P. Gelderloos – Comment la non-violence protège l’État – Chapitre 2 (traduction française)

CHAPITRE 2 : LA NON-VIOLENCE EST RACISTE

Je ne cherche pas à faire assaut d’insultes, et ce n’est qu’après mûre réflexion que j’utilise l’épithète « raciste ». Dans le contexte contemporain, la non-violence est en soi une posture de privilégiés. Outre que le pacifiste lambda est assez clairement un Blanc de la classe moyenne, le pacifisme comme idéologie émane d’un contexte privilégié. Il ignore que la violence est déjà là ; que la violence est inévitable, car elle fait structurellement partie intégrante de la hiérarchie sociale actuelle ; et que ce sont les personnes de couleur qui sont les plus touchées par cette violence. Le pacifisme présuppose que les Blancs qui ont grandi dans des banlieues pavillonnaires, et en obtenant satisfaction de tous leurs besoins de base, peuvent conseiller aux personnes opprimées, dont un grand nombre sont des personnes de couleur, de subir patiemment une violence indiciblement plus grande que celle qu’ils ont connue eux-mêmes, jusqu’au jour où le Grand Père Blanc (2) se laissera émouvoir par les exigences du mouvement, à moins que ce ne soit celui où les non-violents parviendront à la légendaire « masse critique ».

Les personnes de couleur vivant dans les colonies intérieures des États-Unis sont dans l’impossibilité de se défendre elles-mêmes contre les brutalités policières ou d’exproprier les moyens nécessaires à leur survie pour se libérer de la servitude économique. Elles doivent attendre qu’un nombre suffisant de personnes de couleur ayant atteint une meilleure situation économique (les « esclaves domestiques » selon l’analyse de Malcolm X (3)) et de Blancs sensibilisés se rassemblent pour se tenir les mains et chanter des chansons. Alors, croient les pacifistes, le changement se produira certainement. En Amérique latine, les gens doivent souffrir patiemment, en vrais martyrs, pendant qu’aux États-Unis les activistes blancs « témoignent » et écrivent au Congrès. Les Irakiens ne doivent pas contre-attaquer. Ce n’est qu’à la condition de ne pas s’armer que leurs morts seront prises en compte et pleurées par les activistes blancs non-violents qui, un de ces jours, protesteront lors d’une manifestation assez nombreuse pour mettre fin à la guerre. Les Amérindiens doivent seulement attendre un peu plus longtemps (disons à nouveau 500 ans) à l’ombre du génocide, confinés dans des réserves pendant qu’ils disparaissent à petit feu, jusqu’à ce que – eh bien, ils ne sont une priorité pour le moment, donc peut-être devraient-ils organiser une manifestation ou deux pour attirer l’attention et la sympathie des puissants. Ou peut-être pourraient-ils se mettre en grève, s’engager dans un mouvement de non-coopération à la Gandhi ? Ah oui mais attendez… la majorité d’entre eux sont déjà au chômage, exclus de toute coopération et du fonctionnement du système dans son entier.

La non-violence affirme que les Amérindiens auraient pu repousser Christophe Colomb, George Washington et tous les autres bouchers génocidaires en faisant des sit-in ; que Crazy Horse, en recourant à la résistance violente, devint lui-même partie intégrante du cycle de la violence, et fut « aussi mauvais » que le général Custer. La non-violence affirme que les Africains auraient pu interrompre le trafic d’esclaves par des grèves de la faim et des pétitions, et que ceux qui se mutinèrent étaient aussi mauvais que ceux qui les avaient mis dans les fers ; que la mutinerie, une forme de violence, amena plus de violence, et donc que la résistance fut la cause d’un redoublement de l’esclavage. La non-violence refuse de reconnaître qu’elle ne peut marcher que pour les privilégiés, dont le statut d’agents et bénéficiaires d’une hiérarchie violente est précisément protégé par la violence.

Les pacifistes doivent bien savoir, au moins inconsciemment, que la non-violence est une posture incroyablement privilégiée ; la race intervient donc souvent dans leurs raisonnements qui excluent les activistes de couleur et les utilisent de façon sélective comme porte-voix de la non-violence. Gandhi et Martin Luther King Jr sont transformés en représentants de tous les peuples de couleur. Ce fut aussi le cas de Nelson Mandela, jusqu’à ce que les pacifistes réalisent que Mandela avait fait un usage sélectif de la non-violence, et qu’il avait été impliqué dans des actions de libération telles que des attentats à la bombe et la préparation de soulèvements armés. Même Gandhi et Luther King s’accordaient à estimer nécessaire de soutenir les mouvements de libération armés (en citant respectivement les luttes menées en Palestine et au Vietnam) là où aucune alternative non-violente n’existait, ce qui revenait clairement à faire primer les objectifs sur le choix de telle ou telle tactique. Mais la plupart des pacifistes blancs d’aujourd’hui effacent ce pan de l’histoire et re-créer la non-violence en accord avec leur niveau de confort, tout en se drapant de la légitimité de Martin Luther King Jr et de Gandhi. On peut ainsi avoir le sentiment que, si Martin Luther King Jr s’avisait de se rendre à l’une de ces vigies pacifistes déguisé de façon à être méconnaissable, on ne lui laisserait pas prendre la parole. Comme il l’a lui-même pointé :

« Hormis ceux qui sont intolérants ou qui nous agressent violemment, une maladie semble sévir même parmi ces Blancs qui aiment à se voir comme « éclairés ». Je voudrait parler tous spécialement de ceux qui nous conseillent « Attendez ! » et de ceux qui disent qu’ils sympathisent avec nos objectifs mais ne peuvent en aucun cas tolérer les méthodes d’action directe que nous utilisons pour les atteindre. Je m’étonne de ces hommes qui osent penser qu’ils ont un quelconque droit paternaliste à définir le calendrier de la libération d’un autre homme.

Au cours des dernières années, je dois dire que j’ai été profondément déçu par ces Blancs « modérés ». Souvent j’ai tendance à penser qu’ils sont un obstacle plus grand au progrès de la cause noire qu’un membre du White Citizens’ Council (Conseil des Citoyens Blancs) ou du Ku Klux Klan. »

Et il nous faut ajouter que les Blancs privilégiés ont contribué à l’accession d’activistes comme Gandhi et Luther King à des positions dirigeantes à un niveau national. Pour les activistes blancs et, ce n’est pas une coïncidence, également pour la classe dirigeante partisane de la suprématie blanche, la Marche sur Washington de 1963, qui fut l’âge d’or du mouvement pour les droits civiques, est associée avant tout avec le discours « I have a dream » de Martin Luther King Jr. La vision de Malcolm X, à peu près absente de la conscience blanche, est au moins aussi influente que celle de Luther King auprès des Noirs, telle qu’il l’exposa dans son discours critiquant les organisateurs de la marche :

