Interview d’Inès Olude par Paul Willems
Le racisme cordial
Inès Olude est une artiste brésilienne qui fait des recherches sur l’esclavagisme et son abolition, ses abolitions, ainsi que sur la colonisation. C’est aussi une historienne de l’art. J’ai eu la chance de pouvoir l’interviewer. Voici cet interview.
INT. – L’abolition de l’esclavage, tu peux dire quelque chose à ce sujet ?
I. O. – Les historiens séparent des choses qui ne devraient pas être séparées. On fait croire que l’esclavagisme et le colonialisme sont deux choses différentes, tout ça pour pouvoir parler du côté positif de la colonisation, et, ensuite, pour occulter, nier, manipuler l’histoire de l’esclavage.
INT. – Je suis tout à fait d’accord.
I. O. – Le colonialisme n’est que la continuation de l’esclavagisme ! Il fallait de la main d’œuvre pour extraire les ressources naturelles des colonies elles-mêmes. C’est pour cela que l’esclavage a été aboli. L’exploitation coloniale fut parfois pire que l’esclavage.
INT. – La servitude devient volontaire.
I. O. – Pas toujours. Dans les colonies, elle est restée obligatoire.
INT. – Si tu devais caractériser l’esclavagisme d’une façon, laquelle serait-ce ?
I. O. – Les esclavagistes font croire que si les noirs sont esclaves, c’est pour des raisons d’ordre divin. Ils font croire qu’ils sont des sauveurs, qu’ils protègent la civilisation qu’ils apportent de la sauvagerie africaine. Une civilisation fondée par dieu. Pourtant quand on regarde l’histoire de l’Europe, on se demande qui a civilisé qui ? L’Europe a importé énormément de choses de partout qu’elle s’est appropriées.
INT. – Tu veux dire qu’elle a présenté tout cela comme étant sa civilisation à elle ?
I. O. – Oui ? C’est une manipulation. Prends l’exemple de la Grèce et de Rome. Rome est venue ici, elle a apporté à l’Europe une civilisation. Les Romains ont envahi toute l’Europe. Mais d’où viennent l’écriture, les institutions romaines ? D’Orient. Les Grecs ont tout pris ailleurs également. Ils ne sont pas restés chez eux non plus. Même s’ils n’ont pas envahi toute l’Europe comme Rome, s’ils sont restés fortement insulaires.
INT. – Ils servirent dans l’armée de Cyrus et d’autres empereurs orientaux. Ils ont repris leurs institutions démocratiques aux Perses et leur écriture actuelle, vers le IXème siècle, aux Phéniciens, en la modifiant.
I. O. – Justement, là, ils ont acquis beaucoup de philosophie. Et cette philosophie de l’Orient, c’est devenu grec.
INT. – Ils se mettent à exploiter systématiquement des colonies longtemps après avoir envahi la Méditerranée, quand ils commencent à manquer de matières premières et que les guerres qu’ils se font en requiert de grandes quantités. C’est à ce moment que les Athéniens adoptent la démocratie, pour augmenter leurs effectifs militaires et les ressources de l’armée. Tout cela prend forme progressivement.
I. O. – Oui, avant, la Grèce ce n’était pas démocratique. Les femmes n’avaient aucun droit social, les étrangers non plus, c’était une élite qui avait droit à la liberté, à l’agora. Et ensuite, qu’est-ce qui est arrivé ? Les textes philosophiques grecs et latins, ce sont des philosophes arabes qui les ont traduits, et réintroduits, ici en Europe. Averroès, tu connais ? Tu vois, l’Europe dit qu’elle a civilisé le monde, mais ça, c’est le beurre et l’argent du beurre, si tu veux. En fait, qui a civilisé qui ? Il y a une autre version de l’histoire.
INT. – Les Européens se sont donnés le beau rôle. Ils ont progressivement fabriqué un préjugé négatif concernant les autres civilisations. Mais c’est de l’histoire récente, tout ça.
I. O. – C’est cette mauvaise version de l’histoire, ajoutée au racisme qui sert à justifier le colonialisme, et même l’esclavage.
INT. – Ils ont construit une logique qui sert à justifier leurs conquêtes.
