De la Bataille d’Alger à la bataille sur le terrain de l’hégémonie culturelle
Même affaibli par certaines défaites le mouvement indépendantiste ne désarma pas. On dit que c’est après la Bataille d’Alger qu’est née l’idée de bâtir une équipe de football qui effectuerait une tournée internationale pour promouvoir l’indépendance. Depuis 1956, il existait déjà une sélection au service de la cause nationaliste algérienne. Composée essentiellement de joueurs évoluant en Tunisie, cette équipe deviendra peu après l’équipe de l’Armée de Libération Nationale (ALN). Entre mai 1957 et avril 1958, elle disputa de nombreuses rencontres du Maghreb au Proche-Orient remportant 42 victoires et récoltant des fonds pour soutenir la lutte. La prestation de l’équipe de football lors du 6e Festival Mondial de la Jeunesse et des Étudiants pour la Paix et l’Amitié – organisé à Moscou du 28 juillet au 11 août 1957 – a achevé de convaincre les dirigeants politiques de frapper un grand coup sur le plan sportif. Alors membres éminents de la Fédération de France du FLN (FFFLN), Mohamed Khemisti et Omar Boudaoud, qui accompagnent l’imposante délégation algérienne à Moscou, vont œuvrer depuis la métropole à mettre sur pied ce projet. La FFFLN peut s’appuyer sur important réseau et profiter de la crise gouvernementale qui couve au sommet de l’État français.
Le choix du Printemps 58 pour accélérer la création de l’équipe est très bien choisi car on est dans la dernière ligne droite avant la Coupe du Monde en Suède. De quoi saper le moral patriotique sous une 4e République mourante. Le but est de rallier les stars algériennes du championnat de France, y compris les internationaux tricolores comme le monégasque Mustapha Zitouni qui reste sur une performance époustouflante en sélection contre l’Espagne où il mit sous l’éteignoir Alfredo Di Stefano. Rachid Mekhloufi, Abdelaziz Ben Tifour, Abderrahmane Boubekeur et Ammar Rouai qui avaient aussi été préselectionnés par Paul Nicolas, seront d’autres prises d’envergure pour l’équipe du FLN. Via la puissance des passions générées par le football, le FLN espérait attenter à l’hégémonie culturelle de la France colonialiste et étendre l’influence indépendantiste. Doter le peuple algérien d’une équipe nationale composée de stars acclamées en métropole permet, en plus de disposer d’un ambassadeur de choix, de gonfler le sentiment d’appartenance. Malgré la répression, la torture et les disparitions, les succès du « Onze de l’Indépendance » jouèrent un grand rôle sur le moral des fellaghas. Représentant le FLN lors des tournées en Afrique du Nord, en Asie ou en Europe de l’Est, l’équipe fit résonner le Kassaman, hymne algérien, avant les matchs. De l’avis du leader nationaliste Ferhat Abbas, président du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA), avec sa fonction d’ambassadrice, cette équipe « fit gagner dix ans à la cause algérienne ».
