Le meurtre de Lamine Bangoura par 8 policier.ère.s ne connaîtra pas de procès public. Les « parties civiles » sont condamnées à payer des dommages aux policiers.ère.s. Vingt-cinq pages de l’Arrêt de la Chambre des Mises en accusation (Cour d’Appel de Gand, Arrêt 2020/12/95, 16/03/2021) motivent le non-lieu. Cette impunité s’y articule comme un site d’une construction active de blanchité, mécanique de silences assassins où, à aucun moment, la vie de Lamine ne compte.
« C’est ta dernière chance ».
L’Arrêt nous rappelle que le 07 mai 2018 à Roulers, un huissier de justice vient exécuter une expulsion domiciliaire, celle de Moïse Lamine Bangoura. Il est accompagné de deux policiers. Lamine ne répond pas. L’arrêt de la Cour relève : « Il ressort du témoignage de l’huissier de justice (…) que les [policiers] ont d’abord sonné (…), mais qu’il n’y a pas eu de réaction, après quoi l’huissier de justice concerné a également sonné et frappé ». Une fois entrés, « il y avait la crainte que le chien, un Staffor-Terrier soit utilisé comme une arme ».
Ils appellent alors leurs collègues sur base de cette « crainte ». Les silences débutent. Que cette crainte soit fondée ou non ? silence. Ce chien est-il agité ? Silence. Lamine est surpris ? Silence. Par contre, un policier en renfort déclare : « Écoute c’est ta dernière chance de sortir ». Ta dernière chance avant quoi ? Silence. L’événement justifie simplement la sommation. Puis « l’ assaut » est relaté.
À charge de la victime ; à décharge des inculpés.
Le jugement fait tenir la légitimité de l’action de police (expulsion par la force, traduit comme légitime dans un état de droit) et la proportionnalité de la force. Il s’agira alors d’accuser la victime Lamine Bangoura d’inconséquence, d’une présence le poussant à le « neutraliser » (sic), et en miroir, de présenter les inculpé.es, des policier.ère.s emplis de précautions et d’intentions innocentes. Ceci passe par une série d’étapes et quelques contraintes. Il y a bien eu une vidéo, filmée, d’une partie de l’intervention et un PV mentionnant un debriefing entre les policiers.
Blanchir la collusion de fonctionnaire : les émotions ordinaires.
Pour lever le soupçon pénalisable de collusion de fonctionnaires, l’Arrêt choisit la brièveté : « Après un décès survenu au cours d’une intervention, il est bon et normal que les policiers qui sont intervenus aient la possibilité de ventiler leurs propres émotions (…) Le fait qu’un débriefing ait eu lieu est une évolution heureuse (…) Attribuer d’autres intentions à un tel débriefing, c’est manifestement ignorer l’impact mental d’un tel événement sur les policiers ».
Les émotions de policiers.ère.s. « traumatisé.e.s. » deviennent un élément de droit susceptible d’écarter un élément bien réel du dossier. La concordance des versions est blanchie et fait nombre. D’ailleurs, le Comité Pa, nous dit-on enquêté. Comment ? Silence.
Ces émotions se mettent à illustrer d’autres faits. Les policier.ère.s ont été porteurs de soins. La preuve ? l’appel d’une ambulance. Procédure normale en cas de décès, la Cour y trouve une autre raison ; administrer un « sédatif ». Nul n’en parle sur la scène, pourtant. Pourquoi ? Silence. Un témoignage des ambulanciers.ère.s. ? Non. D’ailleurs, si les policiers.ère.s. ont nettoyé le visage de Lamine, « cela ne peut être fait que pour faciliter la respiration ». Est-ce soutenu par un fait ? Non. Mais l’Arrêt n’a pas de raison d’en douter : les policiersère.s. sont correctement formé.e.s (sic). Et puis mort « avant », « après » ou « pendant », – « pouls faible ou inexistant » (sic) – qu’importe. Indifférence à la vie ou à la mort ; nécropolitique en acte.
Âme et corps coupables : construction d’une innocence blanche.
