Une voix décoloniale en Flandre

Nadia Nsayi, Belgo-congolaise, politologue, activiste et auteure du livre ’Dochter van de dekolonisatie’ – fille de la décolonisation – , s’exprime sur l’origine de son engagement pour le décolonial, ses expériences dans le secteur de la coopération au développement, l’exposition « 100 x Congo » au MAS à Anvers, où elle est curatrice, la politique et le mouvement décolonial en Flandre.

La (re)naissance d’une fille de la décolonisation

Je suis arrivée en Belgique en 1989, après le décès de mon père. J’avais cinq ans. J’ai grandi à Bruxelles avec ma mère, mais aussi chez ma marraine et mon parrain à Landen, en Flandre. Ce n’était pas toujours évident d’alterner ces deux milieux de vie : un milieu très ‘flamand et blanc’ et un milieu très ‘africain-zaïrois’.

C’est pendant mes études de Sciences Po à Louvain que j’ai rencontré d’autres personnes d’origine congolaise. Nous avons créé une association qui s’appelait ’Bana Leuven’ – les enfants de Louvain. C’est comme ça que j’ai commencé à m’intéresser davantage à l’histoire belgo-congolaise.

Quelques mois avant de commencer mes études, j’ai fait un voyage d’immersion au Sénégal. Ce voyage m’a bouleversée en tant que femme de couleur de dix-neuf ans dans un groupe de ’blancs’. Suite à cette expérience, j’ai pu convaincre ma mère de faire un voyage au Congo. Ce voyage m’a permis de me reconnecter à mon identité congolaise, ma famille et mon histoire. Il m‘a également permis de constater les inégalités et la pauvreté. J’ai pris conscience que j’avais pu étudier en Belgique, que je pouvais profiter de ces privilèges, et que j’avais ma propre histoire familiale. Il fallait que j’en fasse quelque chose.

Après mes études, j’ai travaillé pendant un an au Parlement fédéral comme conseillère de Els Schelfaut du CD&V. Ensuite, de 2010 jusqu’à 2019, j’ai eu en charge le plaidoyer politique sur le Congo et l’Afrique Centrale en général au sein de l’ONG ’Broederlijk Delen’ et du mouvement pour la paix “Pax Christi”.

Depuis 2019, je travaille comme curatrice au musée MAS à Anvers. J’y suis co-créatrice de l’exposition “100 X Congo”, qui retrace un siècle d’art congolais à Anvers. C’est à cette occasion que j’ai commencé à porter une attention particulière au passé colonial de la Belgique et au mécanisme qui a influencé les regards portés en Belgique sur le Congo, jusqu’à maintenant.

L’année passée, j’ai publié mon premier livre ’Dochter van de dekolonisatie’ – fille de la décolonisation -, livre qui retrace l’histoire de ma vie familiale, l’histoire du Congo et des relations belgo-congolaises depuis la colonisation et la décolonisation.

La Coopération au Développement (CAD) au Congo – héritage de la colonisation et de l’idéologie coloniale, jusqu’à présent

En qualité de responsable du plaidoyer à Broederlijk Delen et Pax Christi, pendant dix ans, j’ai tenté de mettre le Congo à l’agenda politique. Cette période m’a permis de rencontrer des parlementaires, des députés, l’administration de la CAD, l’Église, les organisations internationales, les ONG tant internationales que locales, etc. J’ai fait pas mal de voyages de service, et des voyages privés au Congo et dans la région de l’Afrique Centrale. Ceci m’a permis de complexifier mon analyse de la situation et de la CAD. Si je me positionne aujourd’hui, c’est à partir de mon expérience et de ma connaissance du terrain. Il ne s’agit pas d’un positionnement purement idéologique et théorique, présent chez certains de mes contacts d’origine congolaise. Je suis critique, mais il n’y a pas que du négatif. Plus généralement, je crois sincèrement à l’importance de la solidarité internationale, et ce dans les deux sens. Quant à l’aide humanitaire, elle sera toujours nécessaire.

