En raison de l’actualité au proche orient, les éditions La Guillotine mettent à disposition le premier chapitre du livre de Ben White Être Palestinien en Israël .
Il est devenu banal d’entendre les dirigeants israéliens et les diplomates exiger que les Palestiniens “reconnaissent” Israël comme un État juif ou parfois « juif et démocratique ». Apparu dans le cadre des pourparlers de paix après Oslo, cela est relativement récent. En effet, avant 2000, la question du caractère supposément « juif et démocratique » d’Israël n’était pas souvent…
BEN WHITE est un journaliste dont les travaux ont été publiés dans The Guardian, The New Statesman, Al Jazeera et The Electronic Intifada. Il est l’auteur de Israeli Apartheid (Pluto Press, 2009).
Chapitre 1 – Juif et démocratique ? – Extrait pp. 27-29
Tous les citoyens israéliens savent qu’Israël a été et doit être l’État le plus antiraciste au monde1.
Shimon Peres, président d’Israël
Une analyse crédible du régime israélien… ne peut conclure qu’Israël est une démocratie2.
Oren Yiftachel, professeur, université Ben Gourion
Il est devenu banal d’entendre les dirigeants israéliens et les diplomates exiger que les Palestiniens “reconnaissent” Israël comme un État juif ou parfois « juif et démocratique ». Apparu dans le cadre des pourparlers de paix après Oslo, cela est relativement récent. En effet, avant 2000, la question du caractère supposément « juif et démocratique » d’Israël n’était pas souvent l’objet de comptes-rendus ou de débats. à en croire les archives des journaux de la période 1970 à 1990, le souci de préserver Israël en tant qu’État « juif et démocratique » faisait principalement partie d’un débat sur le devenir des Territoires palestiniens occupés par Israël depuis 1967.
Désormais, par contre, le caractère autoproclamé juif d’Israël ne fait plus seulement partie du processus de paix : selon certains législateurs de la Knesset, il faut aussi le « défendre ». Pour les lobbyistes et les soutiens internationaux d’Israël, c’est l’opposition à Israël en tant qu’État juif qui rend sa « délégitimation » si problématique. Il est par conséquent vital de décortiquer la formule « juif et démocratique » puisque comprendre la signification de cette autodéfinition nous aide à mieux identifier la cause principale du conflit.
Premièrement, pour citer l’universitaire israélien, Dr Haim Misgav, « l’État d’Israël n’est pas comme les autres États », et cette particularité est célébrée ostensiblement. Voici, par exemple, ce que l’universitaire Eliezer Schweid a écrit pour l’Organisation sioniste mondiale en 1970 :
En tant qu’État sioniste, l’État d’Israël, à la différence des autres États, doit se concevoir comme l’État d’un peuple dont la majorité n’est pas concentrée à l’intérieur de ses frontières. En tant qu’État sioniste, il doit assumer la responsabilité de la sécurité, du bien-être, de l’unité et de l’identité culturelle continue du peuple juif…
Souvenons-nous néanmoins qu’en Israël un citoyen sur cinq est un Palestinien. Aussi, alors que la “limite” d’Israël s’étend jusqu’à inclure « chaque Juif, partout dans le monde », car tous sont considérés comme des citoyens potentiels, « dans le même temps, Israël reste un État pour une partie seulement de ses citoyens actuels ».
Deuxièmement, s’il faut trancher, une moitié du caractère « juif et démocratique » pèse plus lourd que l’autre. Noam Arnon, une personnalité clé du mouvement des colons, l’a exprimé ainsi :
Par définition, l’État d’Israël a été fondé en tant qu’État juif. Le régime constitué est de caractère démocratique, mais par essence il est juif. Et si contradiction il y a entre cette essence et le caractère du gouvernement, il est clair que l’essence doit prédominer…
Cela n’est pas seulement le point de vue de la droite politique en Israël ; comme nous allons le voir, il s’agit d’une vision qui régente les sphères juridiques, législatives et administratives. C’est un État « créé par et pour les Juifs » et par conséquent un État qui « s’identifie avec le groupe national central, plutôt qu’à ses citoyens en tant que tels ».
