Le terme de race charrie des connotations biologisantes et culturalistes qui sont au fondement du racisme, comme idéologie et comme système d’inégalités. Les sciences sociales s’en sont cependant saisies pour mettre précisément en lumière les ressorts du racisme et ont montré comment la croyance en l’existence de « races » humaines produit des inégalités bien réelles.
Cet ouvrage propose une synthèse, inédite en France, de l’analyse de la race comme construction sociale et détaille ce que cette analyse implique pour la recherche empirique et la manière de penser les inégalités sociales. Alors que l’usage du concept de race soulève questions et débats, ce manuel présente les approches théoriques et les résultats empiriques des sciences sociales qui le mobilisent.
Au fil de l’histoire du constructivisme racial et du panorama de ses applications contemporaines, l’ouvrage engage à penser le caractère ordinaire et transversal de la race comme rapport social.
racisation et racialisation
Ou comment penser, dire et étudier la fabrication sociale de la race
par ,
Si le terme de racialisation semble faire son apparition dans le vocabulaire anglais à la fin du xixe siècle au sein de l’anthropologie physique [1], il ne sera utilisé par les chercheur·e·s en sciences humaines et sociales que dans la seconde moitié du vingtième siècle.
On le trouve d’abord en 1961 sous la plume de Frantz Fanon, dans Les Damnés de la terre [2], où il n’est cependant ni un concept central, ni l’objet d’une définition précise.
Il est repris en 1977 par le sociologue britannique Michael Banton dans The Idea of Race [3]. Banton définit la racialisation comme le processus social qui conduit à l’invention d’un nouveau mode de catégorisation des populations humaines selon leur « race » et explique qu’il se développe en Europe entre le seizième et le dix-neuvième siècle.
Frank Reeves reprend le terme à son tour dans son ouvrage British Racial Discourse [4], publié en 1983. Il désigne par racialisation le processus selon lequel la race transforme une situation sociale, c’est-à-dire le processus qui rend racial un phénomène qui ne l’était pas auparavant [5]. Cette dynamique est double : à un niveau discursif, la racialisation désigne la place grandissante que la race prend dans les représentations du monde ; à un niveau pratique, la racialisation désigne directement la « formation de groupes raciaux » [6].
Le concept émerge ainsi d’abord dans l’œuvre d’un auteur français, avant d’être repris par des auteurs britanniques, contrairement à ce que le mythe de l’importation états-unienne laisse croire.
Les chercheurs états-uniens Michael Omi et Howard Winant reprennent à leur tour le terme en 1986 avec une définition proche : la racialisation désigne selon eux « l’extension de la signification raciale (racial meaning) à une relation auparavant non classifiée », c’est- à-dire l’assignation d’un groupe social à une catégorie raciale par l’extension du champ d’application de la race [7]. Le concept de racialisation est adossé à celui de « formation raciale », qui désigne le processus historique « selon lequel les catégories raciales sont créées, habitées, transformées et détruites » [8].
La définition de la racialisation demeure toutefois flottante selon les auteur·e·s. Le sociologue britannique Roberts Miles, souvent crédité des développements les plus conséquents du concept, l’utilise plutôt comme synonyme de « catégorisation raciale », pour désigner le processus de forma- tion de frontières entre des groupes construits comme racialement différents [9].
Malgré des variations définitionnelles, les travaux britanniques et états-uniens de la seconde moitié du vingtième siècle s’accordent sur un dénominateur commun : la racialisation désigne la construction de la race comme entité sociale et les processus d’assignation qui la constituent. Par sa dimension dialectique, le paradigme de la racialisation permet de rendre compte de la race comme une catégorie en constante (re)création, selon une approche processuelle et relationnelle : la racialisation crée à la fois le dominant et le dominé. Ainsi comprise, la racialisation est indissociable du racisme comme système de hiérarchisation.
