Épilogue de l’ouvrage de Manning Marable : Malcolm X. Une vie de réinventions (1925-1965)
Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse
Réflexions sur une vision révolutionnaire
Une biographie cartographie l’architecture sociale de la vie d’un individu. Le biographe retrace l’évolution dans le temps d’un sujet, tandis que les défis et les épreuves auxquels il doit faire face contribuent à éclairer son caractère. Cependant, le biographe est investi d’une mission supplémentaire: il doit expliquer les événements, les perspectives et les actions d’autres individus que le sujet lui-même ne pouvait sans doute pas connaître, mais qui ont eu une incidence sur sa vie.
Malcolm jouit aujourd’hui du statut d’icône dans le panthéon de l’Amérique multiculturelle. Pourtant, au moment de sa mort, il était largement vilipendé et rejeté comme un démagogue irresponsable. Malcolm a délibérément voulu se maintenir à la marge, défiant le gouvernement des États-Unis et les institutions américaines. Et il en a payé le prix, étiqueté par l’État comme un subversif et une menace pour la sécurité. Les écoutes illégales, la surveillance et les opérations de déstabilisation mises en œuvre par les forces de l’ordre, qui découlaient de l’hostilité de J. Edgar Hoover envers Malcolm, ont probablement dépassé ce qu’il pouvait imaginer.
Malcolm n’était pas totalement conscient – du moins pas avant qu’il ne soit trop tard – de la haine profonde qu’il a suscitée au sein de la Nation of Islam, laquelle a conduit à la formation autour de Muhammad d’une clique de dirigeants qui voulaient le voir mort. Il avait placé sa confiance dans un garde du corps qui pourrait bien avoir planifié et aidé à la mise en œuvre de son exécution publique. Les dirigeants comme Malcolm ont une immense confiance en eux et dans leur force de persuasion. Il lui fut ainsi extrêmement difficile d’anticiper la trahison, voire de la reconnaître.
La force de Malcolm résidait dans sa capacité de se réinventer pour agir et progresser dans une grande diversité de milieux. Il façonna soigneusement son apparence physique, la manière dont il approchait les autres, en puisant à la fois dans l’expérience de sa propre vie et dans la culture populaire africaine-américaine. En tissant les fils de l’histoire de la souffrance et de la résistance, de la tragédie et du triomphe, il parvint à capturer l’imaginaire du peuple noir à travers le monde. Tel un musicien itinérant, il allait de ville en ville, montant soir après soir sur une nouvelle tribune, jouant de sa voix mélodieuse de ténor comme d’un instrument de musique. Se comportant consciemment comme un acteur, il se faisait le vecteur de la colère et de l’impatience des masses noires. Si les Africains-Américains paupérisés admiraient Martin Luther King, Malcolm parlait leur langage et avait partagé leurs expériences–comme eux, il avait connu les familles d’accueil, la prison et les files d’attente de chômeurs. Malcolm était aimé parce qu’il était l’un d’entre eux.
L’un des dons les plus importants que possèdent les individus remarquables comme Malcolm est la capacité à saisir le moment historique dans lequel ils vivent pour parler à leur temps. Martin et Malcolm furent l’un et l’autre des dirigeants dotés de cette capacité, mais chacun exprimait sa vision des choses à sa façon. King incarnait la lutte historique pour l’égalité totale menée par plusieurs générations d’Africains-Américains. Il construisit des organisations politiques noires comme la Montgomery Improvement Association en 1955 et la SCLC en 1957, qui avaient pour objectifs la déségrégation et la coopération interraciale. King n’a jamais dressé les Noirs contre les Blancs ni évoqué les atrocités commises par les extrémistes blancs pour condamner tous les Blancs.