J’ai pu observer que la CAD continue à véhiculer une mentalité coloniale d’assistanat. La coopération au développement au Congo a 60 ans. Pour réaliser quoi ? Pour l’instant, malgré tous les discours existant, il s’agit d’un chaos total. Tout le monde fait ce qu’il veut et sans coordination. J’ai vu de très beau projets, mais ils sont trop éparpillés et le gouvernement local ou national n’y est souvent pas impliqué.
Aujourd’hui, pas mal d’ONG congolaises ne tiennent plus compte de leur gouvernement mais font appel à l’extérieur pour obtenir des fonds.

Même moi, en tant que représentante de plaidoyer pour une ONG, quand j’arrivais sur le terrain, je me demandais s’ils ne me percevaient pas uniquement comme représentante du bailleur de fonds. Personnellement, j’étais très mal à l’aise. Les gens travaillent dans une ONG parce que ça leur permet de vivre. Souvent ils n’ont pas d’esprit critique par rapport à tout ce qui se passe. Cet état de fait crée une relation de dépendance qui n’est pas accompagnée d’une stratégie de sortie. Cette situation nuit à la dignité humaine.

Actuellement je n’observe aucune réflexion profonde sur le sens et l’impact de la CAD dans le secteur. Il est plutôt question d’un renouvellement des mêmes programmes et formules, exprimés différemment, avec les beaux mots du moment. Pourquoi la Coopération Belge veut-elle absolument rester au Congo ? Certains vont parler d’une responsabilité historique. Pour la Belgique, il est très difficile de quitter le pays, même quand le gouvernement est corrompu.

Selon le discours mainstream des acteurs classiques de la CAD, tout va bien. Pourtant, il suffit d’aller sur le terrain pour se rendre compte de ce qui se passe. L’écart entre tous ces beaux textes et la réalité du terrain est flagrante et nuit gravement à la légitimité du secteur de la CAD. Est-ce qu’on a vraiment envie de réfléchir de manière critique sur notre façon de penser, de travailler et d’agir, notre façon d’être dans le secteur de la CAD ? Pour regagner de la légitimité, il faut que le secteur soit formé à nouveau, en commençant par quitter cette mentalité. Pour parler franchement, le concept de « l’Afrique qui a besoin du blanc pour être sauvé », c’est terminé !

Idéalement, il faudrait que le Congo commence par développer ses propres plans de développement par département, et aille en un second temps chercher ses partenaires. L’existence de projets, tels que par exemple ceux de la coopération bilatérale, peut toujours trouver sa place, mais la réflexion doit être basée sur un modèle de développement à partir du Congo qui choisira ses partenaires. Il faut abandonner l’approche “projet d’assistanat”, qui n’est finalement pas durable, tout comme des approches ’passe-partout’ telles que celles axées sur le genre. Allons-nous encore aller dans un village pour indiquer aux habitants quels comportements une femme et un homme doivent adopter pour être égalitaires ?

La solidarité internationale du futur devrait être bidirectionnelle. C’est une relation d’égal à égal, tant au Sud qu’au Nord ; un échange d’expertise et de compétences. Prenons pour exemple la crise sanitaire actuelle en Belgique et dans le Monde. Beaucoup de pays du Sud ont connu des crises similaires. Ces pays sont porteurs d’expertise en ce domaine, tant au niveau médical qu’au niveau de la communication et de la mobilisation des citoyens. Pourquoi ne pas faire appel à des experts de ces pays et les inviter ici pour réfléchir ensemble à la crise en Belgique ? Il y a d’autres domaines d’intervention imaginables au Nord. Mais tout ça implique un changement de mentalité et une reconnaissance de l’expertise venant du Sud.

Pour le reste, selon moi, le rôle des acteurs de la CAD se situe principalement au niveau de l’éducation, de la sensibilisation et du plaidoyer politique. Informer la population européenne sur ce qui se passe au Sud, mais aussi analyser de manière critique les interdépendances, comme par exemple le lien entre les conflits ailleurs et notre société.

L’exposition ‘100 X Congo’ au MAS : l’implication coloniale sous-exposée de la ville d’Anvers, symbolisée par sa grande collection d’Art Congolais.

