Énoncer l’universel. Qu’est-ce à dire au regard de la condition noire? Notes sur Des Universels d’Étienne Balibar

Par Norman Ajari (l’auteur est professeur de philosophie à l’Université d’Édimbourg)

Dans les débats politiques et sociaux contemporains, il est malaisé de distinguer la question de l’universalisme de celle des rapports de race, de genre et de classe – entre autres. C’est l’un des grands mérites du philosophe français Étienne Balibar, nous dit Norman Ajari, que d’avoir pris toute la mesure de la transformation contemporaine du contenu théorique du concept d’universel. L’objectif de ce bref texte sera de souligner les apports, l’originalité et la force de la théorie de l’universel que le philosophe déploie depuis plusieurs années et dont l’ouvrage Des Universels[1] propose la formulation la plus aboutie. En conclusion, l’auteur s’emploie, sur une note plus personnelle, à souligner l’importance des réflexions de cet ouvrage pour une réflexion philosophique sur le racisme et l’antiracisme. Il explique ainsi pourquoi il juge nécessaire d’emprunter une route différente dans la réflexion sur la condition noire qu’il mène depuis quelques années.

Les trois moments d’une pensée

Au risque de la simplifier, on pourrait caractériser la méthode complexe d’Étienne Balibar sur cette question comme un triple geste philosophique. Une succession de trois moments qui, sans s’y réduire, rappellent le style de trois des philosophes qui me semblent avoir influencé son parcours philosophique : Spinoza, Althusser et Derrida. Premièrement, Balibar trace, à la façon d’une typologie, un champ de forces intellectuel. Il cartographie le domaine, évalue les belligérants, porte à la connaissance leurs rapports réciproques (moment spinoziste). Toutefois, le souci des antagonismes, des concurrences, est constant dans ses analyses. En d’autres termes, l’effort cartographique contient en creux, et prépare à la fois, une intervention stratégique. La carte qu’il dessine est une carte d’état-major qui facilite une intervention depuis une perspective radicalement la démocratique, infusée de critique marxienne (moment althussérien). Enfin, le troisième moment montre l’irréductible dimension aporétique de ces prises de position, leur fragilité, les impensés auxquels ils doivent leur intensité, mais également, dans une certaine mesure, leur injustice. Il appartient à la sensibilité démocratique en philosophie de tenir compte de la possible faillibilité ou de la finitude de son propre point de vue (moment derridien).

Les deux premiers moments ont toujours été constitutifs de la pensée d’Étienne Balibar. Il n’est qu’à se plonger dans son habile et intriguant ouvrage de 1976 Sur la Dictature du prolétariat pour s’en convaincre. Mais, comme l’écrit le philosophe André Tosel, la fin des années 1970 marque un « tournant » dans sa réflexion : « l’essentiel de l’effort d’Étienne Balibar fut de comprendre par le concept les formes nouvelles de l’être social, celles qui brouillaient les assurances du premier marxisme se donnant pour éternel l’acquis d’une lutte de classes univoque. Il milita pour une conception concrète des droits humains. Il prit part à de nombreux mouvements lutant pour les « droits des immigrés »[2]. Ce que j’ai ici nommé le « troisième moment » de son geste philosophique est le fruit de cette période de questionnement. Comme j’ai tenté de le montrer par ailleurs, sa réflexion sur la question raciale, notamment menée en dialogue avec Immanuel Wallerstein, a joué un rôle central dans le renouvellement de sa réflexion[3].

la modernité politique européenne a participé à une extension débridée des catégories classificatoires, dont les notions de race, de sexe ou de santé furent des instruments privilégiés. Selon Balibar, du fait de la rencontre et du parasitage de ces deux logiques, l’humain et le bénéficiaire des droits politique coïncident désormais en vertu de l’universalisme citoyen. En conséquence, celle ou celui qui s’en trouve exclu se trouve également exclu de l’humanité : « il doit se trouver renvoyé à une sous-humanité ou à une humanité défective ».

L’éclipse de la particularité

Son intervention sur la question de l’universel est significative de cette évolution. Comme il le souligne, ce début de 21ee siècle se caractérise par une querelle de l’universalisme, au même titre qu’il y eu, entre les années 1960 et 1970, une querelle de l’humanisme (Des Universels, p. 145). D’un côté, certains intellectuels se revendiquant d’un républicanisme intransigeant considèrent que l’universalisme suppose une conception neutre du citoyen, déliée de toutes ses caractéristiques empiriques (race, classe, genre) et uniquement mu par sa raison et ses intérêts nationaux. Face à eux, d’autres discours estiment soit que l’universel est essentiellement un outil d’oppression de la majorité à l’encontre des minorités, soit qu’il doit être repensé à l’aune de la pluralité des intérêts et des identités desdites minorités[4]. Ces nouveaux discours critiques remettent en cause les prétentions à l’universel d’une tradition politique centrée sur l’Europe et basée sur un corpus républicain assez restreint dans l’espace et dans le temps.

