Bandung ou la fin de l’ère coloniale

En 1955, les damnés de la terre réinventent le monde

Longtemps, ils ne furent que des taches de couleur sur les cartes symbolisant les empires coloniaux. C’est à Bandung, en Indonésie, en avril 1955, que cette moitié de la planète devint le « tiers-monde ». Nombre de participants étaient déjà au pouvoir, comme le Chinois Zhou Enlai, le Yougoslave Tito, l’Egyptien Nasser, l’Indien Nehru ou l’Indonésien Sukarno. D’autres se battaient encore pour l’indépendance, à l’instar du Front de libération nationale d’Algérie, du néo-Destour de Tunisie ou de l’Istiqlal du Maroc. Au total, vingt-neuf Etats et trente mouvements de libération nationale allaient, à Bandung, changer le cours de l’histoire. Un demi-siècle plus tard, Jean Lacouture se souvient de cette « aurore ».

Il est fort possible que pour la grande majorité des jeunes gens nés au temps de la guerre froide (1949-1989) et de la structuration de l’empire américain, le mot de Bandung ne dise plus grand-chose et que le nom de cette jolie station climatique de Java, en Indonésie, résonne comme celui de quelque conférence ou bataille oubliée entre Yalta (1945) et Dien Bien Phu (1954). Mais, pour beaucoup d’entre nous qui sillonnions le monde un stylo à la main et en poche quelque visa périmé ou falsifié, ce nom, deux ou trois décennies durant, a signifié beaucoup, et d’une certaine façon symbolisé une époque : l’âge d’une certaine décolonisation, du reflux des empires par d’autres voies que la guerre totale, et une possible réinvention du monde.

S’il fallait, considérant la seconde partie du XXe siècle, choisir une dizaine de dates ou d’événements qui ont représenté un changement de cap dans le cours de l’histoire, entre la mort de Staline en 1953, qui mit un terme à la phase belliqueuse du communisme, et la chute du mur de Berlin en novembre 1989, qui marqua la fin de la guerre froide, en passant par la paix de Genève de 1954 (fin de la guerre française d’Indochine), la crise des missiles de Cuba de 1963, qui fit surgir l’hypothèse de la guerre nucléaire, l’explosion de la bombe H chinoise en 1967, le désastre américain à Saïgon en 1975 et le surgissement, avec l’ayatollah Khomeiny, de l’islam combattant en 1979, on devrait retenir ces quelques jours du mois d’avril 1955 où, à Bandung, à une heure d’avion de Djakarta, plus de la moitié de l’humanité fut représentée en concile pour proclamer la fin de l’ère coloniale et l’émancipation de l’homme de couleur, d’Asie ou d’Afrique.

Naissance du tiers-monde
Naissance du tiers-monde Cécile Marin

Il est difficile aujourd’hui de se faire une idée du retentissement de cette « conférence du bout du monde », qui rassembla les représentants d’une large fraction du genre humain (beaucoup plus large qu’à Versailles en 1919 ou même qu’à Yalta en 1945). Non qu’elle ait changé la face de la Terre ni qu’elle ait fait beaucoup progresser l’émancipation des Africains, mais parce qu’elle prit l’allure d’états généraux de la planète, une sorte de 1789 de l’humanité.

Léopold Sédar Senghor (1) parla à son propos d’une gigantesque « levée d’écrou ». Citant Electre, de Jean Giraudoux, le géographe Yves Lacoste assure que Bandung, « cela s’appelle l’Aurore ». Et c’est en relation avec cet événement que l’économiste Alfred Sauvy devait inventer l’expression « tiers-monde » – dont la paternité est souvent attribuée à l’ethnologue Georges Balandier, qui fut en l’occurrence son éditeur et, me semble-t-il, l’avait déjà employée devant moi.

Faisant référence au début de la Révolution française et au fameux texte d’Emmanuel Joseph Sieyès : « Qu’est-ce que le tiers état ? Tout. Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien. Que demande-t-il ? A devenir quelque chose  (2)  », Sauvy désignait comme « tiers-monde » l’ensemble des peuples d’Asie et d’Afrique qui, n’appartenant ni à la « noblesse » européenne ni au « clergé » américain, détenaient une part immense des ressources humaines et matérielles de la planète et entendaient le voir reconnaître par les deux « mondes » capitaliste et communiste.

Ce concept, largement récupéré par un certain libéralisme éclairé, en tout cas par les divers courants de la social-démocratie, sera vite dénoncé comme un faux-fuyant, un concept en caoutchouc par les militants révolutionnaires d’un « afro-asiatisme » qui ne saurait se situer à mi-distance entre le capitalisme et le marxisme-léninisme. Les deux prolétariats, celui des ouvriers et celui des colonisés, n’étaient-ils pas dissociables ?

Un « gigantesque jamboree » afro-asiatique

D’ailleurs, il ne faut pas confondre le « tiers-mondisme » tel qu’il émergea de Bandung, résurrection des colonisés tout de même entraînés par des hommes comme Zhou Enlai (3), premier ministre de la Chine communiste, et « non-alignement », stratégie qui fut l’objet, six ans plus tard, en septembre 1961, à Belgrade, autour du maréchal Tito, d’une conférence qui, indépendamment de la question coloniale, visait à coordonner les comportements des divers Etats (4) allergiques aux embrigadements de type atlantique aussi bien que soviétique. La conférence de Bandung, où siégeaient de sonores alliés de l’Ouest – Sri-Lankais (on disait encore alors Cinghalais), Pakistanais, Turcs, Irakiens –, manifestait la fin de l’ère coloniale. Celle de Belgrade, six ans plus tard, était une apologie du neutralisme ou plutôt du « non-alignement ».

