Féministes musulmanes. La révolution qui vient

Les féministes musulmanes contestent depuis des années à la fois un discours islamique qui infériorise les femmes et une pensée occidentale qui les infantilise. On s’en tient le plus souvent à une rhétorique qui débouche pourtant de plus en plus sur des stratégies et des formes d’action concrètes méconnues, dont le dernier livre de Malika Hamidi brosse un tableau passionnant.

 

 

 

Avec un titre tel que La révolution des féminismes musulmans, le ton est donné : Malika Hamidi va réaffirmer sur plus de deux cents pages non seulement que les musulmanes1 peuvent être féministes – ce qui continue d’être entendu par beaucoup comme un paradoxe choquant ou une assertion ridicule, notamment en France ; qu’il existe non pas un, mais des féminismes musulmans ; mais également que leur construction d’un contre-discours théorique et pratique en deux ou trois décennies est révolutionnaire.

Qui dit révolution dit action. L’autre apport précieux de cet ouvrage de sociologie issu de sa thèse doctorale2 est qu’il illustre le passage de l’élaboration théorique émergente dans les années 1990 à l’« agir féministe » des musulmanes de la nouvelle vague émancipatrice qui acquiert de plus en plus de visibilité grâce aux réseaux sociaux.

UN RENOUVEAU IDENTITAIRE

Être féministe et musulmane « serait si éloigné des formes d’identification des femmes musulmanes dans les sociétés européennes qu’on serait tenté de conclure à l’incompatibilité entre la religiosité musulmane et le féminisme. » Pourtant, affirme la chercheuse qui l’a expérimenté sur le terrain, « de plus en plus de militantes musulmanes se projettent et s’inscrivent dans les mouvements féministes par le biais de leur identification à l’islam ». Cette identité assumée est nécessaire, comme il est nécessaire, fondamental, de savoir d’où on parle pour pouvoir s’inscrire dans la lutte.

Et c’est encore un paradoxe qui a rendu possible, en France et en Belgique en particulier, ce mouvement identitaire : la défense, puis l’adoption du foulard « islamique », ou plus exactement la liberté revendiquée de le porter ou non, comme moyen d’affirmer son appartenance à la religion musulmane dans l’espace public, comme un droit humain – liberté d’expression, liberté religieuse, liberté tout court. Égalité même. Trente ans d’une mobilisation farouche ont produit une posture intéressante, telle que soulignée par Malika Hamidi : une redéfinition, suivie d’une autonomisation de cette identité vis-à-vis du mouvement féministe mainstream d’une part, et des mouvements islamiques d’autre part. « On a envie de vivre notre religion sans devoir faire face à la domination, dans la société comme dans la communauté musulmane », dit une jeune femme interviewée par la chercheuse. Une autre renchérit : « Notre implication de plus en plus grande dans les structures féministes en tant que musulmanes devrait faire comprendre qu’on n’a pas besoin de divorcer de notre identité religieuse pour être acceptées en tant que féministes. »

La question n’est donc plus de résoudre l’équation dépassée islam/féminisme, mais de comprendre comment s’articulent la religion et la lutte, sous quelles formes et pour quelle(s) finalité(s). À partir de l’analyse des données de terrain, la sociologue présente une typologie quasiment générationnelle — de la théologie au web 2.0 — de féministes qui met en lumière différentes approches et stratégies militantes déterminées par « [des] accommodements complexes, parfois conflictuels, notamment entre féminisme, religion et contexte postcolonial. »

LE DROIT À L’INTERPRÉTATION DES TEXTES SACRÉS

Il y a tout d’abord les pionnières, celles qui se sont emparées des sources scripturaires de l’islam pour en produire une ou des exégèses autonomes, avant tout « pour ne plus être victimes d’une pratique traditionnelle de l’islam », comme le rappelle Karima, autre jeune femme interviewée par Malika Hamidi. Ce sont les « théologiennes communautaristes ». Les débats sur les mariages forcés, la virginité, les crimes d’honneur, l’excision, l’inégalité juridique dans les divorces ou les héritages, la contestation des codes de la famille ont nécessité de réquisitionner les fondements du corpus religieux afin de dénoncer des inégalités perçues non comme des manifestations de la volonté divine, mais bien des constructions patriarcales, c’est-à-dire humaines. À ce titre, elles sont juridiquement contestables, mais à condition de détacher le message divin de l’interprétation des juristes musulmans.

