Nous avons le plaisir de publier en exclusivité un extrait du livre «Planter du blanc » de Saïd Bouamama
Au nom de quoi la France possède-t-elle toujours, en 2019, et en violant ostensiblement certaines résolutions de l’ONU, des territoires en Amérique latine, au large de Madagascar et en plein Océan pacifique ? Comment s’y prennent nos gouvernements pour endiguer, le plus discrètement possible, les velléités indépendantistes des populations ultra-marines ? Pourquoi huit pays africains utilisent-ils encore une monnaie portant le nom de l’ancien occupant, le franc CFA ? En quoi la philosophie des Lumières peut-elle s’avérer le corolaire, et non le remède, de discriminations raciales ? Dans « Planter du Blanc ». Chroniques du (néo)colonialisme français (Syllepse, 2019), un livre incroyablement documenté sur le plan historique et factuel, le sociologue Saïd Bouamama apporte des réponses édifiantes.
Ce livre a de nombreuses vertus. D’abord, pour paraphraser Aimé Césaire, il montre que le colonialisme français n’est pas mort. Il excelle à se renouveler pour mieux se maintenir ; par exemple en substituant un racisme culturel à un racisme biologique, ou en accordant aux anciennes colonies une indépendance corsetée et une souveraineté mutilée. Par ailleurs, cet ouvrage ambitieux s’intéresse à la manière dont le néocolonialisme français se déploie dans trois espaces différents : les anciennes colonies africaines ; les départements et régions d’outre-mer ; le territoire métropolitain et ses quartiers populaires. Chaque espace a ses particularités mais il existe aussi des logiques transversales, qui font le propre de la domination coloniale. Saïd Bouamama met en évidence ces invariants : traitement d’exception, hiérarchies raciales, extraversion de l’économie au service des besoins de l’économie française, expropriation terrienne.
En puisant dans la pensée marxiste, mon invité montre combien l’entreprise coloniale est indissociable de l’histoire du capitalisme. L’accumulation primitive de richesses par la bourgeoisie européenne fût rendue possible par la conquête des Amériques, l’extermination de ses populations, le pillage de ses ressources et la traite négrière. Deux siècles plus tard, la colonisation de l’Afrique et de l’Asie permit la révolution industrielle en apportant à l’Europe les nouveaux espaces dont elle avait besoin. Enfin, malgré la vague de décolonisations consécutive à la Seconde Guerre mondiale, les pays industrialisés anciennement coloniaux maintiennent leur domination sur le reste du monde grâce à la structure inégalitaire du marché mondial. Au cours de l’émission, Saïd Bouamama revient en détails sur cette histoire, avec une grande clarté didactique, et le souci de donner à son auditoire des clés pour poursuivre la décolonisation de nos institutions, de nos pratiques, ainsi que de nos imaginaires.
Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse.
Introduction
« Je le répète : le colonialisme n’est point mort. Il excelle pour se survivre, à renouveler ses formes ; après les temps brutaux de la politique de domination, on a vu les temps plus hypocrites, mais non moins néfastes, de la politique dite d’Association ou d’Union. Maintenant, nous assistons à la politique dite d’intégration, celle qui se donne pour but la constitution de l’Eurafrique. Mais de quelque masque que s’affuble le colonialisme, il reste nocif. Pour ne parler que de sa dernière trouvaille, l’Eurafrique, il est clair que ce serait la substitution au vieux colonialisme national d’un nouveau colonialisme plus virulent encore, un colonialisme international, dont le soldat allemand serait le gendarme vigilant », Aimé Césaire[1].
