CE QUE PEUT UNE MINORITÉ

CE QUE PEUT UNE MINORITÉ[1]

Le texte ci-dessous a été prononcé dans les locaux du mouvement Égalité par Félix Boggio Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem lors de la présentation d’un ouvrage qu’il et elle ont coordonné, Race et capitalisme (Syllepse, 2012).

Nous avons l’honneur d’être parmi vous au titre de notre coordination de l’ouvrage récemment publié chez Syllepse : Race et capitalisme. Pour être sincères avec vous, on peut dire que la chose la plus accessible dans ce livre, c’est peut-être son prix : 7 euros. C’est un peu une blague, tout ça n’est pas si vrai.

Autant vous dire, en premier lieu, ce qui rend les textes réunis accessibles : à notre avis, chaque article répond à des questions d’ordre politique, ce qui les rapproche de l’expérience commune. Ce que l’on veut dire par là, c’est qu’ils s’inscrivent dans des débats précis et contemporains, notamment celui qui a été par exemple remis au goût du jour avec la publication en français de l’ouvrage de Walter Benn Michaels : La diversité contre l’égalité. Ce livre prétendait – à partir d’un point de vue étatsunien – que les politiques publiques et l’activisme avaient abandonné les travailleurs et les plus pauvres, au profit d’une valorisation des « minorités ethniques et sexuelles » ou des femmes. Dans cette même veine, en France, un courant politique se développe au sein du Parti socialiste, la « gauche populaire ». Ce courant prétend que la gauche a largement abandonné les classes populaires – ils entendent évidemment par là les classes populaires blanches – au profit des classes moyennes, des femmes et des « minorités ».

Au travers de différents articles contenus dans Race et capitalisme – celui de David Roediger et celui d’Himani Bannerji –, il s’agissait pour nous de montrer au moins deux choses. La première consiste à dire quelque chose d’assez banal, mais que beaucoup de camarades à gauche feignent d’oublier : non, les classes populaires ne sont pas dénuées d’identités. Ces identités sont le produit d’une multiplicité d’aspects : la fracture entre nations dominées et nations dominantes depuis l’ère coloniale, la fracture raciale entre Blancs et non-Blancs, l’inégalité homme-femme, etc. Les classes populaires sont façonnées par ces fractures et par d’autres appartenances sociales comme la religion. Ces identités interagissent entre elles historiquement, elles sont le produit de l’action humaine et en particulier de rapports de domination et de pouvoir : la colonisation, l’esclavage en plantation, etc.

Ce qu’on a voulu montrer à travers ces articles, c’est qu’une politique de gauche digne de ce nom ne peut pas faire abstraction de ces identités. Ce ne sont pas des éléments accessoires. Ces identités ont une influence cruciale sur le niveau de vie, les inégalités sociales, la reconnaissance symbolique et – par conséquent – ces identités ont aussi une influence sur les mobilisations et les revendications de celles et ceux qui les portent ou qui se les voient imposer. Parler des classes populaires en évacuant cette dimension, c’est non seulement avoir une vision totalement éthérée, abstraite de l’histoire des exploités, mais c’est aussi adopter systématiquement le point de vue des dominants parmi les classes populaires : les travailleurs hommes blancs, intégrés au marché du travail.

La deuxième chose qu’on a voulu montrer à travers ces articles – et qui découle un peu de la première idée – c’est que la classe et la race ne sont pas des questions substituables. Autrement dit, il n’est pas vrai que privilégier la question raciale revient à reculer sur l’analyse de classe. En réalité, si on prend en compte ce que nous venons de dire, ne pas parler de la question raciale revient à tronquer l’analyse de classe d’une part essentielle : comment expliquer que des parties des classes populaires soient systématiquement exploitées, ou subissent avec bien plus d’ampleur le chômage et la précarité structurelles ? que ces fractions des classes populaires soient plus durement réprimées que les autres à travers les violences policières et l’acharnement judiciaire ? que ces fractions se mobilisent plus massivement contre les attaques sur Gaza et, plus généralement, en solidarité avec la Palestine ? Faire abstraction des identités des classes populaires, c’est vider de son contenu l’analyse de classe et c’est amputer toute stratégie politique de gauche de coordonnées essentielles.