Troisièmement, la discrimination subie par la minorité palestinienne et qui est inhérente à la définition d’Israël comme « juif et démocratique » est reconnue sans problème lorsque la question est discutée honnêtement. La célèbre juriste Ruth Gavison, qui fut un temps pressentie pour un siège à la Cour suprême d’Israël, fut l’une des membres fondateurs de l’Association pour les droits civils en Israël. En 2003, Gavison a rédigé une longue défense du « droit des Juifs à un État » dans laquelle elle s’est exprimée sans détour sur les conséquences pour les Palestiniens :
L’état juif est donc une entreprise dans laquelle les Arabes ne sont pas des partenaires pleinement égaux ; leurs intérêts n’ont pas le même statut que ceux des Juifs – qui sont, pour la plupart, des nouveaux venus sur cette terre, sans compter ceux qui n’y vivent même pas.
De même, dans l’étude Civil Religion in Israël, les chercheurs israéliens Charles S. Liebman et Eliezer Don-Yeiyha affirmèrent « la nature même de la religion civile [d’Israël] exclut les Arabes », lesquels représentent actuellement environ 20 % de la population.
Deux peuples, deux régimes de droit
Deux lois votées par la Knesset en 1950, la loi sur les biens des absents et la loi du retour, sont fondatrices du fonctionnement pratique d’Israël en tant qu’État juif pour la minorité palestinienne. Les implications de la première seront abordées plus en détail dans le chapitre 2 ; mentionnons simplement qu’il est instructif de retenir ces deux lois, promulguées la même année, afin de voir comment, ensemble, elles ont défini « les frontières de l’exclusion… et de l’inclusion ».
Selon l’Agence juive, le texte de la “remarquable” loi du retour débute avec « quelques simples mots qui définissent la raison d’être principale d’Israël : “Tout Juif a le droit d’immigrer dans ce pays. » Cela signifie que « depuis lors, les Juifs ont eu le droit de simplement se présenter et de se déclarer citoyens israéliens… Fondamentalement, tous les Juifs, où qu’ils se trouvent, sont citoyens israéliens de droit. »
Ben Gourion souligna que la loi du retour « n’a[vait] rien à voir avec les lois de l’immigration » dans d’autres pays [et] prenait sa source dans le « droit historique » des Juifs à retourner de « l’exil » vers leur « patrie ». Selon les mots du journaliste israélien Anshel Pfeffer, la loi du retour est l’un des « textes les plus fondamentaux » d’Israël, et définit « la raison d’être de la nation ».
La loi du retour fut plus tard renforcée par la loi sur la citoyenneté de 1952, laquelle accordait la citoyenneté aux Juifs qui effectuaient leur “retour” (c’est-à-dire qui immigraient en Israël). La loi sur la citoyenneté a également constitué une assise juridique du nettoyage ethnique de la Palestine en “dénationalisant” d’un seul coup les centaines de milliers de réfugiés palestiniens qui vivaient dans des camps au-delà de la frontière. Cela fut réalisé en définissant la “résidence”, une catégorie destinée aux non-juifs d’Israël. Toutefois, un individu ne pouvait acquérir ce statut que s’il était présent au moment du recensement de 1952 et depuis la création de l’État en mai 1948. Autrement dit, les plus de 700 000 Palestiniens expulsés par Israël puis empêchés par la violence de revenir étaient délibérément exclus.
Une telle politique allait à l’encontre de la résolution 181 de l’Assemblée générale des Nations Unies (le Plan de partage), qui stipulait que les résidents de la Palestine sous mandat « deviendront citoyens de l’État dans lequel ils résident et jouiront de tous les droits civils et politiques15 ». Cette politique contrevient également à l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, qui stipule que « toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays », ainsi qu’à l’article 15, qui affirme que « nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité. » Telle est la question centrale : à la base, c’est la catastrophe du nettoyage ethnique qui a frappé la Palestine, la Nakba, qui permit la création d’une majorité juive. S’il est aujourd’hui possible d’évoquer une “minorité palestinienne” en Israël, la réalité est que les Palestiniens, jusqu’à 1948, formaient la majorité – et qu’aujourd’hui, dans l’ensemble Palestine/Israël, les Palestiniens sont en nombre au moins égal à celui des Juifs.
