Elargir les analyses par la lutte décoloniale

Françoise Vergès sur le féminisme décolonial ; ces propos ont été recueillis par Rachida Kabbouri et Joris De Beer. Tout au long de cet entretien, Françoise Vergès analyse la situation actuelle au regard du passé esclavagiste et de cette colonialité bien présente dans toutes les structures de sociétés européennes. Elle est critique par rapport au féminisme civilisationnel, occidental et bourgeois, qui se donne comme rôle d’émanciper les femmes racisées. En effet, elle critique le fait que, dans sa lecture de ce type de féminisme, il faut sauver du patriarcat les femmes du Sud ainsi que celles issues des minorités au Nord. Cet article nous invite à nous questionner, à lutter contre nos propres représentations et à nous décentrer afin de prendre conscience de nos automatismes.

Propos de Françoise Vergès recueillis par Joris De Beer et Rachida Kabbouri.

« L’Europe s’est construite sur la colonialité. La colonialité a construit l’Europe Moderne. »

En Europe, l’idée prédomine que l’époque coloniale se termine avec les indépendances, avec l’effondrement des empires coloniaux. Or, comme les sociétés colonisatrices et l’ensemble de leurs structures ont été imprégnées par les siècles esclavagistes et de colonisation post-esclavagiste, la « colonialité » du pouvoir demeure, c’est-à-dire le fait que le racisme continue à structurer les institutions et l’État.

Avec le développement de la photographie et du cinéma, des générations grandissent avec des images fabriquées pour mettre en scène l’infériorité des peuples non européens : un Africain faisant bouillir un missionnaire dans une marmite, ou l’image d’un arabe qui dort parce que les Arabes sont des paresseux, etc. Ces représentations pénètrent la vie quotidienne, ornant la vaisselle, dans les publicités, les récits de voyage qui étaient très populaires, les manuels scolaires, etc.

L’Europe « normalise » l’exploitation coloniale en la rendant « invisible ». Le café, le sucre, le tabac, le chocolat, apparaissent sur les tables sans que le consommateur n’ait à s’interroger sur leurs conditions de production, sur leur provenance, ou, sur qui travaille à produire ces biens de consommation. La réalité de l’esclavage des Noir.e.s est rendue lointaine et abstraite. Bien sûr, des mouvements abolitionnistes émergent en Europe et aux États-Unis, mais ils seront très, très rares à s’attaquer au racisme anti-Noir. En 1790 en Angleterre, des mouvements organisent le boycott du sucre venant des plantations esclavagistes des Antilles. La situation est paradoxale car ils continuent quand même à consommer du sucre mais ils l’importent de leurs propres colonies. Selon eux, il serait produit dans des conditions coloniales qui seraient plus « éthiques » et plus humaines que l’esclavage.

L’Europe qui se construit comme terre de la démocratie, dissimule le fait que sa richesse est issue de l’exploitation de continents entiers et de leurs peuples. L’Europe moderne, dont la construction se déroule au moment où racisme et exploitation esclavagiste et coloniale s’étendent, ne s’est toujours pas émancipée de l’idéologie coloniale et de ses pratiques. Le racisme a pénétré l’ensemble des disciplines et des arts – philosophie, histoire, littérature, art, cinéma, etc… , mais aussi le droit (notions de citoyenneté, propriété privée, droits humains…). Cette longue domination a construit un sentiment de supériorité toujours présent. Comme le faisait remarquer Aimé Césaire en 1956 aux communistes français, l’idéal de fraternité n’est en fait que la fraternité du grand frère, un fraternalisme, écrit-il.

La société colonisatrice elle-même doit se pencher sur la manière dont le racisme a pénétré les consciences et l’ensemble de ses structures et de ses institutions. Ce ne sont pas que les colonisé.e.s et racisé.e.s qui doivent démanteler le racisme.

Quand commencent les luttes décoloniales ? On pourrait dire que les luttes anti-esclavagistes menées par les esclavagisé.e.s, qui émergent dès les débuts de la traite et de l’esclavage colonial au 15ème siècle sont des luttes décoloniales, car elles sont antiracistes et visent la liberté et l’égalité. Ce sont toujours les luttes des opprimé.e.s qui indiquent les voies de la libération.