C’est au printemps 1954 que les cinq Etats du « groupe de Colombo » – Inde, Pakistan, Sri Lanka (à l’époque Ceylan), Birmanie et Indonésie – avaient pris l’initiative de la conférence asiatico-africaine (on s’exprimait ainsi) dans la petite cité javanaise de Bandung mise par le président d’Indonésie Ahmad Sukarno (5) à la disposition des congressistes. Le succès de l’initiative dépassa les espérances des initiateurs : plus de mille représentants de vingt-neuf Etats et de trente mouvements de résistance (anticoloniale), dont le Front de libération nationale (FLN) d’Algérie, le néo-Destour de Tunisie et l’Istiqlal du Maroc – ces deux derniers pays n’accéderont à l’indépendance qu’en 1956 –, se ruèrent vers Bandung, la station d’altitude de Java, fort bien reçus par les autorités indonésiennes, dont l’accueil et l’organisation furent généralement loués.

Ceux-là mêmes qui avaient d’abord choisi de se moquer de ce « gigantesque jamboree » afro-asiatique lurent bientôt avec surprise le reportage de l’envoyé spécial du Monde, le très perspicace – et modéré – Robert Guillain :

« De cette conférence, on écrit déjà en Europe et en Amérique que c’est la conférence de la révolte, révolte asiatique et africaine, révolte antiblanche. Je crois vraiment que ce n’est pas cela. Voilà une révolte qui, vue de près, n’apparaît pas si farouche, des révoltés plus radoucis qu’on ne pense. Est-ce à dire qu’il ne faut pas prendre la conférence au sérieux ? Au sérieux, si, mais pas au tragique. Cette fête en brun, jaune et noir, où les visages blancs sont absents, est bien un événement de notre époque… Mais c’est précisément une fête bien davantage qu’un complot. Et il faut dire en faveur de ces inventeurs indonésiens que c’est ainsi qu’ils ont compris la réunion. Enregistrons au moins ceci au point de départ : la conférence afro-asiatique assure, par la voix de ses organisateurs, qu’elle ne veut pas être un rassemblement racial, une machine de guerre contre l’Occident, un commencement de bloc antiblanc (6). »

Et de parler d’un saisissant désir, moins de « modération » que d’« unité », et bientôt d’une sorte de « SDN », Société des nations afro-asiatique. Ces « damnés de la Terre » ne rêveraient-ils pas au paradis plutôt qu’à la revanche ? Ce sera le leitmotiv de presque tous les correspondants au cours de ces sept jours de concertation.

Non que les invités d’Ahmad Sukarno, dont Jawaharlal Nehru, le très prestigieux premier ministre de l’Inde, soient tous acquis à un esprit de sereine neutralité. Après tout, le second personnage dominant de la conférence est le premier ministre de la révolution chinoise, qui ne se dit pas encore culturelle et n’a pas encore pris ses distances (au moins publiques) avec Moscou et les post-staliniens, mais qui n’en a fini que depuis deux ans avec la guerre de Corée et soutient hardiment le Vietnam du Nord, ici représenté par Pham Van Dong, contre Washington. A son côté surgit, en plein virage vers la gauche, l’Egyptien Gamal Abdel Nasser, auprès duquel accourt M. Hocine Aït Ahmed, l’un des chefs historiques de l’insurrection algérienne qui a commencé le 1er novembre 1954.

En face, le parti « pro-américain » est bruyamment représenté par les Turcs, les Irakiens du pacte de Bagdad (7), les Pakistanais, les Cinghalais, qui tenteront, les premiers jours, de dénoncer toute forme d’influence marxiste de part et d’autre du canal de Suez. L’un des rares incidents de cette paisible conférence sera même provoqué par une tentative de dénonciation du colonialisme soviétique. Mais dans l’ensemble, le climat resta serein, les porte-parole des grands Etats se refusant (pour la grande déception de tel Maghrébin, comme le Tunisien Salah Ben Youssef) à faire de la conférence un tribunal où comparaîtrait la France africaine, moins bien protégée alors que sa rivale britannique contre les campagnes anticolonialistes.

Si Nehru avait fait figure, à l’origine, de père ou d’inventeur de la conférence, considéré non seulement par ses amis britanniques mais par les Etats-Unis et la France comme le garant d’une relative modération, évitant les débordements furieux et les plus violents procès anticolonialistes, le rôle dominant fut bientôt confisqué par Zhou Enlai, le premier ministre chinois, qui s’imposa comme le pivot (et l’animateur) de la conférence. Comme dix mois plus tôt, à Genève, lors de la conférence indochinoise, Zhou Enlai se posa en grand diplomate modérateur, virtuose du compromis et prodigue en sourires.

Tous les témoins de Bandung le rapportent : le plus proche compagnon de Mao s’imposa dès les premières heures comme le maître du jeu, donnant le ton et lançant les idées. Lesquelles pourraient, à une ou deux exceptions près, se résumer à un principe : l’idéologie ne saurait inspirer les démarches de ce congrès multiforme et pluriethnique, ne visant qu’à dissoudre le colonialisme dans un immense bain de paix.