« C’était le peuple qui était dans la rue. L’homme blanc en crevait de peur, l’appareil du pouvoir à Washington DC en crevait de peur ; j’y étais. Quand ils ont compris que ce tsunami noir s’apprêtait à déferler sur la capitale, ils ont appelé… ces Nègres qui sont les dirigeants nationaux que vous respectez et leur ont dit : « Annulez cette marche ». Kennedy leur a dit : « Les gars, vous êtes en train de laisser les choses aller trop loin. » Et l’Oncle Tom a répondu : « Patron, je ne peux pas stopper le mouvement, parce que ce n’est pas moi qui l’ai lancé. » C’est exactement ça qu’ils ont dit. Ils ont dit : « Je ne suis même pas dedans, et encore moins à sa tête. » Ils ont dit : « Ces Nègres font des choses de leur propre initiative. Nous sommes dépassés. » Et ce vieux renard rusé leur a dit : « Si vous n’êtes pas dans le mouvement, je vais vous y faire entrer. Je vais vous mettre à sa tête. Je vais l’assumer. Je vais m’en réjouir… »

C’est ce qu’ils ont fait lors de la Marche sur Washington. Ils s’y sont joints… en sont devenus une fraction, et l’ont récupérée. Et quand ils l’ont récupérée, elle a perdu sa force. Elle a cessé d’être en colère, elle a cessé d’être brûlante, elle a cessé d’être intransigeante. En fait, elle a même cessé d’être une marche. C’est devenu un pique-nique, un cirque. Rien d’autre qu’un cirque, avec des clowns et tout ça…

Non, c’était une trahison. C’était un putsch… Ils ont étroitement contrôlé la marche, ils ont dit à ces Nègres à quel moment entrer dans la ville, où s’arrêter, quelles pancartes porter, quelle chanson chanter, quels discours ils pouvaient faire, et quels discours ils ne pouvaient pas faire, et ensuite ils leur ont dit de quitter la ville avant que le soleil soit couché. »

Au final, la marche eut pour résultat d’avoir dépensé une quantité significative des ressources du mouvement, à un moment critique, pour un événement qui joua finalement le rôle de pacificateur. Selon les propres mots de Bayard Rustin, l’un des organisateurs en chef de la marche, « Vous commencez à organiser une marche de masse en faisant une supposition assez moche. Vous présupposez que les gens qui vont venir ont l’âge mental d’un enfant de trois ans. » Les manifestants reçurent des pancartes prêtes à l’emploi affichant des slogans approuvés par le gouvernement ; les discours de plusieurs dirigeants contestataires, parmi lesquels John Lewis, le président du SNCC (Student Nonviolent Coordinating Committee), furent expurgés des menaces de lutte armée et des critiques contre le projet de loi du gouvernement sur les droits civiques ; et, exactement comme Malcolm X le décrit, à la fin, on demanda à l’immense foule de se disperser aussi vite que possible.

Bien que l’histoire conventionnelle lui accorde relativement peu d’attention, Malcolm X eut énormément d’influence sur le mouvement de libération noir et fut reconnu comme tel par le mouvement lui-même et par les forces gouvernementales chargées de détruire le mouvement. Dans une note interne, le FBI traite de la nécessité d’empêcher l’émergence d’un messie noir dans le cadre de son Programme de Contre-Espionnage (Counter Intelligence Program). Selon le FBI, c’est Malcolm X « qui aurait pu devenir un tel messie ; aujourd’hui, il est le martyr du mouvement. » Le fait que Malcolm X soit ainsi pointé par le FBI comme une menace majeure pose la question de la possible implication de l’État dans son assassinat. Il est certain que d’autres activistes noirs non pacifistes furent la cible de tentatives d’élimination, y compris d’assassinat. Pendant ce temps, on laissa Martin Luther King Jr acquérir célébrité et influence, jusqu’à ce qu’il se radicalise, se mette à parler d’une révolution anticapitaliste et à plaider pour la solidarité avec la lutte armée des Vietnamiens.

Dans les faits, les activistes pacifistes blancs, plus particulièrement ceux intéressés à minimiser le rôle de la lutte armée, aident l’État à assassiner Malcolm X (et des révolutionnaires de même stature). Ils font la part la plus propre du boulot, en faisant disparaître son souvenir et en l’effaçant de l’histoire. Et en dépit de leurs protestations de dévotion complètement disproportionnées envers Martin Luther King Jr (après tout, il y eut bien quelques autres personnes qui prirent part au mouvement pour les droits civiques), ils aident de la même façon à l’assassiner, bien qu’en ayant recours en l’occurrence à une méthode plus orwellienne (assassiner, reformuler et coopter). Darren Parker, un activiste noir et conseiller auprès de groupes de base (« grassroots ») dont les critiques m’ont aidé à comprendre la non-violence, écrit :

« Le nombre de fois où des gens citent Luther King est l’une des choses qui excèdent le plus les Noirs, parce qu’ils savent à quel point sa vie était tout entière consacrée à la lutte anti-raciste… et lorsque vous lisez réellement King, vous vous demandez pourquoi les passages qui critiquent les Blancs, qui constituent pourtant la majorité de ce qu’il a dit et écrit, ne sont jamais cités. »

Ainsi, la critique du racisme élaborée par King, plus dérangeante (pour les Blancs), est passée sous silence, tandis que ses formules téléphonées appelant à un activisme non-violent et sympathique sont ressassées jusqu’à la nausée, ce qui permet aux pacifistes blancs de tirer profit d’une ressource culturelle faisant autorité pour raffermir leur activisme non-violent, et de s’associer à une grande figure noire consensuelle pour empêcher qu’on décèle le racisme inhérent à leur position.

La révision de l’histoire à laquelle se livrent les pacifistes pour supprimer les exemples de luttes armées contre la suprématie blanche ne peut pas être séparée d’un racisme inhérent à la posture pacifiste. Il est impossible de prétendre soutenir, et encore moins être solidaire avec, les peuples de couleur dans leurs combats alors qu’on ignore activement des groupes inévitablement importants comme le Black Panther Party, l’American Indian Movement, les Brown Berets et le Vietcong, au profit d’une image lissée de la lutte anti-raciste, qui n’accorde de visibilité qu’aux seules fractions qui ne contredisent pas la vision confortable de la révolution que les radicaux blancs privilégient en majorité. Les protestations de soutien et de solidarité sont encore plus prétentieuses lorsque les pacifistes blancs édictent les règles que doivent observer les tactiques acceptables et les imposent à tout le mouvement, dans un total déni de l’importance des origines raciales et sociales, et d’autres facteurs conjoncturels.