REPÉRER LA DIFFÉRENCE
Parmi les aspects mal compris d’Israël en tant qu’État juif, il y a la distinction entre “citoyenneté” et “nationalité”, confusion due au fait qu’en anglais les deux termes sont souvent interchangeables. En Israël, “nationalité” (le’um en hébreu) et “citoyenneté” (ezrahu) constituent deux statuts distincts, qui impliquent des droits et des responsabilités différents17. En tant que non-Juifs, les Palestiniens d’Israël peuvent être des citoyens, mais ils ne pourront jamais en acquérir la nationalité, et se voient ainsi nier les “droits et privilèges” dont jouissent ceux qui « auraient droit à la citoyenneté israélienne d’après la loi du retour de 1950 ».
David Kretzmer, chercheur en droit à l’Université hébraïque de Jérusalem et membre de la Commission internationale de juristes, a expliqué la manière dont ce concept de “nation” contribue à maintenir « la distinction entre les citoyens de l’État qui appartiennent au peuple juif et ceux qui n’y appartiennent pas… [et] renforce la dichotomie entre l’État en tant que structure politique pour tous ses citoyens et l’État en tant qu’État-nation particulariste du peuple juif19 ». L’expert international des droits de la personne Miloon Kothari, qui fut rapporteur spécial de l’ONU sur le logement convenable durant huit années, résume la situation en ces mots :
Le statut de la nationalité en Israël n’est pas lié à l’origine ni à la résidence dans un territoire donné, comme il est de règle en droit international. C’est le caractère fondamentalement théocratique du système juridique israélien qui pose des critères ethniques, conditionnant la jouissance de l’intégralité des droits. La loi sur la citoyenneté israélienne (ezrahu), rendue à tort par « loi de la nationalité », crée un statut civil distinct de la « nationalité juive ».
La différence entre “citoyenneté” et “nationalité” a été affirmée par les tribunaux israéliens. Bernard Avishai en relate un exemple dans son ouvrage The Hebrew Republic. Au début des années 1970, un Israélien juif dénommé George Tamarin a déposé une requête devant la Cour suprême pour faire remplacer l’inscription officielle de sa nationalité, “Juif”, par “Israélien”. Avishai rappelle la décision de la Cour suprême selon laquelle « il n’existe pas de nation israélienne séparée de la nation juive », un point de vue renforcé par Shimon Agranat, alors président de la Cour suprême, qui déclara qu’une nationalité israélienne uniforme « reviendrait à nier les fondements mêmes sur lesquels l’État d’Israël s’est constitué21 ». En 2008, un groupe de requérants a également tenté, sans succès, d’obtenir l’inscription de leur nationalité comme étant “israélienne”, plaidant que « cela n’avait aucun sens pour eux d’être juifs “pour l’usage interne” et israéliens “pour l’usage extérieur” ».
QUE PERSONNE NE SÉPARE…
Si cette utilisation de la “nationalité” comme moyen de privilégier les citoyens juifs aux dépens des Palestiniens ne date pas d’hier en Israël, on assiste depuis peu à une recrudescence des attaques à l’encontre des droits de citoyenneté de la minorité. En 2003, la loi sur la nationalité et l’entrée en Israël (disposition temporaire) a été votée par Knesset et toujours reconduite depuis. Cette loi « interdit d’accorder tout statut de résident ou de citoyen aux Palestiniens des Territoires palestiniens occupés en 1967 mariés à des citoyen(ne)s israélien(ne)s ». (Cette loi a été amendée en 2007 pour inclure les citoyens des “États ennemis”, soit l’Iran, l’Irak, la Syrie et le Liban.)
Dans un communiqué de presse de l’époque, le chef de la délégation de la Commission européenne auprès de l’État d’Israël a déclaré que cette loi établit « un régime discriminatoire au détriment des Palestiniens dans le domaine extrêmement sensible du droit de la famille ». En 2008, Adalah, le Centre juridique de défense des droits de la minorité arabe en Israël, a émis ce commentaire : « Il serait bon de souligner qu’aucun autre État dans le monde ne nie le droit de mener une vie familiale en s’appuyant sur l’appartenance nationale ou ethnique. »
La justification publique de cette loi était qu’elle visait à empêcher les Palestiniens de recourir à la “réunification familiale” comme moyen d’obtenir l’entrée en Israël et d’y commettre des attentats terroristes. Pourtant, le prétexte de “sécurité” était mince : comme l’a souligné le conseiller juridique auprès de l’Association pour les droits civils en Israël (ACRI), les services de sécurité d’Israël avaient « auparavant approuvé l’entrée de 20 000 travailleurs palestiniens en Israël », montrant qu’il était tout à fait possible d’ « évaluer l’étendue du “danger” » causé par les résidents palestiniens.