I.O. – Mais personne n’est raciste, bien sûr. C’est ça le racisme cordial. On a démoli les noirs en tout : moralement, physiquement, psychologiquement, historiquement. Tout, tout. On a détruit beaucoup de cultures, on a exterminé beaucoup de peuples. Tout ce racisme subsiste sous forme de blagues, ou de petites phrases anodines.
INT. – On n’a jamais réparé. Les noirs ont même dû payer. Pendant près de 200 ans, les Haïtiens ont payé une énorme dette à la France parce qu’ils ont jeté les esclavagistes à la porte de leur pays.
I.O. – Oui, quand ils ont eu fini de payer, il y a eu un tremblement de terre.
INT. – L’Europe a aussi inventé des règles de droit. De la folie, ce droit. Et, en même temps, cela permet d’invoquer la justice. Après avoir inventé la liberté, l’Europe a réinventé la justice.
I. O. – Essaie de faire des reproches à un Européen, c’est impossible.
INT. – Depuis la plus haute antiquité, pour rester en paix, des peuples paient des tributs, c’est cela le droit des peuples.
I.O. – Oui. Cela a toujours existé.
INT. – Mais, évidemment, en partageant tout un continent sans même savoir très bien de quoi il s’agit, on va beaucoup plus loin.
I.O. – Quand un blanc dit qu’il a un voisin qui est bien, qui est noir, qu’est-ce que ça veut dire ! Ces petits mots gentils que disent les gens sont en réalité très méchants. Ces blagues que font les Brésiliens sur les noirs, ce ne sont pas des blagues. Le racisme cordial, c’est la conséquence de la domination sur l’Afrique, autrement dit de la colonisation et de l’esclavage.
INT. – En jugeant qu’un noir est bien, on s’appuie sur cette justice qui n’est que préjugés sur les noirs. Et donc on l’écrase. Il y aurait lieu aussi de faire tout un développement sur la chosification.
I.O. – C’est ce que j’ai vécu, ici, en Belgique.
INT. – Ce jugement, ce n’est pas seulement un avis, un point de vue, c’est une prise de pouvoir, ou en tout cas, il participe à la chosification de ladite personne. Tout cela à cause de la colonisation et du reste, de ses conséquences. Il chosifie, donc il humilie. Tel est parfois le but de ce jugement. Le blanc se rassure comme il peut.
I. O. – C’est exactement ça. Au Brésil, c’est du racisme cordial. On écrase les noirs avec des petites blagues, avec un petit mot.
INT. – Pas seulement les noirs. Quand on est pauvre, différent, femme, etc…, aussi.
Récemment, j’ai participé à des tables de conversation pour apprendre le flamand. Il y a tellement de préjugés sur les Flamands que l’un d’eux s’est senti obligé de faire une blague sur les noirs. Comme j’avais l’air étonné, il m’a regardé avec une moue et a souri jusque derrière les oreilles avant de m’expliquer que ce n’était quand même pas méchant, que c’était une blague. Qu’est-ce qu’il fallait faire ? C’était vicieux. Ces blagues font référence à des croyances. Elles entretiennent une forme de rapport horrible. Il y avait plein d’étrangers. Que devais-je dire ? Expliquer que faire de telles blagues, ce n’est pas sans conséquence. Comme faire certaines blagues à propos des Juifs.
I. O. – C’est la même chose qu’au Brésil, avec des variantes bien entendu. On dit par exemple : c’est pas méchant, mais ce sont des noirs.
INT. – Oui, c’est ça. Ce sont des noirs. C’est ce qu’on dit. Et il y a une foule de préjugés qui vont avec. Les odeurs incroyables de cuisine. Mon dieu, est-ce que les gens se rendent compte de l’odeur que ça a des frites.
I. O. – Ce sont de petits laconismes qui sont restés ancrés. En fait, ce sont des pensées automatiques. En psychologie, on appelle ça la pensée automatique. Mais ce sont des choses qui blessent énormément, qui rajoutent un problème à la couche de problèmes existants.
INT. – Ces blessures sont quotidiennes. Ici, c’est plus caché, c’est plus énorme aussi. On ne voit pas des noirs tous les jours. On en voit peu. On se fait mentalement une idée. C’est la même chose avec les Marocains. Bien sûr, presque personne n’est au courant de ce qui s’est passé pendant la colonisation.
I. O. – Ce sont des mécanismes de la pensée, des pensées qui remontent à la surface. C’est comme sorti de nulle part, parce qu’on ne connaît pas notre passé.