Le référendum de novembre 2018 en Kanaky est venu rappeler que le colonialisme français était encore une réalité vivante. Le résultat, qui reflète l’état d’un rapport de forces à un moment donné, souligne que pour la grande majorité des Kanak, leur pays reste une colonie qu’il convient de libérer par l’horizon d’une indépendance nationale. Si dans d’autres colonies françaises, euphémiquement appelées DROM (départements et régions d’outre-mer) et TOM (territoires d’outre-mer), une telle majorité n’existe pas encore, un simple regard sur les économies permet de conclure au maintien du rapport colonial entre l’Hexagone et cet Outre-mer. De la même façon, les manifestations publiques contre la monnaie coloniale qu’est le franc CFA dans une dizaine de pays africains en 2018 mettent en exergue que derrière le discours de la « coopération » se cache une autre forme de la dépendance, le néocolonialisme. En dépit des professions de foi de chaque nouveau Président de la République française sur la fin de la Françafrique, les pancartes et slogans des manifestants indiquent une nouvelle prise de conscience anticolonialiste. Colonialisme et néocolonialisme ne sont, selon nous, que deux formes historiquement datées de la mise en dépendance. Ils s’inscrivent dans une histoire dans laquelle la première forme a été majoritaire pendant toute une période, avant de céder ce caractère majoritaire à la seconde sous les coups de boutoir des luttes populaires et des rapports de force mondiaux. La série d’articles qui compose cet ouvrage tente de synthétiser pour chaque colonie française les raisons et mécanismes de cette mise en dépendance d’une part, et de résumer les outils et processus du néocolonialisme français en Afrique d’autre part. Comme le souligne Césaire dans la citation qui ouvre ce texte, il est essentiel de saisir les invariants de la mise en dépendance au-delà de la mutation de ses formes.
Le premier âge du Colonialisme comme « âge préhistorique du capitalisme »
Avec le débarquement le 12 octobre 1492 d’une centaine de soldats dirigés par Christophe Colomb sur l’île de Guanahani (l’actuelle San Salvador) l’histoire mondiale entre dans une nouvelle ère, incomparable à toutes celles qui l’ont précédée. Certes, l’histoire humaine avait connu précédemment des empires, des conquêtes et des asservissements. Bien sûr, des « colonies » avaient déjà existé avec des mises en dépendance plus ou moins importantes de périphéries vis-à-vis d’un centre. Bien entendu, des peuplements par la force avaient déjà eu lieu et produit leurs lots d’expropriation des peuples indigènes. Toutefois, désormais ce sont toutes les parties du monde qui sont mises en contact par le biais d’une Europe où un nouveau mode de production économique, le capitalisme, tente d’émerger, sans y parvenir par manque de capitaux.
Le manque sera, en grande partie, comblé par le pillage des ressources, et en particulier de l’or, des civilisations injustement appelées « indiennes » par une histoire encore largement eurocentrée. Ce que Karl Marx évoque sous le nom d’« accumulation primitive », repose en effet, selon lui, sur deux piliers : l’expropriation de la paysannerie européenne et le pillage des civilisations des Amériques (mais aussi du Bengale). C’est donc dans une Europe encore caractérisée par une économie précapitaliste que se déploie l’accumulation primitive dont le colonialisme sera une des facettes essentielles. « La production capitaliste présuppose la préexistence de masses considérables de capitaux et de forces ouvrières déjà accumulées entre les mains des producteurs marchands[2] », souligne Marx. André Gunder Franck résume pour sa part comme suit la « contribution » des peuples colonisés à cette « accumulation primitive » encore appelée par Marx « âge préhistorique du capitalisme » :
Les « sept années utiles » d’une vie d’esclave dans les diverses parties du Nouveau Monde, la chute brutale du chiffre de la population indienne (de 25 000 000 à 1 500 000), la décimation totale de la population indigène des Antilles en un demi-siècle, les ravages de la famine au Bengale à la suite du pillage du pays par les Britanniques et les baisses non moins massives dans la reproduction des populations après leur incorporation dans le procès d’accumulation du capital, témoignent partout de la surexploitation, caractéristique des rapports de production au sein de ces formations sociales lors du procès d’accumulation à son étape préindustrielle[3].