Il ne s’agit évidemment pas de prétendre que, pour être véritablement anti-racistes, les activistes blancs devraient suspendre leur sens critique et soutenir indistinctement n’importe quel groupe de résistance noir, asiatique, latino ou amérindien qui apparaîtrait. Néanmoins, il y a un certain universalisme eurocentré dans l’idée que nous sommes tous engagés dans la même lutte homogène et que les Blancs, qui sont au cœur de l’Empire, sont en situation d’indiquer aux personnes de couleur et aux populations des (néo)colonies la meilleur façon de résister. Les gens les plus affectés par un système d’oppression devraient être à l’avant-garde de la lutte contre cette oppression-là, et pourtant le pacifisme produit encore et toujours des organisations et des mouvements de Blancs qui éclairent le chemin et fraient la voie pour sauver les peuples basanés, parce que l’impératif de la non-violence supplante le respect basique qui consiste à faire confiance aux gens pour se libérer eux-mêmes. À chaque fois que des pacifistes blancs se préoccupent d’une cause qui concerne des personnes de couleur, et que les résistants parmi celles-ci ne se conforment pas à la définition de la non-violence au goût du jour, les activistes blancs se présentent en professeurs et en guides, ce qui crée une dynamique remarquablement coloniale. Bien évidemment, ceci découle largement de la « blanchitude » (par opposition au concept de négritude, il s’agit d’une vision du monde socialement construite et inculquée de façon diffuse à toutes les personnes que la société identifie comme « blanches »), et les activistes blancs de la lutte armée peuvent tomber et tombent effectivement dans des travers comparables lorsqu’ils manquent de respect envers des alliés de couleur, en leur imposant la méthode de lutte appropriée et conforme à l’orthodoxie.

Le Weather Underground et d’autres groupes blancs des années 1960 recourrant à la lutte armée ont eut une façon pitoyable de manifester leur solidarité au mouvement de libération noir, en affirmant haut et fort leur soutien tout en refusant une quelconque aide matérielle, en partie parce qu’ils se voyaient eux-mêmes comme une avant-garde et considéraient les groupes noirs comme des concurrents sur le plan idéologique. D’autres organisations blanches, comme le Liberation Support Movement, utilisèrent leur soutien pour exercer un contrôle sur les mouvements anti-coloniaux de libération avec lesquels ils affirmaient agir en solidarité, à peu près comme l’aurait fait une agence gouvernementale.

Il est intéressant de noter que, même parmi les activistes blancs qui recourent à la lutte armée, le racisme encourage la passivité. L’un des problèmes avec le Weather Underground, c’est qu’ils affirmaient combattre au côté des Noirs et des Vietnamiens, mais ce n’était rien de plus qu’une posture – ils menèrent des attentats à la bombe inoffensifs et symboliques, et dédaignèrent les actions susceptibles de mettre leurs propres vies en danger. Aujourd’hui, leurs vétérans ne sont ni morts ni emprisonnés (à l’exception de trois d’entre eux décédés accidentellement pendant la fabrication de bombes et de ceux qui quittèrent le Weather Underground pour rejoindre les membres de la Black Liberation Army) ; ils mènent une vie confortable, exerçant des professions libérales ou occupant un poste universitaire. De nos jours, les anarchistes blancs d’Amérique du Nord qui recourrent à la violence montrent des tendances comparables. Ils sont nombreux, parmi ceux qu’on entend le plus, ceux qui dédaignent les luttes d’émancipation actuelles, les dénonçant parce qu’elles « ne sont pas anarchistes », au lieu de soutenir leurs éléments les plus anti-autoritaires. Le résultat, c’est que ces anarchistes purs et durs (quoique avachis dans leur fauteuil) ne trouvent pas une seule résistance réellement existante (et dangereuse) qui puisse mériter leur soutien, ce qui leur permet de s’en tenir à des postures militantes et à la seule violence des pinaillages idéologiques.

Un système partisan de la suprématie blanche sanctionne la résistance des personnes de couleur plus durement que celle des Blancs. Même des activistes blancs qui nous ont fait prendre conscience de la dynamique du racisme éprouvent une réelle difficulté à renoncer à ce privilège, celui d’une sécurité socialement garantie. Corrélativement, ceux qui contestent directement et à main armée la suprématie blanche nous paraîtront menaçants. Mumia Abu-Jamal écrit :

« Les honneurs et les bouquets de la lutte des Noirs de la fin du XXe siècle ont été décernées aux vétérans du combat pour les droits civiques personnifiés par le révérend Martin Luther King Jr, promu au rang de martyr. Élevé par les élites blanches et noires jusqu’aux sphères de la reconnaissance sociale, le message de patience chrétienne du Dr King et sa doctrine du « tendre l’autre joue » ont apaisé la psyché blanche. Aux yeux des Américains élevés pour le confort, le Dr King était, avant tout, sans danger.

Le Black Panther Party était l’antithèse du Dr King.

Le parti n’était pas un groupe de défense des droits civiques… au contraire il exerçait le droit humain à l’auto-défense… Le Black Panther Party a inspiré divers sentiments aux Américains (blancs), mais certainement pas celui d’être en sécurité. »

Les pacifistes blancs (et même les bourgeois pacifistes noirs) ont peur de l’abolition totale du système suprématiste et capitaliste. C’est précisément parce que la non-violence est inefficace qu’ils la prêchent aux gens qui sont tout en bas de la hiérarchie raciale et économique ; parce que toute révolution qu’engageraient « ces gens-là », pourvu qu’elle demeure non-violente, restera incapable de détrôner entièrement les Blancs et les riches de leurs positions privilégiées. Même les branches de la non-violence qui cherchent à abolir l’État s’efforce d’y parvenir en le transformant (et en convertissant ceux qui détiennent le pouvoir) ; par conséquent, la non-violence exige que les activistes essaient d’influencer l’appareil du pouvoir, ce qui requiert qu’ils l’approchent ; et les privilégiés, en meilleure position pour y avoir accès, garderont donc le contrôle de n’importe quel mouvement, par leur statut de gardiens et intermédiaires qui permettent aux masses de « dire la vérité au pouvoir ».

En novembre 2003, les activistes de School of Americas Watch (SOAW, Surveillance de l’École des Amériques) organisèrent une discussion sur le thème de l’oppression pendant leur vigie pacifiste annuelle à l’extérieur de la base militaire de Fort Benning (qui héberge l’École des Amériques, une école d’entraînement militaire éminemment liée aux violations des droits humaines perpétrées en Amérique latine). Les organisateurs de la discussion eurent toutes les peines du monde à amener les participants blancs de la classe moyenne (qui constituaient de loin la majorité des participants à cette vigie explicitement non-violente) à se concentrer sur les dynamiques oppressives (telles que le racisme, les relations de classes sociales, le sexisme et la transphobie) à l’intérieur même de l’organisation et entre les activistes associés aux efforts anti-militaristes de SOAW. À la place, les personnes présentes lors de la discussion, en particulier les plus âgées, blanches et se revendiquant non-violentes, ne cessèrent d’en revenir aux formes d’oppression pratiquées par des forces externes – la police surveillant la vigie ou l’armée tenant les gens sous son joug en Amérique latine. Tourner la critique vers soi-même (et s’améliorer soi-même) apparaissait clairement comme une option indésirable ; il était préférable de se focaliser sur les fautes d’un « autre » violent, en insistant sur son propre statut de victime des forces de l’appareil d’État (et donc sur sa propre supériorité morale). Plusieurs personnes de couleur qui militaient de longue date réussirent finalement à attirer l’attention sur les nombreuses formes de racisme qui s’exerçaient à l’intérieur même du microcosme opposé à l’École des Amériques, et qui l’empêchait de s’attirer plus de soutien de la part des populations non privilégiées. La principale critique de ces militants de couleur à l’endroit du racisme qu’ils constataient était je crois celle qu’ils adressèrent à la pratique du pacifisme en vigueur dans l’organisation. Ils s’exprimèrent à l’encontre de la conception confortable et privilégiée de l’activisme des pacifistes blancs, et raillèrent l’attitude festive, distrayante et décontractée de la protestation, ainsi que ses prétentions à être révolutionnaire, et même à être une protestation.