À l’inverse, tout au long de son activité publique, Malcolm a cherché à mettre les Blancs sur la défensive dans leurs relations avec les Africains-Américains. Il ressentait et exprimait vivement les sentiments et les frustrations des Noirs pauvres et de la classe ouvrière noire. Son message prônait invariablement la fierté noire, le respect de soi-même et la conscience de son héritage. À une époque où la société américaine stigmatisait et excluait les Afro-descendants, le plaidoyer militant de Malcolm était éblouissant. Il donna à des millions de jeunes Africains-Américains la confiance en eux qu’ils n’avaient encore jamais éprouvée. Ce sont ces manifestations qui ont été à la base de ce qui allait devenir le Black Power, dont Malcolm a été la source.
Malcolm en est venu à occuper une place centrale dans la riche tradition populaire des hors-la-loi et des dissidents noirs, combattant la hiérarchie sociale établie. Dans la période ayant précédé la Guerre civile, ces résistants s’appelaient Gabriel Prosser1 ou Nat Turner2. On retrouve par exemple cette tradition dans la culture musicale afro-américaine, avec le folklore consacré à Stagger Lee,3 l’inventif guitariste de blues Robert Johnson4 ou encore le charismatique rappeur Tupac Shakur5. Ces proscrits ont en commun le tranquille mépris du statu quo bourgeois, du système de la suprématie blanche, de ses lois et de ses tribunaux. La tradition des rebelles noirs transgresse l’ordre moral dominant. C’est en ce sens que le Detroit Red construit par Malcolm est un antihéros, un zazou (hepcat) qui se moque des mœurs conventionnelles, consomme des drogues illégales, a des pratiques sexuelles illicites et brise toutes les règles. Si l’examen attentif de L’Autobiographie révèle que de nombreux événements du récit de Detroit Red sont fictifs, la vie du personnage trouve un écho parmi les Noirs, parce que le racisme, le crime et la violence font partie intégrante de la vie du ghetto.
Une autre dimension de Malcolm est à chercher dans son identité de prêcheur vertueux, d’homme qui a consacré sa vie à Allah. Ce rôle a lui aussi eu une profonde résonance dans la culture africaine-américaine. Au moyen de son langage puissant, Malcolm poussait les Noirs à ne pas se considérer comme des victimes, mais comme des gens qui ont les moyens de se transformer eux-mêmes et de changer leurs vies. Comme Marcus Garvey, Malcolm soulignait avec force que le racisme ne doit pas décider de l’avenir des Noirs et que, bien au contraire, les Afro-descendants ont un brillant avenir devant eux. Il avait développé un amour profond pour l’histoire noire et intégré dans nombre de ses conférences des éléments tirés de l’héritage des peuples Noirs d’Amérique et d’Afrique. Malcolm encourageait les Noirs à célébrer leur culture et les récits de leur résistance au colonialisme européen et à la domination blanche. Et malgré son authentique conversion à l’islam orthodoxe, son itinéraire spirituel demeura lié à sa conscience noire.
Quelques semaines à peine après l’assassinat de Malcolm, Amiri Baraka déclara que sa « plus grande contribution a été de prêcher la conscience noire à l’homme noir ». Le poète ajoutait : « Nous devons maintenant trouver la chair de notre création spirituelle. » À ses yeux, Malcolm représentait une esthétique noire, un ensemble de valeurs et de critères façonnant des représentations culturelles qui affirmaient le génie et la créativité des Afro-descendants. Malcolm fournit une matrice à ce que les artistes noirs peuvent aspirer à accomplir. « L’artiste noir doit changer les images auxquelles son peuple s’identifie, en affirmant sa sensibilité noire, son esprit noir, son jugement noir », affirmait Amiri Baraka6. En mars1965, Baraka quittait Greenwich Village pour Harlem où il fonda le Black Arts Repertory Theatre/School (Barts), qui est devenu le berceau du mouvement moderne des arts noirs, avec ses milliers de poètes, d’auteurs dramatiques, de danseurs et de producteurs de culture de toutes sortes. Malcolm devint leur muse, l’expression idéale de l’identité noire (blackness). Constatant l’influence persistante de Malcolm à Harlem, le New York Times lui-même observait que son « idée centrale, reprise après sa mort, est que les Noirs doivent rester fidèles, faire fructifier leur propre culture, et ne pas la « perdre dans l’intégration à la société blanche »7 ».