Sur un plan quantitatif, quelques travaux se sont attachés à évaluer cette « contribution » du continent nouvellement colonisé à la réunion des conditions de possibilité de la révolution industrielle en Europe. Étudiant l’histoire des prix dans l’Espagne médiévale, l’historien et économiste états-unien Earl J. Hamilton souligne par exemple qu’entre 1503 et 1660 se sont 185 000 kg d’or et 16 millions de kg d’argent qui arrivent dans la seule ville de Séville[4]. « Comme le feraient les singes, ils soulèvent l’or, ils s’assoient avec des gestes qui manifestent leur jubilation […]. Tout leur corps se dilate à cette idée. Ils montrent à cet égard un appétit furieux. Ils convoitent l’or comme des porcs affamés[5] », témoigne un indigène nahuatl cité dans l’ouvrage désormais classique d’Eduardo Galeano, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine. Ces ressources irriguèrent l’ensemble des fortunes bancaires européennes par un processus que Galeano restitue comme suit :
Les métaux arrachés aux nouveaux territoires coloniaux stimulèrent le développement économique européen et même, peut-on dire, le rendirent possible. […] Les Espagnols possédaient la vache, mais d’autres buvaient son lait. Les créanciers du royaume, en majorité étrangers, vidaient systématiquement les coffres de la Casa de Contratación de Séville, destinée à garder enfermé à double tour et sous double surveillance le trésor provenant d’Amérique. La Couronne était hypothéquée. Elle cédait à titre d’avance presque toutes les cargaisons d’argent aux banquiers allemands, génois, flamands et espagnols[6].
Les massacres de la conquête, la mise en esclavage et les épidémies (rougeole, variole, grippe, maladies vénériennes, etc.) amenées par les Européens conduisent à un véritable génocide[7]. Très vite le besoin de main-d’œuvre débouche sur le crime contre l’humanité qu’est la traite négrière. L’apport de cette dernière à l’« accumulation primitive » a admirablement été restitué par Eric Williams dans son livre Capitalisme et esclavage[8]. Il y décrit le rôle de la traite des Noirs dans le financement de la révolution industrielle par son effet multiplicateur dans la constitution du capital bancaire et industriel. Il illustre et estime quantitativement ce que Marx avait déjà résumé de la façon suivante :
La découverte des contrées aurifères et argentifères de l’Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d’accumulation primitive qui signalent l’ère capitaliste à son aurore[9].
Concernant la France, la traduction coloniale de cette ère de l’accumulation primitive prend la forme de ce qui est appelé « premier espace colonial français » ou « vieilles colonies ». Tous les territoires encore aujourd’hui colonisés par la République française appartiennent à cet espace. Toutes les caractéristiques décrites plus haut se retrouvent dans l’histoire de ces nations : génocide des peuples indigènes, pillage rendant possible l’accumulation primitive et réunissant les conditions de l’industrialisation de l’Hexagone, traite négrière, etc. Ce premier âge colonial appelle, bien sûr, une idéologie de légitimation qui se formalisera dans le racisme biologique qui commence ainsi son histoire pluriséculaire. Les « confettis de l’empire[10] » qui constituent les DROM et TOM aujourd’hui restent profondément marqués par l’ensemble des caractéristiques du rapport colonial : expropriation terrienne, extraversion de l’économie en fonction des besoins de l’économie française, traitement d’exception et hiérarchies raciales, etc.
Le deuxième âge du colonialisme et la révolution industrielle
Dans son « Discours sur le colonialisme », Césaire rappelle deux caractéristiques intriquées du capitalisme déjà évoquées auparavant par Marx ou Lénine : son caractère concurrentiel et sa tendance à l’expansion dans de nouvelles aires géographiques, c’est-à-dire sa tendance à la mondialisation. Le capitalisme ne peut fonctionner qu’en s’étendant :
Qu’est-ce en son principe que la colonisation ? […] d’admettre une fois pour toutes, sans volonté de broncher aux conséquences, que le geste décisif est ici de l’aventurier et du pirate, du chercheur d’or et du marchand, de l’appétit et de la force, avec, derrière, l’ombre portée, maléfique, d’une forme de civilisation qui, à un moment de son histoire, se constate obligée, de façon interne, d’étendre à l’échelle mondiale la concurrence de ses économies antagonistes[11].
