans les vérifier les chiffres et les informations de l’armée israélienne.

Les enfants de Gaza décapités, on peut les voir tous les jours

Or, on n’est pas dans les années 1980 ou 1990. Avec les réseaux sociaux, et malgré la censure là aussi, on arrive à tout voir. Il y a ceux qui critiquent le Hamas, ceux qui le soutiennent. Il y a toutes les images des massacres, des boucheries commises par les Israéliens, trop atroces pour que les télés les diffusent, mais elles font le tour du monde sur les téléphones portables. Les médias occidentaux n’osent pas parler de génocide, mais beaucoup de gens, dans le monde entier, écrivent le mot sur les réseaux sociaux.

Quand un militaire israélien a prétendu que quarante bébés avaient été décapités le 7 octobre, cette fake news a été reprise un temps avec indignation par des dizaines de médias qui y ont cru sans rien voir3. Les enfants de Gaza décapités, coupés en deux, déchiquetés, on peut les voir tous les jours, mais des gens disent que ce sont des mises en scène, des « pallywood »4, ou des créations de l’intelligence artificielle. Je ne parle pas de tous les journalistes, bien sûr. Je sais qu’il y en a qui font leur travail, qui vérifient les informations. Je sais aussi que d’autres ne le font pas. Nous sommes en train de subir une guerre médiatique qui inverse la réalité, qui « cuit les cerveaux » des gens, comme on dit chez nous. Cette guerre médiatique est en train de changer la conscience des gens qui ne connaissent pas la question palestinienne, qui ne savent même pas qu’il y a une occupation.

À force d’avoir des milliers de chaînes de radio et de télé qui répètent la propagande israélienne, les gens ne sont informés sur le conflit qu’à travers le point de vue israélien. On connait les noms des victimes en Israël, on nous montre leurs familles. À Gaza, nous ne sommes que des chiffres. Pas des êtres humains qui ont chacun leur propre histoire, leurs ambitions, leurs rêves, leur propre vie. Et encore, ces chiffres, on les met en doute. La guerre médiatique est plus forte que les bombardements.

Avec les bombes, on voit les morts et les destructions. Dans la guerre médiatique, on ne voit pas la transformation de l’esprit des gens. Elle est contagieuse. Les Occidentaux voient qu’on est en train de mourir, mais ils n’osent pas prononcer le mot « génocide ». Il y a « des victimes civiles du côté palestinien ». Ce n’est pas de l’autocensure, cela ? Quand est ce qu’on va dire la vérité telle qu’elle est ? Quand est-ce qu’on va cesser de se contenter de la propagande israélienne ? Si c’est par parti pris idéologique, bravo, le travail est bien fait. Mais ceux qui s’autocensurent, c’est grave. Plus grave que la censure. Le résultat, c’est une guerre médiatique qui fait de la victime l’agresseur.

Rami Abou Jamous

Journaliste palestinien à Gaza.

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