Stokely Carmichael, probablement le plus important architecte du Black Power, considérait Malcolm comme la source de son propre cheminement. Dans son autobiographie, il explique qu’au début des années 1960, alors étudiant à l’Université Howard, il avait d’abord considéré Bayard Rustin comme son mentor politique. Il avait assisté au débat public entre Rustin et Malcolm à Washington, le 30 octobre 1961, s’attendant à ce que Bayard Rustin « remporte la discussion haut la main ». Mais, comme beaucoup d’autres, il fut transporté par le plaidoyer de Malcolm: « Ce soir-là, Malcolm démontra […] la force brute, la puissance viscérale de l’emprise que notre identité noire avait tacitement sur nous. Je ne l’ai jamais oublié. » Trente ans après le triomphe de Malcolm sur Rustin, Carmichael était encore inspiré par l’homme fier qui incarnait l’identité noire : « Un projecteur l’a saisi alors qu’il s’avançait vers le micro à grands pas, élancé, droit et impeccablement habillé, sur une estrade plongée dans l’obscurité8. »
Il existe de nos jours une tendance au révisionnisme historique qui interprète Malcolm X au travers du prisme puissant de Martin Luther King: Malcolm aurait évolué vers une sorte de réformisme intégrationniste de gauche. Non seulement cette interprétation est erronée, mais elle est également injuste tant pour Malcolm que pour Martin Luther King qui se considérait lui-même, à l’instar de Frederick Douglass, d’abord et avant tout comme un Américain qui souhaitait obtenir les droits civiques et les prérogatives de citoyen dont jouissaient les autres Américains. King se battait pour éradiquer le marqueur stigmatisant de la couleur qui reléguait les minorités raciales dans une citoyenneté de seconde classe. De la même manière dont nous avons pu le constater au cours de la campagne présidentielle qui a conduit à la victoire de Barack Obama en 2008, King voulait convaincre les Américains blancs que « la race n’a aucune importance » ; en d’autres termes, que les différences physiques et de couleur qui semblent distinguer les Noirs des Blancs ne devraient pas compter dans la mise en œuvre de la justice et l’égalité des droits.
Par un contraste frappant, Malcolm se percevait d’abord et avant tout comme un Noir, un Afro-descendant qui s’était retrouvé citoyen des États-Unis. C’était là une différence fondamentale avec King et avec d’autres dirigeants du mouvement pour les droits civiques. Lorsqu’il était membre de la Nation of Islam, Malcolm se considérait comme un membre de la tribu de Shabazz, le clan fictif asiatique noir inventé par Wallace D. Fard. Mais, dans la dernière partie de son parcours, notamment en 1964-1965, Malcolm articulait sa conscience noire à l’impératif idéologique de l’autodétermination: concept posant que tous les peuples ont le droit naturel de décider par eux-mêmes de leur propre destinée. Malcolm concevait les Noirs américains comme une nation opprimée au sein d’une autre nation; une nation ayant sa culture, ses institutions sociales et sa psychologie collective propres. Sa mémoire des luttes pour la liberté était absolument différente de celle des Américains blancs. À la fin de sa vie, il en était venu à penser que les Noirs pouvaient effectivement obtenir une représentation et même du pouvoir dans le cadre du système constitutionnel américain. Mais il pensait toujours, d’abord et avant tout, aux intérêts des Noirs. Nombre d’entre eux percevaient instinctivement ce fait et l’aimaient pour cela.
