Dans le tout récent recueil de textes « Race et capitalisme », les coordinateurs, Félix Boggio-Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem, partent en guerre contre un des grands dadas de la gauche actuelle, à savoir que « le racisme ferait écran aux vrais enjeux » : « Le racisme serait une manière de détourner l’attention, une diversion opérée par la classe dominante en direction des classes populaires pour réduire leur combativité collective »[1].
« Le racisme fait écran aux vrais enjeux »
Pour nombre de militants de gauche, cette thèse est séduisante. Elle répand parmi eux l’idée qu’il existe de vrais et de faux enjeux ; que certains enjeux unissent les gens et d’autres les divisent. Il suffirait donc de s’occuper sérieusement des « vrais enjeux » pour unir tout le monde et pour être plus fort pour mener son combat.
Je voudrais illustrer cette thèse par l’analyse de la pratique politique d’un parti, le Parti du Travail de Belgique, qui a effectué une mutation consciente dans le domaine et mis cette thèse en pratique de façon cohérente.
La mutation s’est opérée dans le souci évident de gagner les votes populaires : éviter d’aborder de front les questions qui fâchent et se limiter aux sujets qui feraient l’unanimité du peuple. Il faut aussi trouver des angles d’attaque pour toucher les travailleurs : « Nous défendons les intérêts des travailleurs. Et nous devons aussi le prouver en pratique. Et nous devons réaliser qu’il n’y a pas de petits problèmes”[2]. Mais peu de temps après avoir annoncé que le parti s’occuperait dorénavant de chaque petit problème, il s’empresse de déterminer, pour la campagne électorale nationale de 2009 quels sont les VRAIS problèmes du peuple: “Les vrais problèmes, d’après le parti de gauche, ce sont l’emploi, les pensions, les factures d’énergie trop chères, les soins de santé et une banque pour placer ses économies en toute sécurité”[3]. Les vrais problèmes du peuple sont donc strictement limités à leurs aspects sociaux et économiques.
La même orientation est maintenue dans l’approche des élections communales d’octobre 2012. Même dans une commune comme Molenbeek (l’une des dix-neuf communes de Bruxelles), comportant une large majorité non blanche de la population, le parti développe son analyse sans sourciller. « Le PTB-Molenbeek a également révélé les tout premiers résultats de l’enquête menée auprès de plus de 800 Molenbeekois. Ceux-ci sont révélateurs des vrais problèmes que vivent les habitants de la commune : des loyers trop chers, le manque d’emplois dignes, les difficultés à trouver une école de qualité. Certains politiciens font de la politique en tenant des propos qui divisent et qui stigmatisent. L’enquête que nous avons réalisée dans tous les quartiers de la commune montre au contraire que les Molenbeekois vivent des problèmes similaires quelle que soit leur origine, explique Dirk De Block. Le vivre-ensemble et l’intégration des uns et des autres passeront avant tout en solutionnant les problèmes sociaux créés par les politiques de droite qui gouvernent actuellement les différents échelons de pouvoir. C’est ça le vrai débat qu’il faut aujourd’hui mener. »
Ce communiqué illustre le raisonnement en trois points.
Tout d’abord, il y a des « vrais » débats et des « faux » débats. Tout ce qui touche aux problèmes sociaux et économiques fait partie des vrais débats. Tout ce qui touche aux problèmes de racisme, de discrimination, de nationalisme fait partie des faux débats. Le concept de « vrais problèmes » est au centre de tous les tours de passe-passe pour amener les discriminés à renoncer à leurs revendications propres.
Deuxièmement le racisme et la discrimination sont uniquement imputables aux « propos » de politiciens qui divisent le peuple. Autrement dit, il ne s’agit que de paroles et toute personne intelligente ne se laissera pas détourner des « vrais problèmes » par ces faux propos. Le racisme, la discrimination, l’islamophobie ne sont même plus mentionnés en tant que pratiques qui excluent une large partie de la population de droits fondamentaux, en tant que pratiques qui organisent structurellement sa surexploitation.
Troisièmement, et c’est là que tout se joue, « le vivre-ensemble et l’intégration des uns et des autres » seront résolus quand les problèmes sociaux le seront. Qu’entend-on par intégration des uns et des autres ? L’intégration des uns par les autres ? Pour « vivre ensemble », la partie majoritaire du peuple doit-elle renoncer à ses revendications propres pour se faire accepter par l’autre ?
Mais sachez que tout questionnaire vit aux dépens de celui qui le remplit : il est impossible de cocher un point sur la discrimination ou le racisme des forces de police dans le questionnaire du PTB puisque tout ce qui touche à la discrimination et au racisme en est totalement absent.
Pour cette gauche marxiste, il existerait UN peuple, partageant de la même façon les mêmes problèmes. Tous ces problèmes seront résolus par le programme de partage des richesses qu’elle propose. Et pour réaliser ce programme, il suffirait de s’unir en mettant de côté les questions de race, de religion, de langue, de culture, d’identité…
Naturellement ce discours est le plus souvent tenu par des hommes blancs, parlant la langue (ou une des langues) officielle du pays, issu de la culture philosophique et/ou religieuse dominante et aspirant plus ou moins avidement à représenter LE peuple le plus vite possible dans un parlement dominé par ses congénères.
