Article inédit, en français, pour le site de Ballast

L’historien américain Thomas J. Sugrue entend, d’un même élan, briser la légende persistante dans les milieux militants (Luther King ne serait qu’un bourgeois bonne pâte, un Oncle Tom prêt à tous les compromis) et la récupération éhontée dont il fait désormais l’objet, jusque dans les rangs de ceux qui l’auraient jadis combattu (le philosophe Slavoj  Žižek écrit ainsi : « Une des indications les plus claires de la situation fâcheuse où nous nous trouvons est la récupération de Martin Luther King par les libéraux, une opération idéologique exemplaire en elle-même¹»). Ses différends avec Malcolm X ont éclipsé la radicalité de son propos, affirme-t-il en substance : Luther King portait, depuis ses débuts, un projet anticapitaliste et antiraciste vigoureux.


mlkChaque année, aux mois de janvier et d’avril, nous commémorons l’extraordinaire carrière du pasteur Martin Luther King Jr. Pourtant, il existe sans doute peu de figures, dans l’histoire de l’Amérique contemporaine, dont la mémoire s’avère à ce point déformée, dont le message se voie à ce point expurgé, dont les paroles pourtant si puissantes se trouvent à ce point vidées de leur contenu.

Il y a quelques années de cela, dans le cadre d’une conférence sur 1968, j’ai relu le livre le plus important paru, cette dernière décennie, sur King et la politique qu’il mena : Des droits civiques aux droits humains, de Thomas F. Jackson. Ancien chercheur du King Papers Project, basé à Stanford, Jackson a examiné l’intégralité de ses sermons, paroles, livres, articles et lettres. Il a ainsi pu constater que, depuis le début de son ministère pastoral, King avait été beaucoup plus radical que l’image que nous gardons (ou avons façonnée) de lui — et en particulier sur les questions liées au travail, à la pauvreté et à la justice économique.

« L’obsession monomaniaque des médias pour le match entre Malcolm et Martin a amené les journalistes à négliger les déclarations plus radicales du second. »

Dans les comptes-rendus médiatiques, King fut rapidement catalogué comme « apôtre de la non-violence » et, au milieu des années 1960, décrit comme l’antithèse de Malcolm X. Si le pasteur y a bel et bien souscrit toute sa carrière durant, l’obsession monomaniaque des médias pour le match entre Malcolm et Martin a amené les journalistes à négliger les déclarations plus radicales du second. Ça ne rentrait simplement pas dans le cadre.

Les partisans du Black Power ont également déformé la parole de King en mettant l’accent sur son style cérémonieux et arrogant (les membres du SNCC l’appelaient « de Lawd »  [Seigneur]). Ils firent de lui un bourgeois désespéré et un obstacle plutôt qu’une force positive dans la lutte de libération noire. Les libéraux blancs, redoutant des troubles au sein de la communauté noire, ont loué le pasteur comme une voix de la modération : ils espéraient qu’il pût endiguer la marée montante du mécontentement noir, qui explosait au cours des longs et chauds étés du milieu des années soixante. L’image d’un King bon teint a empêché les observateurs de donner un sens à son opposition à la guerre du Vietnam, à son appel pour un Mouvement interracial en faveur des plus démunis ainsi qu’à ses dénonciations de plus en plus virulentes contre les inégalités de classe aux États-Unis d’Amérique.

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Luther King et Malcolm X

King, estimèrent-ils, avait durci ses positions — à moins qu’il ne se fût déplacé vers la gauche par souci stratégique, changeant sa rhétorique afin de demeurer un leader légitime aux yeux de la jeunesse noire en colère ? Pourtant, comme le montre Jackson, King était tout sauf une chiffe molle libérale ou un radical débarqué sur le tard. Une lecture attentive de son œuvre permet à l’auteur de mettre en évidence la profondeur de son anti-impérialisme, qui irriguait sa pensée depuis ses jeunes années d’étudiant. L’anticapitalisme, décèle-t-il en sus, était un fil conducteur de ses discours. Sans parler du fait que King avait noué des alliances avec l’aile gauche du mouvement ouvrier et s’était lui-même engagé aux côtés de militants favorables à des changements économiques structurels. En d’autres termes, Martin Luther King était un activiste radical bien avant ses prises de positions prophétiques au moment de la guerre du Vietnam, en 1967, et bien avant son soutien aux éboueurs en grève de Memphis un an plus tard. Le radicalisme de King s’est dissipé dans le brouillard de la mémoire. Il existe de nos jours, dans la culture nord-américaine, plusieurs Martin Luther King Jr : un King commémoratif, un King thérapeute, un King conservateur et un King marchandise. Chacun de ces King se débat pour attirer notre attention — mais tous dressent un portrait dans lequel il ne se serait pas reconnu.