Une femme noire avait été particulièrement excédée par un épisode auquel elle avait été confrontée en prenant un car pour venir à la vigie de Fort Benning avec d’autres activistes anti-SOA. Au cours d’une conversation avec un autre activiste, elle déclara qu’elle ne soutenait pas la pratique de la non-violence. Cet activiste lui répondit alors qu’elle « s’était trompée de car » et n’avais pas sa place dans cette manifestation. Lorsque je relatai sur une liste de discussion électronique d’anciens prisonniers affiliés à SOAW (qui, après avoir purgé de façon volontaire une peine de prison de six mois au maximum, s’étaient auto-décerné le titre honorifique de « prisonnier de conscience ») cette histoire ainsi que les autres critiques formulées par des personnes de couleur pendant la discussion, une activiste pacifiste blanche me répondit qu’elle était surprise qu’une femme noire soit idéologiquement opposée à la non-violence, en dépit de Martin Luther King Jr et de l’héritage du mouvement pour les droits civiques. Si on laisse de côté leur usage fréquent et manipulatoire de personnes de couleur en tant que figures de proue et porte-parole de service, les pacifistes se conforment à un cadre tactique et théorique formulé presque exclusivement par des théoriciens blancs. Tandis que les activistes révolutionnaires ont bien du mal à trouver des théoriciens blancs ayant quelque chose de pertinent à dire en ce qui concerne les méthodes de la lutte armée, les professeurs ès-pacifisme sont en premier lieu des Blancs (par exemple : David Dellinger, les Berrigan, George Lakey, Gene Sharp, Dorothy Day et AJ Muste). Un article adhérant à la non-violence, et publié, de façon fort appropriée, dans le journal The Nation, arbore le nom de Gandhi comme une bannière, mais cite principalement des activistes et des universitaires blancs afin d’élaborer une stratégie plus précise. Un autre article sur la non-violence, qu’un activiste pacifiste anti-SOA recommandait à des activistes non-pacifistes qui doutaient de la profondeur stratégique de la non-violence, repose uniquement sur des sources blanches. Un livre fort populaire parmi les pacifistes américains déclare que « l’Amérique a été plus souvent été le professeur de l’idéal non-violent que son élève ».

Les pacifistes seraient bien avisés de prêter attention à la couleur de la violence. Lorsqu’on parle d’émeutes, de quels émeutiers parle-t-on ? Des activistes blancs qui se livrent à des destructions de propriété en tant que forme de désobéissance civile peuvent certes tirer quelque peu à eux la couverture protectrice de la non-violence, mais ne la perdent généralement pas. Des personnes de couleur impliquées dans une destruction de propriété pour des motifs politiques, à moins que ce soit strictement dans le cadre d’une protestation organisée par des activistes blancs, se voient bannis dans le royaume de la violence, déconsidérés comme activistes, et présentés comme dépourvus de conscience politique. Le racisme du système judiciaire, cet élément important et violent de notre société auquel les pacifistes choisissent pourtant rarement de s’opposer en priorité, a profondément influencé la psyché américaine. La violence et la criminalité sont presque des concepts interchangeables (regardez plutôt l’aise avec laquelle les pacifistes utilisent la terminologie de la moralité étatique – par exemple « la justice » – comme si elle était la leur propre), et l’un des principaux objectifs de ces deux concepts est de jeter l’opprobre. Exactement de la même façon que les criminels méritent la répression et la punition, les gens qui recourent à la violence méritent les inévitables conséquences violentes sur leur karma ; ceci est consubstantiel au principe de non-violence. Les pacifistes pourront certes nier croire que qui que ce soit mériterait de subir de la violence ; pourtant, ils utilisent souvent l’argument classique que les révolutionnaires ne devraient pas recourir à la violence, parce qu’alors cela sera utilisé par l’État pour « justifier » une répression violente. Eh bien, auprès de qui cette répression violente est-elle justifiée, et pourquoi ceux qui clament être opposés à la violence ne s’efforcent-ils pas de ruiner cette justification ? Pourquoi les activistes non-violents cherchent-ils à changer la moralité de la société dans sa façon de voir l’oppression ou la guerre, mais acceptent-ils la moralité de la répression comme si elle était naturelle et intouchable ?

Il est fréquent que cette conception selon laquelle la lutte armée a d’inévitables conséquences répressives dépasse la simple hypocrisie pour tourner carrément à la mise en accusation des victimes et à l’approbation de la violence répressive. On conseille aux personnes de couleur opprimées quotidiennement par la violence policière et structurelle de ne pas répondre par la violence, parce que cela justifierait la violence étatique déjà mobilisée contre eux. Dans les années 1960 et 70, l’accusation des victimes fut un élément clé du discours et même de la stratégie pacifistes, quand des activistes blancs contribuèrent à justifier les actions de l’État et à neutraliser ce qui aurait pu se transformer en violences anti-gouvernementales en réaction à la répression violente perpétrée par l’État contre les mouvements de libération noirs et autres, comme l’assassinat par la police de Fred Hampton et Mark Clark, dirigeants du Black Panther Party. Au lieu de soutenir et d’aider les Black Panthers, les pacifistes blancs trouvèrent plus tendance de déclarer que ceux-ci avaient « provoqué la violence » et « s’étaient eux-mêmes attirés cela ».

Plus récemment, lors de la Conférence anarchiste que j’ai mentionnée précédemment, j’ai défendu l’idée que le mouvement anti-guerre américain méritait de partager la responsabilité de la mort de trois millions de Vietnamiens, pour avoir été aussi accommodant avec le pouvoir d’État. Un pacifiste, anarchiste et membre des Christian Peacemakers répondit à mon accusation en affirmant que la responsabilité en incombait (je m’attendais à ce qu’il dise « uniquement à l’armée américaine », mais non !) à Ho Chi Minh et aux dirigeants Vietnamiens, pour avoir pratiqué la lutte armée. (Soit ce pacifiste pense que les Vietnamiens de base étaient incapables de faire par eux-mêmes le pas, hautement populaire, vers la résistance violente, soit il les accuse également.) On peut avoir l’impression que, si plus de Gitans, de Juifs, d’homosexuels et autres avaient résisté par la violence à l’Holocauste, les pacifistes trouveraient tout aussi commode d’attribuer ce petit phénomène au fait que l’opposition n’était pas exclusivement pacifiste.