S’arroger le droit à l’interprétation des textes sacrés, comme l’ont argumenté des académiciennes comme Amina Wadud (qui a préfacé l’ouvrage) ou Ziba Mir Hosseini (anthropologue iranienne spécialisée en loi islamique, genre et développement international) est une lutte révolutionnaire en soi, la mère de toutes les batailles en quelque sorte, puisqu’elle travaille à installer une parole légitime des femmes contre une interprétation exclusivement masculine pendant pas moins de quatorze siècles.

Cette réappropriation est définie comme une stratégie collective pour combattre des traditions jugées archaïques jusque dans les familles. Et c’est parce qu’elles présentent les inégalités ancrées dans la jurisprudence islamique non pas comme une manifestation de la volonté divine mais comme une construction de la part de juristes masculins que leur thèse est crédible auprès des musulmanes.

AGIR DU LOCAL AU TRANSNATIONAL… OU INVERSEMENT

Les féministes « transnationalistes »3 œuvrent pour leur part à la construction de réseaux au-delà des frontières nationales afin de faciliter l’élaboration et la diffusion d’un discours sur le genre en islam, du local au « global ». Ces réseaux transnationaux sont de plus en plus nombreux ; les premiers ont vu le jour au début des années 2000, comme le Groupe international d’étude et de réflexion sur les femmes en Islam (Gierfi) ou de Karamah. Avec une rhétorique qui se veut commune, ils enchaînent les conférences internationales, les publications académiques et organisent une présence forte sur Internet pour la diffusion la plus large possible et l’interaction solidaire des féministes musulmanes de tous les pays concernés.

Il y a des féministes musulmanes engagées dans des partis politiques. Malika Hamidi les nomme « les politiciennes ». De leur point de vue, il ne saurait y avoir de conscience islamique sans conscience sociale qui mène à l’action politique. Leur forme d’engagement est principalement locale, au contraire des précédentes. Elle consiste principalement à affirmer une présence accrue au sein des institutions politiques de leur pays pour revendiquer des droits en matière de liberté religieuse, avec la conviction que « c’est là que ça se passe », que les changements dans la situation des femmes musulmanes en milieu séculier (européen) passent par cette forme d’intégration citoyenne militante.

L’UNIVERSALISME EN QUESTION

D’autres militantes, nommées « hybrides solidaires » se sont tournées vers les valeurs « universelles » de justice et d’égalité. Leurs stratégies partent du travail de réinterprétation théologique sous une perspective féministe pour aller vers une approche entièrement laïque des droits humains. La passerelle entre les deux ? Les valeurs de l’islam en matière de justice et d’égalité, compatibles avec cet universalisme, selon elles. Et elles veulent prouver qu’« il est désormais possible de s’inscrire au sein des mouvements féministes occidentaux puisque leur combat rejoint dans le fond celui de la définition même du mouvement féministe, à savoir la lutte contre les différentes formes de subordination des femmes ». Sans surprise, elles sont les premières à se heurter à un discours féministe occidental qui se dit universaliste, mais les essentialise « afin de maintenir sa position de « suprématie idéologique » ». Comme en témoigne Assia, dont les propos sont rapportés par Malika Halmidi, « certaines [féministes occidentales] se remettent en question, mais une minorité considère encore qu’elles ont une mission civilisatrice à mener ».

Ces féministes identifient deux axes de travail : une relecture commune des concepts de laïcité et de féminisme, et surtout, un travail sur le passé colonial et le rapport à l’islam pour lutter contre les mécanismes d’exclusion dans un mouvement mondial qu’elles souhaitent inclusif.