Le prétexte de la “sécurité” est toutefois davantage discrédité par des remarques provenant de fonctionnaires israéliens eux-mêmes, tel Gideon Ezra, alors ministre sans portefeuille et ancien administrateur général du Shin Bet, qui affirma : « l’État d’Israël n’est pas prêt à accepter un droit au retour larvé ; personne ne souhaite que notre État cesse d’être un État juif ».
En avril 2005, la presse israélienne rapportait que le gouvernement « planifiait des amendements législatifs qui rendraient encore plus difficile à des non-Juifs de recevoir la citoyenneté israélienne ou le statut de résident permanent en Israël », un geste « qui vise à contrer l’octroi d’un statut légal aux Palestiniens et à d’autres étrangers qui se sont mariés à des citoyens israéliens ».
Cette législation – « fondée sur la considération démographique visant à assurer une solide majorité juive » – était liée à la mesure “temporaire” de 2003, d’après un article qui citait Ariel Sharon admettant sans aucune gêne : « Nul besoin de s’abriter derrière des arguments de sécurité. L’existence d’un État juif est une nécessité. »
Le quotidien israélien Ha’aretz a observé qu’il y avait « un large consensus au sein du gouvernement et du monde universitaire » en vertu duquel toute politique de ce type « doit être stricte et rendre difficile l’obtention de la nationalité israélienne par des non-Juifs. » Enfin, cela s’inscrivait aussi dans le contexte de la proposition adoptée du “serment d’allégeance”, qui oblige les candidats non juifs à la citoyenneté à prêter serment d’allégeance à l’État juif. En juillet 2010, une source gouvernementale affirmait : « La formulation de la déclaration a été conçue pour rendre plus difficile aux Palestiniens mariés à des Arabes israéliens l’obtention de la citoyenneté fondée sur la réunification familiale. »
LA “CONSTITUTION” ISRAÉLIENNE
Israël ne possède pas de constitution officielle. Bien qu’il ne soit pas le seul État dans cette situation, cette absence de constitution constitue un camouflet au plan de partage de l’ONU, qui exigeait que chacun des États rédige une « constitution démocratique […] garantissant des droits égaux à toutes personnes, sans discrimination. » Toutefois, plus problématique pour la minorité palestinienne de l’État que l’absence d’une constitution est ce qui s’est installé en lieu et place : un engagement flou pour l’égalité combiné à des éléments de théocratie.
Au fil des ans, Israël a promulgué onze lois fondamentales qui représentent ce que cet État détient de plus proche d’une constitution ayant force de loi. L’une d’entre elles, la loi fondamentale Dignité humaine et liberté (promulguée en 1992), semble, en surface, offrir une protection à tous les citoyens israéliens, mais en réalité le texte s’avère particulièrement préoccupant en ce qui concerne la minorité palestinienne. Ainsi, l’article 8 stipule : « Il n’y aura aucune violation des droits en vertu de cette loi fondamentale, sauf par une loi conforme aux valeurs de l’État d’Israël, promulguée à des fins légitimes, et dans une mesure ne dépassant pas ce qui est nécessaire. » [Souligné par l’auteur.]
Quelles sont ces “valeurs” ? Le texte de Dignité humaine et liberté débute ainsi : « L’intention de cette loi est de protéger la dignité humaine et la liberté, pour établir dans une loi fondamentale les valeurs de l’État d’Israël en tant qu’État juif et démocratique… »
Autrement dit, il y a « un fondement qui permet de donner un poids significatif à la nature et aux buts d’Israël en tant qu’État juif, au détriment des droits fondamentaux concernés34 ».Comme l’a mentionné le juge Barak de la Cour suprême dans un commentaire sur cette interprétation : « Israël est différent des autres pays. Ce n’est pas uniquement un État démocratique, mais aussi un État juif. »
Il est révélateur que « malgré un certain nombre de tentatives pour présenter une Déclaration des droits à la Knesset, aucun projet de loi de ce genre n’a été promulgué. » Ainsi, bien que les jugements de la Cour suprême et différentes lois comportent des affirmations du principe d’égalité, il existe d’importantes “limitations”. Ce problème est illustré par l’ajout, en 1985, de la Section 7A à la loi fondamentale : la Knesset peut exclure tout candidat aux élections qui nierait « l’existence de l’État d’Israël en tant qu’État du peuple juif ». Naturellement, le même amendement interdit aussi de nier « la nature démocratique de l’État ».