Ces questions politiques sont les plus évidentes à saisir dans le livre, parce qu’on les rencontre tout au long du parcours politique des militant et militantes antiracistes. Qui n’a pas entendu des militants de gauche dire que le plus essentiel, c’est quand même la question de « classe » ou la question « sociale » par opposition aux « discriminations » ? ou encore ceux qui demandent comment vous « articulez » la race et la classe[2] ?

En introduction, nous soulignions notamment que vous trouveriez aussi dans ce livre des articles pas forcément accessibles. Il y a notamment un article qui traite d’économie politique dans le prisme de la question raciale. C’est un champ qui porte avec lui un vocabulaire malgré tout spécifique, des raisonnements et des mécanismes qui ne sont pas toujours intuitifs. Bref, l’article en question, écrit par Patrick Mason, est par exemple un peu raide. Mais il y avait là aussi un enjeu pour nous. Alors que l’espace francophone – universitaire ou militant – sous-traite la question raciale, il s’agissait pour nous de montrer combien la race peut supporter un traitement scientifique et être portée par de nombreux champs. C’est ainsi que ce petit recueil a mobilisé des intervenants et des intervenantes souvent non francophones, de l’économie politique à la géographie critique jusqu’aux études culturelles.

La sollicitation des éditions Syllepse a donc été l’occasion pour nous de montrer que oui, on peut avoir de la prétention théorique à partir de la question raciale. Il ne s’agit pas là de faire une démonstration de force intellectuelle pour moucher les larges franges de la gauche qui considèrent la race comme une question périphérique ou, pire encore, une simple diversion qui détournerait des vrais enjeux. Mais, à nos yeux, l’apport théorique a des implications politiques et stratégiques cruciales – comme nous avons pu brièvement le souligner en commençant notre intervention. C’est pour cette raison que nous avons d’ailleurs choisi de conclure ce recueil par une contribution de Sadri Khiari, membre fondateur du Mouvement puis du Parti des indigènes de la république, intitulée « Il nous faut une stratégie décoloniale ».

Pour en revenir à ce pourquoi nous sommes ici, notre très précieux camarade Nordine Saïdi nous a convié à discuter avec vous à partir du titre de notre introduction : « Ce que pourrait être une gauche antiraciste ? » La chose est un peu ironique puisque, précisément, le mouvement Égalité constitue une gauche antiraciste. Nous n’avons donc pas grand-chose et sûrement rien à vous apprendre à ce sujet et, plus encore, vous avez tous et toutes ici plus de choses à nous en dire. Quand nous disons nous, nous voulons dire Félix et Stella bien sûr, mais aussi dire nous, camarades français. En effet, en regard du champ antiraciste français, le mouvement Égalité fait un peu figure de prouesse. En gros, tout ce qui ne marche pas chez nous, chez vous ça roule, et plutôt très bien. Nous pensons en premier lieu à votre inscription dans les échéances électorales.

Ce qui a réussi avec Égalité ne fonctionne pas forcément dans les mouvements de l’immigration en France. S’il y a des tentatives pour faire émerger des listes locales issues des quartiers populaires, on ne voit pas apparaître de force régionale voire nationale à même de porter un projet politique. Il y a eu récemment des démarches en ce sens, à travers les Troisièmes rencontres de l’immigration, qui ont donné lieu à un Front uni de l’immigration et des quartiers populaires, dans lequel une organisation nationale comme le Parti des indigènes de la république est partie prenante. Pour le moment, ces mouvements ne semblent pas avoir su réunir la force militante nécessaire pour aboutir à des campagnes nationales, ou pour travailler dans le sens d’une force électorale qui se présenterait sur une grande partie du territoire. Une formation politique créée récemment est cependant déterminée à être présente nationalement aux prochaines municipales, en 2014 : il s’agit de la Force citoyenne populaire. Les initiateurs de la FCP sont le Forum social des quartiers populaires (FSQP), associé à différentes équipes militantes des quartiers populaires dont certaines se sont présentées aux élections ces dernières années (essentiellement, les listes Émergences), et quelques personnalités politiques, médiatiques ou universitaires. Cette force politique est encore balbutiante. Il est difficile d’en dégager un projet politique à partir de la diversité des positions qui s’expriment en son sein.