Le féminisme civilisationnel

L’idéologie de la « mission civilisatrice » émerge au 19ème siècle en France. La colonisation serait œuvre de civilisation, coloniser serait civiliser des peuples « arriérés », le colonialisme serait une mission humanitaire en quelque sorte.

La mission civilisatrice française fait de la domination une campagne éducative, elle justifie même la colonisation au nom de l’abolition de l’esclavage (que la France n’a aboli qu’en 1848), mais c’est pour imposer le travail forcé. Les Européens se transforment en libérateurs et l’image du « sauveur blanc » émerge.

Le féminisme civilisationnel du 21ème siècle a adopté le discours et les pratiques de la mission civilisatrice. L’idée que des femmes du Sud global, de minorités au Nord ne sauraient pas ce qu’est l’émancipation et qu’il faudrait les « sauver » d’un patriarcat qui serait « pire » que celui qui existe en Europe est centrale à ce féminisme. Les femmes blanches sauveraient les femmes non-blanches des hommes non-blancs. Ce féminisme a une conception des droits des femmes qui ne tient pas compte de la manière dont ces droits ont été conçus, notamment le droit à la propriété privée qui, on le sait, a joué un rôle central dans l’esclavagisme (donnant le droit de posséder des êtres humains parce que Noir.e.s) et la colonisation (justifiant le vol de terres). C’est un féminisme qui ne pose pas la question de la manière dont le racisme a pénétré son idéologie, comme si le féminisme aurait été la seule idéologie européenne à en être protégée. Son universalisme est abstrait, certes partout les femmes ont à faire au patriarcat, mais partout, les femmes n’ont pas les mêmes conditions de vie. Les femmes européennes ont bénéficié, même celles de classes populaires, de l’exploitation des peuples de leurs colonies. Aujourd’hui, le néolibéralisme étend son régime d’exclusion et de domination (vies qui comptent et vies qui ne comptent pas) qui dévaste le Sud global à des groupes et des communautés au Nord, mais il faut toujours analyser comment le racisme s’y ajoute. On a vu avec la pandémie que les peuples du Sud global restent des vies jetables aux yeux de l’Occident.

Femmes racisées, de milieux populaires : « Invisibles : elles ouvrent la ville »

Les femmes, racisées et de milieux populaire, sont « invisibilisées » et ont la fonction « d’ouvrir la ville », en effectuant les travaux de nettoyage et de soin. Elles sont assignées aux postes les plus durs, les moins payés et les plus précaires, mais également les plus nécessaires. Elles se lèvent à 4 ou 5h du matin, font le ménage, nettoient les centres commerciaux, les universités, les hôpitaux, les universités, les écoles, avant le réveil de la population. Caissières, aides à domicile, aides-soignantes, domestiques dans les maisons, appartiennent aussi à cette classe. Ces femmes effectuent pratiquement l’ensemble des métiers essentiels et, pendant plusieurs mois, elles ont constitué le groupe le plus exposé aux risques de la pandémie, pour le confort d’une société dont font partie des femmes qui peuvent se permettre d’effectuer de parler de féminisme.

Cette idée que seule l’Europe aurait compris ce qu’est l’égalité entre les femmes et les hommes a permis de préserver une innocence et une arrogante ignorance, cachées derrière l’idée de faire le bien. Trop souvent encore, les projets de « développement » sont pensés en dehors des premières concernées, conçus par des ”expert.e.s”. Mais c’est l’idée même de développement qui est contestée par des militantes du Sud global : quelle forme de développement ? Pour ”rattraper” l’Occident ? Est-ce que ces programmes vont contribuer à vaincre injustices et inégalités dans un monde capitaliste néolibéral ?

Quand un projet, même avec les meilleures intentions se révèle être de la charité, de la philanthropie corporate, ce n’est pas de l’émancipation. Il est vrai que ça donne bonne conscience, philanthropie capitaliste et philanthropie humanitaire préservent un type de fonctionnement qui repose sur l’idée que des femmes « manquent » de liberté mais sans s’interroger sur le rôle de l’impérialisme et du capitalisme racial.

Et la question du relativisme culturel versus l’universalisme ?

Qu’est-ce qui ferait de la culture européenne une culture universelle ? Chaque communauté, chaque groupe lutte à partir de sa propre conscience des inégalités raciales et genrées. L’universalisme qui se fixe sur des faits culturels d’autres sociétés sans se poser la question de ses propres présupposés sexistes, raciaux et de classe est une forme de relativisme culturel.