Un incident marqua pourtant cette symphonie consensuelle, que ne troublèrent ni les réquisitions anticolonialistes des Maghrébins, ni la mise en accusation assez rhétorique d’Israël par le colonel Nasser et ses collègues syriens et libyens. Incident provoqué par le « parti américain » – en l’occurrence le premier ministre cinghalais, Sir John Kowetawala –, qui adjura le congrès de ne pas se laisser accaparer par la dénonciation exclusive du vieux colonialisme de type franco-britannique et de se mobiliser tout autant contre le nouveau, celui que l’Union soviétique aurait imposé à l’Europe orientale…

Tollé quasi général… Plusieurs délégués, dont trois porte-parole du monde arabe, se dressèrent pour déclarer qu’il s’agissait d’une provocation, que la conférence n’était pas réunie pour « écouter la propagande de M. John Foster Dulles » (le secrétaire d’Etat américain, qui parlait déjà de la « lutte du Bien contre le Mal ») et que, de plus, concernant une conférence afro-asiatique, « l’accusation était hors du sujet ». Sir John se le tint pour dit, non sans savoir que cette algarade lui vaudrait des félicitations et des crédits quelque part…

Zhou Enlai avait fait naturellement chorus avec les dénonciateurs de la « gaffe » du Cinghalais. Mais, pendant la suspension de séance, on le vit se concerter avec Sir John Kowetawala, lequel devait, non sans satisfaction, rapporter que le Chinois lui avait fait entendre qu’« il y avait des choses intéressantes dans [son] intervention »… Le maître de la diplomatie chinoise ne se contenta pas de poser ainsi quelques jalons en vue du développement de la stratégie antisoviétique, qui devait prendre sa configuration publique dix ans plus tard. Il amorça, en direction des Etats-Unis, à propos de l’île de Formose (actuellement Taïwan), une manœuvre annonçant celle qui devrait prendre forme avec M. Henry Kissinger, à propos du Vietnam, au début des années 1970 – manœuvre qui prit d’autant plus de relief qu’elle s’effectua le quatrième jour, alors que la conférence semblait s’essouffler.

Zhou Enlai la ranima en donnant à entendre que la question de Taïwan pouvait être réglée de façon pacifique, notamment par la neutralisation de la zone où était d’ailleurs programmée l’évacuation des îlots de Quemoy et Matsu par les forces américaines. Pour peu que Washington ne s’obstine pas dans le soutien personnel à Tchang Kaï-chek (8), une solution pacifique du problème de la grande île pourrait être envisagée.

Si cette suggestion fit passer sur l’auditoire réveillé par le diplomate chinois un souffle très encourageant, avant d’être favorablement commentée à Londres et Paris, elle fut tout simplement ignorée par ses destinataires. Les services de John Foster Dulles voulurent n’y voir qu’un piège. Ce qui était peut-être vrai. Mais à force de ne voir que griffes sur les mains tendues, les stratèges américains se préparaient des lendemains amers.

Le fait était bien là : écouté ou non par Washington, le chef de la diplomatie chinoise s’était imposé comme le maître du jeu de la conférence groupant les représentants de près des deux tiers de l’humanité. Par sa bonne grâce, aussi bien que par ses démarches officielles, par sa modération formelle aussi bien que par le maniement du langage de la paix, le compagnon de Mao Zedong avait ouvert une voie royale à la diplomatie chinoise, sans trop s’engager dans le soutien du Nord-Vietnam qui, un an après le partage de Genève, n’avait pas encore commencé sa grande opération de récupération du Sud. Opération que le Chinois n’était pas très pressé de voir aboutir… Comme François Mauriac avec l’Allemagne, Zhou Enlai aimait tellement le Vietnam qu’il préférait qu’il y en ait deux…

A lire aujourd’hui les comptes rendus de la conférence de Bandung, on est frappé du flou, pour ne pas dire du creux de ces échanges. Autant d’ailleurs que de leur retenue. Ceux qui, plus tard, liront les reportages consacrés aux débats de la Tricontinentale (9) ne manqueront pas de les comparer à ceux de Bandung, pour relever qu’entre-temps les décolonisés et autres « dominés » s’étaient forgé un militantisme plus véhément. Les historiens pourraient s’attacher à des parallèles entre, d’une part, le passage du ton des Constituants de 1791 à celui des Conventionnels de 1794, et de l’autre, la dynamisation des propos de 1955 à 1965…

Absent de Bandung parce que mon métier de correspondant me retenait alors au Caire, je ne peux m’exprimer comme témoin de cette immense « Convention » des peuples colonisés (ne pas oublier que, dix ans plus tôt, l’Inde était encore une colonie de Sa Majesté et que la révolution chinoise ne l’avait emporté qu’en 1949, soit moins de six ans auparavant…). Pour ne parler ni du Vietnam toujours divisé, de la Corée encore fumante, de l’Indonésie caporalisée, de la pauvre Birmanie…

Mais de la conférence de Bandung, il m’est possible de donner un reflet plus exaltant. Vers le 15 avril, au Caire, j’avais vu s’envoler pour l’Indonésie un Gamal Abdel Nasser peu entouré, très tendu, fort inquiet de la tension qui régnait à la frontière avec Israël, préoccupé par la perspective de devoir désormais, pour ses achats d’armes (encore assez modestes), passer de ses marchands de l’Ouest à des fournisseurs de l’Est, au risque de s’attirer les représailles de Washington. Certes, la gauche égyptienne, jusque-là fort réservée à son égard – à quelques exceptions près – commençait de former des « comités Bandung », à l’université notamment. Mais elle en avait été d’abord mal récompensée, le départ pour l’Asie du premier ministre égyptien ayant été marqué par l’arrestation de plusieurs dirigeants marxistes, comme pour montrer à l’Occident que le voyage en Extrême-Orient n’avait pas de signification idéologique.

Dix jours plus tard, la presse égyptienne, et plus encore internationale, n’ayant cessé de mettre en lumière le rôle joué à Bandung par Nasser – qui, pour des raisons qui tenaient moins à ces brèves interventions qu’aux égards dont il était l’objet au point de paraître, après Zhou Enlai et Nehru, comme le « troisième grand » du concile –, le leader égyptien recevait au Caire un accueil d’autant plus triomphal qu’il contrastait avec la discrétion de son départ.

J’ai vu souvent s’enflammer les rues du Caire, au temps où le mot d’ordre nassérien « Cesse de baisser la tête, ô mon frère, les temps de l’humiliation sont passés » s’étalait sur d’immenses banderoles portées par la foule. C’est alors, dans les derniers jours d’avril 1955, que la capitale égyptienne entra dans une longue transe qui devait culminer avec les funérailles du Raïs, quinze ans plus tard.