En outre, Israël continue d’être officiellement dans un “état d’urgence” que la Knesset prolonge chaque année depuis 1948. Il existe encore onze lois et 58 ordonnances qui découlent de l’état d’urgence et qui couvrent une large gamme de questions.
Ces dernières comprennent des lois qui confirment des règlements d’urgence concernant les voyages à l’étranger, la loi visant à empêcher l’infiltration, la loi permettant à l’armée de réquisitionner des propriétés privées, la loi sur la navigation maritime, les lois d’urgence sur les arrestations, les perquisitions et la confiscation de terres, la loi supervisant les biens et services, et la loi interdisant de cuire au four la nuit.
Malgré des appels pour l’abolition de l’état d’urgence, ces pouvoirs subsistent en partie parce que remplacer les pouvoirs accordés au gouvernement israélien « exigerait de mettre en place des mesures qui empiéteraient sur les droits de la personne. »
Depuis 1948, Israël a également intégré des éléments théocratiques dans la vie quotidienne. Comme le montrent les extraits suivants du Rapport international sur la liberté religieuse42 émis en 2010 par le Département d’État américain, cela a impliqué une « discrimination gouvernementale et juridique » à l’encontre des citoyens palestiniens comme des Juifs non-orthodoxes :
■ les seuls mariages juifs que le gouvernement reconnaît localement sont ceux célébrés par le Grand-Rabbinat orthodoxe ;
■ le rabbinat décide de qui est inhumé dans les cimetières de l’État juif, limitant ce droit à des personnes considérées comme juives selon les normes orthodoxes ;
■ le gouvernement a financé la construction des synagogues et cimetières juifs. L’État contribue à l’entretien des lieux de culte non juifs, à un degré inférieur et sans commune mesure avec celui accordé aux synagogues. Dans certaines régions, le gouvernement a autorisé des particuliers ou des municipalités à transformer de vieilles mosquées en galeries, en restaurants et en musées ;
■ le ministère des Affaires religieuses a autorité sur les 133 conseils religieux juifs du pays qui encadrent la prestation de services religieux aux communautés juives. Il existe un seul conseil religieux non juif pour les Druzes, chapeauté par le service des Affaires non juives du ministère de l’Intérieur ;
■ le budget de 2009 pour les services religieux et les institutions religieuses pour la population juive était d’environ 390 millions de dollars. Les minorités religieuses, qui constituaient un peu plus de 20 % de la population, ont reçu environ 14,2 millions de dollars, soit moins de 4 % du financement total ;
■ de nombreux touristes ont été détenus temporairement pour des raisons religieuses à l’aéroport Ben Gourion, empêchés d’entrer en Israël et renvoyés dans leurs pays d’origine en raison de “soupçons d’activité missionnaire” de la part du ministère de l’Intérieur.
D’aucuns désigneront la Déclaration d’indépendance d’Israël et sa promesse de « complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens », dans une tentative de faire valoir que les droits des minorités sont suffisamment protégés. Cependant, comme le souligne Kretzmer, la Cour suprême d’Israël n’a pas considéré la Déclaration comme une « loi constitutionnelle » pouvant déterminer « la validité ou l’invalidité des ordonnances et des lois ». En fait, l’État proclamé par cette Déclaration tant vantée n’était pas « un État de tous ses citoyens » ou même « un État juif démocratique », mais plutôt « un État juif, purement et simplement ».
UNE FIN QUI JUSTIFIE DES MOYENS
Une autre dimension de la façon dont Israël a structuré et protégé son caractère juif réside dans le rôle des institutions sionistes, l’Agence juive (AJ) et l’Organisation sioniste mondiale (OSM). Ces organismes, dont la raison d’être est de servir les Juifs, se sont vu accorder des responsabilités normalement exercées par l’État par des lois faisant d’elles des « parties intégrantes de l’appareil gouvernemental ». La loi sur le statut de l’OSM et de l’AJ (datant de 1952 et modifiée en 1975) accorde à ces deux organismes le statut suivant :
Agences autorisées qui continueront à fonctionner au sein de l’État d’Israël pour le développement et la colonisation du pays, l’intégration des immigrés de la diaspora et la coordination des activités en Israël d’institutions et d’organisations juives actives dans ces domaines.