De son côté, dans le discours qu’il proposait aux Américains blancs, Martin Luther King suggérait que les Noirs étaient disposés à protester de façon non violente, voire à mourir, pour que les promesses des Pères fondateurs de la nation deviennent réalité. Malcolm estimait au contraire que les opprimés avaient le droit naturel à l’autodéfense armée. Son récit étant celui du racisme systémique – de la traite transatlantique des esclaves à la ghettoïsation -, il proposait comme remède des réparations pour compenser les années d’exploitation endurées par les Noirs. C’est la raison pour laquelle Malcolm, s’il avait vécu jusqu’aux années 1990, n’aurait pas été un partisan enthousiaste de l’affirmative action [discrimination positive] comme clé de voûte des réformes démocratiques, celle-ci n’ayant pas été conçue pour développer le plein-emploi ni pour transférer de la richesse aux Africains-Américains. Ce que Malcolm cherchait, c’est une restructuration fondamentale de la richesse et du pouvoir aux États-Unis – peut-être pas une révolution sociale violente, mais un changement radical et profond.
Les deux dirigeants entretenaient par ailleurs des relations différentes avec la classe moyenne africaine-américaine. Produit de la petite-bourgeoisie noire, éduquée et prospère d’Atlanta, King était diplômé du Morehouse College et de l’Université de Boston. Quant à Malcolm, il avait quitté l’école avant de terminer sa troisième et son « université » avait été la prison de Norfolk. Plus que tout autre dirigeant noir du 20e siècle, Malcolm avait exigé des Noirs des classes aisées qu’ils rendent des comptes aux masses pauvres et ouvrières africaines-américaines. Dans ses discours, tel « Message to the grassroots », il condamnait durement les dirigeants de la classe moyenne noire pour leurs compromis avec les agents du pouvoir blanc. Il demandait plus de probité et plus de responsabilités de la part des Noirs privilégiés, comme élément essentiel de la stratégie pour avancer vers la libération noire.
Quand en 2003 il fut demandé à Ossie Davis pourquoi, dans son fameux éloge funèbre, il avait comparé Malcolm à un « brillant prince noir », il répondit : « Parce qu’un prince, ce n’est pas un roi9. » Il sous-entendait ainsi que la mort prématurée de Malcolm avait interrompu le développement de sa maturité et de son potentiel de dirigeant. Une autre façon de lire la remarque de Davis est de se demander si la vision de la justice raciale de Malcolm était totalement aboutie et formée. Ici encore, une comparaison entre Martin et Malcolm est éclairante. D’opposant à la guerre du Vietnam et de défenseur controversé des droits civiques, l’image de King se transforma après son assassinat en celle d’un défenseur d’une Amérique indifférente aux questions de couleur. L’anniversaire de sa naissance est devenu un jour férié dédié aux services de l’État. Si des politiciens de tous bords se félicitent de la non-violence de King, rares sont ceux qui prennent en considération son impatience fébrile à l’égard de l’injustice raciale et sa pertinence pour notre époque. Quant à Malcolm, il a, au contraire, été cloué au pilori pendant plusieurs décennies et caricaturé pour son extrémisme racial. Cependant, pour la plupart des Noirs américains, il est devenu un symbole d’encouragement, celui qui n’a jamais eu peur de contester le racisme, quelle que soit sa provenance, et qui incite la jeunesse noire à être fière de son histoire et de sa culture. Ces aspects de la personnalité publique de Malcolm ont imprégné de façon indélébile le mouvement du Black Power. Ils sont présents dans l’interpellation « C’est notre tour » lancée par les partisans noirs de Harold Washington lors de l’élection du démocrate à la mairie de Chicago en 1983. Ils le sont également, en partie, dans le tournant électoral sans précédent des quartiers noirs pour la candidature de Jesse Jackson à l’élection présidentielle de1984 et1988, ainsi que dans la victoire de Barack Obama. Malcolm avait anticipé le rôle potentiel que pouvait jouer l’électorat noir dans le rapport de forces au sein d’une république blanche divisée.