INT. – C’est un jeu.
I.O. – Oui. Dans le film de Costa Gavras que j’ai vu hier, Le capital, il y a une chose très intéressante. À la fin, l’acteur dit que c’est un jeu. Il fait un discours où il dit à la fin : Nous allons continuer à prendre aux pauvres, pour donner aux riches. Mes amis, je suis votre robin des bois moderne. Et les gens rient, rient. Alors il dit que c’est un jeu. C’est le même jeu. C’est un jeu cruel.
INT. – Je me demande si ce n’est pas lié à la propriété, ça.
I. O. – Tout-à-fait. La bourgeoisie est là pour être servie. Instinctivement, elle estime qu’elle doit être servie, et bien sûr qu’elle a droit à une place.
INT. – La classe moyenne, quoi ! Même si certains bobos se font un point d’honneur d’être adorables. On est arrivé à un point étonnant, où le pire spéculateur réussit à avoir l’air humble, à montrer de l’empathie. Mais qu’on ne remette pas en question la règle du jeu.
I. O. – Les guerres, en fait, quand tu analyses bien, c’est lié à la propriété. C’est aussi lié à la géographie. On envahit le territoire de l’autre et on prend. Et ce qu’on a pris, ça devient ta propriété et tu fais tout pour la conserver. Tout, absolument tout, tu comprends.
INT. – Oui, la géographie. La France veut une frontière naturelle avec l’Allemagne. Elle a longtemps souhaité conquérir le territoire situé entre ses frontières du Nord-Est, et le Rhin. Autrement dit la Belgique. Il y a eu deux guerres mondiales à cause de cela.
I. O. – Ça vient du fait que la bourgeoisie, elle, croit qu’elle a un droit divin sur les choses, puisqu’elle a un droit divin au monde, qu’elle est maître du monde, et que les autres sont là pour la servir. C’est comme un jeu. C’est presqu’innocent, c’est une innocence cruelle qui tue tout, qui dépouille les autres de leur identité, de tout, de leurs richesses, de leur territoire, de leur histoire. C’est un génocide. C’est un jeu génocidaire. C’est ça l’histoire du monde.
INT. – Pour la bourgeoisie, la propriété, c’est équivalent à quelque chose de divin. Le problème de la propriété, c’est que c’est impossible à partager en plus qu’une certaine quantité de morceaux. Sinon, ce n’est plus la propriété. On ne peut en vivre, en tirer un avantage suffisant. Intervient un moment, où il faut d’autres territoires, biens, à des propriétaires que la concurrence est sur le point d’éliminer massivement.
I.O. – L’Afrique est particulièrement victime de cette histoire du monde.
INT. – Ce matin, ma copine était en train de lire La haine de l’Occident [1] de Jean Ziegler. Comme d’habitude, elle commentait ce qu’elle lisait à haute voix et posait des questions. Nous discutions. Elle me parlait des comptoirs d’esclaves. Moi, de l’interview que je devais faire de toi. Elle se demandait : comment est-ce qu’ils faisaient ? Les Français, les Anglais pratiquaient la traite. Selon Jean Ziegler, des bateaux partaient vers l’Afrique avec des soldats. Pourquoi ? Ça ne devait pas être de tout repos. On allait chercher des esclaves.
I.O. – Au départ, ils ont envahi l’Afrique, ils ont pillé des villages, ils ont pris des esclaves sur la côte. Petit à petit, les chefs ont commencé à être complices, mais pas tous les chefs, il y en a qui ont été assassinés, ou qui se sont exilés parce qu’ils ne voulaient pas collaborer avec les Européens. Ceux qui ne collaboraient pas avec les Européens étaient tués.
INT. – Ça continue aujourd’hui. On a tué Kabila, on a tué Lumumba
I.O. – Oui, c’est le même raisonnement, c’est le même mécanisme pour les matières premières que pour les esclaves. T’es avec moi, t’es mon ami, t’es pas avec moi, t’es mort. C’est encore ce qui se passe aujourd’hui. Oui, c’est la même histoire dans le monde entier. On a changé d’explication plusieurs fois, de sorte que plus personne n’y comprend rien. Au départ, ils brûlaient des villages entiers, ils prenaient les femmes en otages, les femmes des chefs pour qu’ils collaborent, ils prenaient les enfants.