L’utilité de ces organisations du point de vue du maintien – et aussi du masquage – d’un régime de privilèges ethno-religieux a été reconnue par Ben Gourion, qui déclara que l’Organisation sioniste « est en mesure d’atteindre ce qui est au-delà du pouvoir et de la compétence de l’État, et cela est [à son] avantage. »
Ben Gourion a exposé un argument similaire dans d’autres contextes : en 1967, se référant à la mise en place du Conseil pour la démographie (voir chapitre 3), il affirma que l’« encouragement à concevoir des enfants [juifs] » devrait « être volontaire et effectué par un ou plusieurs organismes juifs » qui « ne représentent pas l’État ».
Dans l’ouvrage The Hebrew Republic, Bernard Avishai cite les points de vue d’un ancien responsable de l’éducation de l’Agence juive, selon lequel « la seule façon de concilier l’existence » d’un tel organisme « avec le fonctionnement d’un État démocratique » était de le « reconfigurer sous la forme d’une énorme ONG ». Partout dans le monde, il existe des organisations privées vouées au bénéfice d’un groupe particulier. Mais en Israël, les organismes qui sont constitutionnellement tenus de privilégier les intérêts des Juifs sont placés en position d’autorité là où ils ont la capacité de porter atteinte aux intérêts des citoyens non juifs.
UNE CONTRADICTION INSOLUBLE
En mars 2011, avant l’adoption par la Knesset de la loi sur les comités d’admission (voir chapitre 3), le député David Rotem a répondu ceci aux critiques de cette loi : « Je n’ai pas honte de vouloir que ce pays demeure un État juif et démocratique. Vous êtes inquiets pour la démocratie, mais si on suivait votre façon de faire, il n’y aurait pas d’État. Israël est un État juif et démocratique, pas un État pour tous ses citoyens. »
Rotem, qui se situe à la droite du spectre politique israélien, ne voit pas la contradiction inhérente à son raisonnement, mais les membres de la “gauche libérale” défenseurs de la “démocratie juive” d’Israël ne la saisissent pas davantage. Le présent ouvrage détaille une multitude de façons dont la discrimination institutionnelle d’Israël fonctionne en pratique ; mais cet état de fait ne devrait pas constituer une surprise. Comme l’a affirmé le professeur israélien Oren Yiftachel, « la structure même du régime d’Israël rend l’égalité entre les Arabes et les Juifs impossible dans la pratique et en théorie », puisque « le système de l’État est fondé sur un arrangement constitutionnel qui est en contradiction avec les conditions de l’égalité des citoyens, et, par conséquent, avec la démocratie ». Point crucial, « l’essence de cette contradiction tire son origine de la raison d’être même d’Israël ».
En 2010, une controverse est née de l’appel d’un certain nombre de rabbins en Israël demandant aux Juifs de s’abstenir de louer des propriétés à des Arabes5*. C’est le genre de propos qui attirent les critiques de dirigeants israéliens ; néanmoins, quelques mois plus tard, un ministre a participé à la remise d’un prix à l’un des signataires, le rabbin de Safed, pour ses « actions, ses efforts et son dévouement à la nature juive de la terre d’Israël53 ». Pourtant, il serait malhonnête de réserver l’opprobre à ces seuls rabbins. Dans Ha’aretz, Lev Luis Grinberg, le président fondateur du département de sociologie et d’anthropologie de l’université Ben Gourion, a souligné l’hypocrisie d’une telle posture :
Que cela nous plaise ou non, le fait est que les rabbins ont tout simplement énoncé clairement les implications antidémocratiques du terme « État juif ». Ce sont les privilèges des citoyens juifs d’Israël et la politique de marginalisation progressive des Arabes qui sont la source du racisme. Les rabbins sont francs à ce sujet, tandis que la Knesset et le gouvernement préfèrent une approche plus subtile.