À l’inverse, le Parti des indigènes de la république travaille depuis ses premières années d’existence à formuler des bases politiques pour un projet de transformation à l’échelle nationale. Dès janvier 2007, anticipant les élections présidentielles du mois de mai, un article[3] du journal L’Indigène présentait un ensemble de revendications et d’exigences politiques qu’une large palette des mouvements de l’immigration pourrait reprendre à son compte encore aujourd’hui. Malheureusement, de nombreux obstacles se dressent face à cette perspective. D’une part, les mouvements en question, s’ils partagent de nombreuses préoccupations, sont encore trop fragmentés pour former une plateforme électorale cohésive à un niveau national.

Parmi ces obstacles, il nous faut aussi prendre en compte le sentiment d’illégitimité des non-Blancs en politique  – et, dès lors, la capacité à penser politiquement l’organisation. « L’une des forces du système national-racial français, c’est qu’il est parvenu à convaincre une majorité des populations issues de l’immigration coloniale que ses droits sont « naturellement » limités. Quand nous parlons de droits, nous pensons plus particulièrement aux droits politiques[4]. »

Il en résulte plusieurs choses. En premier lieu, cela affecte la manière dont les militant•e•s de l’immigration (post)coloniale envisagent l’État. Les non-Blancs et non-Blanches, dans le cadre d’organisations constituées, ne s’envisagent pas toujours comme en mesure de transformer les institutions politiques. En France par exemple, ils et elles n’envisagent que trop rarement de changer la république ou de changer de république. S’il faut changer ou réformer l’État, c’est souvent par le biais de partis institutionnels, de gauche et dans certains cas, d’extrême gauche, qu’ils et elles imaginent le faire. Les mouvements de l’immigration ne se pensent pas forcément comme porteurs, par leurs propres forces, d’un changement institutionnel, politique et systémique.

Il est particulièrement difficile de briser ce complexe d’illégitimité politique. C’est pourtant une nécessité pour que les mouvements de l’immigration trouvent une plateforme politique commune et gagnent un poids politique plus important dans la société française. Depuis la France, ce qu’a réussi à faire Égalité est donc toujours devant nous.

On peut mentionner plusieurs propensions des mouvements de l’immigration qui marquent l’illégitimité des non-Blancs et des non-Blanches sur le plan politique. Portées par l’idée que « les minorités doivent se défendre », les organisations de l’immigration et des quartiers populaires s’envisagent trop souvent comme des outils de pression, et la tentation de s’envisager comme un « lobby », n’est jamais très loin. Pour exemple, en France, le CCIF (Collectif contre l’islamophobie en France) a produit une vidéo[5] très évocatrice pendant la campagne des dernières présidentielles. Il s’agit d’un montage d’extraits d’une émission télévisée à l’occasion de laquelle un politologue compare les chiffres de participation électorale des juifs et des musulmans : il souligne que la communauté musulmane est caractérisée par un très fort taux d’abstention. La vidéo du CCIF opère ensuite un parallèle entre les communautés juive, arménienne, musulmane et homosexuelle en regard des lois qui seraient votées en leur faveur ou en leur défaveur. Les juifs, les Arméniens et les homosexuels qui sont censés plus voter bénéficieraient de ce seul fait de lois qui leur sont favorables. L’idée que porte cette vidéo consiste à voir les différentes communautés comme des minorités qui feraient plus ou moins, mieux ou moins bien, pression sur des agendas politiques déjà constitués. Le problème qu’on aimerait ici souligner tient à l’illusion sur laquelle repose un tel parallèle. Oui, les multinationales ont leurs lobbies auprès de l’Union européenne, des gouvernements étatsunien ou européen ; oui Israël a par exemple ses lobbies dans les pays européens, mais il ne faut pas imaginer que les juifs auraient des lobbies puissants parce qu’en tant que juifs, ils seraient plus organisés que les musulmans. C’est en s’adossant à la puissance de l’État d’Israël que les sionistes juifs peuvent avoir des lobbies puissants. Les musulmans sont des populations dominées en Occident, elles ne peuvent pas peser comme des lobbies. Il ne faut donc pas s’imaginer que l’organisation communautaire suffirait pour faire poids et obtenir des gages de reconnaissance législatifs en faisant fi des rapports de force internationaux.