Arrivé à maturité, le capitalisme tenaillé par la concurrence entre les différentes puissances industrielles a besoin de nouveaux espaces pour assurer sa reproduction élargie. La colonisation des continents africain et asiatique fournira ces nouveaux espaces. Si la destruction des civilisations indigènes américaines et l’esclavage créent les conditions de l’accumulation primitive, la colonisation de l’Afrique et de l’Asie permettent la révolution industrielle européenne. La colonisation peut ainsi se décrire également comme l’exportation et la généralisation des rapports marchands et capitalistes à des aires jusque-là caractérisées par une économie communautaire.
Le rapport social caractéristique de ce nouvel âge n’est plus l’esclavage. Celui-ci est rendu obsolète sous les coups de boutoir des révoltes d’esclaves et des progrès technologiques. Un changement de forme du rapport de dépendance est à l’ordre du jour. L’indigénat sera la nouvelle version de ce rapport social au service de la reproduction de la dépendance qui garde, elle, les caractéristiques essentielles de la phase antérieure (colonisation des Amériques et son corollaire en termes de rapport social, l’esclavage) : expropriation terrienne, extraversion économique et traitement d’exception.
De même que les résistances indigènes puis des esclaves n’ont jamais cessé, les résistances à la conquête puis à la mise en dépendance caractérisent l’ensemble de l’ère coloniale. Si les formes varient en fonction des rapports de force, le refus de la dépendance ne cesse jamais et prend des formes multiples. Ces résistances constituent un des facteurs essentiels qui contraindront le rapport de dépendance à muter une nouvelle fois après la Seconde Guerre mondiale et le changement du rapport de forces qu’elle signifie. Après avoir tenté de réinstaurer tel quel le modèle d’avant-guerre, les puissances coloniales sont contraintes de s’adapter en prétendant réformer le rapport colonial pour le rendre plus acceptable. La première conséquence en sera une mutation des formes du racisme qui passe d’un argumentaire biologique à un argumentaire culturaliste. Frantz Fanon résume comme suit cette mutation :
Ce racisme qui se veut rationnel, individuel, déterminé génotypique et phénotypique se transforme en racisme culturel. L’objet du racisme n’est plus l’homme particulier mais une certaine forme d’exister. […] Le souvenir du nazisme, la commune misère d’hommes différents, le commun asservissement de groupes sociaux importants, l’apparition de « colonies européennes » c’est-à-dire l’institution d’un régime colonial en pleine terre d’Europe, […] tout cela a modifié profondément l’aspect du problème[12].
La seconde conséquence est politique et se traduit, s’agissant du colonialisme français, par une série de transformations : abolition du Code de l’indigénat en 1946, instauration de la loi-cadre et de l’Union française en 1956 instaurant une « autonomie » et mise en place de la Communauté française en 1958 reconnaissant aux différentes colonies un statut d’État, sans cependant disposer des pouvoirs liés à plusieurs ministères régaliens. Tout ceci, selon Fanon, ressortissait à une tentative de laisser entrevoir une indépendance possible sans remise en cause du pacte colonial, c’est-à-dire des rapports de dépendance économiques. Dénonçant la communauté française promue par de Gaulle, il posait la question suivante : « Comment la France espère-t-elle concilier à la fois le maintien du pacte colonial et l’existence nationale des États africains[13] ? »
Ces mutations rapides interviennent par crainte d’une radicalisation des contestations anticoloniales qui en Algérie et au Cameroun ont déjà pris la forme d’une lutte armée. Le temps d’une nouvelle mue des formes des rapports de dépendance est arrivé à maturité. Le colonialisme cède le pas au néocolonialisme par le biais d’indépendances fortement corsetées par des « accords » économiques, culturels et militaires. Songeons à nouveau à Frantz Fanon qui, au moment de l’assassinat de Lumumba, déclarait à propos des mutations du colonialisme : « Notre tort à nous, Africains, est d’avoir oublié que l’ennemi ne recule jamais sincèrement. Il ne comprend jamais. Il capitule, mais ne se convertit pas[14]. »
Le troisième âge du capitalisme et l’échange inégal imposé
