par Claude Semal

J’écris souvent dans l’Asympto à hue et à dia, « à sauts et à gambades », selon mes propres disponibilités et selon les sollicitations de l’actualité.
Je ne savais pas, en me levant ce matin, que j’écrirais aujourd’hui sur ce jeune Bruxellois de dix-neuf ans, Souleymane Sow, tué d’une balle dans le dos et dans le cœur, à Anderlecht, devant la station de métro Clémenceau, à cent mètres de chez lui.
Ni qu’à 13 heures, je mettrais pour la première fois de ma vie les pieds dans une mosquée, après m’être déchaussé, pour assister à une cérémonie funéraire qui lui rendrait hommage.
Or voilà qu’à 9h30, je reçois un message d’alerte dans une boucle WhatsApp, qui annonçait une conférence de presse de sa famille « pendant l’heure du midi ».
Le message était accompagné de cette poignante « Lettre à Souleymane ».
« Lette à Souleymane, notre fils, notre frère, notre amour.
Samedi 14 février au soir, on t’a arraché à nous. Tu venais de fêter tes dix-neuf ans. Ce soir-là, tu ouvrais le portique du métro à Clémenceau quand une balle dans le dos t’a fauché. Les tireurs sont partis, disparaissant dans la nuit, mais toi, tu ne reviendras pas.
Depuis ce soir-là, tout s’est arrêté. Nos cœurs sont brisés, nos âmes vidées. Comment vivre dans un monde où l’on tue un jeune homme sans un mot, sans une chance ?
Tu étais méticuleux, appliqué dans tout ce que tu faisais. Que ce soit à l’école, dans le sport ou dans les petites choses du quotidien, tu faisais toujours les choses bien, avec soin et précision. Tu avais des rêves, des ambitions. Tu voulais avancer, bâtir, réussir. Tu étais un fils attentif, un frère aimant, un ami fidèle. Toujours là pour les autres, toujours à l’écoute, toujours prêt à rire, à aider. Aujourd’hui, notre maison est silencieuse sans toi.
Nous n’acceptons pas que ton nom soit oublié, que ta vie soit réduite à un fait divers. Nous refusons l’indifférence. Nous demandons la vérité et la justice avec toute la rigueur, la transparence et l’impartialité qu’il nécessite.
Dans cette douleur immense, nous avons trouvé du réconfort dans l’amour et le soutien de Bruxelles. Ceux qui t’ont connu, ceux qui ne t’ont jamais rencontré mais qui comprennent que ce qui t’est arrivé nous concerne toustes et que ce n’est pas normal. Pas normal que des armes de guerre circulent, tuent et disparaissent dans notre ville.
Aujourd’hui nous t’accompagnerons une dernière fois. Une cérémonie aura lieu à la mosquée pour te rendre hommage. Nous t’aimerons toujours, Souleymane. Et nous porterons ton nom avec fierté. Maman, papa et tes frères ».

22 février 2025
SOULEYMANE, 19 ANS, TUÉ MÉTRO CLÉMENCEAU

Mon dieu, quelle horreur. Perdre subitement un fils, un frère, un ami : on devine l’absolue douleur. Ne fut-ce que par solidarité, je décide donc de me rendre à la conférence de presse.

Le tram 81 me conduit de Saint-Gilles à Anderlecht, à quelques centaines de mètres du lieu de rendez-vous. Dans ce quartier hautement créolisé, où les commerces de bouche et de vêtements abondent, la conférence a lieu dans une grande salle vitrée bénévolement mise à disposition par des voisins solidaires. La presse régionale et nationale est là, avec trois ou quatre caméras sur pied qui attendent déjà les intervenantes.
L’avocate choisie par la famille est Selma Benkhelifa, une avocate socialement engagée qu’Irène Kaufer avait déjà interviewée pour l’Asympto en 2021 (1), et la porte-parole mandatée par la famille s’appelle Binta Diallo-Liebman – un nom que je connais aussi un peu. Originaire du Burkina Fasso, d’où elle a débarqué avec son bébé, Binta est la preuve vivante de la force de résilience, de résistance et d’intégration de certains réseaux de solidarité bruxellois. Elle a pu y faire des études d’infirmière, y bosse aujourd’hui comme travailleuse sociale, et a initié un formidable projet de dentisterie solidaire – un bus équipé et itinérant qui prodigue des soins dentaires aux laissés pour compte de la rue.
Binta est par ailleurs l’épouse de Daniel Liebman, que j’ai connu comme co-animateur des Collectifs contre les Expulsions. Ces Collectifs avaient, à l’époque, transformé un squat Porte de Hal en « Centre Social », pour lequel j’avais été chanter en soutien une semaine avant l’assassinat de Sémira Adamu par la gendarmerie.
Le monde est décidément petit. Variante : Bruxelles est un grand lit.
Mais ce qui semblait surtout intéresser les journalistes présents, ce midi-là, c’est plutôt un lien éventuel entre Souleymane et une bande ou un trafic de drogue.
Tout le monde sait évidemment que, d’une façon générale, les nombreuses fusillades qui endeuillent les rues de Bruxelles depuis un an, ont un rapport avec une guerre des gangs pour contrôler les points de « deal ».
Mais rien n’indique que Souleymane y était lui-même impliqué. Cette insistance de certains journalistes à vouloir absolument transformer une victime en coupable, à quelques heures de son enterrement, m’a personnellement mis un peu mal à l’aise.
D’autant que l’avocate Selma Benkhelifa avait clairement indiqué que rien, dans l’enquête policière, ne reliait à ce jour Souleymane, ni à une bande, ni à un trafic de drogue.
Jusqu’à preuve du contraire, Souleymane a donc été « au mauvais endroit au mauvais moment », selon l’expression consacrée, alors qu’il s’apprêtait à rejoindre, en métro, un ami à Schaerbeek avec qui il faisait du sport.
Après la conférence de presse, Binta a bien voulu répondre à quelques-unes de mes questions.