Ce débat contemporain qui a fait couler énormément d’encre à la presse française au cours de la dernière décennie trouve son origine dans la modernité politique elle-même. Elle se caractérise par la coexistence de deux mouvements distincts. D’une part, la centralité de la notion de « citoyen » a entrainé une neutralisation de la particularité en politique. Autrement dit, le citoyen est devenu le lieu du refoulement des spécificités anthropologiques. En effet, la citoyenneté moderne « ne se conçoit pas comme le simple corrélat d’une appartenance, mais comme l’accès à un système de droits dont aucun être humain ne peut être légitimement exclu »[5]. Une telle conception de la citoyenneté implique un primat de la similarité : elle suppose l’universelle validité, désirabilité et acceptation des droits qu’elle promet. En d’autres termes, la lutte contre la violence à l’encontre des minorités s’y est toujours présentée sous la forme de l’inclusion, de l’accession de nouveaux groupes à une citoyenneté standard. Ce qui signifie que dans le discours moderne de la citoyenneté la société civile est toujours définie comme intrinsèquement bonne et que la lutte contre la violence sociale y a été généralement conçue comme une lutte contre l’exclusion. Mais, d’autre part, la modernité politique européenne a participé à une extension débridée des catégories classificatoires, dont les notions de race, de sexe ou de santé furent des instruments privilégiés. Selon Balibar, du fait de la rencontre et du parasitage de ces deux logiques, l’humain et le bénéficiaire des droits politique coïncident désormais en vertu de l’universalisme citoyen. En conséquence, celle ou celui qui s’en trouve exclu se trouve également exclu de l’humanité : « il doit se trouver renvoyé à une sous-humanité ou à une humanité défective »[6].

Ce problème de la déshumanisation est la pointe extrême de l’un des principaux embarras de la modernité politique, que Balibar réfléchit à l’aide de la notion de différences anthropologiques. Cette notion dont il se sert désigne la multiplication et l’affirmation des différences comme partie prenante de la condition humaine dans la modernité. Il l’exprime avec beaucoup de clarté dans Saeculum : « Il n’y aura jamais de réponse stable, incontestable, à des questions ‘essentielles’ et ‘existentielles’ telles que : qu’est-ce qui est spécifiquement masculin ou féminin (ou convient proprement à l’homme et à la femme) ? Qu’est-ce qui est anormal, ‘monstrueux’, du point de vue des normes de la pensée ou du comportement ? qu’est-ce qui inclut l’humanité dans l’animalité ou au contraire l’en excepte ? »[7] Pour Balibar, le déploiement illimité des singularités est la loi de l’humain. Toute proposition universaliste vise une stabilisation imaginaire de cette différance. En tous cas, elle vise un effacement des contradictions qui opposent ces différences. Cette volonté d’effacement des différences est également caractéristique du concept d’idéologie, ce que Balibar ne manque pas de souligner.

 

Énoncer l’universel : qu’est-ce à dire ?

En effet l’ambivalence fondamentale de la notion d’universel est particulièrement visible chez Marx : « L’idéologie selon Marx, n’est rien d’autre que le langage même de l’universel, en tant qu’il efface la particularité de l’intérêt, du ‘parti pris’, de la situation qu’il exprime » (p. 42). Pour comprendre cette phrase, il importe de comprendre ce que recouvre le concept d’intérêts, et plus précisément d’intérêts de classe. S’il fait partie des instruments classiques de la théorie marxiste, sa signification est rarement précisée. Certainement souffre-t-elle d’apparaître trop transparente pour mériter d’être clairement explicitée. Dans Misère de la philosophie et dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Marx indique qu’il faut entendre, par les intérêts d’une classe, deux choses. D’une part sa situation sociale objective vis-à-vis du mode de production dont elle dépend. Plus simplement dit, la notion d’intérêt répond aux questions de savoir quelles sont les sources de revenus d’une classe, quels sont ses moyens de subsistance et les conditions de la survie biologique des individus qui la constituent. Empruntant une formulation hégélienne, on désigne traditionnellement cette première dimension comme relevant de la classe « en soi » : la réalité empirique des conditions de sa survie – c’est-à-dire aussi de sa possible misère ou de sa possible prospérité. Dans un second temps, la capacité politique de ses membres à « faire valoir leur intérêt de classe en leur propre nom »[8]. Ainsi, « cette masse se réunit, elle se constitue en classe pour elle-même »[9]. De la classe « en soi » qui s’apparente à une catégorie sociologique descriptive, il s’agit de passer à la classe « pour soi » comme force politique prescriptive visant la transformation de l’ordre social présent.