L’« aurore » des peuples domestiqués

Ce retournement, plus passionnel qu’idéologique d’abord, prit tout son sens quand on apprit que, de la prison où les avait jetés Nasser, les dirigeants de la gauche militante lui adressaient un message de félicitations – que la presse officielle pourtant peu soucieuse de les mettre en vedette, publiera… Cas vraiment rare d’hommage au geôlier surgi des prisons !

C’est aussi l’époque où, au sein des « comités Bandung », se lient deux jeunes militants marxistes, Baghat Elnadi et Adel Rifrat, qui publieront quelques années plus tard La Lutte des classes en Egypte  (10) signée d’un nom commun, « Mahmoud Hussein », devenu familier à tous ceux qui portent intérêt à l’histoire sociale et culturelle de l’Orient arabe.

En dépit de la faiblesse de son contenu idéologique ou même stratégique, la conférence de Bandung fut bien une « aurore » pour les peuples domestiqués. Moment d’histoire plutôt que producteur d’histoire ? Ces sept journées de palabres et de démarches furent plus riches d’effervescence que d’idées et de projets concrets. Mais, tout de même, le rapport de forces international en était modifié : rudes rebuffades à l’adresse des Etats-Unis, rejet dans l’ombre de Moscou, durs procès du système colonial français, émergence vigoureuse de la Chine… L’après-Bandung ne rejoint pas les attentes des révolutionnaires du tiers-monde, mais le tiers-monde est là désormais, non plus seulement chair à exploiter et fournisseur de matières premières…

Lié au grand cérémonial de Bandung, le concept de tiers-monde a certes perdu, depuis un demi-siècle, beaucoup de son rayonnement. L’un des meilleurs esprits de cette génération (la nôtre…), qui vécut ces heures-là avec une sorte d’exaltation, Paul-Marie de La Gorce, récemment disparu, en dressait voilà vingt ans déjà un bilan mélancolique : « Beaucoup d’espoirs sont déçus, beaucoup d’illusions évanouies, beaucoup de prédictions démenties par l’histoire. La mode, comme toujours excessive, est maintenant au désenchantement et au scepticisme : le tiers-monde n’aurait résolu aucun de ses problèmes, ni la faim, ni le sous-développement, ni la désunion ; les expériences socialistes y ont tourné en dictatures tropicales, et les expériences capitalistes en corruption cosmopolite. Aucun “centre de pouvoir”, aucun “pôle” international, en tout cas, n’y seraient nés. Et il est remarquable qu’en France ait eu quelque succès le livre de Pascal Bruckner, Le Sanglot de l’homme blanc, où débordent amertume, aigreur et rancœur, et où tout anticolonialisme, tout effort pour comprendre le tiers-monde ou lutter contre le sous-développement paraît assimilé à un sentiment de culpabilité, à la haine de soi et au masochisme  (11). »

Que l’on prenne ou non au sérieux les états d’âme (ce dernier mot, ici, paraît aventuré…) de quelques intellectuels du monde parisien, le fait est que, de Bandung à la guerre d’Irak, en passant par les éliminations de Che Guevara et de Mehdi Ben Barka, la défaite du nassérisme, la stérilisation de la victoire vietnamienne et l’horreur khmère rouge, ce qu’on appelait le « tiers-monde » a perdu beaucoup de sa valeur morale autant que de ses vertus stratégiques.

La dislocation du camp socialiste, la grande querelle sino-soviétique y sont pour beaucoup, mais aussi les ruses médiocres du néocolonialisme français en Afrique et, plus encore, le surgissement de l’intégrisme des ayatollahs et de son avatar terroriste, ruinant entre autres la révolution algérienne. Et pourquoi ne pas dénoncer l’enfermement des élites locales dans l’affairisme, la bureaucratie satisfaite et la hantise policière ?

Bandung ne sera-t-il dans la mémoire des hommes qu’une illusion perdue ? La prise de la Bastille a d’abord engendré l’Empire, la Restauration, la guerre. Et puis enfin la République. Le système Bush est bien fait pour susciter, tôt ou tard, d’autres Bandung…

Jean Lacouture

Journaliste, écrivain et historien. Auteur, entre autres, de Gamal Abdel Nasser, Bayard/BNF, Paris, 2005.

(1Léopold Sédar Senghor (1906-2001), homme d’Etat et écrivain sénégalais.

(2Emmanuel Joseph Sieyès (1748-1863), Qu’est-ce que le tiers état ?, brochure éditée à Paris en janvier 1789.

 

(3Dans les documents récents, le nom de celui qui fut premier ministre et ministre des affaires étrangères de la Chine populaire s’écrit Zhou Enlai, selon la graphie officielle. La transcription latine de l’époque était Chou En-lai.

(4A Belgrade, un premier pays d’Amérique latine, Cuba (où la révolution l’a emporté en janvier 1959), rejoint les Etats « non alignés » d’Afrique et d’Asie.

(5Lire Sukarno : « Les objectifs de la conférence de Bandung », discours d’ouverture de la conférence, Le Monde diplomatique, mai 1955.

(6Le Monde, 27 avril 1955.

(7Le pacte de Bagdad, traité de défense mutuelle, signé le 24 février 1955 entre l’Irak et la Turquie, rejoints par le Royaume- Uni, le Pakistan et l’Iran, sous l’égide des Etats-Unis. Son objectif : contenir les mouvements nationalistes et l’influence soviétique dans la région.

(8Tchang Kaï-chek (1887-1975), général et président de la République de Chine. Victorieux contre les Japonais, il fut défait par les communistes, dirigés par Mao Zedong, et se réfugia avec son armée sur l’île de Taïwan, protégé par les Etats-Unis.