Les travaux français oscillent quant à eux entre les termes « racialisation » et « racisation ». Ce dernier apparaît dans le travail de Colette Guillaumin, où il désigne l’assignation à un statut minoritaire [10]. Chez Guillaumin, le majoritaire et le minoritaire ne sont pas compris au sens statistique, mais définis par un rapport de pouvoir. Les minoritaires sont définis par leur « rapport à la majorité, l’oppression » [11] et se caractérisent par la particularité. La position majoritaire coïncide, elle, avec la généralité et avec la norme : le majoritaire nomme, catégorise – il racise.
En d’autres termes, le couple majoritaire/minoritaire se superpose au couple racisant/racisé. Colette Guillaumin propose une conceptualisation entièrement relationnelle du racisme et des inégalités raciales et façonne une conception du racisme fondée sur le geste de minorisation. Cette théorisation a influencé les sociologues de l’Urmis (Unité de Recherche Migrations et Société), que Colette Guillaumin rejoint dès sa fondation, parmi lesquel·le·s Véronique de Rudder, pour qui l’avantage du concept de racisation est de « rapporter directement la formation de l’idée de “race” (…) à celle du racisme, comme idéologie et comme rapport social » et de « rend(re) compte du fait que c’est le racisme qui a inventé la catégorie de “race”, et non la “race” qui a servi (…) de prétexte au racisme » [12].
L’utilisation du concept de racisation dans la sociologie française contemporaine pose toutefois le problème de sa coexistence avec celui de racialisation. De fait, la distinction entre les deux concepts n’est pas stabilisée [13] :
chez plusieurs auteur·e·s, le concept de racisation est manié comme un équivalent de celui de racialisation [14] ;
pour Christian Poiret en revanche, la racialisation désigne la « face mentale du racisme », c’est-à-dire le « processus cognitif de mise en forme du monde et de définition de la situation », alors que la racisation renvoie à sa « face matérielle », c’est-à-dire aux « pratiques et attitudes orientées et justifiées par la racialisation » [15] ;
certain·e·s chercheur·e·s, enfin, n’utilisent que le terme de racialisation [16].
Pour notre part, nous utiliserons davantage le terme de racialisation, en souscrivant à la remarque de Sarah Mazouz, selon laquelle « la racisation ne désigne (…) qu’un aspect des processus de racialisation », à savoir l’assignation à une position dominée ou, pour reprendre la terminologie de Colette Guillaumin, minoritaire. En ce sens, les personnes blanches « sont racialisées mais en aucun cas racisées » [17].
Les deux concepts ont toutefois en commun la désignation de l’altérisation radicale comme fondement d’une frontière raciale. Il relève dès lors du travail des sociologues de mettre au jour les structures qui président à la formation de telles frontières, mais également aux conditions de leur maintien et de leur possible bouleversement.
notes
[1] Rohit Barot et John Bird, « Racialization : the genealogy and critique of a concept », Ethnic and Racial Studies, vol. 24, no 4, 2001, p. 603.
[2] Fanon, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 201 ; p. 204 ; p. 207
[3] Michael Banton, The Idea of Race, London, Tavistock Publications, 1977.
[4] Frank Reeves, British Racial Discourse. A study of British political discourse about race and race-related matters, Cambridge, Cambridge University Press, 1983
[5] En ce sens, la racialisation implique la compréhension ou l’interprétation d’un phénomène selon le vocabulaire de la race. Reeves définit par exemple ce qu’il appelle la « racialisation du discours » comme « l’utilisation croissante de certains ou de l’ensemble des éléments suivants : les catégorisations raciales, les explications raciales, les évaluations raciales ou recommandations raciales », Reeves, op. cit., p. 174. Sauf mention contraire, les traductions sont celles des auteures.
[6] Reeves, British Racial Discourse, op. cit., p. 174
[7] Michael Omi et Howard Winant, Racial Formation in the United States, New York, Routledge, 1986, p. 64.
[8] Ibid., p. 110.
[9] Sur ce sujet, voir l’introduction de l’ouvrage de Sarah Mazouz, La République et ses autres : Politiques de l’altérité dans la France des années 2000, Lyon, ENS Éditions, 2017
[10] Colette Guillaumin, L’Idéologie raciste, La Haye, Mouton, 1972. 13. Ibid., p. 119
[11] Ibid.