Claude : Par quel canal es-tu devenue la porte-parole de la famille ?
Binta : Je suis infirmière sociale, et j’ai été mise en contact avec la famille Sow par l’intermédiaire d’une autre famille, qui habitait sur la Place, et qui a fait appel à moi en direct au moment de cet événement dramatique. Ils m’ont appelée au secours car ils ont sept petits enfants qui avaient vu la scène et qui étaient très choqués. J’ai été leur apporter une aide psychologique. C’était une famille d’origine guinéenne, comme la famille éplorée, qui avait évidemment aussi besoin d’aide – et ils m’ont donc mise en contact avec elle.
Claude : Souleymane était belge ?
Binta: Oui, mais ses parents étaient d’origine guinéenne.
Claude : Si j’ai bien compris, le papa était ouvrier communal à Schaerbeek. Cela fait combien de temps qu’ils habitaient à Anderlecht ?
Binta : Environ une année. Ils venaient d’acheter une maison ici, après avoir longtemps habité à Schaerbeek, où les enfants ont fait toute leur scolarité, et où ils ont gardé leur principal réseau d’amis. Son père travaillait à temps-plein, il était très travailleur, et il m’a répété plusieurs fois : « je suis un travailleur ». Je pense que c’est une réponse à tous ces clichés et préjugés qui parlent des immigrés comme de « profiteurs ». « J’ai toujours travaillé », m’a-t-il répété, « ma femme a toujours travaillé, nous avons toujours payé tous les impôts qu’on nous a demandé de payer, et je ne comprends pas ce qui arrive ». Ils sont remplis de questionnements. La police était juste à côté de la station : pourquoi n’a-t-elle pas su protéger leur fils ?
Claude : il y a eu beaucoup de fusillades de ce type dans le quartier ?
Binta : Juste après le meurtre de Souleymane, il a eu un blessé à Saint-Guidon, et juste avant, un autre assassinat au Peterbos. Je dirais une bonne cinquantaine en un an.
Claude : Je vais participer à la cérémonie à la mosquée. Tu sais si quelque chose est prévu pour les gens qui, comme moi, ne sont pas musulmans ?
Binta: Oui, oui, un espace est prévu à l’étage, avec une retransmission de la cérémonie en vidéo.
Claude : La famille sait-elle déjà où Souleymane sera enterré ?
Binta: À Schaerbeek. Ils iront l’enterrer dans l’intimité familiale juste après la cérémonie.
La mosquée Al Fath est à deux cent mètres à pied de la salle conférence de presse. Il y a déjà beaucoup de monde. Il y en aura encore plus dans une demi-heure.
Je me déchausse, selon l’usage. Mes grosses chaussures de montagne, qui m’accompagnent en toutes saisons, détonnent un peu au milieu des rangées de sandales et de baskets.
On m’installe dans une salle de prière à l’étage, à cette minute pratiquement vide, où deux grands écrans vidéo rediffusent la cérémonie.
Je m’assieds sur une chaise contre le mur du fond, comme les vieux dans les bals de village, et je profite de la quiétude géométrique du lieu. Mais c’est une illusion. La salle de prière du bas est bientôt saturée, et moins de 10 minutes plus tard, plus de trois cent personnes viennent s’agenouiller dans celle-ci.
Un très jeune homme en djellaba claire, un calot blanc sur la tête, navigue avec beaucoup d’autorité entre les rangs pour « placer » les uns et autres et faire de la place aux nouveaux venus. En tout, nous devons être mille cinq cents dans la mosquée, et dans cette pièce, avec un copain militant de Saint-Gilles, nous sommes je crois les deux seuls non-musulmans.
Et à cet étage, il n’y a aucune femme.
La cérémonie commence par une superbe prière chantée en arabe, à laquelle je ne comprends évidemment rien. A chaque prosternation rituelle, j’incline un peu la tête, histoire d’accompagner le mouvement général, puis je la redresse, comme pour participer moi aussi à cette respiration commune. Je me fais un peu l’effet d’un paraplégique qui accompagnerait des danseurs sur la piste dans son fauteuil, en bougeant rythmiquement le bout des doigts.
Suit une longue harangue en français, où le prêcheur décline en boucle l’expression « noblesse de caractère », dont j’ai du mal à comprendre le contenu précis, mais qui semble la clé universelle pour ouvrir toutes les portes du paradis.
Puis un prêche plus court, qui met en garde les jeunes gens contre les tentations et les mauvaises fréquentations – et qui les exhorte à s’entourer « de gens pieux ». Pas de message codé toutefois : tout cela ressemble plutôt à une considération d’ordre général.
Il n’y a pas d’évocation plus personnelle du défunt, comme c’est souvent le cas dans les cérémonies non-musulmanes – et comme c’est aussi le cas dans la très belle lettre de sa famille.
Le mort n’est déjà plus qu’une abstraction entre les mains de dieu, une âme géométrique flottant entre l’enfer et le paradis – et les fidèles l’accompagnent en bloc de leur commune prière ponctuée de prosternations.
Ta mémoire, Souleymane, dès demain, ce sont tes amis et ta famille qui vont devoir la défendre.
Claude Semal, le 21 février 2025.