(9Conférence convoquée à La Havane, en janvier 1966. Elle donne naissance à l’Organisation de solidarité des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine (Ospaaal) et à l’Organisation latino-américaine de solidarité (OLAS).

(10Maspero, Paris, 1969.

(11« Le recul des grandes aspirations révolutionnaires », Le Monde diplomatique, mai 1984.

SOURCE

Les espoirs frustrés de la tricontinentale par Bachir Ben Barka

4 avril 2018

Du 2 mars au 14 avril 2018 se tient une série d’initiatives consacrées à « Mai 68 vu des Suds », initiées et soutenues par le Réseau Sortir du colonialisme, le Cedetim, l’Institut Tribune socialiste (ITS), la Fondation IPAM, la Fondation Gabriel Péri, la Fondation de l’écologie politique, la Fondation Copernic, Espace Marx et le Centre d’histoire sociale du XXe siècle.

Contretemps va publier tout au long de l’année 2018 des articles sur les années 68 parmi lesquels une partie des interventions de « Mai 68 vu des Suds ». Nous remercions les organisateur-trice-s de nous permettre de publier ces communications. Cette communication a été prononcée lors de la séance inaugurale de « Mai 68 vu des Suds » par Bachir Ben Barka, Président de l’Institut Mehdi Ben Barka – mémoire vivante.

 

Pour le titre de cette intervention, il y avait le choix entre « espoirs frustrés » et « espoirs déçus ». En fin de compte, « espoirs frustrés » est plus fort parce qu’il y a sous-entendu la notion de dépossession, ce qui me paraît être en partie le cas quand on parle des héritages de la Tricontinentale dont ont été privés les peuples d’Afrique d’Asie et d’Amérique latine.

La Conférence Tricontinentale avait en effet porté leurs espoirs pour exiger de vivre dans la liberté et la dignité, pour briser le carcan du colonialisme et de l’exploitation réactionnaire et néocoloniale.

Il est nécessaire de situer la tenue de la réunion de La Havane en janvier 1966 dans son contexte historique et géopolitique. Sans remonter au Congrès des Peuples d’Orient à Bakou en 1920 ou à la Ligue contre l’oppression coloniale et l’impérialisme de Bruxelles en 1927, la filiation la plus directe dans le processus de la lutte anticoloniale et anti-impérialiste des peuples est sans contexte la conférence de Bandung, en Indonésie en 1955. Ce fut un événement capital dans la prise de conscience des peuples d’Afrique et d’Asie de la nécessité de s’organiser, de faire entendre leurs voix sur la scène internationale, et de soutenir leurs luttes d’indépendance nationale.

L’apport principal de la Conférence de Bandung a été d’affirmer le droit des peuples à la libération de la domination coloniale et au développement, sans toutefois aller jusqu’à la remise en cause des structures archaïques et inégalitaires dans lesquelles les puissances coloniales allaient les laisser. Elle posera également les bases du mouvement des « non-alignés », nouvelle force politique du tiers-monde dans le monde bipolaire de la guerre froide, entre pays capitalistes industriels et pays socialistes industriels.

L’« esprit de Bandung » – c’est à dire le soutien politique aux luttes d’indépendance nationale et la mise en place du groupe des « non-alignés » – allait montrer ses limites face à la réalité de l’intransigeance des puissances coloniales devant les revendications d’indépendance et face à la mise en place des mécanismes politiques, institutionnels et économiques du néocolonialisme qui allaient permettre la continuation de l’exploitation des richesses minières, agricoles, culturelles et intellectuelles des anciennes colonies lorsque l’indépendance politique est acquise.

Il devenait évident qu’il fallait prolonger « l’esprit de Bandung » dans un sens plus radical, porté plus par les organisations populaires que par les gouvernements. En décembre 1957, se tient au Caire la première « Conférence de la solidarité des peuples d’Afrique et d’Asie » qui crée l’Organisation de Solidarité des Peuples Afro-Asiatiques (OSPAA). Ce ne sont plus les gouvernements qui sont représentés dans cette organisation, mais les mouvements de libération et les partis progressistes et révolutionnaires. Un appui politique mais aussi logistique se met en place, l’organisation de la solidarité à l’échelle du continent africain prend forme entre les gouvernements africains indépendants les plus dynamiques et les mouvements qui déclenchent la lutte de masse ou la lutte armée contre les régimes coloniaux encore en place.

Très rapidement, la nécessité d’étendre cette solidarité à l’Amérique latine est unanimement ressentie. Le passage d’une vision bi-continentale afro-asiatique à celle tricontinentale est à mettre en relation avec la prise en compte de la généralisation du mode néocolonial comme nouvelle forme d’exploitation impérialiste récente pour l’Afrique et l’Asie et déjà ancienne en Amérique latine.

En 1963, lors de la 3ème Conférence de l’OSPAA à Moshi en Tanzanie, l’idée de tenir une conférence tricontinentale à La Havane est retenue. La concrétisation de l’extension de la solidarité afro-asiatique à l’Amérique latine va être accélérée lors du Séminaire afro-asiatique d’Alger en février 1965 où une forte délégation cubaine est présente, menée par Che Guevara, en route pour le Congo. Mehdi Ben Barka y est également présent. Avec Ben Bella, tous les trois posent les bases politiques et organisationnelles de la Conférence tricontinentale.

C’est enfin en mai 1965, à la quatrième conférence plénière de l’OSPAA, tenue au Ghana, qu’est prise la décision de fixer la date et lieu de ce qui sera « la Conférence internationale de solidarité des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine » : elle se tiendra à La Havane en janvier 1966.