Naissance de la sélection nationale algérienne
La tâche de recruter les joueurs et mettre sur pied la future équipe a été confiée à Mohamed Boumezrag, dirigeant de la ligue « régionale » algérienne au sein de la FFF, présent aussi à Moscou. Il a gardé dans un coin de sa tête ce match du 7 octobre 1954 au Parc des Princes, où une sélection d’Afrique du Nord avait battu l’équipe de France lors d’un match de charité en faveur des victimes du tremblement de terre d’Orléansville, aujourd’hui Chlef, d’où il était originaire. Cet ancien joueur professionnel des années 30, à Bordeaux et au Red Star, connaît la plupart des algériens du championnat de France. Il doit être discret et ne surtout pas éveiller les soupçons. Pour mener sa mission dans le plus grand secret, il s’appuie sur des personnes de confiance comme Mokhtar Arribi, jeune retraité et entraîneur de l’Olympique Avignonnais et surtout Abdelaziz Ben Tifour de l’AS Monaco pour convaincre les autres joueurs de déserter leur club et leur carrière confortable. Le choix de confier ce rôle à Ben Tifour est tout sauf du au hasard. Il est déjà membre de la FFFLN pour qui il lui arrive de collecter l’impôt révolutionnaire et faire transiter des armes par l’Italie. International français, son palmarès de footballeur apporte la crédibilité nécessaire du projet auprès de ses pairs. Les contacts furent pris, et la plupart des joueurs, qui s’acquittaient par ailleurs déjà de l’impôt révolutionnaire, donnèrent leur accord. D’autres comme Khennane Mahi du Stade Rennais, déclinèrent par crainte. Rendez-vous est donné à tous le 14 avril à Rome, pour une escale avant de joindre la Tunisie. A Tunis, qui sera la base-arrière de l’équipe, ils retrouvent Ferhat Abbas, et le président tunisien Habib Bourguiba. La Tunisie, fraîchement indépendante depuis 1956, soutient le mouvement indépendantiste. Le 15 avril 1958, soit onze jours après le dernier match de l’équipe de l’ALN disputé en Jordanie, le FLN annonce par voie de communiqué la naissance de l’équipe et salue ces joueurs qui donnent à la jeunesse d’Algérie « une preuve de courage, de droiture et de désintéressement ». La Fédération Française de Football l’a mauvaise et la FIFA menace d’exclusion toute fédération qui organiserait un match avec l’équipe du FLN. Arrivés à bon port, les joueurs mesurent peu à peu la responsabilité qui est la leur et savent dorénavant que s’ils reviennent un jour en France, rien ne sera plus pareil.
Vagues successives
L’arrivée en Tunisie de ce contingent qui allait constituer l’équipe du FLN eut un écho médiatique important au niveau mondial, d’autant plus que le monde entier suivait attentivement la préparation intense pour la participation à la coupe du monde. La première partie de l’opération est une franche réussite et un sacré coup porté au pouvoir colonial qui n’a rien vu venir. Abderrahmane Boubekeur, Mustapha Zitouni, Abdelaziz Ben Tifour et Kaddour Bekhloufi de l’AS Monaco, Abdelhamid Kermali de l’OL, Rachid Mekhloufi de Saint-Etienne, Amar Rouaï d’Angers, Abdelhamid Bouchouk et Saïd Brahimi de Toulouse sont les neufs premiers footballeurs qui parvinrent à quitter clandestinement la France. Voici la base du fameux « Onze de l’Indépendance » historique. L’arrestation d’Hassen Chabri à la frontière italienne ainsi que celle de Mohamed Maouche, limite dans un premier temps leur nombre à dix. Pour compléter l’équipe, Mokhtar Arribi reprit un temps du service comme entraîneur-joueur et Khaldi Hammadi, un compatriote évoluant dans le championnat tunisien, fut appelé en renfort. Plusieurs autres joueurs leur emboîtèrent le pas quelques mois plus tard. Outre Chabri qui finit par arriver, les frères Mohamed et Abderrahmane Soukane du HAC, Mazouza de Nîmes et Abdelhamid Zouba de Niort, sont les premiers renforts avec Ali Doudou, gardien de but du club local de Bône (un des rares clubs musulmans d’Algérie) et membre de la première équipe de l’ALN. La troisième vague suivra en 1960, avec Mohamed Maouche, Mohamed Bouricha et Mokrane Oualiken de Nîmes, Ali Benfaddah et Defnoune Dahmane du SCO Angers.
L’équipe du FLN comptera jusqu’à trente-deux joueurs. Elle disputa son premier match le 9 mai 1958 face au Maroc et participa, au gré de ses nombreuses tournées, à 62 rencontres pour un bilan de 47 victoires, 11 matchs nuls et 4 défaites, des chiffres toujours sujet à controverse selon les sources. L’équipe du FLN n’affronta que très rarement des sélections nationales officielles. Les menaces de la FIFA eurent un réel effet dissuasif, y compris chez le voisin égyptien. Cette situation n’évolua vraiment qu’après l’indépendance proclamée le 5 juillet 1962, date à partir de laquelle le « Onze de l’Indépendance » devint l’ossature de la première équipe nationale officielle d’Algérie.