Plutôt que comme une démocratie, Yiftachel et d’autres décrivent Israël comme une « ethnocratie », un régime qui « promeut l’expansion du groupe dominant dans le territoire contesté et sa mainmise sur les structures de pouvoir tout en maintenant une façade démocratique ». « Malgré la déclaration selon laquelle le régime est démocratique, c’est l’ethnicité (et non la citoyenneté territoriale) qui est le principal déterminant de l’attribution des droits, des pouvoirs et des ressources… [et] la logique de ségrégation ethnique est diffusée dans le système social et politique. »
Illustration utile de l’importance de cet état de fait pour les citoyens palestiniens : la distinction faite lors d’un débat à la Knesset, en 2002, par le Premier ministre Ariel Sharon, qui affirma que les citoyens palestiniens avaient « des droits dans le pays », mais que « tous les droits sur la terre d’Israël sont ceux des Juifs ». Sharon a réitéré cette affirmation devant l’ONU en 2005, lorsqu’il a parlé du « droit du peuple juif à la terre d’Israël », alors que « les autres » n’ont des droits que « dans le pays ». Une vision similaire ressort d’une rare entrevue accordée par des colons juifs religieux du quartier Sheikh Jarrah de Jérusalem-Est occupée. S’adressant au Jerusalem Post, le mari a explicité sa position à l’égard des « Arabes » :
Mais en général – et c’est ma position personnelle – notre attitude envers les Arabes, c’est que je n’ai rien contre aucun Mohammed ou Moustapha qui se trouvent ici ; je n’ai pas de problèmes personnels avec eux. Il s’agit d’une question nationale. Nous voulons être dans ces lieux spécifiques. Il doit être clair que Eretz Yisrael en général et Jérusalem en particulier appartiennent au peuple juif, et ils doivent comprendre cela… Le point important, c’est qu’ils doivent admettre qui est le patron ici [souligné par l’auteur]. Je ne parle pas des questions financières, comme à qui l’on paye son loyer, mais à qui ce lieu appartient-il ?
Il s’agit du cœur du problème, formulé de manière franche et concise. Les citoyens palestiniens, tandis qu’ils « jouissent officiellement de droits civils et politiques » comme individus, vivent une « exclusion » exercée par un « discours sur la citoyenneté » dominant selon lequel « l’ethnicité juive est requise pour être membre de la communauté politique ». Cette exclusion étant admise, les citoyens palestiniens peuvent « [exercer] leurs droits individuels, aussi longtemps que ces droits ne sont pas incompatibles avec les objectifs nationaux de la majorité juive ».
Cela explique la réaction qui se produit en Israël lorsque des citoyens palestiniens proposent d’en faire un État pour tous ses citoyens, tel cet éditorial publié dans le Jerusalem Post en juin 1976 en réaction à un appel des maires arabes : « Il peut… être essentiel de répéter aux citoyens arabes d’Israël que s’ils ont un droit inaliénable à lutter pour une plus grande égalité et plus d’opportunités, lutte qui ralliera de nombreux Juifs à leurs côtés, Israël est et restera irrévocablement juif. »
Faisons un bond jusqu’au 21ème siècle, peu de choses ont changé. Le même journal, réagissant à des appels lancés en 2007 par la société civile palestinienne d’Israël en faveur d’un État démocratique, a condamné cet appel à créer un État « démocratique, bilingue et multiculturel » comme « séduisant et trompeur ».
La tension présente dans la formulation “juif et démocratique” se manifeste également dans les attitudes envers les réfugiés palestiniens. Dans son ouvrage Sacred Landscape, l’ancien maire adjoint de Jérusalem, Meron Benvenisti, cite un « homme de gauche en vue » qui affirme sans vergogne qu’il n’a « aucun problème avec le fait que nous les avons jetés dehors [les Palestiniens] et que nous ne voulons pas qu’ils reviennent, parce que nous voulons un État juif ». Dans un article paru en avril 2011 dans The Independent sur le sort du village encore préservé de Lifta, un fonctionnaire de l’Administration des terres d’Israël a noté que « si nous attendions que tous les réfugiés reviennent, nous n’aurions pas de pays ».
Avant de conclure ce chapitre, je voudrais revenir à l’argumentation présentée par la professeure Ruth Gavison. Reconnaissant que les Palestiniens dans l’État juif sont limités dans « leur capacité à… exercer leur droit à l’autodétermination », Gavison ajoute que « c’est loin de constituer un motif suffisant » pour faire d’Israël un État pour tous ses citoyens. Pour justifier cela, elle prétend que les Palestiniens ne souffrent que de « préjudices limités », tandis qu’au contraire « les droits du peuple juif » subiraient un « coup mortel » si l’État était véritablement démocratique.