L’ordre du jour reflète les exigences et les priorités de l’étape historique que vivent les peuples du tiers-monde : intensifier leur solidarité dans leur lutte commune contre le colonialisme, le néocolonialisme, l’impérialisme et le sionisme pour leur libération, le progrès social et la paix mondiale. Il met en valeur les deux objectifs principaux de la conférence : d’une part, l’aide concrète aux mouvements de libération des pays colonisés et aux peuples subissant l’oppression de l’apartheid, des régimes réactionnaires et de l’agression impérialiste ; d’autre part assoir les structures de la pérennité de cette solidarité.

Le voici :

1) Lutte contre l’impérialisme, le colonialisme et le néo-colonialisme.

2) « Points chauds » de la lutte anti-impérialiste à travers les trois continents, particulièrement au Vietnam, à Saint-Domingue, au Congo, dans les colonies portugaises, en Rhodésie du Sud, en Palestine et dans le Sud-arabique.

3) Solidarité anti-impérialiste parmi les peuples des trois continents dans les domaines économiques, social et culturel.

4) Unification politique et organique des efforts des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine dans leur lutte commune pour la libération et l’édification nationales.

En 1965, l’euphorie des indépendances du début de la décennie en Afrique a laissé place à la contre-offensive néocoloniale et impérialiste. A part quelques îlots de pays progressistes, la plupart des pays indépendants restent liés aux anciennes puissances coloniales politiquement et économiquement. Situation favorisée par la balkanisation de l’Afrique et la reconduite des frontières instaurées par le colonialisme au début du siècle. Certains des dirigeants de ces nouveaux États deviennent des agents de déstabilisation contre les États qui veulent associer une véritable indépendance économique à l’indépendance politique. Plus que cela, des complicités s’instaurent avec les puissances coloniales et impérialistes confrontées aux mouvements de libération engagés dans la lutte armée.

L’histoire du tiers-monde des soixante dernières années est riche d’exemples illustrant cette poursuite éhontée de l’exploitation des richesses du continent, au prix d’interventions militaires, de guerres civiles provoquées et alimentées, de destruction de toute tentative de mise sur en place de structures sociales démocratiques, en recourant souvent aux assassinats ciblés des leaders politiques et syndicaux et la répression systématique des mouvements populaires : Felix Moumié, de l’Union des populations du Cameroun, est empoisonné à Genève en 1960 à l’instigation de la France ; Patrice Lumumba assassiné en 1961 après avoir été livré à Tschombé avec la bénédiction de la CIA ; le président togolais Sylvanus Olympio est tué en 1963, lors d’un coup d’Etat conduit par un colonel de l’armée, Etienne Eyadéma, vétéran de l’armée française en Algérie ; le premier ministre d’Iran, Ali Mansour, est tué le 21 janvier ; un des chefs de l’opposition portugaise, Humberto Delgado, le 13 février ; Malcolm X, le 21 février ; le vice-ministre de la défense du Guatemala, Ernesto Molina, le 21 mai… (liste non exhaustive). Ajoutons le débarquement des troupes des Etats-Unis à Saint-Domingue en avril 1965 pour rétablir un pouvoir militaire renversé par une insurrection populaire ; la répression dans le sang des manifestations insurrectionnelles en mars 1965 au Maroc, principalement à Casablanca ; l’escalade de l’intervention américaine au Vietnam avec un corps expéditionnaire de 200 000 hommes fin 1965 ; le coup d’état en Algérie privant la tricontinentale du soutien de Ben Bella, l’un de ses initiateurs ; le coup d’état en Indonésie qui renverse Soekarno et provoque le massacre de dizaines de milliers de communistes. Et enfin, en octobre à Paris, survient l’enlèvement et la disparition de Mehdi Ben Barka, l’un des initiateurs de la tricontinentale, le président de son comité préparatoire et homme-clé du maintien de l’équilibre de la ligne politique de la conférence face aux deux grands frères ennemis, l’URSS et la Chine.

Il était clair pour les initiateurs de la conférence que la situation internationale nécessitait du mouvement révolutionnaire du tiers-monde qu’il s’adapte rapidement et qu’il élabore une stratégie globale pour répondre à la logique impérialiste.

La Conférence Tricontinentale se tiendra à la Havane du 3 au 12 janvier 1966, sans celui qui œuvra tant pour son succès. Plus de 500 délégués ou observateurs représentants 82 délégations, 28 pour l’Asie, 27 pour l’Afrique, 27 pour l’Amérique latine. Pendant dix jours, va s’opérer la jonction des mouvements révolutionnaires afro-asiatiques et latino-américains. La présence de l’URSS et de la Chine ont permis à Mehdi Ben Barka de la décrire comme un événement historique par sa composition, car y seront représentés les deux courants de la révolution mondiale : le courant surgi avec la révolution socialiste d’Octobre et celui de la révolution nationale libératrice.

La conférence en soi, la première du genre, fut un succès. Malgré les obstacles et la résurgence des contradictions sino-soviétiques, les résolutions finales reprirent toutes les lignes-force contenues dans l’Appel. Au-delà de l’aspect politique, dans une ambiance chaleureuse et festive, elle a été l’occasion unique d’échanger les différentes expériences révolutionnaires et de tirer les enseignements des diverses luttes menées par les mouvements de libération et les forces révolutionnaires et démocratiques représentés à la Havane.

 

Cependant, avec le recul historique, on peut affirmer que la Conférence n’atteignit pas tous les objectifs politiques que s’étaient fixés ses initiateurs. L’un des buts, en plus de mettre sur pied les bases de la solidarité active des peuples des trois continents, était de réunifier cette action sous l’égide d’une seule organisation : l’Organisation de solidarité des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine (OSPAAAL). Cette organisation fut bien fondée, mais sans les réels moyens politiques et matériels nécessaires à sa réussite. L’OSPAA. poursuivit son action depuis Le Caire et une Organisation de solidarité latino-américaine (OLAS) vit le jour à La Havane avec, pour celle-ci, les moyens opérationnels adéquats.