Un féminisme décolonial

Le féminisme décolonial est un féminisme (pas le féminisme au sens du seul féminisme) qui se situe du côté des femmes les plus exploitées, les plus précarisées, les plus fragilisées par le racisme l’impérialisme et le capitalisme, et qui a comme objectif la libération de toute la société, y compris les hommes. À propos de ces derniers, c’est un féminisme qui interroge la notion « homme », la manière dont la masculinité est conçue comme dominante, toxique, vécue dans un corps valide, fort, hétérosexuel. Ce féminisme dit qu’il y a d’autres manières d’être un « homme », autre qu’une masculinité qui serait toxique. Par conséquent, c’est aussi une libération des formes de masculinité et de féminité.

Le féminisme décolonial tient compte des différentes manières de faire famille, ce n’est pas une question de défendre la famille patriarcale telle que la bourgeoisie européenne l’a définie. L’objectif est de questionner les lois fondées sur le patriarcat, pour lutter contre la violence systémique et structurelle qui règne dans la société. Par conséquent c’est un féminisme qui tient compte de tous les aspects de la société : l’éducation, la santé, l’architecture, la vie en commun, la vie urbaine,… pour que la société soit plus juste. C’est un féminisme radicalement antiraciste, anticapitaliste, anti-impéraliste et donc anti-patriarcal. Pas de décolonisation sans dé-patriarcalisation, comme disent des féministes décoloniales des peuples autochtones d’Amérique du sud.

Il n’y a pas de féminisme décolonial sans conscience historique.

Comment le féminisme blanc, bourgeois européen, mais aussi certaines de ses formes à gauche, ne se demande t’il pas par quel miracle il aurait été totalement protégé des siècles de logiques coloniales raciales ? Prenons pour exemple la colonisation brutale et violente du Congo par la Belgique : par quel miracle, le féminisme en Belgique n’aurait pas été entaché par cette politique, cette culture raciste ? Le féminisme européen s’est très peu exprimé sur sa propre complicité. Quand on intègre le fait qu’au XVIIIè siècle, des femmes européennes blanches n’ont aucun droit lié à leur genre mais qu’elles ont un droit lié à la couleur de leur peau, celui de posséder des êtres humains, d’être esclavagistes, l’histoire des droits des femmes s’en trouve transformé. Genre et race sont liés, le genre est racialisé. D’ailleurs, d’où vient la distinction noir/blanc ? Il est intéressant de mettre en évidence le fait que la distinction noir/blanc n’a pas toujours existé. Au Moyen-âge ce n’était pas un fort critère de distinction. Celui-ci portait plus sur le fait d’être Chrétien ou juif, ensuite catholique ou protestant. La Traite Transatlantique conduit à distinguer les Blancs et les Noirs. Tous-tes les esclaves sont noir.e.s.

La conscience historique, c’est aller au-delà de l’expérience vécue, c’est la transformation de l’expérience en conscience, le fait que je comprends que ce qui m’arrive est conséquence d’injustices structurelles, ce n’est pas lié à « ma » personne. Certes, l’expérience vécue est toujours personnelle, mais la conscience permet de transformer cette expérience en relation, de mettre en pratique une relationité, d’être en collectif, en groupe, en communauté pour lutter contre ce qui a été mis dans nos têtes et ce qui structure la société.

C’est d’abord lutter contre nos propres représentations, apprendre à se décentrer, se rendre compte de nos propres automatismes. La décolonisation commence par soi-même, c’est désapprendre pour apprendre à nouveau. Par exemple, analyser comment j’ai absorbé l’idéologie de développement qui m’a fait penser qu’il faut aller sauver les « pauvres » et voir comment penser la possibilité d’autres formes de développement. Il est nécessaire de se décentrer, de se questionner à la fois sur le fondement du fonctionnement de la société et sur mon rôle en tant que personne vivant en Europe, ou ailleurs. C’est aussi lutter jour après jour contre la division—diviser pour régner étant la plus vieille tactique du pouvoir mais toujours très efficace. Le racisme nous jette facilement les un.e.s contre les autres.