UN FÉMINISME DÉCOLONISÉ

La pensée féministe dominante a été remise en question, dès les années 1970, notamment par des militantes africaines, hispano américaines et indiennes. Cette critique d’un discours plutôt « blanc », bourgeois et ethnocentrique a fini par atteindre l’Europe depuis dix à vingt ans. Les féminismes musulmans ont naturellement trouvé leur place dans le champ des études postcoloniales, à l’aune des débats autour des affaires du foulard islamique. Un questionnement sur la construction de l’Autre (colonisée, racisée) par l’Occident et les rapports de domination dans les rapports de sexe, classe et race a fini par émerger.

La prise de conscience par les féministes « non blanches » en général du conditionnement postcolonial et des rapports de subordination au cœur des sociétés dans lesquelles elles vivent a également popularisé le concept d’intersectionnalité. Il désigne la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de domination ou de discrimination dans une société. Bien évidemment les femmes sont ici en première ligne.

Certaines féministes musulmanes réclament une « praxis intersectionnelle ». Elles veulent dépasser « l’unique dimension académique dont certaines théoriciennes font l’apologie dans les cercles universitaires au détriment de l’action politique ». Cela suppose la construction de solidarités assumées entre femmes d’horizons différents, entre musulmanes et non musulmanes, avec une éthique qui les place toutes « à l’abri des stéréotypes et des écueils hiérarchiques ».

FRANÇOISE FEUGAS

Diplômée en littérature comparée et en sciences de l’information et de la documentation, journaliste

SOURCE

La révolution des féminismes musulman : élaboration théorique et agir féministe

Malika Hamidi, Edition Peter Lang AG International Academic Publishers, avril 2023.

Cet ouvrage, issu de la thèse doctorale de Malika Hamidi, s’inscrit dans le prolongement de son premier livre Un féminisme musulman, et pourquoi pas ? paru aux Editions de l’Aube en 2017 et réédité en 2020.

Dans La révolution des féminismes musulman, Malika Hamdi revient sur le passage de « L’élaboration théorique à l’agir féministe » des femmes musulmanes engagées dans cette révolution silencieuse qui émerge au début des années 90. Alors qu’un intérêt croissant se manifeste autour de la politisation du corps des femmes musulmanes dans l’espace public en Occident comme dans les mondes musulmans : un nouveau profil de femmes à la fois féministes et musulmanes émerge avec audace. Elles contestent à la fois un discours islamique exacerbé à l’endroit des femmes, tout en défiant la normativité d’une pensée féministe occidentale dominante qui les infantilise.

Tout comme le mouvement « Black feminism » des années 70 aux Etats-Unis, les féministes musulmanes sont engagées dans la construction d’un « Contre-discours » théorique et pratique qui contribue à la révolution des féminismes musulmans, tout en amorçant un virage sans précédent vers une diversité inclusive !

L’ouvrage est préfacé par la Professeure Amina Wadud.

Résumé

Ces dernières années, un intérêt croissant se manifeste de manière récurrente autour d’un thème incontestablement politique en Occident comme dans le monde musulman : la politisation du corps des femmes musulmanes dans l’espace public, véritable champ de bataille en temps de crises, et notamment dans le contexte actuel marqué par la prééminence du fait ethnique et religieux.
C’est dans ce contexte que l’on voit émerger un nouveau profil de femmes à la fois féministes et musulmanes, dont la «rhétorique» peut paraître déroutante, voire inquiétante, mais qui est pourtant inclusive. Elles vont à la fois contester un discours islamique exacerbé à l’endroit des femmes tout en défiant la normativité d’une pensée féministe occidentale dominante qui les infantilise.
Cet ouvrage illustre le passage de « l’élaboration théorique à l’agir féministe » des femmes musulmanes engagées dans cette révolution silencieuse qui émerge au début des années 90. En effet, dans ce contexte d’affirmation des féminismes musulmans en Occident, elles se réapproprient des outils conceptuels en étude de genre, comme l’approche intersectionnelle à l’aune des théories postcoloniales, qui permettent de poser la « question politique » des rapports de domination.
Tout comme le mouvement «Black feminism» des années 70 aux Etats-Unis, les féministes musulmanes sont engagées dans la construction d’un «Contre-discours» théorique et pratique qui contribue à la révolution des féminismes musulmans, tout en amorçant un virage sans précédent vers une diversité inclusive.