« 100 X Congo » est une exposition qui commémore l’existence de collections d’objets d’art et d’objets utilitaires d’origine congolaise de la ville d’Anvers depuis cent ans. Par le biais de cette exposition, nous voulons informer le public sur la présence de cette collection, mais aussi au niveau du passé colonial d’Anvers. Beaucoup de gens ne sont pas conscients du rôle important de la ville d’Anvers et de la Flandre en général par rapport au passé colonial, et à la présence de cette vaste collection qui compte environ 5000 objets congolais.

Quand, en 1885, Léopold II s’est approprié le Congo comme propriété privée, ses premiers alliés se trouvaient à Anvers. Par exemple, deux sociétés dont le siège est à Anvers – ’Abir’ et ’Anversoise’ – ont été impliquées dans le commerce du caoutchouc. Léopold II jouissait d’un cercle d’hommes de pouvoir, de politiciens et d’hommes d’affaires qui l’ont soutenu dans son projet colonial, il s’agissait bien d’un projet purement capitaliste. Bien sûr, le port d’Anvers allait jouer un rôle indispensable : les bateaux y arrivaient et en partaient. À cette époque, et par la suite à l’époque du Congo belge, l’élite de la ville d’Anvers a été impliquée dans ce projet. La première communauté congolaise en Belgique a été créée à Anvers. Ce n’est pas par hasard que le président actuel de la République Démocratique du Congo (RDC), Monsieur Felix Tshisekedi, a visité la ville d’Anvers, son port et le secteur du diamant.

Dans l’exposition, nous retraçons notamment l’histoire des premières expositions universelles qui ont eu lieu à Anvers. Nous essayons de susciter chez le visiteur une analyse critique à propos du colonialisme et de ses conséquences. Nous souhaitons contribuer au débat sur le futur et au processus de décolonisation.

À l’époque, l’élite flamande au pouvoir politique et économique était majoritairement francophone. Par exemple Pierre Ryckmans, gouverneur du Congo Belge de 1934 à 1946, était un Flamand. Quand on analyse la base, les missions catholiques, par exemple, sont un socle important de la colonisation depuis Léopold II. On constate que la plupart des missionnaires étaient des Flamands. Les missions ont eu un impact important dans ce projet colonial et sur le peuple congolais. Elles avaient l’enseignement et la santé dans leurs mains. Dans beaucoup de familles en Flandre, notamment dans des familles pauvres, il y avait un missionnaire dans une colonie. Il est donc inexact de dire qu’il s’agissait d’une affaire du Roi et des Francophones.

Dans cette exposition, le volet traitant de la communication des nouvelles implications de la ville d’Anvers dans le projet colonial est délicat. Dans le cadre de l’exposition universelle de 1894, par exemple, il y a eu huit morts congolais. Cette histoire revient à la surface, des étudiants afro-descendants s’impliquent et veulent que justice soit faite. Or, nous jouissons d’une bonne collaboration avec la ville d’Anvers. Tout d’abord, cette exposition n’aurait pas pu avoir lieu sans l’autorisation de la ville. Ensuite, l’échevine de la culture – Madame Nabilla Ait Daoud (NV-A) a pris des engagements : commémorer les morts congolais à Anvers, adopter une attitude ouverte vis-à-vis des demandes de restitution à la ville d’Anvers. Le fait que la Ville d’Anvers se soit montrée prête à ouvrir le débat est positif. L’avenir nous dira ce qui se passera réellement.

Le MAS est un musée de la ville d’Anvers. Pour l’instant c’est donc le bourgmestre et le collège des échevins qui décident de la question de la restitution. Cette situation diffère de celle de ’Africamuseum’ « Musée de l’Afrique » de Tervuren, qui lui dépend du gouvernement fédéral. Dans les pays voisins comme la France et les Pays-Bas, il se passe quelque chose de concret au niveau de la restitution, alors qu’en Belgique il n’y a pas encore de cadre politique. Au niveau des musées, il y a une certaine concertation, mais nous attendons les résultats du premier rapport de la commission parlementaire sur la colonisation. Ce rapport comportera certainement un chapitre sur la restitution. Nous espérons que le politique va prendre des initiatives une fois ce rapport publié.

Le décolonial et la politique : une nouvelle génération, de nouvelles opportunités ?