[12] Véronique de Rudder, « Racisation », Vocabulaire historique et critique des relations inter-ethniques, Cahier n° 6-7, Pluriel-recherches, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 111
[13] Jean-Luc Primon, « Ethnicisation, racisation, racialisation. Une introduction », Faire Savoirs, no 6, 2007, p. 3-14.
[14] Voir Pierre-André Taguieff, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, Gallimard, 1987 ; Pfefferkorn, « Rapports de racisation, de classe, de sexe… », art. cit.
[15] Christian Poiret, « Les processus d’ethnicisation et de raci(ali)sation dans la France contemporaine : Africains, Ultramarins et “Noirs” », Revue européenne des migrations internationales, vol. 27, no 1, 2011, p. 107-127
[16] Horia Kebabza, « L’universel lave-t-il plus blanc ? : “Race”, racisme et système de privilèges », Les cahiers du CEDREF, no 14, 2006, p. 145-172 ; Clerval, « Rapports sociaux de race et racialisation de la ville », art. cit. ; Marie Peretti-Ndiaye, « Race, racisme, racialisation : que nous disent les discours ? », Revue européenne des sciences sociales, vol. 54, no 1, 2016, p. 103-128
[17] Sarah Mazouz, Race, Editions Anamosa, 2021., p. 49.
race et ethnie : quelques clarifications
Extraites d’un ouvrage salutaire sur la sociologie de la race
par ,
Dans un texte de synthèse sur les différences théoriques entre race et ethnicité, concepts de race et d’ethnicité, Stephen Cornell et Dougmas Hartmann listent autant les les oppositions conceptuelles que les confusions intellectuelles qui marquent les usages de ces deux notions. Ils énumèrent plusieurs axes de différenciation entre les concepts de race et d’ethnicité, également présentés par Mirna Safi dans son ouvrage d’introduction aux inégalités ethno-raciales [1].
La différence la plus couramment opérée entre la race et l’ethnicité renvoie la première au domaine du biologique, la seconde à celui du culturel. Cette différence, si elle pose problème pour des raisons que l’on a déjà entrevues dans les chapitres précédents et que l’on détaillera par la suite, ne constitue pas pour autant un retour à l’essentialisme biologisant : la race désigne alors un processus façonnant une différence sociale à partir de différences d’ordre physiologique, mais ne désigne pas ces différences physiologiques elles-mêmes.
En d’autres termes, la race désignerait la construction d’une différence de nature sociale, traduite par des inégalités matérielles et symboliques, qui est présentée comme fondée en nature, c’est-à-dire légitimée par des marqueurs phénotypiques, tels que la couleur de la peau, la texture des cheveux, la forme du nez ou encore celle des yeux. Alors que la race supposerait ce substrat biologique, voire génétique, l’ethnicité renverrait à des marqueurs entièrement culturels, c’est-à-dire à une origine définie par la communauté culturelle, l’identification à une patrie ou à des traditions communes. De fait, dans les sciences sociales états-uniennes, le terme se confond ainsi souvent avec la nationalité ou l’origine géographique [2].
En France, on trouve un usage similaire : Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fenart proposent une généalogie du concept d’ethnicité qui se caractérise, dès son apparition, par une opposition à la notion de race structurée par la polarisation entre culturel et biologique [3].
Selon Stephen Cornell et Douglas Hartmann, un autre mode de différenciation entre race et ethnicité courant en sciences sociales concerne le degré d’agentivité et de contrainte dans la construction des catégories. La race concernerait ainsi les cas d’assignation extérieure et l’ethnicité, ceux d’auto-identification ou de revendication d’une identité. L’assignation raciale relèverait donc de la contrainte et serait inexorable, tandis que la revendication ethnique traduirait un choix, une identification subjective.