En prêchant la non-violence, et en abandonnant à la répression étatique ceux qui ne les écoutent pas obligeamment, les activistes blancs qui pensent se préoccuper du racisme mettent en réalité en place une relation paternaliste et accomplissent l’utile tâche qui consiste à pacifier les opprimés. La pacification des personnes de couleur par la non-violence recoupe la volonté de désarmer les opprimés qui est celle des structures de pouvoir de la suprématie blanche. Les dirigeants acclamés du mouvement pour les droits civiques, y compris Luther King, ont contribué à la stratégie « des balles et des bulletins » menée par le gouvernement, en isolant et en détruisant les activistes noirs de la lutte armée et en manipulant les autres pour qu’ils soutiennent un programme édulcoré et pro-gouvernemental, centré sur l’inscription sur les listes électorales. En fait, la NAACP et le Southern Christian Leadership Council (SCLC) furent payés pour leurs services par le gouvernement. (Et le Student Non-violent Coordinating Committee (SNCC) dépendait largement des dons de riches bienfaiteurs libéraux, qui lui retirèrent leur soutien lorsqu’il adopta un positionnement plus favorable à la violence, ce qui contribua à son effondrement.)

Un siècle plus tôt, l’une des principales activités du Ku Klux Klan dans les années qui suivirent la Guerre de Sécession fut de désarmer toute la population noire du Sud, volant dès qu’ils le pouvaient les armes des Noirs tout juste « libérés », souvent avec l’aide de la police. En réalité, le Klan agit souvent en tant que force paramilitaire de l’État en période de troubles sociaux, et tant le Klan que les actuelles forces de police des États-Unis plongent leurs racines dans les « slave patrols » (4) d’avant la guerre de Sécession, qui utilisaient régulièrement la terreur pour exercer leur contrôle sur les Noirs, dans ce que l’on pourrait appeler la première politique de profilage racial. À présent que la sécurité de la hiérarchie raciale est assurée, le Ku Klux Klan s’est effacé à l’arrière-plan, la police a confisqué ses armes, et les pacifistes qui se croient les alliés des Noirs leur enjoignent de ne pas se ré-armer, et ostracisent ceux qui le font.

Une génération après l’échec du mouvement pour les droits civiques, la résistance noire a donné naissance au hip-hop, acheté et arraisonné au capital par des forces culturelles dominantes comme l’industrie du disque, les fabricants de vêtements et les médias lucratifs (autrement dit, des entreprises possédées par des Blancs). Ces forces culturelles capitalistes, protégées par le désarmement des Noirs et enrichies par la transformation de leur esclavage, se font pacifistes et dénoncent la prégnance de paroles de chansons qui parlent de tirer sur les flics (pour leur répliquer). Les artistes hip-hop liés aux principaux labels discographiques renoncent largement à la glorification de la violence anti-étatique et la remplace par une violence encore accrue contre les femmes, ce qui est plus tendance. Poussant les Noirs à ne pas s’armer et à renoncer à en appeler à la lutte contre la police, la non-violence reflète en réalité le triomphe d’une violence antérieure.

La violence interpersonnelle massive perpétrée par le Ku Klux Klan a donc créé une inégalité matérielle (les Blancs sont armés, pas les Noirs) qui est perpétuée par la violence systématique et moins visible de la police. En même temps, les élites blanches utilisent leur puissance culturelle, elle-même acquise et préservée grâce à toutes sortes de violences économiques et gouvernementales, pour récupérer la culture noire et promouvoir ainsi certaines constructions idéologiques qui, antérieurement, ont justifié d’abord l’enlèvement, la mise en esclavage et le lynchage de Noirs ; et ceci tout en canalisant sous forme de violences récurrentes au sein même des communautés noires la colère engendrée par les violations commises à leur encontre pendant des générations, plutôt que de laisser fomenter des actions violentes contre des autorités qui ne les ont que trop mérités. Dans la dynamique de pouvoir décrite au cours de cette brève esquisse historique, comme dans tant d’autres épisodes d’oppression raciale, les gens qui promeuvent la non-violence auprès des opprimés, pour autant qu’ils jouent effectivement un rôle quelconque, finissent toujours par faire le travail de la structure du pouvoir suprématiste blanc, qu’ils le veuillent ou non.

On doit à Robert Williams une alternative à cet héritage du désarmement. Malheureusement, son histoire reste écartée de la narration consacrée que l’on trouve dans les livres scolaires visés par l’État et, pour autant que la non-violence ait quoi que ce soit à en dire, est également exclue de la mémoire du mouvement pour les droits civiques et de la compréhension qu’il a de sa propre histoire. À partir de 1957, Robert Williams arma le chapitre de la NAACP de Monroe, en Caroline du Nord, pour repousser les attaques du Ku Klux Klan et de la police. Williams influença la formation d’autres groupes d’auto-défense armés, dont les Deacons for Defense and Justice qui comptèrent jusqu’à cinquante chapitres à travers le Sud des États-Unis, défendant les communautés noires et les activistes du mouvement pour les droits civiques. Voilà exactement le genre d’histoire d’ « empowerment » que les pacifistes blancs négligent ou éclipsent. Entre les mains des Blancs, la non-violence a été et continue d’être une entreprise coloniale. Les élites blanches enseignent aux autochtones comment gérer leurs économies et leurs gouvernements, pendant que les dissidents blancs enseignent aux autochtones comment mener leur résistance. Le 20 avril 2006, un co-fondateur de Food Not Bombs (FNB, « de la nourriture, pas des bombes »), un groupe anti-autoritaire majoritairement blanc qui sert de la nourriture gratuite dans des lieux publics par le biais d’une centaine d’antennes (principalement en Amérique du Nord, en Australie et en Europe), diffusa un appel à soutien pour la nouvelle antenne de FNB au Nigéria.

En mars dernier, le co-fondateur de FNB Keith McHenry et le bénévole nigérien Yinka Dada ont rendu visite aux gens qui souffrent dans l’ombre des raffineries de pétrole du Nigéria.

« Les conditions dans la région sont terribles ; les bombes ne sont pas un bon moyen de les améliorer. La crise au Nigéria a contribué à ce que le prix du baril de pétrole atteigne le niveau record de 72 dollars. Il est compréhensible que les gens soient frustrés que les profits générés par leurs ressources enrichissent des entreprises étrangères, tandis que leur environnement est pollué et qu’ils vivent dans la pauvreté. Food Not Bombs offre une solution non-violente. »

L’appel à soutien de Food Not Bombs condamnait les actions de la milice rebelle, MEND, qui cherchent à obtenir l’autonomie du peuple Ijaw dans le delta du Niger et la fin des destructions dues à l’industrie pétrolière (alors que FNB « a salué l’annonce faite par le Président nigérian Olusegun Obasanjo de la création de nouveaux emplois dans la région du delta » liés aux profits pétroliers). MEND avait enlevé plusieurs employés de compagnies pétrolières étrangères (américaines et européeennes) pour exiger que soit mis un terme à la répression gouvernementale et à l’exploitation menée par ces entreprises (les otages furent libérés indemnes). Curieusement, alors qu’ils ont condamné l’enlèvement, FNB a omis de mentionner le bombardement par l’armée nigériane, sous la présidence d’Obasanjo, de plusieurs villages Ijaw soupçonnés de soutenir MEND. Et tandis qu’il n’y a pas la moindre preuve que la « solution non-violente » que FNB dit « offrir » fera quoi que ce soit pour libérer les Nigérians de l’exploitation et de l’oppression qu’ils subissent, la mise en pratique de la non-violence entre les Nigérians éviterait certainement la « crise » gouvernementale et permettrait au cours du pétrole de baisser, ce qui, je présume, rend les choses plus pacifiques en Amérique du Nord.