Tant en Belgique néerlandophone que francophone, il y a une nouvelle génération politique. Elle est composée de personnes qui n’ont pas vécu la colonisation et qui sont plus ouvertes par rapport à la question décoloniale. Citons pour exemple le secrétaire d’État Thomas Dermine (PS) et même le premier Ministre Alexander Decroo (VLD). Son père a encore des liens forts avec la colonisation mais lui est beaucoup plus rationnel au niveau de certains dossiers comme celui de la restitution. L’ancienne génération était trop impliquée dans des relations, parfois familiales ou économiques, ce qui compliquait une approche critique.

À Bruxelles, Pascal Smet (SP.A) a initié un groupe de travail sur la question de la décolonisation de l’espace public. Cette nouvelle génération d’hommes politiques réalise qu’il faut être à l’écoute des citoyens sur la décolonisation. Ils sont prêts à travailler pour transformer la société, ils veulent s’impliquer. Il s’agit de dossiers sur les collections d’art, l’enseignement, le rôle de la CAD, le commerce international, la lutte contre le racisme. Ce que je dis dans mon livre c’est “Ayons d’abord le courage de reconnaître l’héritage colonial présent dans notre société et aussi parfois dans notre tête, et ouvrons le débat. Réfléchissons ensemble sur la manière d’évoluer vers une société beaucoup plus juste et égalitaire ; une société où chaque citoyen compte.

Chez Broederlijk Delen, j’ai beaucoup travaillé avec les députés de la NV-A. C’était, quelque part, des alliés politiques, parce qu’ils avaient une vision très critique sur la politique belge au Congo. Une tension historique existe entre le nationalisme flamand et l’élite francophone et la Maison Royale. La NV-A est un parti nationaliste, critique par rapport au rôle du Roi par exemple. Lors d’une visite d’un groupe d’experts des Nations Unies en 2019, Bart De Wever a été un des premiers politiciens qui a publiquement appelé au pardon historique qui doit être prononcé par le Roi. En 2011, beaucoup de Congolais se sont rapprochés de la NV-A parce qu’ils ont dénoncé la fraude pendant les élections. C’est vrai qu’au sein de ce parti des positionnements pourraient être problématiques, comme par exemple celui sur l’immigration. Par contre, en ce qui concerne les collaborations au niveau des dossiers traitant de décolonisation et des relations belgo-congolaises, je ne peux qu’attester du fait que nous avons pu y travailler ensemble.

Le mouvement décolonial en Flandre

En Flandre, il n’y a pas encore de structures fortes autour de la décolonisation comme on peut trouver Bamko ou Collectif Mémoire Coloniale en Belgique francophone. C’est peut-être parce que la diaspora y est structurée différemment : j’y vois plutôt des faiseurs d’opinion, souvent des jeunes afro-descendants, qui s’expriment sur certains dossiers.
Cependant, on assiste à la naissance, dans des villes universitaires, de mouvements d’étudiants afro-descendants : Karibu à Louvain, Umoja à Gand et Ayo à Anvers. Il s’agit d’organisations créées récemment et qui essaient de s’impliquer dans le débat sur le décolonial. Il y a aussi ’Black History Month Belgium’, initiative inspirée par le même mouvement aux États-Unis, porté par Aminata Ndow et Mohamed Barrie. Il a d’abord été initié en Flandre à partir d’Anvers, mais en lien avec la Belgique francophone.

De l’autre côté, j’ai l’impression qu’en Flandre, ces activistes ont plus facilement accès aux médias mainstream qu’en Belgique francophone, où ils ont du mal à affirmer leur présence dans le débat. L’activisme flamand, même si il est jeune, a très vite pu marquer quelques points à l’agenda politique.

En 2020, avec la manifestation ’Black Lives Matter’ une alliance intéressante est née, une volonté de travailler ensemble au delà des frontières linguistiques, un peu comme on pouvait observer auparavant. Le nouvel activisme afro-descendant essaie de plus en plus de travailler ensemble, au delà des frontières linguistiques, ce qui est difficile au niveau politique et dans la société civile classique. Ce phénomène ne peut que renforcer le mouvement décolonial. D’ailleurs, cette manifestation a été historique. L’histoire va nous l’apprendre.

[Cet article a été publié dans la Revue Antipodes ITECO]
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