De la lutte contre la répression d’Etat en France au soutien à la Palestine

Parallèles et paradoxes

« La communauté d’expérience oppressive fait de la Palestine un enjeu politique central, ici et maintenant. Ce n’est pas une « importation du conflit ». C’est le même conflit. »
Outrages, Retour sur les manifestations de soutien à Gaza et aux « révolutions arabes »
No justice No peace Palestine

Quel est le rapport entre le système judiciaire français, les violences policières et pénitentiaires, d’une part, et le soutien à la lutte du peuple palestinien pour sa libération, d’autre part ?

Si l’on s’en tient à la production militante et artistique récente, aucun lien n’existe a priori. Très peu de mouvements ou comités qui luttent contre la répression d’Etat établissent de rapports directs entre la situation française et la résistance palestinienne. A l’inverse, le soutien à la cause palestinienne se fait le plus souvent sans insister plus que cela sur les réalités hexagonales en matière répressive.

Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi.
Les mouvements anticoloniaux, les « Comités Palestine » ou « Comités Palestine-Indochine » avaient depuis longtemps établi des liens directs entre le colonialisme qui sévissait dans ces parties du monde et la situation répressive en France. Pour eux, il était clair que l’ennemi était à chaque fois le même : l’impérialisme occidental. Avec le déclin du mouvement dit tiers-mondiste, consécutif au destin tragique que fut celui des pays du Tiers Monde une fois les indépendances arrachées ou advenues, les luttes anticoloniales connurent une longue période de repli. Les conflits armés à l’étranger – notamment dans la région que l’on appelle dans un pur eurocentrisme le « Proche-Orient » – continuaient certes à mobiliser un nombre important de militants, mais c’était sans comparaison avec les mouvements de masse des décennies 50 et 60. Avec la naissance et la socialisation en France des enfants d’immigré-e-s, les liens avec le pays d’origine se distendent. La coupure avec la génération précédente est bien là, à laquelle contribue l’apparition d’un chômage de masse, jusque là inédit. Les questions internationales deviennent de moins en moins prégnantes. Le mot même d’impérialisme, dans toutes les bouches hier, se fait de plus en plus rare.
Dans les années 80 et 90, des mouvements continuent pourtant de faire le lien entre la cause palestinienne et la situation répressive hexagonale. Il est le plus souvent établi par des organisations de l’immigration et des quartiers populaires : l’Association des Travailleurs Marocains en France (créée en 1982 dans la lignée de l’AMF créée elle-même en 1961 par Mehdi Ben Barka) et le Mouvement de l’Immigration et des Banlieues sont des exemples parmi beaucoup d’autres. Au sein de ce dernier étaient d’ailleurs tissés des liens intéressants entre des mouvements de résistance dans le monde arabe et la jeunesse – notamment immigrée – des quartiers populaires en France. Le tournant politique opéré lors de la création du FSQP (Forum Social des Quartiers Populaires) a grandement contribué à amoindrir cet internationalisme, à la fois effectif et prometteur.
A l’heure actuelle, bien que le soutien au peuple de Palestine – notamment depuis le massacre de Gaza fin 2008 – continue d’être pour beaucoup d’entre nous une porte d’entrée privilégiée vers le « militantisme », cet état de fait a bien du mal à se concrétiser dans la production culturelle et politique en matière de répression d’Etat. Des tribunes émanant d’individu-e-s ou d’organisations continuent de pointer les liens qui existent entre l’oppression que subissent les Palestiniens et la répression en France dans les quartiers. Mais sur le terrain, la Palestine reste le plus souvent absente des mots d’ordre des comités qui luttent concrètement contre le système judiciaire, les conditions d’incarcération et les violences policières et pénitentiaires. Dans un autre sens, la question de la violence que déchaine l’Etat français contre de larges franges de sa population – surtout les descendant-e-s de l’immigration coloniale, les Afro-descendant-e-s et les Rroms – est le plus souvent ignorée par les organisations dédiées au soutien à la cause palestinienne.