Il ne faut pas non plus imaginer que l’occupation d’un terrain médiatique, l’interpellation de représentants politiques ou de candidats, suffit à faire valoir des intérêts. Ça peut marcher pour obtenir des subventions associatives, pour bénéficier d’une infrastructure convenable pour la prochaine rencontre de foot de l’équipe du quartier ; peut-être pour reloger une ou deux familles en péril ; mais pas pour obtenir des concessions significatives face au racisme d’État. Il faut un rapport de force plus conséquent pour cela, et non pas seulement apparaître comme une force politique d’appoint, ou un réservoir de voix, mais comme un projet politique concurrent.

Pour comparer avec l’axe droite-gauche, on a vu un phénomène assez saisissant au cours de la dernière campagne présidentielle française. Alors que Mélenchon, le candidat du Front de gauche, montait en flèche dans les sondages, celui-ci a formulé une proposition à l’égard des exilés fiscaux : ceux-ci devraient rembourser à l’État français le manque à gagner fiscal. On a vu à quelques jours d’intervalle Hollande reprendre cette même proposition. Plus étonnant, on a ensuite vu Nicolas Sarkozy acculé à reprendre à son compte cette même proposition. Si cela s’est avéré possible, c’est précisément parce que la candidature Mélenchon sortait de la marginalité traditionnelle des partis à gauche du Parti socialiste : à ce moment-là de la campagne, ce n’était plus une candidature symbolique, tribunicienne, de propagande, comme l’étaient les candidats et candidates d’extrême gauche, mais elle représentait un projet politique éligible, en mesure de conquérir le pouvoir. Il faut croire que c’est dans ces conditions, ou encore quand les luttes sociales et politiques mobilisent suffisamment, que des concessions sont possibles.

Le grand truc de Mélenchon, ça a quand même consisté à sortir d’une certaine marginalité politique. À l’inverse, une grande part des voix des mouvements de l’immigration et des quartiers populaires en appelle souvent à la nécessité de l’autoreprésentativité : « se représenter soi-même ». C’est une démarche dont il faut distinguer deux aspects : d’une part, il est en effet majeur que les non-Blancs et non-Blanches, que les habitants des quartiers populaires, soient au cœur d’un projet politique qui porte leurs exigences. Mais, d’autre part, cette idée d’être « le représentant de sa propre voix » consiste aussi à ne réclamer que sa pleine part dans la participation citoyenne. Les populations non blanches ont tellement été frappées d’illégitimité politique qu’elles en sont réduites à penser petit : c’est un peu comme si l’essentiel était encore de participer. Ce discours citoyenniste contraint à s’en tenir à un « je veux que ma voix soit entendue » plutôt qu’à un « je veux gouverner ».