« Pourtant, comme le montre Jackson, King était tout sauf une chiffe molle libérale ou un radical débarqué sur le tard. »

Le premier est le King commémoratif. Il a suffi de quinze années, après son assassinat, pour qu’il acquiert une reconnaissance on ne peut plus extraordinaire — il est la seule personne (exception faite des présidents Washington et Lincoln, dont les anniversaires ont été fusionnés en une même President’s Day) à disposer de sa propre fête nationale. Que cet homme — autrefois accusé d’être « anti-américain », traqué par le FBI, arrêté et emprisonné à plusieurs reprises —, que cet homme-là soit à présent célébré par une fête nationale demeure tout simplement incroyable. À l’évidence, cette célébration rencontra une forte opposition (provenant notamment de sudistes, à l’instar de Jesse Helms — qui fit savoir que King n’était rien d’autre qu’un outil du Parti communiste —, John McCain, Evan Mecham et quelques autres conservateurs de l’Arizona). Mais l’instauration d’un jour férié en son honneur fut inscrite dans la loi, après une écrasante approbation du Congrès, par le président Ronald Reagan en personne, celui-là même qui avait débuté sa carrière politique en tant qu’adversaire du Civil Rights Act de 1964 et avait persisté et signé en lançant sa campagne électorale de 1980 à Philadelphie, dans le Mississippi — un endroit minuscule connu pour l’assassinat de trois jeunes militants pour les droits civiques, vingt ans auparavant. Ce qui restait de subversif dans la vie de King s’est perdu dans les célébrations du King Day, qui est devenu un jour de ramassage des déchets et de peinture dans les salles de classe. Non point que le service communautaire soit une mauvaise chose, mais nous sommes loin, bien loin, de la vision que King avait du changement social.

Le King thérapeute : dans l’iconographie américaine, le King est le grand guérisseur, l’homme qui a exhorté l’Amérique à rester fidèle à son « credo » d’égalité et d’opportunités. Le message de King, épuré de son contenu politique percutant, se montre si anodin que nous pouvons tous le soutenir, républicains et démocrates confondus ! Le sentiment de bien-être et le message d’espoir que la vie de King incarnait occupent à présent le devant de la scène dès que nous songeons à lui. Ainsi d’un programme scolaire populaire destiné à construire l’estime de soi de l’élève : on ne manquera pas de demander aux enfants d’exprimer leurs rêves. Le message de King ? Se tenir la main et unir nos voix, tous ensemble, ébènes et ivoires, dans la plus parfaite harmonie…

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Le King conservateur : privé du contenu politique inhérent à son message, King est également devenu une icône du conservatisme racial. Aujourd’hui, la plupart de ses adeptes, des plus improbables, se montrent critiques à l’endroit des politiques des droits civiques telles que l’affirmative action [traduit, en français, par « action positive », « égalité des chances » ou, de façon plus polémique, « discrimination positive »]. King est le prophète de l’individualisme méritocratique. Le partisan le plus éloquent de cette vision de King (et ils sont nombreux) est Connerly Ward, le chef d’une campagne nationale contre l’action positive (il a utilisé les mots de King pour appeler à un démantèlement des admissions sur critères ethniques). Seul l’un des discours du pasteur — celui de la Marche de 1963, à Washington — importe aux conservateurs à la Connerly, et, même, seule l’une des lignes dudit discours : « Je rêve que mes quatre jeunes enfants vivront un jour dans une nation où ils ne seront pas jugés par la couleur de leur peau, mais à la mesure de leur caractère. »

« Le message de King, épuré de son contenu politique percutant, se montre si anodin que nous pouvons tous le soutenir, républicains et démocrates confondus ! »