La notion marxienne d’intérêts porte en elle-même toute l’ambiguïté que Balibar prête à l’acte étrange de porter l’universel au langage, de se risquer à dire l’universel, à tenir un propos qui se veut universel. D’un côté, les intérêts d’une classe sont l’expression de sa particularité sociologique. Ils sont ce qui font sa spécificité en l’opposant à d’autres classes. Par exemple, les intérêts de la bourgeoisie dépendent de l’exploitation de la classe ouvrière et il est proprement idéologique d’effacer cette opposition fondamentale. Mais ces intérêts ne sont particuliers que dans la mesure où cette spécificité demeure « en soi », c’est-à-dire comme une réalité sociologique dont les effets demeurent inconscients ou ignorés. Dès l’instant où les intérêts sont énoncés, qu’ils sont dits et sus, qu’ils font l’objet d’une énonciation, alors ils sont potentiellement porteurs d’un projet de société universel. Cela nous amène à la question la plus centrale, et la plus complexe, que pose Des Universels, et qui tient à cette formule apparemment simple : « l’énonciation de l’universel ». En effet, qu’est-ce qu’énoncer l’universel ? En quoi consiste et comment fonctionne cette prétention à porter à la parole quelque chose d’universel ? La question de l’énonciation est celle de savoir ce qui lie un discours à celle ou celui qui produit ce discours : en quoi le discours porte la marque de l’énonciateur, et inversement, la façon qu’a ce dernier de s’investir dans sa parole. L’intervention de Balibar sur l’énonciation de l’universel ne porte donc pas seulement sur un cas particulier mais éclaire la signification et la portée du concept d’énonciation en général. Il nous invite à rompre avec une conception de l’énonciation de l’universel qui effacerait purement et simplement l’auteur du discours, conjurant le projet de dissoudre les particularités politiques dans l’universel pour reprendre un mot d’Aimé Césaire. Toute formulation de l’universel est marquée par le conflit, par la domination et par l’idéal d’une communauté à réaliser.

Je crois que le particulier (voire le particularisme) existe, qu’il a sa dignité, et que ce n’est pas nécessairement lui faire honneur que de l’assimiler à l’énonciation de l’universel. Le particulier possède lui aussi ses stratégies, ses cartographies, ses adversaires. Il est, lui aussi, guidé par la conscience des intérêts de groupes déshumanisés. D’une certaine façon, La Dignité ou la Mort n’a été qu’une exploration de l’acte d’énoncer la particularité noire et ses conséquences politiques. C’est que je tiens l’expérience noire pour très particulière.

L’universel au crible de la dignité noire

Dans La Dignité ou la Mort,[10] j’avais discuté certains points du livre d’Étienne Balibar à partir d’une constatation empirique, issue de ma fréquentation du militantisme de l’antiracisme politique : l’énonciation de l’universel se présente le plus souvent à nous comme un piège. La question « êtes-vous universaliste ? » fait souvent office de mot-de-passe, de Schibboleth, de signe de reconnaissance qui sert à discriminer les militants respectables des suspects. L’acceptation de l’universel résonne alors à l’oreille du contradicteur comme un soulagement. Avec elle viennent en chapelet tous les poncifs dont notre malheur s’autorise : la République, la France, les Lumières, les valeurs. De mon point de vue, l’antiracisme politique ne pouvait se permettre une telle concession. C’était laisser trop de terrain à l’adversaire ; consentir à emménager dans ses fantasmes. Certes, la formulation de l’universel qu’élabore Étienne Balibar est aussi éloignée que possible de ces lieux communs. Je pourrais toujours dire, sans rougir – et ça m’arrive – que je comprends et embrasse l’universel « comme Balibar », à sa manière, avec son concept. Il est le plus rigoureux, le plus politiquement pertinent. Mais l’universel prend toujours trop de place, c’est là sa nature. La place, il doit la prendre toute.