Extrait

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • PARTIE I – LES FÉMINISTES MUSULMANES EN CONTEXTE POSTCOLONIAL : UN « CONTRE PUBLIC SUBALTERNE » EN DEVENIR
  • Chapitre 1 – De la construction identitaire par l’intermédiaire de la religiosité à l’émergence d’une identité féministe musulmane
  • 1. Redéfinir une identité à partir de deux systèmes de valeurs
  • Chapitre 2 – Présentation de la démarche et du terrain
  • 1. Méthodologie qualitative
  • 1.1 Cadrage et délimitation du terrain
  • 1.2 Processus et constitution de l’échantillon
  • 2. Construction du panel
  • 3. Notre posture réflexive par rapport au terrain étudié
  • Chapitre 3 – Réflexivité et agentivité des féministes musulmanes : une analyse à partir d’idéaux types: catégoriser sans essentialiser
  • 1. Le modèle idéal type « féministe musulmane théologienne communautariste »
  • 1.1 Émergence d’un « nouveau visage militant » éduqué et revendicatif
  • 1.2 De la réappropriation féminine des textes à la naissance d’un nouveau discours sur le genre
  • 2. Le modèle idéal-type « féministe musulmane transnationaliste »
  • 3. Le modèle idéal-type « féministe musulmane hybride solidaire »
  • 3.1 Vers une solidarité féministe hybride
  • 4. Le modèle idéal-type « féministe musulmane politicienne »
  • Chapitre 4 – Les musulmanes à l’épreuve du féminisme de la troisième vague : rupture ou continuité
  • 1. Les féministes musulmanes: un « contre-public subalterne » ?
  • 1.1 Qui parle pour qui ?
  • 2. Un « contre-public subalterne » ?
  • 3. « Muslim feminism revolution » ?
  • 3.1 Prémices d’un mouvement protéiforme en Europe francophone ?
  • 4. Enjeux et défis
  • PARTIE II – FÉMINISME ET ISLAM: DU RAPPORT CONFLICTUEL À LA COMPATIBILITE CONCEPTUELLE
  • Chapitre 1 – Genèse d’un mouvement controversé
  • 1. Panorama de la pensée féministe islamique
  • Chapitre 2 – « Islam et féminisme : Une appropriation mutuelle ? »
  • 1. Le face à face des préjugés
  • 1.1 Des mythes coloniaux aux stéréotypes de la femme musulmane
  • 1.2 Le modèle de libération occidental en question
  • Chapitre 3 – De l’émergence d’un mouvement de pensée féministe islamique en Occident
  • 1. Amina Wadud
  • 2. Ziba Mir Hosseini
  • PARTIE III – LES FÉMINISMES MUSULMANS EN CONTEXTE OCCIDENTAL : DÉCOLONISATION ET INTERSECTIONNALITÉ
  • Chapitre 1 – Pour une décolonisation des savoirs et des pratiques: réflexion autour du post-colonialisme
  • 1. Source de la critique postcoloniale
  • 2. Le féminisme postcolonial
  • Chapitre 2 – Pour une critique radicale du féminisme historique: réflexion sur la notion d’intersectionnalité
  • 1. L’intersectionnalité comme paradigme de recherche dans les études du genre
  • 2. L’intersectionnalité: un concept en question
  • Chapitre 3 – Postcolonie et intersectionnalité: apport pour un féminisme inclusif
  • 1. Pour un féminisme anticolonial, antiraciste et anticapitaliste
  • Chapitre 4 – Les mouvements féministes à l’épreuve du foulard islamique: subversion et contre-pouvoir
  • 1. Le foulard islamique: le débat qui divise
  • 2. Le mouvement féministe revisité
  • PARTIE IV – FÉMINISTES ET MUSULMANES EN CONTEXTE MUSULMAN : LE CAS IRANIEN
  • Chapitre 1 – La résistance féminine en Iran : de la citoyenneté civile et politique à l’émergence d’un féminisme islamique
  • 1. Des origines du féminisme au début du XXe siècle en Iran
  • 2. La résistance féminine dans la société iranienne contemporaine
  • 3. Citoyenneté politique et civile sous le chah
  • 3.1 Les femmes iraniennes: de la révolution islamique au mouvement de réforme
  • 4. Le mouvement des femmes: de la réforme à Ahmadinejad
  • Chapitre 2 – Nouvelles formes de résistance au féminin: identité islamique et interprétation des textes
  • 1. L’influence de la pensée d’Abdol Karim Soroush dans le mouvement féministe islamique iranien
  • 2. L’influence de l’exégèse du Coran d’Azam Taleqani dans la pensée féministe musulmane
  • 3. Monir Gorgi, une théologienne influente spécialisée dans la relecture du Coran
  • Chapitre 3 – Identités et interprétations: aperçu d’une catégorisation du féminisme en Iran
  • Chapitre 4 – Des divergences idéologiques à la solidarité féministe
  • PARTIE V – À L’AUBE D’UNE ÈRE NOUVELLE : ÉMERGENCE D’UN FÉMINISME MUSULMAN MONDIALISÉ
  • Chapitre 1 – Entre féminisme et pratique transnationale: le cas du réseau Femmes sous lois musulmanes
  • 1. Principes et objectifs
  • 2. Solidarité et alerte
  • 3. Établissement du réseau et services d’informations
  • 4. Publications et médias
  • 5. Les projets collectifs
  • Chapitre 2 – « Pour nous-mêmes, des femmes lisent le Coran » ou comment revendiquer le droit d’interpréter les textes sacrés ?
  • Chapitre 3 – De « l’activisme académique » aux stratégies transnationales : émergence d’une sphère publique féministe musulmane
  • Chapitre 4 – De « l’activisme textuel » au militantisme féministe transnational
  • 1. Transnationalisme, islam et droit musulman: Azizah Al Hibri et Karamah
  • 1.1 À l’origine de Karamah, un verset du Coran…
  • 1.2 La pensée d’Azizah Al Hibri: un pont entre la recherche et l’action
  • 1.3 Les programmes
  • 1.4 Le programme d’été: loi et leadership
  • 2. Transnationalisme, Islam et herméneutique féministe: Amina Wadud et Sisters in Islam (SIS)
  • 2.1 Amina Wadud: une pensée en mouvement
  • 2.2 Du local au global
  • 3. Transnationalisme, lois sur la famille musulmane et droits de l’homme: Ziba Mir Hosseini et Musawah Movement
  • 3.1 Un mouvement global pour l’égalité et la justice au sein de la famille musulmane
  • 3.2 Ziba Mir Hosseini: du droit musulman de la famille aux droits humains
  • 3.3 Musawah et la Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard de la femme (CEDAW)
  • Conclusion
  • Titres de la collection