La question qui est souvent posée est : les espérances suscitées par la Tricontinentale se sont-elles concrétisées et qu’en reste-t-il aujourd’hui ?

On ne peut pas ignorer les coups portés à l’élan révolutionnaire par l’action criminelle directe du néo-colonialisme, l’impérialisme et de leurs alliés locaux par l’élimination des dirigeants et des cadres des mouvements de libération nationale et révolutionnaire, affaiblissant les forces porteuses de progrès et de démocratie et apportant par la même un soutien inconditionnel aux forces les plus rétrogrades et les plus corrompues.

Dès l’annonce de la tenue de la Conférence tricontinentale, la réaction des États-Unis, de leurs alliés européens et des gouvernements satellites inféodés en Afrique, Asie et Amérique latine est à la mesure de l’importance de l’événement et des craintes qu’il suscite chez eux. Dans le contexte de la guerre froide, d’une manière réductrice, la Conférence est présentée comme une émanation de l’URSS et la Chine et condamnée comme « un complot communiste ».

Bien entendu, les réactions négatives ne se limitèrent pas aux simples déclarations de principes et condamnations de l’Organisation des États Américains, de la conférence mondiale des démocrates-chrétiens ou de l’internationale socialiste.

En plus de l’intervention militaire directe, les USA se sont dotés dès 1954, sous l’administration Eisenhower, des moyens d’intervention clandestine pour étayer ce qu’ils appellent « leur doctrine de contre-insurrection pour combattre la subversion communiste ». C’est le « NSC 5421 group » (impliqué dans l’assassinat de Patrice Lumumba) qui s’appellera « comité 303 » en juin 1964 puis le « Committee 40 » à partir de 1969, chargé de toutes les actions de déstabilisation de toute sorte.

La France, la Grande-Bretagne, Israël, l’Afrique du Sud, le Portugal de Salazar ne furent pas en reste.

Les éliminations politiques, les meurtres et assassinats vont rapidement viser les militants et les dirigeants des mouvements de libération nationale et des partis révolutionnaires qui paraissaient les plus dangereux et qui étaient porteurs des espérances de la Tricontinentale et peut-être les plus aptes à les concrétiser. Pour se limiter à la décennie qui a suivi la conférence, on peut citer les cas suivants : le camerounais Osende Ofana est assassiné en mars 1966 ; le président ghanéen Kwame Nkrumah, un grand allié de Lumumba, avec qui le leader congolais partageait la même vision politique, est victime de plusieurs tentatives d’assassinat avant d’être renversé par un coup d’État en 1966 ; Che Guevara sera abattu en 1967 ; Martin Luther King en avril 1968 ; Eduardo Mondlane, leader du Front de Libération du Mozambique, Frelimo, est tué à Dar-es-Salaam le 3 février 1969, par un colis piégé mis au point par des agents de la PIDE, la police politique portugaise ; le gouvernement de l’Unité populaire du Chili est renversé 1973 et Salvador Allende assassiné ; Amilcar Cabral – dont il faut souligner l’importance de la contribution théorique lors de son intervention à la conférence tricontinentale – est assassiné en janvier 1973 avant qu’il ait pu assister à l’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert en septembre 1973 et à la chute de la dictature de Salazar en 1974 à laquelle son combat a largement contribué ; le représentant de l’OLP Mahmoud El Hamchari est assassiné en 1973 à Paris par le Mossad israélien ; d’autres dirigeants de l’OLP furent assassinés à Chypre, Beyrouth, Rome ; des responsables du FPLP sont également visés et éliminés comme Ghassan Kanafani, tué dans une voiture piégée à Beyrouth en 1972, et le Dr Basil al-Qubaisi à Paris en 1973 ; Omar Bendjelloun est assassiné en 1975 à Casablanca. Le réseau de Henri Curiel, organisation anticoloniale et antifasciste qui deviendra « Solidarité » en soutien aux luttes anti-impérialistes dans le monde avait joué un rôle important dans la préparation de la Tricontinentale. Henri Curiel sera assassiné à Paris en 1978[1].

Cette hécatombe ciblée dans les rangs révolutionnaires nous autorise à poser légitimement la question suivante : qu’aurait pu être l’état du tiers-monde – sinon du monde – si tous ces militants, tous ces dirigeants avaient pu mener leurs projets jusqu’à leur terme ?

En Amérique latine, le plan Condor a été érigé en système de répression à l’échelle continentale qui pratique la traque, la torture et l’assassinat des dirigeants politiques reconnus, des militants progressistes et révolutionnaires et de leurs proches. L’opération conduite par les dictatures militaires avec le soutien des USA a trouvé des échos favorables en France où elle aurait bénéficié du savoir-faire et de l’expertise de la DST et des anciens de l’OAS. Ce plan Condor a fait des centaines de victimes. Il a été mené à bien pour favoriser la mise en œuvre des modèles économiques néolibéraux favorables aux multinationale et générateurs de misère. Cela nous amène immanquablement à la commission Trilatérale, fondée à la même période, inspiratrice de la mondialisation économique, dont le nom et la composition sont le pendant négatif de la Tricontinentale.

Il serait également utile d’analyser plus finement les erreurs et les insuffisances des mouvements de libération nationale eux-mêmes qui, par manque d’approfondissement idéologique ou organisationnel n’ont pas pu ou su prolonger le combat pour l’indépendance en révolution sociale. Cette réflexion sur le propre cheminement des mouvements de libération, parfois sous forme d’autocritique, a été portée particulièrement par Mehdi Ben Barka et Amilcar Cabral et reste aujourd’hui d’une brûlante actualité

Ce constat sur les coups portés à ceux qui symbolisaient les espérances du grand moment de l’humanité que fut la conférence Tricontinentale ne doit absolument pas nous faire oublier ce qu’elle a initié ou contribué à développer dans la lutte contre l’impérialisme tant sur le plan de la réflexion théorique que de l’action concrète.