Le troisième type de différenciation recensé par les auteurs a trait au caractère péjoratif ou mélioratif de la catégorisation, en particulier dans sa teneur morale. Ainsi, les catégorisations stigmatisantes sont souvent considérées par la recherche comme relevant du domaine racial, alors que les catégorisations mélioratives ou à charge morale moins évidente sont considérées comme relevant de l’ethnicité. En d’autres termes, toute représentation raciale impliquerait une charge péjorative, alors que la construction de l’ethnicité pourrait impliquer des représentations valorisantes.
Le quatrième type de différenciation relevé par Cornell et Hartmann concerne, enfin, la place du pouvoir dans la race et l’ethnicité : alors que les rapports de domination seraient consubstantiels à la première, l’ethnicité ne serait pas fondamentalement associée à des formes de hiérarchisation.
Ces quatre axes de différenciation sont en partie redondants, dans la mesure où la charge morale (stigmatisation ou valorisation) est dépendante de la structure de la catégorisation (assignation ou identification) et de la forme du pouvoir (hiérarchisation ou horizontalité) : on imagine en effet mal un groupe social qui se saisirait lui-même d’une étiquette profondément stigmatisante à son égard, en absence de toute contrainte et sans en modifier le sens. Comme le note Mirna Safi, la mobilisation de caractères phénotypiques est, elle aussi, étroitement interconnectée aux autres axes, dans la mesure où ceux-ci rendent potentiellement plus difficile d’échapper à l’assignation [4].
En résumé, cette manière conventionnelle de différencier la race de l’ethnicité confère à la catégorisation raciale un caractère exclusivement négatif et subi (assigné), par opposition à une catégorisation ethnique plus élective et qui permettrait une diversité culturelle défaite de conflictualité. La distinction centrale, fondée sur l’identification des substrats biologique ou culturel dans la construction de la différence sociale est globalement dominante dans les sciences sociales [5] et l’une de ses origines peut être recherchée dans les travaux de Max Weber. Dans le chapitre d’Économie et Société qu’il consacre aux relations communautaires ethniques, Weber décrit en effet le « groupe ethnique » comme fondé sur « la croyance subjective à la communauté d’origine », par opposition au « groupe racial » qui serait quant à lui « réellement » fondé sur une communauté d’origine effective [6].
Selon Mirna Safi, on peut expliquer la popularité et la longévité de cette distinction biologique/culturel par des mécanismes de construction de la légitimité scientifique : les travaux états-uniens se saisissant de cette distinction sont publiés dans les revues scientifiques les plus prestigieuses [7]. Elle est, toutefois, aussi courante dans le champ scientifique francophone. Pour Véronique de Rudder et ses collègues, parmi les premiers à formaliser la distinction entre les deux concepts en français, la différence entre la race et l’ethnicité est de nature qualitative, dans le sens où l’imputation raciale « absolutise la différenciation culturelle et d’“origine” […] en l’inscrivant dans un règne extérieur à la volonté humaine : celui de la nature. » En cela, et contrairement à l’ethnicité, la catégorie de race serait « immuable et définitive » [8].
Quoique communément admise et usitée par les chercheur·e·s, cette différenciation pose une série de problèmes. L’un d’eux provient du fait qu’elle risque de mobiliser l’ethnicité comme une catégorie particulièrement volatile. L’insistance sur son caractère électif tend même à dissoudre le caractère primordial de la dimension d’hérédité, en la positionnant comme secondaire vis-à-vis de la revendication d’appartenance à un groupe culturel. Comme le font remarquer Stephen Cornell et Douglas Hartmann, dans la mesure où la production de normes culturelles est centrale dans le fonctionnement de nombre de sociétés, la plupart des groupes sociaux peuvent en fait être décrits comme des groupes culturels – y compris, énumèrent-ils, les pompiers, les fans de New Age, ou encore les adolescent·e·s des classes supérieures. En quoi, dès lors, la définition de l’ethnicité comme radicalement élective permet de différencier les groupes ethniques de ces groupes culturels-là ?