Alors qu’il est confronté à la répression totale du système suprématiste blanc, à l’évidente inutilité du processus politique et aux efforts éhontés d’une élite dissidente pour exploiter et contrôler la rage des opprimés, il ne devrait pas prêter à surprise ou controverse que « l’homme colonisé trouve sa liberté dans et par la violence », pour emprunter les mots de Frantz Fanon (5), le médecin martiniquais qui écrivit l’une des œuvres les plus importantes sur la lutte contre le colonialisme. La plupart des Blancs ont une situation privilégiée et une latitude suffisantes pour que nous puissions prendre ces chaînes gainées de velours et de longueur généreuse pour la liberté, aussi nous agitons-nous confortablement à l’intérieur des paramètres de la société démocratique (dont les limites sont constituées de structures raciales, économiques, sexuelles et gouvernementales imposées par la violence). Certains d’entre nous, sombrant plus loin encore dans l’erreur, présupposent que tout le monde est confronté à des circonstances comparables, et s’attendent à ce que les personnes de couleur exercent des privilèges qu’en fait elles n’ont pas. Mais au-delà de la nécessité stratégique d’attaquer l’État avec tous les moyens dont nous disposons, ceux d’entre nous qui ne sont pas confrontés quotidiennement à l’intimidation policière, à l’avilissement et à la subordination ont-ils pris en considération l’effet bénéfique de contre-attaquer par la force ? Voici ce qu’écrit Frantz Fanon, à propos de la psychologie du colonialisme et du recours à la violence en vue de la libération : « Au niveau des individus, la violence [comme partie intégrante d’une lutte de libération] est une force purifiante. Elle libère l’indigène de son complexe d’infériorité… et de son désespoir et son inaction ; elle le libère de la peur et restaure son estime de soi. »

Mais les défenseurs de la non-violence issus d’un milieu social privilégié, dont le confort matériel et psychologique est garanti et protégé par un ordre violent, ne grandissent pas avec un complexe d’infériorité qu’on leur a violemment inculqué. Il y a de quoi être abasourdi par l’arrogance du présupposé par lequel les pacifistes pensent pouvoir dicter quelles formes de lutte sont morales et efficaces à des gens qui vivent dans des conditions bien différentes et bien plus violentes. Les petit-bourgeois blancs qui donnent des leçons sur la résistance à des enfants réfugiés dans le camp de Jénine ou survivants des massacres en Colombie frappent par leur ressemblance avec, disons, les économistes de la Banque Mondiale qui dictent les « bonnes » pratiques agricoles à des fermiers indiens qui ont hérité de traditions agricoles vieilles de plusieurs siècles. Et la bienveillance des privilégiés envers les systèmes globaux de violence devrait soulever de sérieuses questions quant à la sincérité de ces mêmes privilégiés, en l’occurrence des Blancs, qui embrassent la non-violence. Pour citer à nouveau Darren Parker, « L’apparence, à tout le moins, d’un esprit non-violent est beaucoup plus facile à atteindre lorsqu’on n’est pas soi-même la victime directe de l’injustice ; elle pourrait en fait manifester simplement une distance psychologique. Après tout, il est bien plus facile d’ « aimer ton ennemi » lorsqu’il n’est pas vraiment ton ennemi. »

Oui, des gens de couleurs, des pauvres et des habitants des pays du Sud ont promu la non-violence (même si habituellement de tels pacifistes proviennent des couches les plus privilégiées de leurs communautés) ; cependant, ce n’est qu’avec un sens hautement développé de leur propre supériorité que les activistes blancs peuvent juger et condamner des personnes opprimées qui ne le font pas. Il est tout à fait vrai qu’indépendamment de notre situation plus ou moins privilégiée, on devrait pouvoir se fier à sa propre analyse, mais lorsque celle-ci repose sur une douteuse posture de haute moralité et sur une interprétation opportunément sélective de ce qui est violent, on peut parier avoir oublié de s’appliquer à soi-même son sens critique. Lorsqu’on comprend que les privilégiés tirent leurs avantages matériels de l’exploitation des opprimés, et que cela signifie qu’on bénéficie de la violence utilisée pour les tenir sous le joug, on ne peut pas sincèrement les condamner parce qu’ils se rebellent violemment contre la violence structurelle qui nous privilégie. (Ceux qui ont un jour condamné la résistance violente de gens qui ont grandi dans des conditions plus oppressives qu’eux-mêmes devraient réfléchir à cela la prochaine fois qu’ils mangeront une banane ou boiront une tasse de café.)

J’espère que chacun est conscient que le gouvernement utilise des formes de répression plus violentes contre les personnes de couleur en résistance que contre les personnes blanches. Lorsque les chefs Oglala [ ? « Oglala traditionals » dans l’original] et l’American Indian Movement se soulevèrent dans la réserve de Pine Ridge dans les années 1970 pour affirmer un peu d’indépendance et s’organiser contre la brutalité endémique du « gouvernement tribal » imposé, le Pentagone, le FBI, les marshals fédéraux et le Bureau des Affaires Indiennes mirent en place un véritable programme contre-insurrectionnel, qui se manifesta par une violence quotidienne et des douzaines de morts. Selon Ward Churchill et Jim Vander Wall, « Le principe de l’auto-défense à main armée était devenu, pour les dissidents, une nécessité vitale. »

Les seuls promoteurs de la non-violence que j’ai jamais entendus rejeter jusqu’à la légitimité de l’auto-défense étaient blancs, et bien qu’ils aient sans doute leurs martyrs, eux et leurs familles n’ont pas été confrontés personnellement à la mise en péril de leur survie du fait de leur activisme. J’ai beaucoup de mal à croire que leur aversion envers la violence ait autant à voir avec des principes qu’avec une situation privilégiée et une certaine ignorance. Par delà la simple auto-défense, le fait que des individus aient dû affronter l’éventualité d’avoir à contre-attaquer pour survivre ou pour améliorer leurs vies dépend en large part de la couleur de leur peau et de leur place au sein de diverses hiérarchies oppressives aux niveaux national et international. Ce sont ces expériences que la non-violence ignorent en traitant la violence comme un problème moral ou comme quelque-chose que l’on choisit.

Au sein du pacifisme, il existe un courant « culturellement relativiste » en vertu duquel les activistes privilégiés acceptent voire soutiennent une résistance armée dans les pays du Sud, et éventuellement dans les colonies internes des États d’Europe et d’Amérique du Nord, et ne défendent la non-violence qu’auprès des gens qui partagent une situation privilégiée similaire à la leur. Cette position est marquée d’une nouvelle forme de racisme, suggérant que les gens de couleur vivant dans les États du Sud plus ouvertement oppressifs se chargent de combattre et de mourir, tandis que les citoyens privilégiés des centres de l’empire se contenteraient de formes de résistance plus appropriées au contexte, comme des rassemblements ou des sit-in de protestation.