La vision révolutionnaire de Malcolm a également remis en cause la manière dont l’Amérique blanche pensait et parlait de la question raciale. À une époque où certains comédiens blancs noircissaient encore leurs visages pour monter sur scène, Malcolm enjoignait les Blancs à examiner les politiques et les pratiques de discrimination raciale. Bien avant que les postmodernes ne commencent à écrire sur le « privilège blanc », Malcolm avait décrit les effets destructeurs du racisme tant sur ses victimes que sur ses auteurs. Vers la fin de sa vie, il avait pu imaginer la destruction du racisme lui-même et la fondation d’un ordre social humain exempt d’injustice raciale. Il offrait l’espoir de voir les Blancs se débarrasser de siècles de socialisation négative envers les Noirs et de la possibilité de l’émergence d’une société racialement juste. S’il ne s’est jamais rallié à l’«indifférence à la couleur» (« color blindness »), il pensait, à l’instar de Frantz Fanon, que les hiérarchies raciales pouvaient être démantelées.
Malcolm a également modifié le discours racial et la politique raciale à l’échelle internationale. À une époque où les dirigeants africains-américains cherchaient à obtenir des changements dans les relations raciales aux États-Unis, à la fois au plan fédéral et dans les États, Malcolm considérait que pour l’emporter, la lutte nationale pour les droits civiques devait être élargie et devenir une campagne internationale pour les droits humains. Les Nations unies, et non le Congrès américain ou la Maison-Blanche, étaient pour lui la tribune centrale. La distinction qu’il établissait entre les politiques noires aux États-Unis et les luttes de libération en Afrique et dans les Caraïbes était tout aussi importante.
Malgré sa rhétorique radicale, parfaitement illustrée par « The ballot or the bullet », le Malcolm de la maturité pensait que les Africains-Américains pouvaient utiliser le système électoral et leurs droits électoraux pour obtenir des changements significatifs. Son appel à une éducation massive des électeurs noirs et à leur mobilisation, pratiquement identique à celui du SNCC, sera largement repris par le Black Panther Party à Oakland dans les années 1970.
Cependant, malgré son respect pour Nkrumah, Malcolm ne considérait pas la voie électorale et le changement social graduel comme une stratégie viable pour transformer les sociétés postcoloniales. Il soutenait la violence révolutionnaire contre le régime d’apartheid en Afrique du Sud et la guérilla contre le régime néocolonial au Congo et dans les colonies portugaises de Guinée-Bissau, d’Angola et du Mozambique. Pour Malcolm, Nelson Mandela, qui avait fondé en 1961 l’Umkhonto we Sizwe [La lance de la nation], la branche armée secrète de l’African National Congress, était un héros, car il s’identifiait aux attaques de la guérilla contre l’Afrique du Sud blanche. Bien que Mandela soit aujourd’hui perçu comme un réconciliateur entre les races, comme King, il y a un demi-siècle, le futur président d’Afrique du Sud partageait largement le point de vue de Malcolm sur la nécessité de la lutte armée en Afrique10.
L’idée qu’il y aurait eu « deux Malcolm X » – le premier, qui prônait la violence lorsqu’il était Black Muslim, et un second, qui défendait le changement non violent – est ainsi tout à fait erronée. Pour Malcolm, l’autodéfense armée n’a jamais signifié l’usage de la violence pour la violence.
Malcolm développait une vision moderne du panafricanisme fondée sur un antiracisme international. La conférence mondiale des Nations unies contre le racisme, qui s’est tenue à Durban en Afrique du Sud en 2001, fut par maints aspects l’accomplissement de la vision internationale de Malcolm. Des centaines d’organisations, non gouvernementales, religieuses, de défense de la justice sociale et des droits civiques, engagèrent un dialogue transnational en examinant le racisme dans une perspective globale. Sur les quelque 11500 délégués et observateurs, 3000 étaient Américains, parmi lesquels près des deux tiers étaient des Noirs11. Malcolm pensait que la liberté noire aux États-Unis dépendait d’une stratégie géopolitique internationaliste.