Un autre problème relève de la question du pouvoir et de la conflictualité. Pour le sociologue Andreas Wimmer par exemple, par ailleurs critique de la centralité de la race dans les travaux états-uniens [9], la distinction entre la race comprise comme « fixe, imposée et excluante » et l’ethnicité décrite comme « fluide, auto-attribuée et volontaire » ne rend pas justice aux situations dans lesquelles des groupes désignés comme « ethniques » sont soumis à une ségrégation forcée, à l’exclusion ou à une domination « d’habitude associée à la race » comme c’est le cas par exemple pour les Serbes au Kosovo ou les Albanien·ne·s en Serbie [10].
Race et ethnicité : des catégories redondantes ?
Face aux difficultés posées par cette division stricte entre race et ethnicité, de nombreux·ses auteur·e·s n’opèrent pas de distinction essentielle entre les termes et les utilisent de façon relativement indifférenciée [11]. D’autres considèrent la distinction superflue et insistent alors sur la fluidité conceptuelle entre des termes qui doivent l’un et l’autre être compris comme des constructions sociales, plaidant ainsi pour un dépassement d’une opposition comprise comme trop réductrice.
Pour le sociologue britannique Ali Rattansi, qui reprend la formule de Stuart Hall [12] , la race est ainsi un « signifiant flottant » : sa signification n’est pas fixée une fois pour toutes mais dépend étroitement du contexte dans lequel le concept est utilisé [13]. Rattansi rappelle que le concept moderne de race a toujours inclus à la fois des éléments biologiques et des éléments culturels et que ces derniers ont pris de plus en plus de place dans la compréhension contemporaine de la race, les marqueurs de la racialisation étant pour beaucoup des marqueurs culturels (langue, traditions, etc.) [14]. Pour lui, les distinctions entre les concepts de race et d’ethnicité mais aussi de nation ont toujours été instables, et les frontières entre ces termes sujettes à une grande porosité. C’est pour cette raison qu’il propose de renoncer à une séparation conceptuelle stricte et de recourir à l’expression « complexe race-ethnicité-nation » afin de désigner les mécanismes de différenciations et de constructions de frontières ethno-racio-nationales entre les groupes.
Dans une argumentation proche de celle d’Andreas Wimmer évoquée plus haut, Rogers Brubaker estime également que la race, l’ethnicité et la nation procèdent de mécanismes de classification et de catégorisation dont les formes cognitives sont très similaires, et qu’il convient dès lors d’étudier conjointement [15]. L’approche par les processus cognitifs de classification et de catégorisation permet ainsi de prendre pour objet d’étude la nature relationnelle et dynamique de ces trois concepts, qui ont pour point commun de se référer à un héritage partagé ou une communauté d’ascendance [16]. Plutôt que s’interroger sur le contenu et l’existence de ces catégories, elle permet de s’intéresser davantage aux raisons et conditions particulières qui amènent les individus à faire sens de leurs expériences sociales en termes raciaux, ethniques ou nationaux [17]. À la faveur de ce changement de perspective, certain·e·s auteur·e·s argumentent en faveur de l’emploi du terme « ethno-racial », dès lors que leur objet premier d’étude n’est pas l’ethnicité ou la race dans ce qu’elles ont de spécifique, mais les mécanismes de stratification sociale qui sont associés à ces catégories [18].
Dans un contexte scientifique marqué par une compréhension des deux concepts comme (partiellement) redondants, l’ethnicité est parfois utilisée en remplacement de la race [19]. Selon Michael Banton, ce changement ne traduit pas une modification empirique des formes de racialisation et d’ethnicisation, mais reflète davantage l’inflexion des présuppositions des chercheur·e·s. Pour le sociologue britannique, la prédominance conceptuelle de l’ethnicité est positive, en ce qu’elle permet d’éviter les connotations biologiques de la race. On trouve cependant chez d’autres chercheur·e·s des évaluations plus pessimistes de la concurrence conceptuelle entre race et ethnicité, doutant en particulier de la capacité de cette dernière à rompre davantage avec les connotations ou les usages biologisantes.