INT. – Les compagnies caoutchoutières ont fait la même chose au Congo au début du 20ème siècle. Je viens de lire un livre sur un consul irlandais, Cameron, qui a réussi à enquêter et à faire un rapport à ce sujet sans trop attirer l’attention. C’était un ami de Joseph Conrad, tu sais celui qui a écrit Au cœur des ténèbres. Après avoir enquêté sur l’industrie caoutchoutière anglaise au Putamayo et lutté pour l’Indépendance de l’Irlande, Cameron a été pendu par la justice anglaise.
I. O. – Au Congo, des enfants de chefs étaient pris par les blancs, par les pères blancs par exemple, par d’autres, pour obliger les chefs à travailler pour les coloniaux… J’ai vu une image. Je n’ai pas pu l’avoir. Parce qu’au musée de Tervueren, ils m’ont refusé l’accès à leurs archives.
Je n’ai pas demandé officiellement. Mais j’ai demandé l’accès à certaines images, et ils m’ont dit qu’ils n’avaient pas ça chez eux. Le Musée de Tervueren, où se trouve tout ce que l’État a conservé de ce qui a été pillé au Congo. Ils n’ont rien les pauv’choux.
INT. – Léopold II a brûlé des archives lui-même, pendant plusieurs jours, paraît-il. J’ai lu ça dans un fabuleux bouquin, mystérieusement épuisé quelques semaines après sa parution, intitulé Les héritiers de Léopold II [2].
I. O. – J’ai vu des photos de femmes de chefs, prisonnières dans des cages pour obliger les chefs à travailler.
INT. – Oui, Cameron en parle.
I. O. – Petit à petit, c’est un système qui s’est installé, et à la fin, tout le monde travaillait dans ce sens-là. C’était ça ou mourir. Ils ne sont pas venus avec des bobos en Afrique. Ils sont venus avec des armes, et, au début, ils pillaient, ils violaient.
INT. – C’était tous des menteurs. Ils mentaient avec une effronterie incroyable. Il faut dire qu’on est dans un système où on apprend à mentir. On apprend à mentir dès l’université laquelle nous expose des raisons supérieures, scientifiques de faire certaines choses. L’économie sert de justificatif. La civilisation c’est une certaine manière de concevoir l’économie, Tout est lié. L’économie, la responsabilité. Et puis, une fois sur le terrain, on se rend compte que ces justificatifs ne marchent pas, qu’ils sont faux, qu’ils sont à l’origine de catastrophes, mais on est entouré de menteurs, on ne peut rien dire. On est dans un système. Ces justificatifs ont quand même l’air de tenir, en tout cas sur un plan théorique. Évidemment, les gens ne sont pas des théoriciens. Et puis, les supérieurs font la même chose, disent la même chose, et trouvent même parfois de profondes raisons de faire comme ils font. On s’invente une mission, une cause. Ou on abonde dans le sens de ses supérieurs, parce que l’on veut de l’avancement. Tant qu’à faire. On ne veut pas tout perdre, son prestige auquel est lié le fait d’avoir des amis, d’être respecté par sa femme, parce qu’évidemment, on a choisi une femme qui adore aussi occuper le devant de la scène.
I. O. – Oui, tu peux voir cette forme de violence là aussi.
INT. – Stanley aurait eu une éthique, économique, il aurait avant tout voulu procéder à des échanges avec ses partenaires congolais, une sorte de gentlemen’s agreement quoi. Certains y ont cru. Des échanges équitables ! Des contrats. Il procédait à l’échange du sang.
I. O. – Dans quelle langue ces contrats ? Les Européens sont arrivés en Afrique en parlant la langue du coin ? Tu te rends compte qu’il y a là un problème ?
INT. – C’était une arnaque, comme le reste. Une vague couverture.
I. O. – Des collaborateurs, il y en a dans toutes les histoires. Tu as vu la collaboration en Europe ? C’est énorme. Maintenant, on fait passer l’histoire de l’Europe entre 40 et 45 pour de la résistance. Pourquoi pas. Au départ, on justifie d’abord l’esclavagisme en parlant des chefs qui vendent des esclaves. Tous les chefs, non. Ceux qui ne vendaient pas d’esclaves étaient assassinés en public pour donner l’exemple, des villages entiers brûlés. Au départ, on a pillé, on a pris des esclaves par la force. Pourquoi sur la côte africaine, les négriers ont-ils construit des forteresses avec des canons tournés vers l’intérieur des terres sinon parce qu’il y avait de la résistance. Il y a eu neuf pays en Europe qui ont fait la traite négrière. Il y en a qu’on oublie un peu comme les Allemands et le Danemark, la Suède. Il y a la France, l’Espagne, le Portugal, l’Angleterre, les Pays-Bas.