Ses discours devraient être jugés dans leur entièreté. Il y a bien des choses autour du « I Have a Dream » qui feraient se tortiller les McCain et les Connerly ! Le pasteur a célébré « l’esprit militant, nouveau et merveilleux, qui a pénétré la communauté noire ». Et, en parlant de « l’urgence extrême du présent »,  il a encouragé les 250 000 personnes rassemblées sur l’esplanade à prendre des mesures plus agressives. « Ce n’est pas le moment de nous adonner au luxe de nous détendre ou de nous contenter de la drogue tranquillisante d’une solution graduelle. » À un moment où les conservateurs (et de nombreux libéraux) accusaient le mouvement d’aller « trop loin et trop vite », il envoya un message clair. Aller plus loin, plus vite. Il continua de soutenir, avec virulence, l’application des lois concernant les droits civiques, action positive comprise. Et, plus encore, il exigea de l’économie américaine qu’elle se réorganisât complètement.

Pour finir — et c’est là, sans doute, le plus américain des rebondissements —, nous avons le King marchandise. Maints efforts furent entrepris, dans la dernière décennie (on les doit d’ailleurs, en grande partie, à sa propre famille), pour commercialiser les mots et l’image du pasteur. Dans la plus pure tradition américaine, Martin Luther King Jr est devenu un bien de consommation. Sa famille s’est acharnée à faire de lui un produit, allant jusqu’à vendre à Time Warner, pour plusieurs millions de dollars, les droits de ses discours, écrits et autres enregistrements. Si sa famille a attaqué toutes les entreprises qui utilisaient l’image de King pour des aimants de frigos ou des couteaux à cran d’arrêt et le « I Have a Dream » pour des crèmes glacées, elle n’a pour autant pas hésité à se lancer dans un business tout aussi kitsch. Au milieu des années 1990, Dexter King, fils du pasteur et administrateur de la succession, effectua un pèlerinage à Graceland, au sanctuaire d’un autre roi, « Le King », nous nommons bien sûr Elvis, pour grappiller quelques leçons de marketing. Depuis, les héritiers ont autorisé, entre autres choses, des pin’s pour les Jeux olympiques d’été d’Atlanta, des statuettes en porcelaine et, mon préféré, des chéquiers à son effigie.

« Produit marchand ou icône conservatrice, chacune de ces représentations est viciée. »

Produit marchand ou icône conservatrice, chacune de ces représentations est viciée. Le King commémoratif, symbole d’héroïsme et de courage, risque de créer un personnage unidimensionnel qui dissimule la portée subversive, provocatrice et déstabilisatrice de son message. Le King thérapeute s’avère en contradiction frappante avec une stratégie politique, la sienne, qui exigeait le renversement de l’apartheid américain et obligeait à de grands sacrifices — des Noirs comme des Blancs. Le King conservateur repose sur une récupération très partielle de ses propos — et, nous l’avons vu, sur, le plus souvent, un seul et même discours — et sert une cause qu’il trouvait odieuse. Quant au King marchandise, il génère des images réconfortantes mais entièrement vidées de leur capacité à provoquer et à défier — sans rien dire de ce drôle d’assemblage, au regard de la critique aiguisée que King formula du capitalisme américain et du matérialisme.

En fin de compte, Martin Luther King permit de déstabiliser le pouvoir et de contester le statu quo — ce qu’une statuette en porcelaine, un pin’s olympique ou une loi contre l’action positive ne feront jamais.


Traduit de l’anglais — article original : « Restoring King », paru dans Jacobin  en 2014


NOTES

1. « En s’engageant pour d’autres causes que celle de la ségrégation, il perdit en grande partie le soutien de l’opinion et fit de plus en plus figure de paria. Comme Harvard Sitkoff le dit : « Il a abordé les questions de pauvreté et du militarisme parce qu’il les considérait comme vitales pour faire de l’égalité une réalité, non pas une quelconques fraternité raciale mais bien plutôt une égalité de fait. » Pour le dire en termes badiousiens, King a suivi l' »axiome égalitaire » bien au-delà du simple thème de la ségrégation raciale. » Après la tragédie, la farce !, Champs essais, 2011, p. 62.