Les démocraties ne sont pas des chambres d’enregistrement de tous les points de vue. Ce sont les terrains d’une lutte entre des forces sociales – et c’est en particulier une lutte dans laquelle les opprimé•e•s entendent bien renverser leurs oppresseurs. Se contenter de réclamer que sa propre voix soit entendue, c’est leur laisser le pouvoir. Le pouvoir n’est pas une quantité qui se distribue ou se partage entre dominants et dominé•e•s. Il n’y a pas des dominants qui auraient quantitativement « plus » de pouvoir que des dominé•e•s qui en auraient « moins ». Le pouvoir, c’est toute un édifice d’institutions, de lois, de pratiques policières et judiciaires, qui permettent de reproduire ou d’étendre la domination.

Le pouvoir est donc un terrain stratégique : avant toute chose, toute lutte politique a pour effet de perturber les équilibres institués par le pouvoir. C’est ce qui fait que, par exemple, les luttes dans les quartiers populaires conduisent la police à se doter de nouvelles armes non létales ; c’est ce qui fait que de nouvelles lois, plus répressives, sont votées par la gauche comme par la droite ; mais c’est ce qui pousse aussi les pouvoirs publics à chercher à « endiguer » les luttes des quartiers populaires, en créant SOS Racisme ou en cherchant à rallier telle ou telle mosquée, etc.

Ce sont les révoltes, les tentatives d’organisation de l’immigration, qui perturbent ici la domination blanche, et qui demandent sans cesse au bloc au pouvoir de nouvelles stratégies pour rétablir l’équilibre qui leur convient.

Dès lors, être une force politique, pour les mouvements de l’immigration, c’est penser leur propre action comme une action qui pèse sur le pouvoir politique. Se contenter de dire : « J’entre dans la lutte politique parce que je suis le seul ou la seule à même de me représenter », c’est aussi limiter l’enjeu de la lutte à la question de la représentation et c’est, surtout, ne pas prendre en charge la question de la stratégie et la question du programme.

À partir du moment où on a défini la lutte politique comme se situant sur le terrain du pouvoir – comme quelque chose qui perturbe ses équilibres, qui renverse ses priorités –, alors la stratégie consiste à réfléchir à la manière de frapper le plus efficacement possible, et ce en fonction des données de la conjoncture, en fonction des forces en présence, en fonction d’un horizon.

Cet horizon stratégique, il se construit aussi au creux d’un programme. Un programme sert à deux choses. Un programme politique, ce n’est pas seulement des mesures d’urgence. Un programme doit commencer à esquisser la société telle qu’on la voudrait. Par ailleurs, il sert de socle pour, certes, attirer à soi, et en effet, pour construire une majorité mais une majorité au sens où les idées deviennent majoritaires ; au sens où les idées pénètrent des alliés potentiels, y compris dans le champ politique blanc.

Bien entendu, ce travail pour rendre majoritaire des idées, pour peser sur des rapports de force, implique aussi des tensions et des conflits avec d’autres forces politiques. On a pu le voir récemment entre Égalité et le PTB. En effet, Nadine Rosa-Rosso, membre éminente d’Égalité, a écrit un texte[6] à propos de déclarations récentes des représentant•e•s du PTB à Molenbeek. Le texte expliquait comment le PTB considérait le racisme comme une question secondaire. Les réactions à ce texte ont été très vives : on ne sait pas très bien ce qui s’est passé ici mais on a au moins pu avoir un écho de ce débat via facebook : cela nous a donné l’impression que la réaction à ce texte chez les militant•e•s du PTB consistait à dire que Nadine Rosa-Rosso mentait ; qu’elle déformait les propos des représentant•e•s du PTB-Molenbeek, qu’elle minimisait le travail du PTB sur les questions de discrimination au travail ou dans son travail avec les sans-papiers, etc.