Une situation d’autant plus étrange qu’elle contraste scandaleusement avec une certaine pratique militante états-unienne. Outre-Atlantique, en effet, des liens sont très souvent établis entre le système carcéral, les violences policières que subissent plus particulièrement les populations noires et hispaniques et le conflit colonial en Palestine. Spontanément, des artistes et des militants (parfois les deux à la fois) mettent au jour les similarités existantes entre l’oppression du peuple palestinien et les crimes policiers aux Etats-Unis. Les exemples ne manquent pas. Après le meurtre d’Oscar Grant, un jeune de 22 ans tué à bout portant par un policier dans le métro d’Oakland (Californie) le jour du nouvel an 2009, on a pu voir des affiches portant le slogan « Justice for Oscar Grant, Justice for Gaza, End Government Sponsored Murder in the Ghettos of Oakland and Palestine. » [« Justice pour Oscar Grant, Justice pour Gaza, Fin du soutien meurtrier du gouvernement dans les ghettos d’Oakland et en Palestine[1]. »]
On a aussi pu voir le drapeau palestinien sur d’autres banderoles à l’effigie d’Oscar Grant ou d’autres victimes de crimes policiers, ou plus récemment encore lors des mouvements « Occupy » un peu partout aux Etats-Unis. On pourrait d’ailleurs multiplier les exemples à l’envi tant il semble évident dans certains milieux militants états-uniens de lier la situation qui prévaut dans leurs ghettos de pauvres notamment à celle qui a cours en Palestine occupée.
Aussi surprenants que ces rapprochements puissent nous paraitre, leurs raisons d’être sont évidentes. Israël vit sous perfusion états-unienne : chaque année, l’Etat d’Israël reçoit la plus grosse somme allouée par les Etats-Unis à un pays étranger (301 milliards de dollars d’aide brute sont destinés à Israël pour l’exercice budgétaire 2013-2014). La collaboration militaire entre les deux Etats est très étroite. Lorsque des Israéliens tuent des Palestiniens, c’est donc avec le concours états-unien et souvent même avec des armes provenant de ce pays. Le poids du lobby sioniste outre-atlantique, en particulier l’AIPAC (American Israël Public Affairs Committee) ; son influence sur un certain nombre de décideurs politiques ainsi qu’au sein du complexe militaro-industriel, contribuent également à ce que des comités du type « Vérité et Justice » aux Etats-Unis fassent le lien entre crimes policiers et ceux de l’occupant israélien.
De manière parallèle, des mouvements sépharades d’extrême-gauche en Israël même comme les « Panthères Noires d’Israël » ont pu s’inspirer utilement de l’expérience du « Black Panther Party » (créé à Oakland en 1966), pour lutter contre le gouvernement et les élites ashkénazes qui les opprimaient. A tous ces facteurs qui contribuent à lier d’une certaine manière le sort des populations opprimées en Palestine/Israël et aux Etats-Unis, s’ajoute bien évidemment la dimension symbolique du conflit colonial en Palestine, l’un des derniers conflits coloniaux de ce type encore en cours, qui fait de la cause palestinienne une cause « universelle », à laquelle de nombreux militants états-uniens se réfèrent.
En France, la situation est tout autre, alors même que les liens entre ce pays et le conflit colonial en Palestine sont là aussi évidents. Bien que moins intense, la coopération militaire entre l’Etat français et son homologue israélien ne s’est jamais démentie, en particulier entre les gouvernements successifs de la IVe République et ceux du jeune Etat d’Israël[2]. L’expérience accumulée par l’armée française dans ses colonies – notamment lors des guerres d’Indochine et d’Algérie – a permis l’exportation à l’étranger de ses techniques contre-subversives. L’armée israélienne, en prise elle aussi avec des populations indigènes, a donc reçu le concours d’instructeurs français en matière de « guerre révolutionnaire[3] ». Et inversement par la suite. Un échange de bons procédés militaires entre puissances coloniales. Car la matrice coloniale du racisme qui sévit en France et celle qui prévaut en Israël est la même. Le sionisme – « le plus beau cadeau de l’Europe aux juifs » selon l’expression de Kurt Blumenfeld – est l’un des rejetons du colonialisme européen, à qui il emprunta d’ailleurs son antisémitisme[4]. L’expérience oppressive actuelle des Palestiniens fait ainsi directement écho aux expériences vécues et racontées par les immigrés coloniaux. Les descendant-e-s de ces derniers ont donc souvent entendu de la bouche de leurs parents des récits qui ressemblent à s’y méprendre à ceux des Palestiniens d’hier et d’aujourd’hui. L’identification est directe.