Les anciennes colonies françaises d’Afrique accèdent à l’indépendance mais sont confrontées à plusieurs obstacles entravant leur souveraineté. Le premier, qu’ils partagent avec les États issus de tous les autres empires coloniaux, est celui de la structure du marché mondial dans lequel sont insérées leurs économies. Quelques années plus tard, en 1969, l’économiste Emmanuel Arghiri forgera la notion d’« échange inégal[15] ». Les échanges internationaux sont, selon cette approche, fondamentalement inégaux du fait que les pays industrialisés imposent une division internationale du travail, spécialisant les pays dits « sous-développés » dans certaines productions et se réservant les productions nécessitant une technologie plus avancée. Le décalage dans l’industrialisation hérité de l’histoire coloniale produit et reproduit ainsi la dépendance en permanence par le simple jeu de la fixation des prix internationaux, poussant à un écart croissant entre les prix des produits issus des pays industrialisés et ceux des pays dits « sous-développés ». Un autre économiste, Samir Amin, forgera un peu plus tard les concepts de « centre », fixant les règles du jeu, et de « périphérie », dont les richesses sont par l’échange inégal drainées vers le centre[16]. Seules une revalorisation importante des prix des matières premières, une politique d’industrialisation et un développement autocentré peuvent dès lors permettre une sortie de la dépendance structurelle. Le « développement », se concentrant sur des activités d’exportation (agricoles, minières ou en hydrocarbures) sans transformation dans lesquelles s’investissent les capitaux du centre, devient ainsi un « développement du sous-développement » selon l’expression d’Amin.
Pour les anciennes colonies françaises, les conditions imposées pour les indépendances s’ajoutent à cette dépendance structurelle vis-à-vis du marché mondial. Ces conditions orientent les économies héritées de la colonisation vers une dépendance, non pas à l’égard du marché mondial seul, mais aussi et d’abord vis-à-vis de l’économie française. Tous les leviers de mise en dépendance ont été prévus et mis en œuvre (économiques, monétaires, culturels, militaires, etc.) pour faire système. La première étape de mise en œuvre du système fut l’organisation systématique de la balkanisation au moment des indépendances. Dès la loi-cadre de 1956, l’« autonomie » proposée concerne chacun des États et non les ensembles régionaux que constituaient depuis longtemps l’Afrique occidentale française (AOF) et l’Afrique équatoriale française (AEF). De 1956 au milieu des années 1960, l’État français s’évertue à détruire toutes les initiatives et leaders s’opposant à la balkanisation de l’ancien empire colonial : rétorsion contre l’État guinéen en 1958 pour son refus de la communauté française, assassinat du Centrafricain Barthélémy Boganda en mars 1959, arrestation du Sénégalais Mamadou Dia en décembre 1962, assassinat du Togolais Sylvanus Olympio en janvier 1963, coup d’État destituant le Malien Modibo Keita en novembre 1968, etc. La balkanisation laisse dès lors chacun des anciens territoires dans un face-à-face inégal avec l’ancienne puissance coloniale.
La seconde étape est constituée par les accords de coopération que le Premier ministre Michel Debré résume comme suit au futur Président de l’État gabonais Léon Mba :
On donne l’indépendance à condition que l’État s’engage une fois indépendant à respecter les accords de coopération signés antérieurement : il y a deux systèmes qui entrent en vigueur en même temps : l’indépendance et les accords de coopération. L’un ne va pas sans l’autre[17].
Ces fameux accords de coopération, auxquels nous consacrons dans cet ouvrage une série de chapitres, sont quasi similaires pour l’ensemble des nouveaux États : la zone franc reste intacte et la France conserve un droit de véto sur les instituts « africains » d’émission monétaire ; les avoirs financiers restent contrôlés par le Trésor français ; les entreprises françaises conservent les privilèges douaniers, le monopole d’accès aux minerais stratégiques, les exonérations de longue durée, la liberté de transfert des bénéfices et obtiennent des garanties contre la nationalisation ; le maintien de la présence militaire est garanti, etc.