L’espoir insufflé par la Tricontinentale et la mobilisation qui l’a accompagnée a joué un rôle non négligeable dans l’organisation de la solidarité avec la lutte du peuple vietnamien. Grâce à elle, l’implication de l’URSS et de la Chine dans le soutien militaire au peuple vietnamien s’est renforcée. Les manifestations de soutien populaire à travers la planète, même aux USA, ont pesé dans la condamnation de la politique impérialiste et dans la victoire finale. On retrouve l’esprit de la Tricontinentale dans le soutien matériel et moral aux luttes de libération dans les colonies portugaises en Afrique et au combat contre l’apartheid en Afrique du Sud. L’intervention cubaine en Angola, en soutien au MPLA, est décisive face à l’invasion de l’armée sud-africaine au moment de la déclaration de l’indépendance. L’« obligation de solidarité » se retrouve dans l’aide logistique et politique qu’a continué à apporter Cuba aux militants révolutionnaires d’Amérique latine. Dans les années 1980, au Burkina Faso, Thomas Sankara s’est clairement revendiqué de l’héritage de la Tricontinentale dans son expérience révolutionnaire avant qu’un terme y soit mis par son assassinat.  De manière plus limitée, on a quand même pu retrouver l’esprit de la Tricontinentale dans les actions de coopération et de co-développement en Amérique latine entre gouvernements démocrates et progressistes dans le cadre de l’ALBA, ou dans les missions civiles cubaines, médicales plus particulièrement.

Le lien entre les acteurs de la solidarité internationale se fera par l’intermédiaire de la revue Tricontinental, éditée par le secrétariat exécutif de l’OSPAAAL. Publiée en plusieurs langues, distribuée jusqu’en Europe occidentale par des éditeurs engagés tels que Feltrinelli ou Maspero, elle devient le trait d’union entre les militants des trois continents qui partagent ainsi les mêmes études théoriques, les mêmes analyses et les mêmes informations sur les différentes luttes. Un autre domaine culturel ayant bénéficié de cet « esprit de la Tricontinentale » est l’art graphique. Plusieurs centaines d’affiches, dénotant une formidable créativité, seront produites par de nombreux artistes sous l’égide de l’OSPAAAL. On retrouve la même dynamique dans le cinéma du tiers-monde qui entend se faire le porte-voix des peuples opprimés. Il se déclare au service de la libération nationale et sociale. L’influence de ce qui s’appelle « le troisième cinéma » se retrouve également dans un courant du cinéma occidental à partir de 1968, « le cinéma militant, ou d’intervention sociale ».

 

Alors, espoirs déçus ? Espoirs frustrés ?

Les réponses ne sont pas simples. J’ai essayé d’en apporter quelques-unes dans cet exposé forcément incomplet qui reste insuffisant au regard de tous les autres enseignements qu’il reste à tirer de cette expérience. Les autres intervenants dans le cadre de ce « Mai 68 vu des Suds » en apporteront sûrement d’autres, diversifiant les éclairages avec d’autres exemples des influences de la Tricontinentale dans les combats de l’époque et leur écho aujourd’hui.

Dans ce cadre prestigieux de la Sorbonne, évoquant mai 68, permettez-moi de rappeler un slogan qu’on lisait partout et attribué au Che, l’une des figures prestigieuses de la lutte internationaliste : « Soyons réalistes, faisons l’impossible » et que le combat continue[2].

Notes

[1] On commémore cette année le 40ème anniversaire de son assassinat, ainsi que le 30ème anniversaire de celui de Dulcie September, représentante de l’ANC, assassinée toujours à Paris

[2] Signalons également à propos de la tricontinentale le livre de Said Bouamama, La tricontinentale. Les peuples du tiers-monde à l’assaut du ciel, Paris, Syllepse, 2016 [NdR].

SOURCE

 
Les étapes de la liberté

Etats-Unis
Washington accorde l’autonomie aux Philippines (24 mars 1934) en attendant la véritable indépendance de l’archipel (4 juillet 1946).

Empire hollandais
Indépendance de l’Indonésie (17 août 1945).

Empire britannique
Le Mahatma Gandhi obtient l’indépendance de l’Inde par la non-violence et la désobéissance civile (15 août 1947). – Attribution du statut de « dominion » à Ceylan, le futur Sri-Lanka (14 novembre 1947). – Indépendance de la Birmanie (4 janvier 1948)

Empire français
Après huit années de conflit en Indochine, Pierre Mendès France signe les accords de Genève (21 juillet 1954).

18-24 avril 1955 : Conférence de Bandung

Empire britannique
Indépendance de la Gold Coast – futur Ghana (6 mars 1957) ; de la Fédération malaise (31 août 1957) ; du Nigeria (1er octobre 1960) ; de l’Ouganda (9 octobre 1962) ; du Kenya (12 décembre 1963) ; de la Tanzanie (avril 1964) ; de la Rhodésie, qui devient Zimbabwe (18 avril 1980).

Empire français
Indépendance de la Tunisie (21 avril 1955) ; du Maroc (3 mars 1956) ; de la Guinée (2 octobre 1958) ; de 17 Etats africains, dont le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Tchad, le Mali, l’Oubangui-Chari (République centrafricaine), Madagascar, etc. (1960) ; de l’Algérie (18 mars 1962).

Empire belge
Indépendance du Congo-Kinshasa (30 juin 1960) ; du Rwanda et du Burundi (1er juillet 1962).

Empire portugais
Indépendance de la Guinée-Bissau (10 septembre 1974) ; de l’Angola (11 novembre 1975) ; du Mozambique (25 juin 1975) ; du Cap-Vert (5 juillet 1975) ; de São-Tomé (12 juillet 1975).

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