Il faut ensuite charger la victime b : « à cet égard, l’intéressé n’a fait aucun effort pour respecter ses droits dans cette procédure, allant même jusqu’à ne pas ouvrir le courrier annonçant l’expulsion. ». Ne pas ouvrir le courrier, ne pas entendre la sonnette, ces actes deviennent actes positifs d’un irresponsable. L’état de surprise de Lamine ne regarde que lui.
Par contre, les policiers.ère.s. ont été sensibles à autre chose : c’est « l’atmosphère » qui devient « plus sinistre (…) et menaçait de dégénérer ». La rumeur du chien l’amplifie autant que la présence du corps de Lamine Bangoura, pas les comportements policiers. L’atmosphère doit être à charge de Lamine car, dit l’Arrêt, c’est « l’atmosphère » qui fait changer les policiers.ère.s. de « cap » (sic). Et il faut bien alors concéder les gestes filmés : quatre policiers.ère.s. maintiennent Lamine sur le ventre, maintiennent son visage ; d’autres lui tiennent les jambes. C’est ici le corps de Lamine qui est en cause : « BANGOURA (…) agissait avec une force énorme. Il criait fort, avait une énorme puissance musculaire et il était difficile de le maîtriser et de le menotter. Plus tard, des bandes ont également été appliquées sur les jambes ». Est-ce en vertu de cet acharnement que quelqu’un a filmé ? Non, il aurait filmé « sans aucune arrière-pensée » (sic), innocemment. Sur cette déclaration étonnante, silence. Mais ceci permet, dans le récit, de décharger la violence de la scène.
Les râles de Lamine deviennent, pour la Cour, des « hurlements » : « Il ne s’agissait pas de cris d’aide ou de détresse, mais, (…) de cris et de hurlements ». Le sous-entendu est le suivant : s’il y avait eu appel à l’aide en bonne et due forme, tout ceci aurait cessé. Mais voilà, est retirée à Lamine la possibilité qu’un cri soit un appel à l’aide, renvoyant au caractère inarticulé de ses paroles : on a entendu « l’homme gémir et crier fort, une sorte de sons d’animaux, même des rugissements (…) il continuait à crier et à rugir, mais continuait à résister, (…) il a continué à émettre des sons de grognement et de gémissement et a continué à résister physiquement et agressivement ». Corps animalisé, immobilisé mais hurlant, sauvage, puissant : la cour reprend à son compte ces poncifs négrophobes. Aucune perception de détresse, donc ; pas de non-assistance, mais un travail qui s’effectue : « il a fallu beaucoup de travail pour finalement mettre les menottes à BANGOURA ». « Ne faire que son travail ». Quel type de droit peut mettre en cause ces énoncés ?
Le mythe permet alors que « l’agitation de Lamine », son état corporel, ses analyses sanguines (aux effets contestés par les parties civiles, mais encore, une fois, fin de non recevoir) soient « probablement » puis « certainement » responsables de sa mort, plutôt que l’acte policier.
Les policiers.ère.s. ne peuvent pas être racistes dit la Cour ? Comment l’être face à un animal responsable d’une sinistre ambiance ? La Cour, contrairement aux policiers.ère.s. qui ont tué Lamine, avait pourtant le temps de (se) poser toute une série de questions. La structure de son argumentation redouble la négrophobie.
Mais alors pourquoi la famille a-t-elle poursuivi son combat si ce n’est qu’elle se laisse « trop facilement entraîner dans un mouvement où presque chaque action policière contre des personnes d’origine différente est considérée comme étant inspirée par le racisme (…). » sans se soucier de l’ « expérience traumatisante » des policiers. Les parties civiles peuvent alors être décrites comme insensibles, soumises à un esprit du temps que la Cour invente antiraciste. Elles auront à en payer les dommages.
Cet Arrêt, par sa construction, ses silences, est une archive de notre présent négrophobe, du blanchiment judiciaire de meurtres policiers. La Cour a été indifférente à ce qu’aurait pu donner un procès, préjugeant de l’absence de la moindre culpabilité policière. Cet Arrêt signe, ici, une fin du droit, d’autant plus aisée qu’aucune circonstance aggravante de racisme n’existe en Belgique comme l’a encore rappelé récemment l’ONU, raison pour laquelle le recours au droit international semble ici inévitable.
[Cet article a été publié dans la Revue Antipodes ITECO]