Les accords de coopération mutilent gravement la souveraineté des nouveaux États et encore plus dangereusement celle des populations, comme le résume fort justement François-Xavier Verschave en soulignant que « les pays francophones au sud du Sahara ont été, à leur indépendance, emmaillotés dans un ensemble d’accords de coopération politique, militaire et financière qui les ont placés sous tutelle[18] ».
Le terme « néocolonialisme » exprime adéquatement la nature de ce nouvel âge du capitalisme aboutissant aux mêmes conséquences de mises en dépendances avec des moyens et une forme renouvelés. Les trois caractéristiques essentielles soulignées plus haut pour les âges précédents sont de nouveau au rendez-vous : expropriation terrienne, extraversion économique et traitement d’exception. Une différence de taille est cependant à noter : les acteurs politiques en charge de garantir ces trois caractéristiques, du moins officiellement et publiquement, sont désormais des nationaux et non plus des Européens. Le rapport social qui caractérise ce néocolonialisme est également nouveau. Après le lien de propriété esclavagiste et le lien de dépendance colonial de l’indigénat, le temps de l’égalité formelle est arrivé. Officiellement, les liens se tissent entre États et peuples souverains mais au sein d’un dispositif dont les règles de fonctionnement inégales produisent inévitablement de la dépendance systémique. Enfin, le visage du racisme mute également. Tout en restant dans un registre culturaliste, il se centre désormais sur certaines caractéristiques présentées comme « culturelles » et censées expliquer le caractère durable de l’inégalité de développement et de niveau de vie : tribalisme, clientélisme, népotisme, fatalisme, rapport aux temporalités, statut de la femme, etc. Ces héritages et productions de la dépendance sont ainsi transmutés en causes du fameux « sous-développement ». L’ensemble de ces mutations permettent la persistance de la dépendance sans laquelle le processus d’émergence de grands groupes multinationaux industriels et financiers français n’aurait pas pu se déployer. Si l’asservissement du continent américain et l’esclavage ont permis l’accumulation primitive, si la colonisation de l’Afrique et de l’Asie a financé la révolution industrielle, le néocolonialisme et ses accords de coopération ont fourni les fonds permettant la construction des multinationales françaises.
Le rappel trop rapide de cette histoire des invariances et des mutations de la mise en dépendance était nécessaire pour saisir les enjeux du discours dominant présentant le colonialisme et le néocolonialisme comme étant une réalité désormais révolue. De manière récurrente, l’accusation d’un ressassement morbide d’une histoire dépassée est brandie à l’encontre de ceux qui refusent ce discours. Tout aussi fréquemment, on leur impute une politique du ressentiment caricaturant le passé, le projetant abusivement sur le présent et produisant des haines au sein de la société française qui menacerait son avenir. Certes, les appréciations sur le passé colonial ont été contraintes de prendre en compte, bon gré mal gré, les indépendances du siècle dernier, mais avec, ne l’oublions pas, des retours réguliers d’une tentation révisionniste, à l’image de la loi du 23 février 2005 mentionnant « l’œuvre positive de la colonisation ». Depuis, de manière régulière, nos chefs d’État ne cessent de s’illustrer par des représentations et grilles de lecture datant de cette phase particulière de l’histoire de l’humanité qu’a été la colonisation succédant, elle aussi, à une phase, tout aussi spécifique, celle de la mise en esclavage sur plusieurs siècles, avec une systémie et une ampleur industrielle inédite. De l’« homme africain […] pas assez entré dans l’histoire » de Sarkozy à Dakar en 2007 au « sept à huit enfants par femme » de Macron en 2017, censés expliquer la pauvreté des habitants du continent, le même imaginaire culturaliste continue de faire irruption régulièrement pour expliquer le scandale de la paupérisation maintenue six décennies après les indépendances. Cet imaginaire ne peut pas, selon nous, se réduire à une simple persistance du passé. Il n’est pas une survivance d’une époque révolue ou une trace héritée vouée à disparaître par l’épuisement du temps. Il constitue une production du présent en tant que reflet idéologique et traduction idéelle, produit et producteur, des rapports de dominations que les anciennes puissances coloniales entretiennent et imposent à leurs colonies actuelles ou anciennes et à leurs peuples. En présentant la situation des dernières colonies françaises d’une part et les mécanismes de la dépendance néocoloniale qu’impose l’État français à ses anciennes colonies d’autre part, ce livre ne poursuit qu’un objectif : contribuer modestement aux prises de conscience et aux mobilisations permettant d’ébrécher l’ordre injuste du monde avant de pouvoir le transformer radicalement dans le sens de l’égalité.