Un maillot pour l’Algérie: si l’histoire de l’équipe du FLN m’était dessinée
En 2016, les auteurs brestois Bertrand Galic et Kris, accompagnés du dessinateur Javi Rey, sortaient un bel ouvrage sur une page de l’histoire de la lutte pour l‘indépendance de l’Algérie: l’équipe de football du FLN, première sélection nationale algérienne, appelé aussi le « Onze de l’indépendance ». Le mérite d’Un maillot pour l’Algérie (éd. Dupuis / collection “Aire Libre”) est de rendre cette page d’histoire un peu plus accessible.
Cet épisode historique est souvent présenté en France à travers l’histoire singulière de Rachid Mekhloufi. Mais il s’agit bien d’une épopée collective. Le documentaire Les Rebelles du foot, dont un numéro a été consacré à Rachid Mekhloufi, a été une des sources des auteurs qui ont aussi fait du stéphanois originaire de Sétif leur acteur principal. Malgré ce travers scénaristique, Un maillot pour l’Algérie est l’occasion de revenir sur ce collectif de sportifs de haut niveau qui plaquèrent avec fracas leur quotidien privilégié de footballeur professionnel en France, et qui mirent leur talent au service de la cause indépendantiste. On peut ainsi y trouver un petit focus sur Abdelhamid Kermali, joueur de l’OL, formé comme Rachid Mekhloufi à l’USM Sétif, club qui évolue aujourd’hui en Ligue Inter-Régions (4e niveau du football algérien). Mais finalement, assez peu des 32 joueurs – même des dix pionniers – ont droit à cet égard.
Si l’histoire semble situer l’origine de l’équipe du FLN durant la Bataille d’Alger, les auteurs de la BD prennent un autre point de départ historique : la manifestation anticolonialiste du 8 mai 1945 à Sétif, considérée – avec celles de Guelma et Kherrata – comme le point de départ de la Guerre d’Algérie par nombre d’historiens dont Mohamed Harbi. Ces manifestations, appelées par le Parti du Peuple Algérien (PPA) de Messali Hadj, leader nationaliste en résidence surveillée à Brazzaville. Ville de naissance de Rachid Mekhloufi, Sétif s’est imposé comme décor de départ.
Meilleurs seconds rôles
Traiter du « Onze de l’Indépendance » aurait été la bonne occasion de mettre en avant d’autres profils tout aussi important de cette épopée. Même si on découvre aussi à travers ce livre les visages d’Amar Rouaï, Abderrahmane Boubekeur ou encore Mustapha Zitouni, on aurait aimé qu’ils soient moins effleurés. Et surtout, un personnage comme Abdelaziz Ben Tifour, autre présélectionné pour le mondial 58, aurait mérité d’être plus fouillé. Seul joueur de l’équipe à être militant du FLN, pour qui il collectait l’impôt et passait les recettes, son rôle a été essentiel dans la constitution de l’équipe. Il méritait bien mieux que le rôle de second couteau qui lui est attribué dans la BD.
Un maillot pour l’Algérie reste néanmoins une entrée sérieuse sur le sujet, peignant bien le sacrifice et les doutes de ces joueurs. Ce qui en fait une des rares bandes dessinées de qualité sur le football. C’est une lecture à compléter par la bibliographie de référence sur le « Onze de l’indépendance » : L’indépendance comme seul but de Kader Abderrahim et Dribbleurs de l’indépendance du journaliste Michel Nait-Challal tous deux sortis en 2008, à l’occasion des 50 ans de cette équipe, ou encore le plus ancien La glorieuse équipe du FLN de Rabah Saadallah et Djamel Benfars.
Sous les semelles d’Albert Camus | Extrait
Le 4 janvier dernier, c’était le 60e anniversaire de la mort d’Albert Camus. Depuis, sa passion dévorante pour le football a été assez commentée, même s’il n’a finalement que très peu écrit à ce propos. Tout au plus, quelques traces de cette passion décorent certaines de ces oeuvres, comme le passage ci-dessous extrait de son roman inachevé Le premier homme, publié à titre posthume en 1994.