INT. – Anvers !
I. O. – Bien sûr
INT. – Ce n’était pas encore la Belgique alors, m’a dit ma copine.
I. O. – Ah, c’est joli ça.
INT. – Il faut dire qu’à cette époque, les pays européens se faisaient la guerre en permanence. Tout le monde attaquait tout le monde.
I. O. – Il y a aussi la traite subsaharienne.
INT. – Il y avait des négriers bien après l’abolition de l’esclavage. Certains étaient belges, basés probablement à Zanzibar. Ils partaient de Dar Es Salaam et allaient jusqu’au lac Tanganyika. Ils organisaient des razzias. Ils suivaient des chemins connus. Des bateaux flamands.
I. O. – Oui, au Brésil, ils ont envahi ma région, les Flamands, les Hollandais, qui venaient du pays qu’on appelait les Pays-Bas à l’époque. Ils ont gouverné ma région. Le prince d’orange était là. Prince de Nassau, à Olinda.
Quand les Portugais ont repris ma ville, ils ont tout brûlé. Tout brûlé. Pour que les Portugais n’aient rien. Il y avait des rapines entre eux, c’était terrible.
Les Portugais, qui passent pour de gentils négriers, étaient connus parmi les négriers sous un sobriquet. On les appelait les semences d’enfer. Tu imagines ce que c’était. Au Brésil, le racisme cordial prétend que les Portugais étaient bien parce qu’ils baisaient avec des femmes africaines, ils faisaient des métis. Faire des métis, c’était aussi une politique. Ils avaient calculés que ça revenait moins cher de faire des enfants là-bas que d’aller les chercher en Afrique. Mais ils se sont rendus compte qu’il fallait nourrir les petits esclaves jusqu’à l’âge de neuf ans, que cela, c’était du préjudice.
Ils faisaient des choses assez atroces. Ils obligeaient les esclaves à baiser aussi avec la femme noire, à la violer, et ça pouvait être des frères, des pères. Ils voulaient des métis. Peu importe qui les faisait et comment. C’étaient des choses extraordinaires. On ne sait pas dire qui étaient les pires.
Un jour, j’ai intitulé une de mes expos Le zoo de la mémoire parce qu’ils sont venus par bateaux, avec les bateaux négriers, et qu’on leur avait lavé le cerveau, et à nous aussi du reste. Je voulais faire un jeu de mots avec les os. Dans un poème, je disais : vous qui vous lavez dans ces eaux atlantiques, vous vous lavez dans les eaux qui ont lavé les os de mes ancêtres.
J’ai écrit cela parce que les Anglais passaient pour des gentils qui voulaient en finir avec la traite négrière, mais ils venaient couler des navires entiers avec 600, 700 personnes dans la cale. À cette époque, au début du dix-neuvième siècle, l’Atlantique est devenu un cimetière d’esclaves.
Il y a une vingtaine d’années, j’ai eu à faire à un syndicaliste belge, je ne sais plus de quel syndicat, qui voulait organiser un évènement contre le racisme, à cause de la montée de l’extrême-droite en Belgique. Il voyait en elle un danger. Il m’a invité, moi, latino-américaine, avec ma tragique histoire d’extermination de millions d’Indiens et une traite négrière des plus importantes. Le Brésil a importé 4 600 000 esclaves légaux. Et après, il y a eu la traite illégale, après l’abolition, les abolitions. J’ai commencé à rassembler des informations.
Ce monsieur voulait que nous luttions contre le fascisme. Mais il ne voyait que le nazisme. Il s’efforçait de nous faire comprendre la souffrance du peuple juif causée par les nazis. Il essayait de convaincre des noirs, des Africains qui étaient là, et moi-même, que c’étaient eux les racistes.