D’une part, Gavison tente de laisser entendre qu’il se peut que, simplement, la minorité palestinienne « ne jouisse pas d’un sentiment de pleine appartenance à la culture majoritaire ». Mais, d’autre part, elle se montre plus directe sur les implications du caractère juif d’Israël pour la minorité palestinienne : « Nous devons reconnaître que les besoins découlant du nationalisme juif peuvent, dans certains cas, justifier certaines restrictions envers la population arabe en Israël, en particulier dans des domaines tels que la sécurité, la répartition des terres et celle de la population et l’éducation ».
Ainsi, il est clair qu’une importante discrimination matérielle est en jeu. En outre, à aucun moment Gavison ne reconnaît l’acte fondamental de dépossession des Palestiniens qui a permis la création de l’État en premier lieu, acte, faut-il le souligner, autrement plus crucial que des « sentiments » d’inconfort. L’ampleur de ces « certaines restrictions », à savoir des politiques officielles de ségrégation et un régime de privilège ethno-religieux, sera présentée dans les chapitres suivants.
160 pages
13 x 20 cm
Prix : 10 €
Dépôt légal : mai 2015
Etre Palestinien en Israël : Ségrégation, discrimination et démocratie
Alors que les Palestiniens en Israël s’imposent comme une composante incontournable de la réflexion politique et de l’action pour libérer la Palestine de l’apartheid et de la domination militaire sionistes, aucun livre en français n’expose systématiquement le régime de discrimination légalisée auquel ils sont soumis depuis la proclamation d’Israël. Or, le livre écrit par Ben White comble largement ce déficit d’information.
La découverte du premier ouvrage de La Guillotine a amené Jean-Pierre Bouché de la campagne BDS France (Boycott, Désinvestissement et Sanctions contre Israël jusqu’à ce qu’il respecte les droits fondamentaux du peuple palestinien) à me proposer la traduction de celui-ci. Cette publication est le résultat d’un dialogue permanent avec lui.
Ce livre traite d’une question clé ignorée par le “processus de paix” officiel et par les commentateurs les plus influents : celle de la minorité palestinienne à l’intérieur d’Israël. Malgré sa considérable population palestinienne en pleine croissance, ce pays se définit, non comme un État de ses citoyens, mais comme un État juif. White démontre que l’insistance à privilégier constamment un groupe ethnoreligieux sur un autre n’est pas compatible avec les valeurs démocratiques. à moins d’y remédier, cette politique ne peut que saper toute tentative de trouver une paix durable.Ce livre démolit de façon convaincante le mythe d’Israël “seule démocratie” du Moyen-Orient. Comme le montre Ben White, le traitement des Palestiniens en Israël est la preuve ultime qu’Israël est tout sauf démocratique.
BEN WHITE est un journaliste dont les travaux ont été publiés dans The Guardian, The New Statesman, Al Jazeera et The Electronic Intifada. Il est l’auteur de Israeli Apartheid (Pluto Press, 2009).
Ce livre démolit de façon convaincante le mythe d’Israël “seule démocratie” du Moyen-Orient. Comme le montre Ben White, le traitement des Palestiniens en Israël est la preuve ultime qu’Israël est tout sauf démocratique.
llan Pappe, auteur de Le nettoyage ethnique de la Palestine
Une lecture essentielle pour comprendre pourquoi il ne peut y avoir de paix à moins que les citoyens palestiniens d’Israël obtiennent une complète égalité, ce qui leur est systématiquement refusé.
Ali Abunimah, cofondateur de The Electronic Intifada
Ben White offre une vision globale du problème de Palestine/Israël – puis va au-delà pour indiquer sa seule solution juste et porteuse d’espoir. Une contribution significative au discours politique si nécessaire aujourd’hui.
Ahdaf Soueif. Auteur de The Map of Love
Avec une précision chirurgicale et une abondance de recherches, White expose l’oxymore contenu dans la définition d’Israël comme État “ juif et démocratique” et présente un plaidoyer sans appel pour tenir Israël responsable du crime d’apartheid tel que l’ONU le définit.
Omar Barghouti, auteur de Boycott, Désinvestissement, Sanctions
160 pages
13 x 20 cm
Prix : 10 €
Dépôt légal : mai 2015
Éditions La Guillotine