 

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INTRODUCTION:

Aujourd’hui, la question des droits des femmes se trouve à l’évidence au cœur des débats de société dans le monde majoritairement musulman comme en Occident. À ce titre, les femmes musulmanes se mobilisent afin de revendiquer le droit à la liberté d’expression et à une participation active dans la vie active ; ce qui ouvre la réflexion sur leurs conditions d’existence.

Il faut reconnaître que l’écart entre l’enseignement éthique et moral contenu dans le Coran et son application concrète par les musulmans dans leur quotidien a toujours engendré une certaine tension. Cette tension s’est naturellement renforcée avec le temps et avec les changements sociaux, économiques et politiques importants, qui continuent à bouleverser les sociétés majoritairement musulmanes.

Ainsi, des groupes de recherche se réapproprient les idéaux féministes dans les sociétés musulmanes comme en Occident, afin de revivifier la mémoire de leurs modèles au sein de la tradition musulmane.

Ces organisations de femmes sont variées : elles prônent principalement une relecture « progressiste » des sources scripturaires et revendiquent des réformes dans le cadre de l’islam, tout en luttant contre toutes formes de discriminations en Occident au sein de la société civile.

Selon elles, la pensée féministe, en tant qu’outil théorique et politique, dont l’objectif est de « libérer les femmes », représente le mouvement au sein duquel elles pourront s’affirmer comme étant des individus capables de contrôler leur propre corps ainsi que toutes les dimensions de leur vie.

