Statue de Léopold II : un rêve de bronze fondu qui part en fumée

Laura Nsengiyumva se définit comme une « artiviste », mêlant ainsi sa pratique artistique à son engagement activiste. Elle a proposé de faire fondre la statue équestre de Léopold II, érigée près du Palais royal à Bruxelles. Pourtant, son nom n’apparaît pas dans les médias. Cette omission, ainsi que les réactions que sa proposition a suscitées, montrent à quel point nos pensées sont encore imbibées de colonialisme.

Que faire de toutes les traces de l’époque coloniale dans les rues de Bruxelles ? Les quelque 250 pages de notre rapport reprennent toute une série de recommandations « en vue de la décolonisation de l’espace public en Région de Bruxelles-Capitale » (De Standaard, édition du 17 février). Nous y avons travaillé un an et demi, de concert avec 14 experts, à la demande du secrétaire d’État bruxellois Pascal Smet (Vooruit).

Aujourd’hui, je me sens plus spoliée que fière, notamment en raison des suites accordées à notre proposition concernant la tristement célèbre statue équestre de Léopold II, située place du Trône. D’une part, parce que mon nom en tant qu’artiste n’a pas été mentionné dans les médias, alors que mon œuvre PeoPL en a été la source d’inspiration. D’autre part, parce qu’il est manifestement difficile – et je mâche mes mots – de rompre avec le colonialisme en Belgique.

Après de longues discussions, notre groupe de travail en est arrivé à la proposition, pratiquement décidée à l’unanimité, de transformer la statue en un mémorial pour les victimes du colonialisme. Après tout, ce n’est pas la forme de la statue qui constitue l’archive des atrocités commises au Congo. L’image n’est qu’un phénomène idéologique. La véritable archive est la matière première dont elle est faite : le cuivre et l’étain, tous deux pillés au Congo et extraits du sol par des travailleurs forcés, au péril de leur vie. Notre conseil était le suivant : faites fondre cet alliage métallique afin de rendre justice aux victimes et à leur mémoire.

Invisible

Une autre option figure dans le rapport final : « déplacer l’œuvre vers une décharge pour statues mises au rebut ». Une opposition muséale au sein du groupe de travail s’accroche à l’idée que la statue doit à tout prix rester intacte. Dans ce cas, à quoi servent les répliques présentes au musée du Cinquantenaire et à Kinshasa ? Pourquoi est-il si difficile d’en finir avec le récit héroïque du colonialisme ?

Je me sens éclipsée. Au départ, la moitié du groupe de travail était composée de personnes ayant des racines africaines. Mais comme souvent, une sélection naturelle s’est opérée. Le temps, denrée rare pour celles et ceux qui n’ont pas le privilège d’être universitaires, de représenter une institution ou de laisser la garde des enfants à la mère, a fait son œuvre. Et finalement, le statu quo l’emporte à nouveau.

Le rapport ne rend pas non plus justice à mes travaux, lesquels ont inspiré la proposition de fonte. Dès 2015, en tant qu’artiste, j’ai cherché du soutien dans le cadre de mon projet PeoPL : une réplique grandeur nature de la statue équestre de Léopold II faite en glace, laquelle fondrait alors lentement. Le piédestal serait renversé, comme s’il était en apesanteur, tandis que le nom du cruel propriétaire de l’État libre du Congo disparaîtrait, pour devenir PeoPL. Car nous sommes tous rois et reines, enfin propriétaires de plein droit de notre espace public.

Père génocidaire

« Aimeriez-vous que l’on fasse fondre votre père ? » Voilà ce qu’a lancé sans détour l’un des directeurs du musée de l’Afrique, fin 2017. « Mon père ? Si vous le considérez de la sorte, sachez que votre père fut un génocidaire », ai-je répondu en me mordant la langue. « Génocidaire » : le mot est tabou, et pas qu’au musée de l’Afrique.

Les pères portent désormais d’autres noms. Umicore a ainsi succédé à l’Union Minière du Haut Katanga. Fondée autrefois dans le but de piller le riche sous-sol du Congo, cette entreprise sans scrupule qui pratiquait le travail forcé a causé la mort à de nombreux Congolais. Aujourd’hui, Umicore est l’un des partenaires privés du musée de l’Afrique. D’autres institutions artistiques n’exposeraient jamais PeoPL, m’a-t-on dit. Mais grâce à l’équipe fantastique de Nuit Blanche, l’œuvre a finalement pu être montrée au public à Bruxelles, le 6 octobre 2018.

En 2020, plus de 84 000 personnes ont signé une pétition visant à enlever toutes les statues de Léopold II. Si nous sommes si nombreux, puis-je enfin répartir le poids de ce piédestal sur plusieurs épaules ? En me joignant au groupe d’experts, j’espérais mettre fin à ma croisade. Mais au final, la frilosité ambiante et les faux-fuyants n’ont pas permis à PeoPL d’atteindre pleinement son but.

Balayer les reliques colonialistes

Je souhaite de tout cœur que les Bruxellois ne se laissent pas diviser de la sorte. Les interventions artistiques proposées autour du monument devraient nous rapprocher, nous inciter à nous rencontrer et à nous aimer davantage. Si seulement nous pouvions faire fondre toute la dimension monumentale de cette statue avec notre chaleur humaine, au lieu de la ranger au frigo. Je parle pour beaucoup quand je dis qu’il est temps de balayer tout cet épisode et d’imaginer ensemble un mémorial aux victimes de la colonisation. Sans effacer, sans cacher. Avec la seule trace tangible qui reste de toutes les victimes : l’étain et le cuivre qu’elles ont laissés derrière elles.

Pourvu que le Parlement bruxellois privilégie désormais la ressource vivante à la matière morte. Qu’il fasse le choix d’une nouvelle image commune, au lieu de s’attarder sur le fossile de siècles d’exploitation.

Auteure : Par Laura Nsengiyumva, le 07/03/22 |
Spread the love

Laisser un commentaire