Avant d’entrer en détails dans les réactions aux textes de Nadine Rosa-Rosso, nous aimerions d’abord revenir sur une méthode qui nous a un peu surpris. Le PTB à Molenbeek appuie apparemment son argumentaire sur une enquête menée auprès de la population : il s’agissait à la fois d’une discussion ouverte avec des habitant•e•s et d’une sorte de sondage sur les priorités des habitant•e•s par rapport au programme du PTB. Or il y a un premier problème dans ce type d’approche. Le questionnaire crée quelque que chose comme une « opinion publique »[7] de Molenbeek. On ne dit pas que le PTB a fabriqué les réponses des habitant•e•s. Mais simplement, le résultat des réponses agrégées fait exister une statistique sur les priorités des habitant•e•s, qui est une création de ce questionnaire. Les habitant•e•s ne se sont jamais réunis pour décider de leurs priorités en tant que communauté politique. C’est le PTB qui fait exister, à la manière des sondages, cette communauté politique à travers une statistique, dont les critères sont définis préalablement par le programme du PTB. Mais une statistique n’a pas à elle seule une incidence politique. L’opinion recensée par le PTB n’a pas de poids politique mis à part l’usage politique qu’en fait le PTB. D’autre part, la méthodologie pose le problème de définir sa campagne sur la base de priorités que les habitants et habitantes énoncent individuellement. Mais quand on est une force politique, et qui plus est une force politique alternative, on ne peut pas s’en tenir à représenter ce que les gens pensent individuellement. Ce n’est pas parce que les gens vous disent « notre problème, c’est la sécurité », qu’il faut à ce titre orienter sa campagne sur les questions sécuritaires. Quand on est une force politique d’alternative, on est précisément là pour changer les priorités imposées par les médias et les partis politiques traditionnels. Une campagne, c’est là aussi pour poser les questions autrement, pour proposer des angles d’attaque qui font partie des préoccupations de la population mais qui sont trop écrasés par les idées dominantes pour être formulées par les citoyens et citoyennes inorganisées. Enfin, il y a un autre problème dans la manière dont cette enquête a été menée. Ce problème touche les présupposés de cette consultation.

Face à l’interpellation de Nadine Rosa-Rosso, certain•e•s « camarades facebookien•ne•s » ont rétorqué des choses du genre : « eh bien, non, les habitants et habitantes de Molenbeek n’ont pas considéré le racisme comme une question prioritaire ; ce qui leur tient à cœur, c’est le logement, l’emploi, l’éducation, etc. ». Il paraît pourtant très difficile de dissocier la question du logement, celle de l’emploi, celle de l’école, etc., de la question du racisme. On sait bien que le racisme a un impact sur tous les aspects évoqués ici. Le racisme a un impact sur le taux de chômage des non-Blanc•he•s, radicalement supérieur à celui des Blanc•he•s, toutes classes confondues. Le racisme a une influence sur l’éducation – les classes surchargées dans certaines quartiers, un enseignement qui ne tient pas compte des préoccupations des descendants et descendantes de colonisés, etc.

Nous voudrions maintenant nous interroger sur ce dont est révélateur cet épisode récent. En effet, pourquoi a-t-on dit que Nadine affabulait dans son article ? Parce que du point de vue du PTB, parler des discriminations, faire des communiqués, des articles[8], c’est témoigner d’un intérêt pour les questions liées au racisme. Dans ce prisme, on ne peut assurément pas dire : « pour le PTB, le racisme n’existe pas ». Sauf que c’est au niveau des priorités que les projets politiques se distinguent. Pour ce faire il suffit de comparer les programmes d’Égalité et du PTB pour voir ce qui est central pour l’un et périphérique pour l’autre. En l’occurrence, le PTB présente des priorités qui ne tiennent pas compte des préoccupations des mouvements de l’immigration et des quartiers populaires. C’est bien sur ce plan – celui des priorités – que porte la discussion.

