La France terre d’asile ! Pendant la dernière campagne électorale, la droite inquiète n’a pas hésité à « lâcher les chiens ». L’intolérance, l’écrivain noir américain James Baldwin, qui a passé son enfance à Harlem et vit aujourd’hui dans le Sud de la France, en a fait le thème obsédant de ses livres : de « Native Son » à « Si Beale Street pouvait parler », qui ressort chez Stock. Il a répondu aux questions d’Hervé Prudon.
James Baldwin : Quand on parle de racisme à ce moment précis de l’histoire de l’humanité, on parle surtout du rapport établi entre ce qu’on appelle un Blanc et ce qu’on appelle un Noir. On ne pense pas, en effet, entre le rapport entre le Basque et l’Espagnol, le Berbère et Kurde ou le Corse et le Français. Je n’étais pas un Noir jusqu’à ce que l’Europe vienne me chercher dans mon village. J’avais la seule civilisation qu’un être humain puisse avoir : celle de son village
La violence de ma rencontre avec l’Europe a fait de moi un Noir : c’est ce que l’Europe a dit. Mais la violence de cette rencontre a aussi fait de l’Européen un Blanc. C’est très dur d’être un Blanc ! C’est en fait impossible sans ce témoin absolument indispensable : cette créature contrainte à être un Noir selon les critères du Blanc.
Je parle en Noir américain, je parle donc comme quelqu’un qui a rencontré les héritiers de l’Europe en Amérique bien avant de connaître l’Europe. La différence entre le racisme qui sévit en France (Europe) et le racisme aux Etats-Unis, c’est qu’en Europe – et pour la première fois – l’esclave, si longtemps invisible dans les colonies, vit à présent (à cause de nécessités économiques en Europe) sur le continent et montre qu’il est un être humain. Les gens se déracinent, périssent, ou s’enracinent ailleurs : c’est ce qui est arrivé aux Noirs américains et c’est ce qui arrive, aujourd’hui, en France.
Le Nouvel Observateur : On parle beaucoup aujourd’hui de racisme et d’insécurité…
James Baldwin : En filigrane, dans le mot « racisme » il y a écrit le mot panique. C’est la panique qui vous prend quand vous réalisez que vous êtes nu. Les gens que vous avez si bien décrits, si bien définis vous ont aussi observé et vous connaissent beaucoup mieux que vous les connaissez. Et ils ne vous diront jamais ce qu’ils savent : ils en sont incapables, tant que l’un pense être un Blanc et l’autre un Noir. Il est impossible de dire quoi que ce soit à un Blanc. Il est également impossible de dire quoi que ce soit à un Noir. Les êtres humains ne parlent qu’à d’autres êtres humains.
En France, je suis un Noir américain qui ne constitue pas un danger à l’identité française : en effet, je n’existe pas en France. Ce serait une autre histoire si je venais du Sénégal, et une chanson plus douloureuse si je venais d’Algérie. En tant qu’hôte de la France, ce pays que j’aime et qui – principalement en me fichant la paix – a été très bon avec moi, et je vous en prie ne faites pas ce que mes compatriotes ont fait : créer un Ku Klux Klan incontrôlable et donner d’un massacre une image romantique (comme « Autant en emporte le vent »), justifiant ainsi les ghettos.
N.O. : Le racisme est aussi une arme politique.
J.B. : Le racisme est toujours une arme politique, à la base, probablement la plus puissante de toutes, amplifiant et justifiant les éternels conflits territoriaux. Les colonies ne rédigent pas une demande pour devenir des colonies, et aucune demande inverse ne les a jamais libérées.
N.O. : et les Français ? Sont-ils racistes ou xénophobes ?
J.B. : Ils sont les deux. Par là, hélas, ils ne se distinguent pas des autres peuples. Ce qui, pour moi, caractérise les Français, c’est leur curieuse aptitude à en douter, et à agir comme si de rien n’était.
N.O. : Quel est le rôle de la culture dans le racisme ?
J.B. : Le racisme est certainement une affaire de culture, mais débattre de cette question prendrait un certain temps. Le racisme est la résultante d’une culture imposée à une autre. Ce qui revient à dire que le racisme est une affaire de pouvoir.
N.O. : Que diriez-vous à un jeune Noir, ou à un jeune Arabe, vivant dans un ghetto de Paris ou de Marseille ?
J.B. : Je lui dirais : ne panique pas maintenant. Aucun royaume, aucun système n’est éternel et l’avenir t’appartient.
N.O. : Que diriez-vous au Français raciste qui a peur ?
J.B. : Je lui dirais bonjour.
Propos recueillis par Hervé Prudon
Vendredi 29 avril 1983