La dimension de la vision raciale de Malcolm, qui ne s’est pas concrétisée, est celle du nationalisme noir. Idéologie politique qui trouve sa source avant la Guerre civile, le nationalisme noir reposait sur l’hypothèse que le pluralisme racial conduisant à l’assimilation était impossible aux États-Unis. Certains nationalistes étaient si sceptiques sur la capacité des Blancs à surmonter leur propre racisme qu’ils en vinrent parfois à discuter avec des groupes terroristes blancs comme le Ku Klux Klan en commettant l’erreur de croire que leurs conceptions des relations raciales étaient plus honnêtes que celles de libéraux. Tandis que l’expérience internationale de Malcolm grandissait et se diversifiait, ses conceptions sociales s’élargissaient. Il devenait moins intolérant et plus ouvert aux coalitions multiethniques et interconfessionnelles. Dans les derniers mois de sa vie, il manifestait de la réticence à être considéré comme un « nationaliste noir» et cherchait à s’abriter idéologiquement derrière les conceptions plus racialement neutres de panafricanisme et de tiers-mondisme révolutionnaire. S’il avait également abouti au rejet de la violence comme un but en soi, il n’abandonna jamais l’idéal nationaliste de l’« autodétermination », le droit des nations et des minorités opprimées à décider pour elle-même de leur avenir politique. Après l’élection de Barack Obama, la question est désormais posée de savoir si les Noirs ont un destin politique séparé de leurs concitoyens blancs. Si la ségrégation raciale légale était une constante dans le passé de l’Amérique, Malcolm devrait aujourd’hui redéfinir radicalement le sens de l’autodétermination et du pouvoir noir dans un environnement politique qui apparaît à beaucoup comme étant « post-racial ».
En fin de compte – et c’est sans doute le plus important -, Malcolm X a été une passerelle majeure entre le peuple américain et le milliard de musulmans dans le monde. Avant la réforme de la loi sur l’immigration de 1965, le groupe le plus important de musulmans américains était celui des hérétiques de la Nation of Islam. Au fur et à mesure que Malcolm avait découvert l’islam orthodoxe, il avait été de plus en plus déterminé à diffuser le message de cette foi auprès d’un public racialement indifférencié. Avant même sa mort, il était devenu célèbre et respecté dans les diasporas musulmanes et arabes. Il avait noué des contacts avec des sectes musulmanes et des organisations dont les opinions et les principes théologiques étaient largement divergents: les musulmans wahhabites en Arabie Saoudite, les socialistes nassériens en Égypte, les soufis africains au Sénégal, les Frères musulmans au Liban, l’Organisation de libération de la Palestine. Il évitait les discussions qui auraient pu dresser les musulmans les uns contre les autres et soulignait la capacité de l’islam à transformer chez les croyants la haine et l’intolérance en amour. L’histoire remarquable de sa propre vie incarnait cette transformation.
Quelle sera la vie de Malcolm X après sa mort ? Si la culture hip-hop a eu un rôle décisif pour sa seconde renaissance dans les années 1990, il semble probable que l’islam influera sur son héritage à venir12.
Le processus de réinvention djihadiste a débuté avec la révolution iranienne. En 1984, le gouvernement de l’ayatollah Khomeini fut le premier à émettre un timbre portant l’effigie de Malcolm pour la promotion de la Journée universelle de lutte contre la discrimination raciale13. Moins de vingt ans plus tard, on retrouvait son influence dans les grottes des montagnes d’Afghanistan, en la personne de John Walker Lindh, musulman converti, radicalisé et taliban. Issu de la classe moyenne blanche américaine du très aisé comté de Marin, en Californie, Lindh avait découvert Malcolm lorsque sa mère l’avait emmené voir le film de Spike Lee. Après avoir lu L’Autobiographie de Malcolm, la fascination de Lindh s’était muée en un engagement total. En octobre2001, alors que les forces américaines étaient engagées en Afghanistan, Lindh fut capturé parmi les combattants talibans et purge actuellement une condamnation de vingt ans de prison. Le guide spirituel de Lindh, Shakeel Syed, est convaincu que Lindh « pourrait devenir le nouveau Malcolm X14 ».