De façon plus générale, on peut dire que la gauche radicale blanche présente toujours des priorités qui mettent au centre les mouvements sociaux classiques : aujourd’hui, la lutte contre l’austérité en Europe nous est par exemple présentée comme la priorité absolue, qui rassemblerait toutes les autres. En effet, il est clair que les non-Blanc•he•s sont particulièrement touchés par le chômage, les fermetures de services publics de proximité, le démantèlement de la sécurité sociale… Mais les non-Blanc•he•s ne sont pas seulement touchés à un degré plus important sur toutes ces questions. C’est toute leur vie quotidienne qui est informée par le racisme. Croire que c’est en s’attaquant à des questions dites « générales » qui toucheraient l’ensemble de la population, qu’on prend en compte automatiquement aussi les problèmes des non-Blancs, c’est se fourvoyer[9].

Il y a donc bien deux espaces-temps[10], des priorités, des histoires et des mémoires différentes entre la gauche de la gauche blanche et les mouvements de l’immigration. Nous disions tout à l’heure que la stratégie consistait à faire gagner ses idées, à devenir majoritaire. L’équation difficile qui est posée aux mouvements de l’immigration, c’est de gagner des alliés potentiels sans sacrifier son indépendance. Et pour cela, les élections et les mobilisations sont des outils pour gagner un rapport de force. C’est à notre avis ce que les listes Égalité sont en mesure d’accomplir : rendre des priorités, des débats, incontournables dans les communes du « croissant pauvre » de Bruxelles. Quand ces priorités deviennent incontournables, mais aussi, quand les forces à mêmes de les porter comme Égalité sont de plus en plus ancrées, les forces du champ politique blanc sont contraintes à s’adapter, à négocier. Elles peuvent aussi se diviser, scissionner face aux enjeux soulevés par les mouvements de l’immigration.

C’est sur la base d’une telle stratégie qu’il est possible pour une minorité de ne plus être simplement une minorité, en divisant le groupe majoritaire. C’est le propre d’une stratégie décoloniale[11].


[1] Ce titre est une référence à un discours de George Breitman, qui a inspiré à bien des égards la démarche de l’auteur et de l’autrice, notamment dans leur introduction à Race et capitalisme, « Ce que pourrait être une gauche antiraciste ». George Breitman a été une figure du mouvement trotskiste américain. Il a contribué à mettre la question noire au centre de l’activité du Socialist Workers Party aux États-Unis dans les années 1960. Bien que largement oublié, il est celui qui a réuni et introduit les textes qui constituent l’une des anthologies les plus connues de Malcolm X, Le Pouvoir noir. Voir : http://www.marxists.org/history/etol/writers/breitman/1964/xx/minority.htm

[2] Lire Sadri Khiari, « Les mystères de l’ »articulation races-classes » » in Nous sommes les indigènes de la république, Amsterdam, 2012, p. 324.

[3] Mouvement des indigènes de la république, « Ni pour les droites, ni pour le PS », [janvier 2007], Nous sommes les indigènes de la républiques, op. cit., p.137.

[4] Parti des indigènes de la république, « L’objectif politique du PIR : un gouvernement décolonial » [avril 2010], in Nous sommes les indigènes de la République, Amsterdam, 2012, p.319.

       http://www.youtube.com/watch?v=6bNN39Ptpxc

 

[6] « Racisme, discriminations, islamophobie : un faux problème pour le PTB », http://www.egalite.be/?p=4390.

[7] Voir Pierre Bourdieu, « L’Opinion publique n’existe pas », in Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1984, p. 222-235.

[8] Voir par exemple, David Pestieau, « Désintégration sociale et divisions identitaires », juin 2012. En ligne : http://www.ptb.be/nieuws/artikel/desintegration-sociale-et-divisions-identitaires.html

[9] Félix Boggio Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem, « Ce que pourrait être une gauche antiraciste » in Race et capitalisme, Syllepse, 2012.

[10] Cette idée d’espaces-temps discordants est empruntée à Sadri Khiari, « L’Indigène discordant » [mai 2005], Nous sommes les indigènes de la républiques, Amsterdam, 2012, p. 59.

[11] Pour plus de détails, voir Sadri Khiari, « Il nous faut une stratégie décoloniale », in Race et capitalisme, Syllepse, 2012.

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