À l’opposé, une analyse anti-raciste requiert que les Blancs reconnaissent que la violence contre laquelle les gens de couleur doivent se défendre trouve son origine dans le « Premier Monde » blanc. Par conséquent, une résistance appropriée à l’encontre d’un régime qui propage la guerre contre les peuples colonisés à travers la planète consiste à la (ra)mener dans son propre pays ; ce qui suppose de faire émerger une culture anti-autoritaire, coopérative et anti-raciste parmi les Blancs ; d’attaquer les institutions de l’impérialisme ; et d’apporter un soutien aux peuples opprimés en résistance sans pour autant affaiblir leur souveraineté dans la conduite de leur lutte. Cependant, les pacifistes non-absolutistes qui acceptent un peu de relativisme culturel sont en règle générale moins prompts à soutenir la révolution armée lorsque la bataille se rapproche de chez eux. Voici le raisonnement : les Palestiniens, par exemple, peuvent s’engager dans une lutte armée parce qu’ils vivent sous le joug d’un régime violent, mais il serait « inapproprié » ou « irresponsable » de la part des habitants brutalisés du ghetto urbain voisin de former des unités de guérilla. C’est la tendance « not in my backyard » (6), alimentée par la conscience qu’une révolution là-bas serait excitante, mais qu’une révolution ici nous priverait, nous activistes privilégiés, de notre confort. Est également présente la peur latente d’un soulèvement à caractère racial, qui n’est dissipée que lorsque celui-ci est subordonné à une éthique non-violente. Des Noirs qui font une marche sont photogéniques. Des Noirs avec des pistolets évoquent les images de crimes violents du journal télévisé. Des Amérindiens qui tiennent une conférence de presse, voilà qui est digne de louanges. Des Amérindiens prêts, décidés à et capables de reprendre leur terre, voilà qui est un peu inquiétant. C’est pourquoi les seuls révolutionnaires de couleur sur le front intérieur avec lesquels les Blancs sont familiers et auxquels ils apportent leur soutien sont d’inoffensifs martyrs – les morts et les prisonniers.

La contradiction qui traverse le pacifisme ostensiblement révolutionnaire réside dans le fait que la révolution n’est jamais synonyme de sécurité, alors que pour la grande majorité de ses promoteurs et de ses pratiquants, le pacifisme a à voir avec le fait de rester en sécurité, de ne pas être blessé, de ne pas être rejeté par quiconque, de ne donner à personne une pilule amère à avaler. Faisant le lien entre le pacifisme et l’auto-préservation des activistes privilégiés, Ward Churchill cite un organisateur pacifiste qui, pendant la période de la guerre du Vietnam, dénonçait les tactiques du Black Panther Party et du Weather Underground au motif que ces tactiques étaient « une chose vraiment dangereuse pour nous tous… elles comportent le risque très réel d’attirer le même genre de répression violente [comme celle exemplifiée par l’assassinat par la police de Fred Hampton, dirigeant du Black Panther Party] sur nous tous. » Ou, pour citer David Gilbert qui purge une peine de prison à perpétuité réelle pour ses actions en tant que membre du Weather Underground, mouvement qui en arriva à soutenir la Black Liberation Army, « Les Blancs avaient quelque-chose à protéger. C’était confortable de se tenir au sommet d’un mouvement moralement prestigieux visant le changement tandis qu’en majeure part, les morts pour la cause étaient des Noirs. »

Le désir pacifiste de sécurité demeure intact aujourd’hui. En 2003, un activiste non-violent rassurait un journal de Seattle quant au caractère des manifestations prévues. « Je ne dis pas que nous ne soutiendrions pas la désobéissance civile », déclarait Woldt. « Elle a été une partie intégrante du mouvement pacifiste dans lequel [church people] des croyants se sont engagés ; par contre, nous ne sommes pas dans des choses comme l’atteinte à la propriété privée ou quoi que ce soit qui génère des conséquences négatives pour nous. »

Sur une liste de discussion concernant une campagne environnementale radicale en 2004, un activiste étudiant en droit, après avoir invité à une discussion ouverte sur les tactiques, appela à ne plus mentionner de tactiques non-pacifistes et demanda une stricte adhésion à la non-violence, arguant que les groupes non-pacifistes « finissent annihilés ». Une autre activiste (et, accessoirement, une des autres étudiants en droit participant à la liste de discussion) abonda dans ce sens, ajoutant « Je pense qu’avoir une discussion sur des tactiques violentes sur cette liste revient à jouer avec le feu, et met tout le monde en danger. » Elle évoquait également son souci que « deux d’entre nous allons comparaître devant le « tribunal » du comité d’éthique du barreau [will be facing the star chamber of the ethics committee of the Bar Association] dans un futur proche. »

Bien sûr, les promoteurs de la lutte armée doivent comprendre que la prudence est un besoin impératif lorsque nous discutons de tactiques, en particulier par e-mail, et que nous nous confrontons au défi de susciter le soutien à des actions qui sont plus susceptibles de nous valoir harcèlement ou emprisonnement, même si tout ce que nous faisons se limite à les discuter. Cependant, dans cet exemple, les deux étudiants en droit ne disaient pas que le groupe devrait discuter uniquement de tactiques légales ou de tactiques hypothétiques ; ils disaient que le groupe ne devrait discuter que de tactiques non-violentes. Dans la mesure où la discussion avait été annoncée comme une occasion pour le groupe d’élaborer un fond commun idéologique, il était manipulatoire d’utiliser la menace de la répression gouvernementale comme moyen d’empêcher le groupe de seulement considérer quoi que ce soit d’autre qu’une philosophie explicitement non-violente.

Parce qu’il est fortement dans l’intérêt des Blancs d’éviter des soulèvements révolutionnaires dans leur voisinage, il existe une longue histoire de trahison par des pacifistes blancs qui ont condamné ou abandonné les groupes révolutionnaires à la violence d’État. Plutôt que de prendre des risques afin de protéger les membres des mouvements de libération noir, chicano et amérindien (une protection que leur situation de privilège aurait conférée de façon adéquate, parce qu’il aurait été politiquement très coûteux pour le gouvernement d’assassiner des Blancs aisés au beau milieu de toute la contestation générée par les pertes massives au Vietnam), les pacifistes consciencieux ont fermé les yeux sur la brutalisation, l’emprisonnement et l’assassinat de Black Panthers, d’activistes de l’American Indian Movement, et d’autres. Bien pire, ils ont encouragé la répression étatique et ont affirmé que les révolutionnaires la méritaient par leur engagement dans la résistance armée. (Aujourd’hui, ils affirment que la défaite ultime des mouvements de libération, que les pacifistes ont facilitée, prouve l’inefficacité des tactiques de ces mouvements.) Le pacifiste respecté qu’est David Dellinger admet que « l’un des facteurs qui amènent des révolutionnaires sérieux et des habitants découragés des ghettos urbains à conclure que la non-violence ne peut pas constituer une méthode adaptée à leurs besoins réside précisément dans la tendance des pacifistes à se ranger, dans les périodes de conflit, du côté du statu-quo. » David Gilbert conclut que « l’échec à développer la solidarité avec les luttes de libération des Noirs, des Amérindiens, des Chicanos et Mexicains, des Portoricains est l’un des différents facteurs qui ont conduit notre mouvement à s’effondrer au milieu des années 1970. » Mumia Abu-Jamal pose la question : les radicaux blancs étaient-ils « réellement prêts à s’engager dans une révolution qui n’accordait pas de valeur au fait d’être blanc ? »