Le réseau terroriste Al-Qaida est par ailleurs suffisamment au fait de la politique raciale aux États-Unis pour faire une claire distinction entre les dirigeants africains-américains appartenant aux courants dominants et les révolutionnaires noirs comme Malcolm. Après l’élection de Barack Obama en novembre2008, une vidéo d’Al-Qaida comparait le président élu à Malcolm X et le décrivait comme un « traître à sa race » et un « hypocrite » : « En ce qui concerne [Barack Obama] et Colin Powell, [Condoleezza] Rice et leurs semblables, les mots de Malcolm X (« Puisse Allah avoir pitié de lui ») sur les « Nègres domestiques » sont confirmés », déclarait Ayman al-Zawahiri, le numéro2 d’Al-Quaida. Malcolm était évoqué comme une figure centrale de la tradition des « Noirs américains honorables15 ». Ce qui est tout à fait paradoxal, car Malcolm aurait certainement condamné les attaques terroristes du 11septembre 2011, comme la négation des principes fondamentaux de l’islam. Une religion fondée sur la compassion universelle et le respect des enseignements de la Torah et des Évangiles, Malcolm en aurait convenu, ne saurait avoir rien en commun avec ceux qui emploient la terreur comme arme politique. La trajectoire personnelle de Malcolm de découverte de soi et sa quête de Dieu l’orientaient vers la paix et l’éloignaient de la violence.
Mais il y a encore un autre héritage qui marque la mémoire de Malcolm : c’est l’humanisme radical. La première rencontre de James Baldwin avec Malcolm eut lieu en 1961, lorsqu’il lui fut demandé de jouer le rôle de modérateur d’une émission de radio à laquelle était invité le dirigeant de la Nation of Islam. Malcolm avait été invité pour débattre avec un jeune militant des droits civiques, qui venait de revenir du Sud, où il avait participé aux manifestations pour la déségrégation. Baldwin craignait que le célèbre agitateur mette en pièces le jeune militant. Baldwin écrira plus tard qu’il était là pour « servir de bouée de sauvetage si jamais Malcolm semblait vouloir entraîner le gamin au-delà de ses capacités ». À la grande surprise de Baldwin, Malcolm « manifesta de la compréhension pour le jeune homme et lui parla comme à un jeune frère ». Baldwin en fut profondément ému : « Je n’oublierai jamais le face-à-face de Malcolm avec ce gosse, et l’extraordinaire gentillesse de Malcolm. C’est là la vérité sur Malcolm: il était l’une des personnes les plus gentilles que je n’ai jamais rencontrée16. »
Un profond respect et la croyance en l’humanité noire étaient au cœur de sa foi visionnaire et révolutionnaire. Au fur et à mesure qu’il élaborait sa vision sociale en y incluant des peuples de nationalités et d’identités raciales différentes, son humanisme et son antiracisme généreux auraient pu devenir la plateforme d’une nouvelle politique ethnique radicale mondiale. À la place du symbole sanguinaire de la violence ethnique et de la haine religieuse, qu’Al-Qaida veut faire de lui, Malcolm X devrait être le symbole de l’espoir et de la dignité humaine. Pour le peuple africain-américain en tout cas, il est devenu l’incarnation de ces nobles et ambitieuses aspirations.