Dans Peau Noire, masques blancs, Frantz Fanon fait reproche à Sartre d’avoir fait à la négritude un drôle de procès : il l’a mise à mort sans la condamner, sans même la critiquer. Il l’a défaite en la décrivant comme une simple étape, comme un moment, certes nécessaire mais provisoire, sur la voie de l’universelle révolution prolétarienne. En lisant certaines phrases d’Étienne, je me suis rejoué la scène : « Prendre en philosophie une position anti-universaliste et voir la philosophie comme dépassement, critique ou déconstruction de l’universalisme, c’est encore ‘énoncer l’universel’ sous une certaine modalité, qui peut être une façon de le sauver. » (p.93) Ainsi, dénoncer l’universel, c’est encore l’énoncer. Mais n’y avait-il pas là encore pour nous le risque de nous retrouver, à tous coups, captifs du fantasme d’un autre ? Ferions-nous, pour parodier Molière, de l’universel sans le savoir ? Je demeurais pourtant convaincu qu’il y avait quelque chose d’autre à faire ou à dire. Une manière toute simple de s’écarter, ne serait-ce qu’un petit moment, des prisons de l’universel et de la colère que sa revendication a fini par nous inspirer. C’est que l’affect, ou l’intérêt politique, qui me guidait n’était pas la haine de l’universel ou de l’universalisme. Ce qui ne laisse de me donner à réfléchir, c’est la négligence dont fait l’objet le concept de particulier. Or selon Étienne Balibar, « aucune grande ‘différence anthropologique’ […] ne relève en tant que telle de la particularité (ni sa défense ou son illustration du ‘particularisme’, pour ne rien dire du ‘communautarisme’), mais au contraire du conflit des universalités »[11].

Quand bien même on concède (et je le fais bien volontiers) à l’implacable argumentaire de Balibar que toute énonciation politique spécifique s’engage du même coup dans l’universel, elle n’en conserve pas moins une part particulière, pour utiliser une formule redondante. Or la philosophie sociale et politique, tout à sa hâte de monter en généralité, s’est peu intéressée à cette dernière. Par exemple, on manquerait à toute compréhension du panafricanisme en le supposant analogue au pangermanisme et au panslavisme qui constituaient pour Hannah Arendt des préfigurations du nazisme et du bolchevisme[12]. Il ne s’agit pas davantage d’une version nègre d’un nationalisme générique. Au contraire, il ne s’éclaire qu’à la lumière de l’histoire spécifique du continent et de sa diaspora : de son imaginaire, de ses adversaires et de ses besoins politiques. Je crois que le particulier (voire le particularisme) existe, qu’il a sa dignité, et que ce n’est pas nécessairement lui faire honneur que de l’assimiler à l’énonciation de l’universel. Le particulier possède lui aussi ses stratégies, ses cartographies, ses adversaires. Il est, lui aussi, guidé par la conscience des intérêts de groupes déshumanisés. D’une certaine façon, La Dignité ou la Mort n’a été qu’une exploration de l’acte d’énoncer la particularité noire et ses conséquences politiques. C’est que je tiens l’expérience noire pour très particulière. Ainsi, ma conviction était ­– et demeure – que l’apport inestimable Des Universels d’Étienne Balibar serait avantageusement complété par un autre ouvrage, au titre certainement tout aussi paradoxal, qui pourrait s’intituler De la Particularité.

[1] Livre publié en 2016 chez Galilée

[2] André Tosel,  «Étienne Balibar : parcours, révolutions, questions », dans : Étienne Balibar et al., Violence, civilité, révolution. Autour d’Étienne Balibar, Paris, La Dispute, 2015, p. 60.

[3] Norman Ajari, « Human sciences as a battlefield : the reception of Race, Nation, Class in France », in : Bojadžijev Manuela, Klingan Katrin (dir.), Balibar & Wallerstein’s Race Nation Class: Rereading a Dialogue for Our Times, Berlin, Argument Verlag, 2018, p. 22-33.

[4] Mame-Fatou Niang et Julien Suaudeau, Universalisme, Paris, Anamosa, 2022.

[5] Étienne Balibar, Citoyen sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, Paris, PUF, 2011, p. 466. C’est Balibar qui souligne.

[6] Ibid., p. 467.

[7] Étienne Balibar, Saeculum. Culture, religion, idéologie, Paris, Galilée, 2012, pp. 80-81.7

[8] Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte (1852), Paris, Flammarion, 2007, p. 191.

[9] Karl Marx, Misère de la philosophie (1847), Paris, Payot & Rivages, 2002, p. 231.

[10] Norman Ajari, La Dignité ou la Mort : Éthique et politique de la race, Paris, La Découverte, 2019. Voir à ce sujet cet entretien accordé à Mouloud Idir et Delphine Abadie : https://cjf.qc.ca/vivre-ensemble/webzine/article/la-dignite-et-lhonneur-en-politique-quest-ce-a-dire-au-regard-du-racisme-et-des-personnes-noires-entretien-avec-le-philosophe-norman-ajari/

[11] Étienne Balibar, Citoyen sujetop. cit., p. 477.

[12] Hannah Arendt, L’Impérialisme, Paris, Seuil, 2002, p. 179.

SOURCE

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