Au premier abord, la non-violence semble être une position morale limpide qui n’a pas grand chose à voir avec la race. Cette conception est fondée sur le présupposé simpliste que la violence est avant tout quelque-chose que l’on choisit. Mais quels sont les gens qui, en ce monde, ont le privilège de choisir la violence, et quels sont les gens qui vivent dans des conditions violentes qu’ils le veuillent ou non ? En général, la non-violence est une pratique privilégiée, qui trouve son origine dans l’expérience des Blancs, et elle ne fait pas toujours sens pour des gens qui ne bénéficient pas des mêmes privilèges qu’eux, ou pour des Blancs qui essaient de détruire le système de privilège et d’oppression.

De nombreuses personnes de couleur ont aussi eu recours à la non-violence, qui dans certaines circonstances a constitué un moyen efficace de préserver leur sécurité face à une violente discrimination, tout en oeuvrant à des réformes limitées qui en fin de compte ne changent pas la répartition du pouvoir au sein de la société. Le recours à la non-violence par des populations de couleur a généralement été un compromis avec une structure de pouvoir blanche. Conscients que la structure de pouvoir blanche préfère que les opprimés soient non-violents, certains ont choisi d’utiliser des tactiques non-violentes pour désamorcer les risques de répression extrême, de massacres voire de génocide. Les mouvements de personnes de couleur poursuivant pacifiquement des buts révolutionnaires ont eu tendance à recourir à une forme de non-violence moins absolue, plus confrontationnelle et plus dangereuse, que la sorte de non-violence qui subsiste en Amérique du Nord de nos jours. Et même alors, la pratique de la non-violence est souvent subventionnée par des Blancs en situation de pouvoir, utilisée par des dissidents blancs ou par des agents du gouvernement pour manipuler le mouvement dans leur propre intérêt, et elle est souvent abandonnée par de larges segments de la « base » en faveur de tactiques plus dures. L’utilisation de la non-violence en vue de protéger le privilège blanc, à l’intérieur même du mouvement et plus globalement à l’échelle de la société, est toujours commune aujourd’hui.

À l’examen, la non-violence s’avère imbriquée dans des dynamiques de race et de pouvoir. La race est un élément essentiel à notre expérience d’oppression et de résistance. De longue date, une des composantes du racisme est le présupposé que les Européens, ou les colons européens sur d’autres continents, savent ce qui est le mieux pour des populations qu’ils considèrent comme « moins civilisées ». Les gens qui luttent contre le racisme doivent sans équivoque mettre fin à cette tradition et accepter qu’aucune priorité donnée au pacifisme ne peut tenir face à l’impératif que chaque communauté ait le pouvoir de déterminer sa propre forme de résistance, en se fondant sur ses propres expériences. Qui plus est, le fait que la majeure part de la violence à laquelle les populations de couleur sont confrontées à travers le monde trouve son origine dans la structure de pouvoir qui privilégie les Blancs devrait inciter ceux-ci à s’atteler avec plus de hâte à repousser les limites du niveau de militance qui est considéré comme acceptable par les communautés blanches. En d’autres termes, pour ceux d’entre nous qui sont blancs, il est de notre devoir désormais de construire notre propre culture militante de résistance, et, à rebours du rôle de professeur que les Blancs se sont historiquement auto-attribué, nous avons beaucoup à apprendre des luttes menées par les gens de couleur. Les radicaux blancs doivent éduquer politiquement les autres Blancs sur les raisons qui légitiment le recours par les populations de couleur à la rébellion violente et sur celles qui devraient nous pousser également à faire usage d’une diversité de tactiques pour nous libérer nous-mêmes, pour lutter solidairement avec tous ceux qui refusent leur rang de laquais ou d’esclave de l’élite, et pour mettre fin à ces systèmes mondiaux d’oppression et d’exploitation.

Notes du chapitre 2 :

(2) En anglais, « the Great White Father » ; c’était le nom par lequel les Amérindiens désignaient le président des États-Unis. (NDT)

(3) Dans le sud esclavagiste des États-Unis, les esclaves domestiques étaient en général mieux traités et de couleur de peau plus claire que les esclaves utilisés aux travaux agricoles. Malcolm X reprit cette distinction, désignant comme « house slaves » (« esclaves domestiques ») ou « house Negros » les Noirs qui se contentaient de vivre et travailler paisiblement parmi les Blancs (sans chercher à mettre en cause fondamentalement la discrimination envers les Noirs), par opposition aux « field slaves » ou « field Negros », ses partisans, qui défendaient le recours à la lutte armée. (NDT)

(4) De 1704 à 1865, un système de patrouilles de trois à six hommes blancs armés et à cheval tissait un réseau de surveillance et de terreur autour des esclaves noirs. Ces patrouilles pouvaient librement violenter ou tuer des esclaves, qu’ils soient échappés, rassemblés ou qu’ils n’aient rien à se reprocher au regard du Code noir. Tous les hommes blancs en âge de servir dans l’armée avaient le devoir civique de servir dans ces patrouilles, qu’ils soient ou non propriétaires d’esclaves. Le dispositif permettait également de maintenir une cohésion des Blancs par-delà les différences de classes sociales, en dressant même les plus pauvres contre les Noirs. (NDT)

(5) Les propos de Fanon sont ici retraduits en français à partir de la traduction anglaise que cite Gelderloos. (NDT)

(6) En français, « pas dans mon jardin ». L’expression anglaise ou son acronyme NIMBY sont couramment utilisés en français pour parler de luttes environnementales qui voient des citoyens s’opposer à une installation polluante en particulier. L’utilisation du terme NIMBY, en général connoté plus ou moins négativement, sous-entend que les opposants ne s’opposent qu’à ce que cette installation soit construite près de chez eux, et pas à sa construction en tant que telle ou aux logiques socio-économiques sous-jacentes. (NDT)

Traduction : « Violence ? Parfois oui… » – https://violenceparfoisoui.wordpress.com

Le livre de l’activiste anarchiste américain Peter Gelderloos « Comment la non-violence protège l’État » (2007), l’un des quelques textes « fondamentaux » de critique de la non-violence en langue anglaise :

Introduction

Chapitre 1 – La non-violence est inefficace

Chapitre 2 – La non-violence est raciste

Chapitre 4 (extrait) – La non-violence est patriarcale

* La brochure de l’écologiste et anarchiste américain William Meyers « L’idéologie de la Non-violence et ses conséquences violentes » (2000)

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