Elle l’est d’autant plus que la France demeure un État colonial, que ce soit par l’entremise d’une domination directe de territoires dits « outre-mer », ou à travers le maintien de relations coloniales vis-à-vis des populations des pays anciennement colonisés, spécialement celles qui vivent aujourd’hui sur le territoire français. Ce modèle capitaliste-colonial ne pouvant exister sans un puissant et complexe mécanisme de hiérarchisation raciale, l’actualité du colonialisme est donc avant tout celle du racisme et de la race. « Quand on aperçoit dans son immédiateté le contexte colonial, écrivait Fanon dans Les damnés de la terre, il est patent que ce qui morcelle le monde, c’est d’abord le fait d’appartenir ou non à telle ou telle espèce, à telle race. »La race, toutefois, remplit aujourd’hui vis-à-vis des Noirs, Arabes, Rroms, Asiatiques et musulmans qui vivent en France, sa fonction d’instrument de domination et de catégorisation avec une complexité croissante : si la conscience du racisme semble être bien plus aigue de nos jours, ses manifestations se font en général avec bien plus de subtilité, qui nécessite en retour une attention redoublée. Cela pour dire que les conditions mêmes d’existence en France des populations blanches aussi bien que celles qu’on ne considère pas comme telles continuent aujourd’hui d’être déterminées dans une très large mesure par la race et le racisme. De même que les conditions de vie des populations juives et arabes en Palestine/Israël sont elles aussi déterminées dans une très large mesure par la race et le racisme. Toutes choses étant égales par ailleurs, la matrice coloniale-raciale est fondamentalement la même.
La démarche « Palestino-centrée » promue par un certain nombre de mouvements de solidarité avec la résistance palestinienne constitue autant d’occasions manquées d’établir sur le terrain des liens qui seraient pourtant féconds. Le parallèle refusé entre les racismes coloniaux israélien et français – entre le « mur de séparation » et le périphérique, pour le dire rapidement – est révélateur du clivage racial que l’on vient brièvement d’évoquer. Le soutien apporté par certaines organisations et municipalités de gauche au prisonnier Salah Hamouri – et la tournée triomphale  en France de celui-ci après sa libération – est à mettre en parallèle avec le désintérêt presque total de ces mêmes organisations et municipalités pour le sort des prisonniers des geôles françaises. L’exemple de Georges Ibrahim Abdallah est encore plus symptomatique des décalages qui peuvent exister entre les « orgas pro-Pal » et celles et ceux qui luttent contre la répression d’Etat en France, alors même que le cas dramatique de ce prisonnier politique incarcéré depuis 1984 (et « libérable » depuis 1999) devrait normalement permettre de faire la jonction entre les deux sphères militantes.
Certain-e-s militant-e-s regrettent que des soutiens à la cause palestinienne se désintéressent du sort de G.I. Abdallah. On pourrait tout aussi bien regretter que les mobilisations pour sa libération passent sous silence la question des ravages de la répression d’Etat sur les populations de l’immigration et des quartiers populaires en France. L’écho dont a fait l’objet en France l’incarcération puis la libération du footballeur palestinien Mahmoud Sarsak devrait être utilement comparé au peu de voix qui se sont élevées pour dénoncer l’incarcération de Mara Kanté – footballeur lui aussi – après les révoltes de Villiers-le-Bel et le procès en assises de 2010 à Pontoise[5]. La répression subie par les militants de la campagne BDS, aurait elle aussi pu nous permettre d’élargir la problématique à la répression d’Etat en général, plutôt que de la cantonner à celles des pressions israéliennes et de la défense du « droit international[6] ».
Ces occasions manquées permettent de mettre à jour de manière politique et concrète le fossé qui peut exister entre le soutien à des causes en Palestine et le désintérêt pour des causes similaires en France. Exactement comme la condamnation quasi unanime de Hamas par les organisations du « mouvement social » est le reflet de l’islamophobie qui sévit en France.
Parce que lointain, le soutien au peuple palestinien ne demande il est vrai pas le même engagement – et ne fait pas courir les mêmes risques – que celui qui consisterait à lutter sur le terrain contre la répression d’Etat.
« Parce qu’explosif, le lien entre Gaza et ici est tout bonnement interdit[7] ».
Hasard de l’agenda militant, le rassemblement organisé samedi 13 octobre 2012 devant la maison d’arrêt de Nanterre par le Collectif Vérité & Justice pour Jamal pour rendre hommage à la mémoire de Jamal Ghermaoui (Rahimaho Allah), tué il y a un an dans sa cellule du mitard, a lieu le même jour que la journée d’action nationale de la campagne BDS pour s’opposer à la tenue en 2013 du championnat d’Europe Espoirs de football en Israël.
Nous aurions aimé prendre part aux deux mobilisations, ce qui ne sera malheureusement pas possible. Nous espérons toutefois que des journées d’actions communes pourront être organisées dans l’avenir. Afin de suivre, à notre manière, le chemin que d’autres avant nous ont tracé au sein des luttes de l’immigration et des quartiers populaires.
Car l’Etat assassine.
En France, comme en Palestine.