Méthode décoloniale : Décoloniser son regard/ s’engager dans les luttes

Décoloniser le regard, c’est ne pas penser que le fait que tous les balayeurs sont majoritairement Noirs, est normal, qu’il n’y a pas à se poser de question. Quel serait le lien entre le fait de balayer la rue et d’être Noir sinon un racisme structurel ? Ou les vigiles ? Ou les femmes de ménage ? Pourquoi l’éducation est faite ainsi, pourquoi les manuels parlent si peu de l’esclavage, du racisme et de l’impérialisme ? C’est dé-naturaliser le monde. Il s’agit de comprendre le monde qui m’entoure et comprendre quelle est ma place et mon rôle dans ce monde.

C’est aussi, par exemple, se demander comment la phrase « les femmes voilées sont des femmes soumises » est devenue sens commun. Pourquoi je pense ça ? Qu’est-ce qui me fait penser ça ? Est-ce que j’ai recueilli des témoignages de femmes voilées qui m’ont dit ça ? Est- ce que j’ai fait une étude à ce sujet ? Ou est-ce parce que j’ai entendu dire ces propos et que j’ai pris ça comme vérité ? Mais pourquoi cette obsession à propos des femmes voilées en Europe ? Comment j’explique l’islamophobie en Europe ? L’incroyable violence contre les Musulmans ? Je dois m’interroger sur mon rôle, quand l’État instrumentalise une « religion » pour opprimer et réprimer, je dois choisir : je suis complice, par indifférence ou par adhésion, ou je lutte ?

Les luttes affaiblissent le pouvoir qui nous opprime

Les luttes sont complémentaires si elles convergent vers le même objectif : affaiblir le pouvoir qui nous opprime. Des différences existent et elles peuvent donner l’impression d’une compétition, d’un manque de commonalité des luttes, mais elles sont aussi pleines de possibilités. On peut avoir l’impression de division parce que chacun.e cherche à faire entendre sa voix et chacun.e peut avoir l’impression de ne pas être entendu.e… C’est normal, il y a eu un tel écrasement de discours, de savoirs, de récits, qu’on ne peut que se satisfaire que ces voix et ces récits aient les moyens de se faire mieux entendre.

Il y a des moments où nous souhaitons plus d’unité, mais peut-être que cette multiplicité d’initiatives est un terrain fertile qui va donner quelque chose qu’on ne voit pas encore. Nous avons besoin de réactiver des récits d’émancipation qui parlent des questions actuelles à partir de pratiques nouvelles, moins verticales, plus accueillantes, moins dominantes.

La tactique « diviser pour régner » explique sans doute cette impression que les luttes ne se retrouvent pas. D’une part, les pouvoirs ont intérêt à mettre en avant les rivalités plutôt que le commun alors qu’il y a eut de nombreux exemples de commonalité (Les vies noires comptent, la solidarité avec la Palestine, les actions pro-migrant.e.s et avec les migrant.e.s. D’autre part, l’accélération du temps capitaliste entrave la temporalité qu’exige la négociation, le temps de travail requis pour découvrir ce qui est commun et se rassembler tout en préservant les différences. Les nouvelles technologies facilitent la solidarité (on connaît aussi leur aspect nocif), podcasts et blogs décoloniaux, féminismes décoloniaux, se multiplient.

Nous sommes à un moment où les partis qui fonctionnent de haut en bas, autoritaires, à hiérarchie verticale, on n’en veut plus. La montée des extrémismes autoritaires et des politiques d’extrême droite en Europe se présente comme une réponse à la violence du néolibéralisme mais ne nous trompons pas, ils le servent tout en mettant en œuvre misogynie, xénophobie, Islamophobie, Négrophobie, antisémitisme, et violence économique.

Nous sommes dans un moment de transition : crise aigüe du capitalisme, racisme environnemental, dévastation des terres, des mers, pandémies, féminicides mais partout, des luttes.

Ce qui est toujours formidable, c’est qu’à travers le monde, dans la nuit noire de l’oppression, des peuples, des communautés se lèvent chaque jour et se battent. C’est un mouvement irréversible, avec une longue histoire. Pleine d’espoirs.

« Mais extérioriser la colère, la transformer en action au service de notre vision et de notre futur, est un acte de clarification qui nous libère et nous donne la force, car c’est par ce processus douloureux de mise en pratique que nous identifions qui sont les allié.e.s avec lesquel-le-s nous avons de sérieuses divergences et qui sont nos véritables ennemi.e.s ».

Audre Lorde

[Cet article a été publié dans la Revue Antipodes ITECO]
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