Ces intellectuelles engagées ont longtemps été marginalisées et isolées. Aujourd’hui, grâce aux réseaux sociaux, elles deviennent les forces motrices d’un mouvement de pensée et d’action au service des militantes des droits des femmes, qui recherchent inlassablement ces connaissances. D’une part, elles dénoncent l’instrumentalisation du religieux par les mouvements qui ont une lecture littérale des sources scripturaires à l’endroit de la question des droits des femmes en vue de maintenir les privilèges patriarcaux. D’autre part, elles questionnent l’instrumentalisation de la question des femmes en Islam dans un ←23 | 24→contexte chargé négativement à l’endroit de l’islam et à des fins racistes et islamophobes.

Depuis le début des années 200, elles représentent un courant fédérateur et construisent une réelle alternative aux idées stéréotypées qui minent et enferment trop souvent les esprits dans une conception de la femme musulmane dégradante et discriminatoire. Les théologiennes, en quête d’un islam puisé dans son essence même, essaient actuellement de promouvoir cette « théologie de la libération dans l’Islam » en faisant revivre de nouvelles méthodologies d’approche et de réinterprétation des sources scripturaires dans une perspective féministe.

Ces « nouvelles voix féministes » proviennent d’intellectuelles musulmanes engagées et ont en commun le fait de réquisitionner le droit à la réinterprétation du corpus religieux avec le souci constant de diffuser cette pensée critique sur le terrain dans le monde globalisé de l’après 11 septembre.

À travers elles, une nouvelle contestation islamique et féministe émerge. Nous observons une dynamique d’identification face à cette élite intellectuelle féministe musulmane engagée en Occident, à la recherche de processus de formations, d’informations et d’échanges d’expériences sur le plan religieux et politique.

Cet « empowerment » qui puise sa lutte au cœur du féminisme, de l’herméneutique et des droits humains, permet aux femmes musulmanes du monde entier une plus grande visibilité dans la société civile, et permet également de saisir les changements en cours dans la construction des féminismes musulmans.

En effet, ces deux dernières décennies, la question du genre en Islam s’est transformée en un véritable mouvement de pensées et d’actions féministes transnational : c’est à partir d’une double stratégie, en se réappropriant le référentiel religieux et les théories féministes, et par le biais d’un militantisme transnational, que les féministes musulmanes défendent la légitimité de leur posture et renforcent le lien entre le féminisme et l’Islam sur le plan théorique et pratique. Quinze années après l’élaboration théorique de cette pensée critique, le féminisme musulman s’est transformé en de véritables mouvements féministes musulmans mondialisés.

En premier lieu, et à partir de données empiriques originales, la première partie s’attardera sur la manière dont ces féministes musulmanes apprivoisent leur rapport au féminisme par le biais d’une identification à ←24 | 25→l’islam en Europe francophone, ce qui nous amènera à aborder la question des contours et du processus d’affirmation identitaire hybride par le religieux, et plus particulièrement l’émergence d’une identité féministe musulmane comme stratégie d’émancipation. Ensuite, nous présenterons une typologie de modèles de féministe repérée chez ces femmes entre les « modes de croire »1 et les modes de mobilisations féministes, qui mettent en évidence une hétérogénéité manifeste dans les manières de combiner islamité et rapport au féminisme en tant que concept et mouvement. Ces idéaux types ont été construits à partir des perceptions, des discours critiques, des postures, mais aussi des mobilisations en actes et en dires. Ils sont au nombre de quatre : les féministes musulmanes théologiennes communautaristes, les féministes musulmanes transnationalistes, les féministes musulmanes hybrides solidaristes et les féministes musulmanes politiciennes. Nous reviendrons aussi sur ce que nous identifions comme une troisième vague du féminisme qui semble voir le jour, et qui se caractérise notamment par l’enjeu autour des questions liées aux oppressions simultanées, liées au sexisme et au racisme. Nous verrons enfin comment les militantes musulmanes interrogées sont véritablement en train de se positionner comme de nouvelles actrices politiques et religieuses, dont les mobilisations sont en passe de devenir un véritable mouvement de pensée et d’action féministe musulman en Europe francophone.