Marseille, le 09 octobre 2012.


[1] Voir l’article dont on ne louera jamais assez la pertinence de Christine Joy Ferrer, L’Art de la protestation, L’exemple de l’Oscar Grant Memorial Arts Project, consultable en français à l’adresse suivante : http://www.etatdexception.net/?p=1992.
[2] Sur l’idylle entre la IVe République et Israël, voir Denis Sieffert, Israël-Palestine, Une passion française, La Découverte, 2004.
[3] Sur cette question, voir l’analyse fouillée de Mathieu Rigouste, L’ennemi intérieur, La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, La Découverte, 2011.
[4] Sur le caractère antisémite du mouvement sioniste, voir notamment l’ouvrage court et instructif de Joseph Masad, La persistance de la question palestinienne, La Fabrique, 2009, ainsi que les travaux d’Ella Habiba Shohat, dont un seul un ouvrage a été pour l’heure traduit en Français, toujours par les éditions La Fabrique : Le sionisme du point de vue de ses victimes juives (2006). Le titre de ce livre est un emprunt direct à Edward Saïd, dont le livre paru tardivement en France, La Question de Palestine (Actes Sud/Sindbad, 2010) comporte un chapitre intitulé « Le sionisme du point de vue de ses victimes non-juives ».
[5] Collectif Angles Morts, Vengeance d’État, Villiers-le-Bel, des révoltes aux procès, Editions Syllepse, 2011.
[7] Outrages, Retour sur les manifestations de soutien à Gaza et aux « révolutions arabes », Entre patte blanche et coup de griffe, in R. Chekkat et E. Delgado Hoch (dir.), Race rebelle, Lutte dans les quartiers populaires des années 1980 à nos jours, Syllepse, 2011.
Rédigé par Rafik Chekkat (October 9th, 2012)

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