[1] . Aimé Césaire, « Le colonialisme n’est pas mort », La Nouvelle Critique, n° 51, janvier 1954, p. 29.
[2] . Karl Marx, Le Capital, Livre 1, chap. 26, dans Œuvres complètes, t. 1, Paris, La Pléiade, 1963, p. 1167.
[3] . André Gunder Franck, « Sur l’accumulation qu’on appelle primitive », L’Homme et la Société, n° 39-40, 1976, p. 49.
[4] . Earl J. Hamilton, American Treasure and the Price Revolution in Spain (1501-1650), Harvard University Press, Cambridge, 1934, p. 70.
[5] . Eduardo Galeano, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine, Plon-Pocket, Paris, 1981, p. 31.
[6] . Ibid., p. 37.
[7] . Félix Reichlen, Les Amérindiens et leur extermination délibérée, Paris, Pierre-Marcel Favre, 1987.
[8] . Eric Williams, Capitalisme et esclavage, Paris, Présence africaine, 1968.
[9] . Karl Marx, Le Capital, Livre 1, chap. 31, dans Œuvres complètes, t. 1, Paris, La Pléiade, 1963, p. 1212-1213.
[10] . Jean-Claude Guillebaud, Les Confettis de l’empire : Martinique, Guadeloupe, Guyane française, La Réunion, Paris, Le Seuil, 1976.
[11] . Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence africaine, 2004, p. 9.
[12] . Frantz Fanon, « Racisme et culture », dans Pour la révolution africaine, Paris, La Découverte, 2001, p. 40-41.
[13] . Fanon, « Appel aux Africains », dans ibid., p. 156.
[14] . Fanon, « La mort de Lumumba : Pouvions-nous faire autrement ? », dans ibid., p. 222.
[15] . Emmanuel Arghiri, L’Échange inégal : Essai sur les antagonismes dans les rapports internationaux, Paris, François Maspero, 1978.
[16] . Samir Amin, L’Accumulation à l’échelle mondiale, Paris, Anthropos, 1970.
[17] . Michel Debré, « Lettre adressé à Léon Mba », datée du 15 juillet 1960, cité dans Alfred Grosser, La Politique extérieure de la 5e République, Paris, FNSP, 1965, p. 74.
[18] . François-Xavier Verschave, La Françafrique : Le plus grand scandale de la République, Paris, Stock, 1998, p. 86.
« Planter du blanc »
CHRONIQUES DU (NÉO)COLONIALISME FRANÇAIS
Collection : « Points cardinaux »
Auteur-e : Saïd Bouamama
Parution : Avril 2019
Pages : 224
Format : 150 x 210
ISBN : 978-2-84950-730-8
Présentation
Du référendum pour l’indépendance en Kanaky de 2018 aux explosions sociales qui secouent Mayotte épisodiquement, en passant par l’empoisonnement des populations antillaises au chlordécone ou encore la dévastation prévue de la Guyane par le projet minier Montagne d’or, Saïd Bouamama explore, à travers une série de textes incisifs et didactiques, le passé et le présent coloniaux de la France.
Naviguant dans cette histoire, des génocides coloniaux aux accords de coopération, aux coups d’État militaires de la Françafrique, au franc CFA, en passant par le racisme d’État, ce livre contribue à rappeler que la France a été et reste une puissance coloniale.
Il s’ouvre ainsi par cette citation d’Aimé Césaire : « Je le répète : le colonialisme n’est point mort. Il excelle pour se survivre, à renouveler ses formes ; après les temps brutaux de la politique de domination, on a vu les temps plus hypocrites […]. Mais de quelque masque que s’affuble le colonialisme, il reste nocif. »