Dans une seconde partie, il s’agira tout d’abord, de retracer la genèse de ce mouvement qui se situe sur deux plans, l’élaboration de la pensée, dont l’inspiration est ancrée à la croisée de la religion et du féminisme pour revenir enfin sur le rapport conflictuel pouvant exister entre les deux concepts. Cette partie s’attachera à identifier et répertorier deux actrices qui ont développé cette « pensée innovante » diffusée massivement depuis lors. En effet, la nouveauté de cette fin de XXe siècle est la promotion et la diffusion d’un discours sur le genre en islam produit par des femmes qui se posent comme sujets de leur histoire et comme intellectuelles et qui s’adressent à l’ensemble des femmes, afin de questionner le rapport aux sources scripturaires. Elles élaborent ce que nous définissons comme une herméneutique féministe en islam, doublée d’une analyse « genrée » de la jurisprudence islamique, pour produire une interprétation des ←25 | 26→textes offrant d’autres solutions que celles proposées par le discours traditionaliste sur la question des femmes en islam.

Dans un troisième temps, nous présenterons une analyse de la reconfiguration épistémologique du champ féministe à laquelle nous assistons en Europe francophone, par la présence controversée des féministes musulmanes dans le mouvement féministe majoritaire. À ce titre, l’approche intersectionnelle et postcoloniale qui sera présentée dans cette partie propose des perspectives innovantes en termes d’analyse de l’entrecroisement des différentes formes de discriminations que vivent les féministes musulmanes interrogées, tout en repensant les fondements dans lesquels le féminisme doit être revisité par rapport aux nouvelles formes de féminisme à l’œuvre aujourd’hui, dont l’idée des féminismes musulmans.

Le cas iranien, considéré comme le « berceau du féminisme musulman », dont les dernières années ont été marquées par des mutations profondes au sein du mouvement féministe, sera exposé dans cette quatrième partie. Dans cette théocratie, une des questions les plus sensibles et controversées reste celle de la condition des femmes dans la société et de l’égalité des droits. Cette conscientisation sociale, politique et religieuse a donné naissance à l’émergence d’un véritable discours féministe musulman à la fois inédit, singulier et paradoxal.

Enfin, nous terminerons sur une partie consacrée à l’émergence d’un « féminisme islamique mondialisé » en ce XXIe siècle (Margot Badran), et qui est le fruit du développement des nouvelles techniques de communication et d’information. Nous nous intéresserons particulièrement aux efforts déployés par des féministes musulmanes, qui sont de plus en plus liées les unes aux autres grâce au réseautage international, et qui ont contribué à l’émergence de ce que nous identifions comme une « sphère publique féministe musulmane transnationale ».

 

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Chapitre 1 –

De la construction identitaire par l’intermédiaire de la religiosité à l’émergence d’une identité féministe musulmane

Des mutations liées au statut et au rôle des femmes s’amorcent parmi les femmes européennes de confession musulmane ; parallèlement à cela, l’appartenance à l’Islam agit comme un des paramètres majeurs dans la construction de l’identité.

En contexte sécularisé comme en France ou en Belgique, il est intéressant d’analyser la construction identitaire des femmes musulmanes: dans ce domaine, les recherches sociologiques dans l’espace francophone visant à mettre en lumière ce processus dans les sociétés occidentales sont plutôt récentes et de plus en plus fouillées. Après 2010, quelques chercheuses commencent à s’intéresser à ce nouveau « modèle féminin éduqué et revendicatif », qui doit être étudié en terme d’identité et d’un point de vue sociologique4.

Résumé des informations

Pages
268
Année
2023
ISBN (PDF)
9782875746115
ISBN (ePUB)
9782875746122
ISBN (Broché)
9782875744074
DOI
10.3726/b20369
Langue
Français
Published
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2023. 268 p., 1 ill. n/b, 1 tabl.

Notes biographiques

Malika HAMIDI (Auteur)

Malika HAMIDI est docteure en sociologie et spécialiste des féminismes musulmans en Europe. Elle est actuellement chercheuse postdoctorale à l’Université Saint Louis et suppléante associée à l’Université Libre de Bruxelles. Enfin, elle est chercheuse associée au L.A.S.P.A.D de l’Université Gaston Berger de Saint – Louis du Sénégal.

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