Dans cet extrait, Albert Camus évoque la découverte, dans la cour de l’école, du football qui jalonnera sa formation d’homme. Les terrains de foot et les scènes de théâtres ont été ses “vraies universités” auxquelles il attribuait “le peu de morale” qu’il savait. Camus a joué jusqu’en junior au RUA, le Racing Universitaire d’Alger, au poste de gardien. Un choix guidé par des impératifs matériels. Une histoire de semelle qui fera écrire plus tard à Eduardo Galeano: « Il s’était habitué à occuper le poste de gardien de but depuis l’enfance, parce que c’était celui où l’on usait le moins ses chaussures. Fils d’une famille pauvre, Camus ne pouvait se payer le luxe de courir sur le terrain : chaque soir, sa grand-mère inspectait ses semelles et lui flanquait une rossée si elles étaient abîmées. »
« Si Jacques n’avait pas été si remuant, ce qui compromettait régulièrement son inscription au tableau d’honneur, si Pierre avait mieux mordu au latin, leur triomphe eût été total. Dans tous les cas, encouragés par leurs maîtres, ils étaient respectés. Quant aux jeux, il s’agissait surtout du football, et Jacques découvrit dès les premières récréations ce qui devait être la passion de tant d’années.
Les parties se jouaient à la récréation qui suivait le déjeuner au réfectoire et à celle d’une heure qui séparait, pour les internes, les demi-pensionnaires et les externes surveillés, la dernière classe de 4 heures. A ce moment, une récréation d’une heure permettait aux enfants de manger leur goûter et de se détendre avant l’étude où pendant deux heures, ils pourraient faire leur travail du lendemain.
Pour Jacques, il n’était pas question de goûter. Avec les mordus du football, il se précipitait dans la cour cimentée, encadrée sur les quatre côtés d’arcades à gros piliers (sous lesquelles les forts en thème et les sages se promenaient en bavardant), longée de quatre ou cinq bancs verts, plantée aussi de gros ficus protégés par des grilles de fer. Deux camps se partageaient la cour, les gardiens de but se plaçaient à chaque extrémité entre les piliers, et une grosse balle de caoutchouc mousse était mise au centre. Point d’arbitre, et au premier coup de pied les cris et les courses commençaient.
C’est sur ce terrain que Jacques, qui parlait déjà d’égal à égal avec les meilleurs élèves de la classe, se faisait respecter et aimer aussi des plus mauvais, qui souvent avaient reçu du ciel, faute d’une tête solide, des jambes vigoureuses et un souffle inépuisable. Là, il se séparait pour la première fois de Pierre qui ne jouait pas, bien qu’il fût naturellement adroit: il devenait plus fragile, grandissant plus vite que Jacques, devenant plus blond aussi, comme si la transplantation lui réussissait moins.
Jacques, lui, tardait à grandir, ce qui lui valait les gracieux surnoms de « Rase-mottes » et de « Bas du cul », mais il n’en avait cure et courant éperdument la balle au pied, pour éviter l’un après l’autre un arbre et un adversaire, il se sentait le roi de la cour et de la vie.
Quand le tambour résonnait pour marquer la fin de la récréation et le début de l’étude, il tombait réellement du ciel, arrêté pile sur le ciment, haletant et suant, furieux de la brièveté des heures, puis reprenant peu à peu conscience du moment et se ruant alors de nouveau vers les rangs avec les camarades, essuyant la sueur sur son visage à grand renfort de manches, et pris tout d’un coup de frayeur à la pensée de l’usure des clous à la semelle de ses souliers, qu’il examinait avec angoisse au début de l’étude, essayant d’évaluer la différence d’avec la veille et le brillant des pointes et se rassurant justement sur la difficulté qu’il trouvait à mesurer le degré de l’usure. Sauf lorsque quelque dégât irréparable, semelle ouverte, empeigne coupée ou talon tordu, ne laissait aucun doute sur l’accueil qu’il recevrait en rentrant, et il avalait sa salive le ventre serré, pendant les deux heures d’étude, essayant de racheter sa faute par un travail plus soutenu où, cependant, et malgré tous ses efforts, la peur des coups mettait une distraction fatale. »
Le premier homme, d’Albert Camus