LE peuple n’existe pas. LES travailleurs ne sont pas identiques et interchangeables
Dire que le problème de l’accès à l’emploi, au logement ou à l’école est « similaire » pour un habitant de Molenbeek s’appelant Dirk De Block ou Farida Aarrass est tout simplement ridicule[4]. À supposer qu’ils disposent d’une fiche de salaire identique, ce qui n’est certes déjà pas le cas, Dirk ou Farida ne recevront pas le même accueil chez les propriétaires qui mettent un bien en location. Une étudiante d’origine africaine me demanda un jour de téléphoner à un propriétaire des beaux quartiers de Molenbeek. Cette étudiante était enceinte de son deuxième enfant et souhaitait disposer d’un appartement plus grand, dans un environnement qu’elle jugeait plus propice à l’éducation de ses enfants. Elle avait déjà téléphoné à la propriétaire qui disait ne s’exprimer qu’en néerlandais. Elle avait alors demandé à un ami de la même nationalité qu’elle, mais qui se débrouillait en néerlandais, de rappeler la propriétaire. Celle-ci lui déclara, dans cette langue, que l’appartement était loué. Mon étudiante me demandait de téléphoner à mon tour, puisque je peux m’exprimer en néerlandais, pour m’en assurer. Au téléphone, la propriétaire répondit immédiatement dans un français impeccable, sans accent, que l’appartement était toujours disponible et que je pouvais le visiter avec mon mari dès que je le souhaitais… Des histoires lamentables de ce type, j’en ai entendu plus qu’assez. Combien de mes amis ne se sont pas résignés à acheter parce qu’ils en avaient marre d’entendre pour la quinzième fois « Et de quelle nationalité êtes-vous ? ». Il existe aussi des propriétaires qui ne veulent même pas vendre leur bien à des acquéreurs potentiels parce qu’ils ne disposent pas de la couleur de peau requise, histoire de ne pas dégrader l’image du quartier…
Non, les problèmes des gens du peuple ne sont pas les mêmes. Et ne pas pouvoir trouver un logement à louer parce qu’on n’a pas le bon nom de famille, ou le bon accent, ou la bonne religion est non seulement un vrai problème, mais c’est un problème plus grave parce qu’il contient à la fois un problème social et un problème démocratique : à difficultés sociales identiques, l’espoir de résoudre le problème n’est pas le même. On peut espérer améliorer ses revenus mais pas changer de nom ou de couleur de peau.
Si on réfléchit deux secondes, décréter qu’il y a des « vrais » problèmes implique que les autres problèmes sont faux. Or la discrimination n’est pas qu’un discours, c’est une pratique courante, tant de la part de l’État que de nombreux citoyens, et elle remplit la vie d’une large couche des travailleurs de problèmes graves et nombreux.
Imaginons d’appliquer la thèse des vrais et des faux problèmes à la discrimination des femmes. Le racisme serait un faux problème qui nous divise et affaiblit notre combat. Appliquée à la situation des femmes, cela donnerait à peu près ceci : la discrimination des femmes et les préjugés envers elles sont de mauvaises choses parce qu’elles nous divisent. Cela revient à dire aux femmes : « Les problèmes que vous posez ne sont pas les vrais problèmes parce qu’ils ne sont pas des problèmes pour les hommes. Mettez-les de côté pour vous battre avec les hommes pour les problèmes que vous avez en commun avec eux, comme le prix des loyers, les factures d’électricité et les pensions. Si vous mettez vos problèmes de côté, nous pouvons nous unir et mener ces combats en commun. Beaucoup de femmes qui se trouvent au bas de l’échelle sociale s’écrieraient en chœur : ah bon, c’est comme cela que vous voyez les choses ? Et le fait que nous soyons encore toujours payées moins pour un travail identique, ce n’est pas un vrai problème ? Les violences conjugales et le viol, ce ne sont pas des vrais problèmes ? Notre double journée de travail, ce n’est pas un problème en soi ? Les difficultés pour une femme seule avec enfants de trouver un emploi ou un logement, ce n’est pas un problème ? Bien sûr qu’avec vos yeux d’hommes, ce ne sont pas des vrais problèmes, mais nous, ça nous empoisonne la vie, ça réduit nos libertés et notre dignité. Nous revendiquons tous ces droits parce que nous voulons mieux vivre et vivre dans l’égalité et la dignité. Le vrai problème pour nous, ce n’est pas la division, ce sont les inégalités.
En réalité, c’est l’extrême droite qui a gagné le combat dans la lutte politique autour des vrais et des faux problèmes. Elle a foncé toujours plus en avant dans la stigmatisation et la haine de l’immigration et des générations qui en sont issues. Elle affirme haut et fort que le vrai problème, c’est l’immigration. Et en lui répondant qu’elle évoque des faux problèmes pour diviser le peuple, la gauche capitule sur toute la ligne.
Nadine Rosa-Rosso
[1] Race et Capitalisme, coordonné par Félix Boggio Éwangjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem, éditions Syllepse, Pais, p7 et 9 juin 2012
[2] Peter Mertens, 2 mars 2008 , Discours au meeting de clôture du Congrès du PTB. Le 8ème congrès du PTB est celui qui a entériné la mutation du parti.
[3] 22 maart 2009, Communiqué de presse : Le PTB+ lance « Stop au cirque politique » lors d’un congrès devant 1200 personnes
[4] Dirk De Block est la tête de liste du PTB aux élections communales d’octobre 2012 à Molenbeek, Farida Aarrass est la tête de liste d’Egalité