Une vie de réinventions (1925-1965)
Editions Syllepse, Paris 2015, coédition avec M éditeur (Québec), http://www.syllepse.net/lng_FR_srub_102_iprod_621-malcolm-x.html, 760 pages, 23 euros
1 NdT : Gabriel Prosser (1776-1800) : esclave, sachant lire et écrire, forgeron qualifié, il est loué par son propriétaire à des artisans. Il y rencontre des travailleurs blancs libres, des esclaves affranchis et des Amérindiens. Inspiré par les révolutions françaises et haïtienne, il fomente en 1800 une rébellion dans la région de Richmond en Virginie. Arrêté, il est pendu avec une trentaine de ses compagnons.
2 NdT : En août 1831, une troupe d’esclaves rebelles forte d’une soixantaine d’hommes et emmenée par Nat Turner parcourt le comté de Southampton en libérant les esclaves et tuant une soixantaine de Blancs. La milice et l’armée détruisent rapidement le groupe. La répression qui s’ensuit fait des centaines de morts parmi la population noire du comté, alors que des rumeurs font état d’une « armée d’esclaves » marchant sur la capitale de l’Etat. Turner sera capturé quelques mois plus tard, jugé et pendu. Au lendemain de la révolte, les autorités virginiennes interdiront d’apprendre à lire et à écrire aux esclaves ainsi qu’aux noirs et aux Mulâtres libres.
3 NdT : Stagger Lee, voyou et proxénète noir de la fin du 19e siècle, dont les exploits criminels ont donné lieu à des chansons qui sont entrées dans la culture populaire.
4 NdT : Robert Leroy Johnson (1911- 1938), guitariste et chanteur de blues qui a inspiré Jimi Hendrix, Bob Dylan, Keith Richards. Dans une de ses chansons, Johnson dit avoir passé un pacte avec le diable pour apprendre à jouer de la guitare.
5 NdT : Tupac Shakur (1971- 1996) : Rappeur américain.Ses parents ayant été très engagés dans le Black Panther Party, on retrouvait dans ses chansons les questions mises en avant par le mouvement
6 LeRoi Jones, Home : Social Essays, New-York, William Morrow, 1996, P. 238-250
7 « Malcolm X a Harlem idol on eve of murder trial », New York Times, 5 décembre 1965
8 Stokely Carmichael (Kwame Ture)et Ekwueme Michael Thelwell, Ready for Revolution, New York, Scribner, 1993, p.253, 259. Carmichael ajoute : « C’était tout simplement stimulant pour les jeunes Africains d’entendre quelqu’un se lever et décrire sans peur ce que les Américains noirs connaissaient et vivaient quotidiennement. Tout particulèrement dans un lieu faisant habituellement preuve et de retenue, de prudence ; un lieu particulièrement réceptif aux sensibilités de cette classe dominante blanche responsable de la perpétuation de l’oppression de notre peuple » (p. 261).
9 Entretien avec Ossie Davis, 29 juin 2003.
10 William Mervin Gumede, Thabo Mbeki and the Battle for the Soul of the ANC, Le Cap, Zebra Press, 2007, p. 24.
11 Voir Marable, Race, Reform and Rebellio, p. 238-240.
12 Les ventes de The Autobiography of Malcolm X augmentèrent de 300% entre 1989 et 1992, durant l’âde d’or du hip-hop. Voir Lewis Lord, Jeannye Thornton et Alejandro Bodipo-Mamba, « The legacy of Malcolm X », U.S. News and World Report, 15 novembre 1992.
13 Paul Lee, « Unseen unity », Michigan Citizen, 30 septembre 2009.
14 Philipp Sherwell, « The new Malcolm X ? », Sunday Telegraph, 9 avril 2006.
15 Mark Mazzetti, « Al-Qaeda offers Obama insults and a warning », New York Times, 20 novembre 2008
16 James Baldwin, « Malcolm and Martin », Esquire, vol.77, n°4, avril 1972, p. 94-97, 195-202.
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