Qu’est-ce qu’on pouvait dire ? Le nazisme n’est que l’aboutissement de l’histoire du monde. Comment voulez-vous l’empêcher de se répandre comme une traînée de poudre, si vous ne parlez pas de l’essentiel, des Africains qui ont eu à faire au racisme pendant des siècles. J’ai dit : monsieur, nous n’avons pas besoin du peuple juif ou de l’histoire du peuple juif pour comprendre cette souffrance. Parlons plutôt de l’histoire du monde. Pourquoi nous rabattez-vous les oreilles avec les juifs ? J’ai carrément dit que les nazis étaient des enfants de cœur à côté des Portugais, des Anglais, des Espagnols. Et surtout les Portugais, qui passent pour les petits anges de la colonisation. Le syndicaliste est tombé des nues. Je me suis mise à représenter une espèce de monstre. Il m’a regardé comme si je ne savais plus ce que je disais, et ce fut fini. Il n’a plus été question d’organiser le moindre événement. Pourquoi revient-on toujours avec cette histoire des juifs ? Quand je regarde ce que Hitler a fait, il s’est inspiré des trucs coloniaux.
INT. – C’est ce que dit Hannah Arendt. [3]
I. O. – Il a sûrement lu des livres sur la traite parce qu’il a pratiqué, fait aux juifs, la même chose qui a été faite à des noirs. Les noirs étaient marqués au fer chaud. Chaque maître marquait le dos de ses esclaves. Ces derniers avaient droit à une marque sur le dos chaque fois qu’ils étaient vendus, et donc achetés. Je ne dis pas que c’est bon, mais j’aurais préféré un tatouage avec un numéro qu’une marque au fer chaud sur mon dos.
Il n’était pas nécessaire d’exterminer ceux qui n’étaient pas en mesure de travailler. Les esclaves mouraient massivement pendant leur voyage à travers l’Atlantique, ou lors de leur capture. On estime qu’il y a eu en moyenne plus de 15% de pertes en cours de transport.
On a calculé l’âge d’un esclave au Brésil dans les plantations : il était de 7 ans. Mais les propriétaires s’en fichaient, ils en faisaient venir un autre. Il y en a un qui mourait, un autre arrivait. Les Africains vivent encore les conséquences de cette histoire tragique, extraordinaire.
INT. – Les Juifs aussi, du reste. Et les Arabes.
I. O. – On occulte la résistance : la résistance des noirs contre l’esclavage, contre la colonisation. On nie leur résistance. On insulte l’Afrique en publiant des livres immondes que l’on célèbre partout parce qu’enfin, apprend-t-on, on y ferait état de la vérité.
INT. – Quand tu penses aux pestes par exemple, en Europe, au cours desquelles on pillait les maisons des Juifs, et des autres minorités, on les accusait de répandre des maladies, et on les massacrait, ce sont des pratiques nazies.
I. O. – Certains prétendent qu’il est impossible de calculer la dette de l’Europe envers l’Afrique. Pourtant j’ai un livre qui a été écrit ici en 1905. Y est calculé ce qui a été extorqué aux Congolais, de ce qui est sorti du Congo durant une année. Tout est là. C’est écrit. Il suffit de se baser sur cette année-là pour se faire une idée du Congo à cette époque. Il faut faire un travail de mémoire, un travail de reconnaissance, parce que c’est un crime contre l’humanité, ce qui a été fait au Congo, et ce qui est encore fait, car ça continue, c’est la même histoire, ça n’a pas changé.
INT. – Il y a des rédempteurs.
I. O. – Il n’y a pas d’humanité, pas de sentiment d’humanité. Il y a longtemps que je veux quitter l’Europe, mais je me dis qu’il faut rester, surtout ici.
INT. – Le 11 décembre, il y a un contrat qui a été signé entre l’Union européenne, la Colombie et le Pérou pour exploiter de gigantesques parties de la forêt vierge amazonienne, pour y planter du palmier à l’huile, ce qui veut dire qu’il y a des populations qui vont être déportées, plus que pour le barrage de Belamonte, que, dans cinquante ans, cette région sera devenue un désert. En Colombie, il y a déjà plus de 4 millions de déplacés. Mais tout ce qu’on réussit à faire, c’est taper sur les F.A.R.C. [4], qui sont issus de familles qu’on a déplacées, dont les parents, les frères, les sœurs, ont souvent été assassinés.