Un tel pessimisme transparaît, plusieurs décennies avant le texte de Banton, au cours de la controverse autour de la notion de race qui met aux prises biologistes, anthropologues et sociologues dans un après-Seconde Guerre mondiale profondément marqué par le traumatisme de l’Holocauste (voir chapitre 1). L’un des rédacteurs de la « Déclaration sur la race et les différences raciales » publiée par l’Unesco en 1951, le biologiste et généticien Theodosius Dobzhansky, affirme que « l’expression “groupe ethnique” a été proposée pour les races humaines dans les années qui ont suivi 1930, quand les anthropologistes [sic] et biologistes étaient anxieux de se désolidariser de la prostitution hitlérienne du concept de race ». Soulignant l’utilisation non moins essentialiste de l’expression « groupes ethniques » par celles et ceux qui en défendent l’usage en lieu et place de « race », il s’interroge cependant : « un nom nouveau peut-il vraiment servir à combattre les préjugés raciaux ? La haine peut être aussi virulente envers un groupe ethnique qu’envers une race. On est donc en droit de se demander s’il est bien à propos, en science, d’user de tels subterfuges. » [20]
Deux décennies plus tard, Colette Guillaumin se penche sur le concept d’« ethnie », prédécesseur de celui d’ethnicité dans les sciences sociales francophones [21]. Elle analyse son essor en l’attribuant à la popularisation concomitante de l’anthropologie culturelle et de ses approches, construites en contrepoint d’une anthropologie physique qui avait fait de la race un concept central, et ce dans un sens indéniablement biologisant. Guillaumin pointe cependant les continuités qui lient l’ethnie à la race. Elle objecte ainsi que le remplacement des termes cache (mal) la « puissance de l’impact biologisant sur notre pensée sociale », dans la mesure où le remplacement terminologique n’a pas consisté en un changement radical de paradigme [22]. L’« ethnie » et ses avatars (« minorités ethniques », « problèmes ethniques », etc.) opéreraient comme de simples euphémismes du concept racial dont le sens biologique ne serait pas efficacement évacué par la substitution sémantique. Selon elle, la distinction entre le biologique et le culturel pour différencier entre racial et ethnique n’est pas opérante, dans la mesure où « différence biologique et différence culturelle ne sont en rien séparables ». Ainsi, si « le caractère physique est le signifiant de la différence radicale », celui-ci englobe aussi bien l’accent, la langue ou encore la gestuelle, qui, dans le processus de naturalisation, sont saisis comme biologiques [23]. La théorie de la « racisation » que construit Colette Guillaumin insiste, dès lors, sur le syncrétisme entre biologique et culturel qui empreint les processus d’assignation.
Plus récemment, d’autres chercheur·e·s ont développé une même analyse de la tendance euphémistique de l’usage des concepts d’ethnie ou d’ethnicité [24], qui permettraient surtout « à la fois la déculpabilisation et l’occultation du problème », selon la formule de Fabrice Dhume [25]. Ces auteur·e·s soulignent que, dans le cadre d’une analyse centrée sur les effets du racisme, le paradigme ethnique conduit à éluder le terme de race afin d’en parler sans la nommer. Pour Didier Fassin, parler d’« ethnie » est ainsi « à la fois un contresens et un faux-semblant », l’euphémisation dont cet usage est porteur servant la minimisation même du racisme et de ses effets [26]. Dans cette perspective, la distinction sémantique est avant tout une distinction politique, qui vise à remplacer un terme infamant par un équivalent moins polémique et historiquement « marqué ».
notes
[1] Mirna Safi, Les inégalités ethno-raciales, Paris, La Découverte, 2013.
[2] J. Milton Yinger, « Ethnicity », Annual Review of Sociology, n° 11, 1985, p. 151-180.
[3] Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fenart, Théories de l’ethnicité, Paris, PUF, 1995. On retrouve la même opposition culture/biologie dans la définition que donnent Ryzlène Dahhan et Aude Rabaud du concept d’ethnicité. Voir Ryzlène Dahhan et Aude Rabaud, « Ethnicité/ Ethnicisation », dans M. Bouvet et al. (dir.), Catégoriser. Lexique des constructions sociales de la différence, Lyon, ENS Editions, 2022
[4] Safi, Les inégalités ethno-raciales, op. cit., p. 9.
