Souffrance Indigène, Blanche compassion

EVERY WHITEY LOVES LOJKINE
Souffrance Indigène, Blanche compassion

Ces dernières semaines, le dernier film de Boris Lojkine, « L’Histoire de Souleymane », a suscité bien des éloges. Le spectateur accompagne le quotidien éreintant de Souleymane, un jeune Guinéen sans papiers vivant à Paris : il livre des repas à vélo, prépare un entretien crucial avec l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides), maintient difficilement le contact avec sa mère et son amoureuse restées en Guinée. Il partage également de très rares et brefs moments de complicité avec d’autres livreurs sans papiers.
Ce quotidien est aggravé par un arrière-plan plus violent : des Noirs africains qui prétendent être ses alliés — Barry, qui prépare avec lui son entretien à l’OFPRA ; Emmanuel, qui lui loue son application UBER — l’exploitent, lui mentent, l’arnaquent et vont même jusqu’à l’agresser physiquement. Ces « faux frères » prolongent ainsi le cycle de violence et de prédation que Souleymane subit depuis son départ de Guinée. Dans la scène finale décisive — l’entretien de Souleymane à l’OFPRA — un parallèle est d’ailleurs établi entre ces « faux frères » africains et les tortionnaires libyens qui l’ont capturé et traité comme un animal lors de son passage par la Libye(1) : pour les uns (« les faux frères») comme pour les autres (les tortionnaires libyens), tout tourne autour d’un seul et même mot : « argent ».

Le plus fort est à venir…

Un contraste surprenant émerge ainsi progressivement : par comparaison avec ces « faux frères » ou avec les tortionnaires libyens, les institutions surpuissantes que sont Uber, la police française ou l’OFPRA apparaissent comme des « maux secondaires » : les échanges avec l’assistante vocale d’Uber sont plutôt polis et si Uber sanctionne Souleymane en suspendant le compte qu’il utilise, est-ce totalement « injustifié » ? Souleymane a bien fait tomber une livraison et a haussé le ton face à la cliente ; il s’est également disputé avec un restaurateur, et surtout, il utilise une fausse identité. Tenant compte de ce « délit », on est également obligé de considérer que sa rencontre avec les policiers blancs se déroule assez bien : ceux-ci ont connaissance de l’infraction (usurpation d’identité sur Uber), mais ils laissent Souleymane repartir…

Dans la scène clé qui conclut le film, une fonctionnaire blanche de l’OFPRA va enfin traiter Souleymane avec respect et dignité. Elle va l’écouter attentivement, le conseiller avec bienveillance, lui tendre véritablement la main en l’encourageant à raconter SON histoire. Fait intéressant à noter : la vraie histoire de Souleymane n’est pas une histoire de lutte politique (Barry lui avait appris à réciter l’histoire d’un syndicaliste persécuté), mais une quête humanitaire (l’histoire d’un enfant qui veut aider sa maman répudiée par son époux et malade mentalement).
Le film de Boris Lojkine constitue une suite parfaite du « Io Capitano » de Matteo Garrone (2023). Ce dernier retraçait l’enfer vécu par deux adolescents sénégalais, Seydou et Moussa, lors de leur périple à travers le Sahara, leur survie face aux tortionnaires libyens (encore eux), et la traversée périlleuse de la Méditerranée. Dans Io Capitano, la dernière étape était là aussi marquée par une voix blanche bienveillante – la voix d’une ONG guidant les migrants vers un hélicoptère de secours et puis vers l’Europe. Ces deux films (L’histoire de Souleymane et Io Capitano) partagent ainsi une même structure narrative

  •  La quête est l’Europe.
  • Les oppresseurs brutaux sont arabes (Libyens).
  • Les exploiteurs/arnaqueurs sont africains.
  • Les humains sont blancs.

Nabil, le féministe blanc et l’Empire

Si ces deux œuvres ne suffisent pas à recharger votre batterie à préjugés racistes, il vous reste alors le dernier film de Nabil Ayouch : « Everybody Loves Touda ». Le film raconte les aventures d’une jeune Marocaine qui rêve de devenir Cheikha (2). Pour réaliser ce rêve, Touda quitte sa campagne pour rejoindre Casablanca, mais le patriarcat marocain va se dresser contre son rêve : pour les hommes qui fréquentent les boîtes de nuit, Touda n’est qu’une prostituée ; les patrons des boîtes de nuit exigent qu’elle chante du chaâbi (musique populaire), et les autres chanteuses des boîtes de nuit (des Marocaines corpulentes) moquent son ambition ou la harcèlent.

Ce film est une nouvelle occasion pour Nabil Ayouch (ce bourgeois franco- marocain) de partager son mépris pour les classes populaires marocaines : sa vie dans des conditions de promiscuité ; la pesanteur de ses relations familiales (entre père et fils, sœur et frère, mère et fille, mère et fils…) ; la vénalité de chacun·e ; la légèreté de sa musique (chaâbi)… même la nourriture y passe. Comme le dirait Pierre Bourdieu, les goûts de Nabil Ayouch se résument parfaitement à son dégoût des classes populaires marocaines. Saisissant.

Au final, le réalisateur marocain préféré des salons et studios parisiens (le Kamel Daoud du cinéma marocain) délivre son mantra préféré : « des femmes marocaines doivent être sauvées d’hommes marocains ».


Des salons parisiens à Bousbir

Le film de Nabil Ayouch effleure, malgré lui, un épisode peu connu de la colonisation française du Maroc : entre 1920 et 1950, la ville de Casablanca a effectivement « accueilli » de (très) jeunes filles des campagnes avoisinantes (une « douzaine de milliers » (3)). Ces filles atterrissent dans le quartier de Bousbir où elles vont être exploitées sexuellement sous le contrôle de l’État colonial français : créé en 1920, ce quartier, destiné à la prostitution, est placé sous le contrôle administratif et sanitaire des autorités coloniales françaises. C’est “la plus grande maison close à ciel ouvert du monde sous le protectorat ”(4) : une zone de “détente” et de plaisir sexuel pour les soldats français. Organisé comme une véritable forteresse — entourée de murs et accessible par des portes contrôlées
— c’est jusque dans sa conception architecturale « orientalisante » que Bousbir nourrit les appétits sexuels fantasmés des colons et de la métropole. Des photographies (cartes postales) circuleront de Casablanca à Paris et avec elles tous les fantasmes sexuels de l’Empire colonial : la « beurette » possède donc une longue histoire coloniale.
Ce quartier « sexuel » ayant connu d’autres expériences similaires en Afrique du Nord et dans d’autres colonies françaises, on peut donc inviter Nabil Ayouch à considérer que « les femmes colonisées doivent être sauvées d’hommes… blancs
».

Merci infiniment à Zoubida Mouhssin et Farah Kassabeh pour m’avoir fait découvrir l’histoire de Bousbir à travers leur production « Au temps béni des colonies… ».

Aleph Walden

(1) Une étape devenue incontournable pour atteindre l’Europe

(2) Une chanteuse dont les textes traitent de thématiques sociales

(3) STASZAK, Jean-François. Bousbir, l’ancien quartier réservé du Casablanca colonial. In: Quartier réservé: Bousbir, Casablanca. J.-F. Staszak et R. Pieroni (dir.) (Ed.). Genève : Georg, 2020. p. 19–108.

(4) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/11/20/maroc-bousbir-a-casablanca-la-plus-grande-maison-close-a-ciel-ouvert-du-monde-sous-le-protectorat_6150732_3212.html (consulté le 05 janvier 2025)

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