I. O. – Oui, et qui ont voulu résister. Dans l’histoire de l’esclavage, il y a aussi des gens qui luttent contre l’esclavage. Tu sais ce qu’ils devaient faire : ils devaient vendre des esclaves pour avoir des armes pour combattre les négriers. C’est un mécanisme infernal qui s’alimente tout seul. C’est un système, c’est le capitalisme.
INT. – L’antiquité, c’était un peu ça aussi. Le pétrole de l’antiquité, c’étaient les esclaves. Et il y avait le même problème qu’avec le pétrole. Quand il manquait d’esclaves, les Romains, les Grecs, tous les empires de l’Antiquité devaient faire des conquêtes. L’expansion, ce n’est pas une invention du 19ème siècle comme le prétend Hannah Arendt.
I. O. – Les esclaves européens, c’étaient les slaves, à l’époque. Le concept vient de là. [5]
INT. – Oui, le vrai mot latin pour esclave est servus.
I. O. – Les autres esclaves, les esclaves africains, il n’y avait pas besoin de les appeler des esclaves ! C’est complexe l’histoire. C’est une histoire de langue.
Laisse-moi encore raconter celle-ci. L’art aussi raconte des histoires. N’oublie pas que je ne suis pas historienne, que je suis historienne de l’art.
Le premier tableau que j’ai fait sur cette histoire s’appelait l’arbre de l’oubli. Je l’avais peint à cause de quelqu’un qui voulait faire une exposition ici à la maison du peuple sur le chocolat et qui m’avait demandé de participer à l’événement.
Lorsque je lui ai montré ce tableau, il m’a demandé ce que c’était. Je lui ai expliqué que c’était une noix de cacao et qu’à l’intérieur, j’avais mis une caravane d’esclaves et l’arbre de l’oubli, au Bénin. Les esclavagistes obligeaient les hommes à faire 9 fois le tour de l’arbre, et les femmes 7 fois, en fonction des fautes qu’ils avaient commises. Ils étaient censés tout oublier, leur histoire, leur nom, le non-sens de leur situation. Ils changeaient de nom à ce moment-là. Ils étaient baptisés dans la religion catholique. Telle est la perversion du système esclavagiste et colonial. On peut parler d’un génocide culturel.
Alors le monsieur m’a dit qu’il ne savait pas que le chocolat était lié à l’esclavage, à la colonisation. Mais j’ai dit : monsieur, on kidnappe encore des enfants en Côte d’ivoire, au Bénin, au Nigéria, pour le chocolat. Vous croyez que le chocolat se fabrique sur la grand-place, emballé, praliné, farci aux noix ? Non, lui ai-je dit ! L’esclavage est quelque chose qui fait partie de l’histoire du chocolat.
Cette fois-là encore, il n’y a pas eu d’expo.
INT. – C’est une belle histoire, en effet.
I. O. – Il y a plein d’histoires.
INT. – Le dernier coup d’état en Côte d’Ivoire est également lié à cette question du chocolat. C’est bien entendu le grand capital qui possède l’agro-industrie qui a gagné contre les autres exploitants, des gens qui ne possèdent que quelques centaines d’hectares qui exploitent une main d’œuvre qui n’est pas suffisamment désespérée. Il y avait encore moyen de gagner un peu plus d’argent. Il n’est pas besoin de réfléchir davantage.
I. O. –Il y a l’histoire de tous les types de torture que pratiquaient les esclavagistes. L’esclave pendu par une côte et qui exige d’un autre qu’il cesse de le plaindre, qu’il reste digne, qui est finalement tué d’une balle par un esclavagiste pris de remord.
Il y a des textes de curés qui expliquent comment dépiauter un nègre, donc arracher sa peau.
Les premiers 10 esclaves nègres ont été donnés en cadeau au pape par Henri le navigateur.
On n’a jamais demandé d’où vient l’argent de l’église. Elle avait plein d’esclaves dans les mines au Brésil
Les noirs ont extrait énormément d’or pour les églises, pour le Vatican. Ce sont les prêtres qui bénissaient les bateaux, et tous les bateaux avaient des noms de saints.