[5] Gail Lewis et Ann Phoenix, « “Race”, “Ethnicity”, and Identity », dans K. Woodward (dir.), Questioning Identity : Gender, Class, Ethnicity, London, Routledge, 2004, p. 115-149.
[6] Max Weber, Économie et société, Paris, Plon, 1971 (1922)
[7] Safi, Les inégalités ethno-raciales, op. cit., p. 10
[8] Rudder, Poiret, et Vourc’h, L’Inégalité raciste, op. cit., p. 32.
[9] Andreas Wimmer, « Race-centrism : a critique and a research agenda », Ethnic and Racial Studies, Vol. 38, n°13 ? 2005
[10] Andreas Wimmer, « The Making and Unmaking of Ethnic Boundaries : A Multilevel Process Theory », American Journal of Sociology, vol. 113, no 4, 2008, p. 974.
[11] Par exemple : Caroline Knowles, « Theorising Race and Ethnicity : Contemporary Paradigms and Perspectives », dans The SAGE Handbook of Race and Ethnic Studies, London, Sage Publications, 2010, p. 39.
[12] Hall, Race, ethnicité, nation, op. cit
[13] Voir aussi Hourya Bentouhami-Molino, Race, cultures, identités, Paris, PUF, 2015.
[14] Ali Rattansi, « The Uses of Racialization : The Time-Spaces and Subject-Objects of the Raced Body », dans K. Murji et J. Solomos (dir.), Racialization : Studies in Theory and Practice, Oxford University Press, 2005
[15] Rogers Brubaker, Ethnicity without Groups, Cambridge, Harvard University Press, 2006 et « Ethnicity, Race, and Nationalism », Annual Review of Sociology, vol. 35, no 1, 2009, p. 21-42.
[16] Voir David A. Hollinger, « National Culture and Communities of Descent », Reviews in American History, vol. 26, no 1, 1998, p. 312-328.
[17] Barth (dir.), Ethnic Groups and Boundaries : The Social Organization of Culture Difference, op. cit.
[18] Safi, Les inégalités ethno-raciales, op. cit.
[19] Michael Banton, « Teaching ethnic and racial studies », Ethnic and Racial Studies, vol. 26, no 3, 2003, p. 488-502.
[20] Theodosius Dobzhansky, L’Homme en évolution, Paris, Flammarion, 1966, cité par Gayon, « Le corps racialisé », op. cit.
[21] Guillaumin, L’Idéologie raciste, op. cit.
[22] Ibid., p. 84.
[23] Ibid., p. 66-67.
[24] Omi et Winant, Racial Formation in the United States, op. cit. ; Pfefferkorn, « Rapports de racisation, de classe, de sexe… », art. cit. ; Rudder, Poiret, et Vourc’h, L’Inégalité raciste, op. cit.
[25] Fabrice Dhume, « Sur la notion de race comme un problème. Les sciences sociales et l’idée de nature », Raison Présente, no 174, 2010, p. 53-65.
[26] Didier Fassin, « Nommer, interpréter. Le sens commun de la question raciale », dans De la question sociale à la question raciale ?, Paris, La Découverte, 2006, p. 20.
p.-s.
Ces extraits sont publiés avec l’amicale autorisation des autrices et des Éditions Armand Colin.
En voici la table des matières :
Introduction : Sociologie d’un objet controversé
I. Genèse des études sur la race : des débuts du constructivisme à l’intersectionnalité
Les premiers jalons du constructivisme
Penser la racialisation
Une sociologie marquée par les mouvements sociaux
II. Un concept en débat(s)
Où et comment est inventée la race ?
Race et ethnicité, des concepts complémentaires ou concurrents ?
La race dans les statistiques
III. Ce que la race fait à la sociologie
D’objet d’étude particulier à rapport social transversal : l’ordinaire de la race
Race et intersectionnalité
Les défis méthodologiques d’une analyse sociologique de la race
Conclusion : Refuser l’aveuglement volontaire