INT. – On est traumatisé aujourd’hui par la torture qui est devenue un système universel, alors que les dirigeants n’en ont que pour la théorie des droits de l’homme. Cela sert bien sûr à présenter l’Occident comme irréprochable. Alors qu’elle sert surtout à préciser les contours de la répression nécessaire pour que les gens acceptent certaines conditions de travail ou de vie et à la mettre en œuvre. On dirait en même temps que cette logique des droits de l’homme sort un peu de nulle part, qu’elle plane loin au-dessus des consciences.
I. O. – En fait, il y a des pays, U.S.A., France, dont les instructeurs expliquent comment torturer à des policiers, des militaires, des paramilitaires, des membres des services secrets des pays du tiers monde. Ils ont eux-mêmes des bases où ils torturent dans le tiers-monde.
C’est la France qui a formé les tortionnaires en Amérique latine. Les instructeurs sont venus directement d’Algérie. Les escadrons de la mort ont été formés par des Français.
Des membres de la sécurité belge font des conférences au Brésil, à des militaires brésiliens.
La lutte antiterroriste, c’est nous les terroristes, c’est tout le monde quoi.
Aujourd’hui, au Brésil, les histoires commencent à sortir. Des tortionnaires qui commencent à raconter. Ce sont eux qui ont fait la plupart des attentats qui ont servi à accuser des communistes, et à asseoir la dictature.
Au Brésil, la dictature avait programmé de faire sauter le Maracana, le grand stade de foot brésilien. Le 1 mai 68, il y avait un grand meeting. 200.000 personnes dans le stade. 5 militaires avec un agent de la C.I.A. sont partis sur place pour y déposer une bombe. La bombe a éclaté dans les mains des militaires. C’est comme ça que la cause de l’attentat a été découverte. Les militaires avaient aussi programmé de faire sauter le gazoduc de Rio de Janeiro. La ville entière aurait été anéantie, 10 millions d’habitants. Pour accuser les communistes. Un militaire a refusé. Il a dit que son métier, c’était de sauver des êtres humains. Il faisait partie d’une brigade spéciale chargée de sauver les victimes d’accidents d’avions notamment en Amazonie. Il a été éliminé de la vie sociale, il a perdu tous ses droits. Il a été amnistié récemment.
INT. – En 1968, en Belgique aussi, je pense qu’on a accusé des communistes d’avoir mis le feu à l’Innovation. Mais on n’a pas trouvé de preuves.
I.O. – Il faudrait aussi parler de l’attitude de la gauche qui pratique le déni, qui fait mine de tout ignorer.
INT. – Comment lutter contre l’institution scientifique censée dire la vérité, qui décrète que l’esclavage, c’est fini, qu’il n’y a plus, en droit, de violations légales des droits humains, en dehors de la torture qui tend à disparaître. On se retrouve invariablement seul. On manque de crédibilité. C’est même dangereux. On est accusé d’être contre les droits de l’homme.
I. O. – La gauche s’est appropriée des dogmes, elle se base sur des idéologies, au lieu de se baser sur la vie réelle. Elle remet en question la possibilité même du changement. Elle remet en question un idéal sacré. La droite manipule évidemment, sans en savoir beaucoup plus. Elle nie tout d’autant plus facilement.
Il faut récupérer l’humanité. J’existe, mais l’autre aussi. Il y a le respect. Il n’y a rien de plus que ça. Les autres ont droit à l’existence. Il faut lutter pour être humain, soi-même.
Mais il faut fouiner dans son histoire. Or on ne fouine pas, ici, dans son histoire. On raconte des balivernes, notamment à l’école. L’histoire est montée de toutes pièces.
INT. – Quel renversement !
I. O. – Oui. Le musée de Tervueren va être modernisé. L’histoire va être occultée, encore bien davantage qu’elle ne l’est aujourd’hui. Dans dix ans, un jeune ne saura plus du tout ce qui est arrivé au Congo.
Voir en ligne : Blog d’Inêz Olude
Notes
[1] Éditions Albin Michel, 2008.
[2] Guy De Boeck, éditions Dialogue des Peuples, 2008.
[3] Le racisme peut conduire le monde occidental et l’humanité à sa perte, écrit-elle, dans son livre sur l’impérialisme. 1982, Fayard (pour la traduction française), p. 66. (Première édition : 1951.)
[4] Forces armées révolutionnaires colombiennes.
[5] Le mot slave vient du latin médiéval. Sclavus vient de slavus à une époque où les esclaves étaient venaient des Balkans, d’une région devenue la « Slavonie ».