Par Aymar N. Bisoka (UMONS) et David Jamar (UMONS). Retour, à partir des sciences sociales, sur une affaire récente.
Tentative indigne d’expulsion de Junior Wasso
Le Secrétaire d’Etat Samy Mahdi a « raison », l’Office des Etrangers qui délivre les autorisations de séjour et les ordres de quitter le territoire a « raison » et la politique aéroportuaire qui vérifie les motifs a « raison ». C’est à notre sens par ce point qu’il faut commencer pour raconter l’histoire de Junior Wasso dont les papiers avaient pourtant été dûment validés. Ceci ne rend pas la décision moins ignoble, au contraire[1] ; elle en devient, si l’on analyse ces « raisons », plus inquiétante. Ajoutons : ces instances se sentent légitimes dans leurs raisons[2] : voilà pourquoi elles nous l’ont bel et bien communiqué, chacun jouant son rôle. La police aéroportuaire dispose des latitudes nécessaires correspondant à ce qui la définit : vérifier les motifs. L’Office des Etrangers s’appuie allégrement sur ces rapports officiels et les entérine. Le Ministre couvre son administration dans ce qu’il nomme « Etat de Droit ». Bien entendu, le travail juridique consiste aussi à s’y infiltrer et à tenter, jurisprudence à l’appui, de défaire ces mailles organiques. Il n’en reste pas moins que le cas n’est pas exceptionnel, pas plus qu’il ne relève d’un dysfonctionnement quelconque. L’on peut être choqué et cet état d’esprit participe de la mobilisation mais qui, Noir ou Arabe, a eu affaire à la police aéroportuaire sait intimement que l’état de surprise concerne celles et ceux qui passent sans encombre les check points.
L’office avait en effet statué – annulation d’un visa préalablement accordé, détention en vue d’une expulsion – sur base du rapport de police douanier qui est habilitéz à « vérifier les motifs », et à « établir le but du voyage ». Et pourtant comme cela l’a été rappelé, Junior Wasso était en ordre, plus qu’il ne le faut même. Monsieur Wasso disposait d’une inscription à l’UCL (au-delà de l’admission donc, qui pourtant est la norme), d’une équivalence de diplôme et l’on connait les difficultés à l’obtenir avant tout si l’on vient du continent africain[3], d’un engagement de prise en charges financières dûment vérifié, engagements financiers conséquents car ils incluent explicitement la prise en charge des frais de retour, y compris forcé études faites[4], marquant par là, très officiellement, par une sorte de ‘au cas où’, et dès le départ, le soupçon d’une ‘usurpation’ de séjour. D’où vient donc ce soupçon d’usurpation possible ? Junior n’a pas répondu à la question : « Qui est Mendeleiev ? » alors que ses papiers attestent d’une option science dans l’enseignement secondaire.
Il déclare aller habiter « trop loin » de l’UCL et n’est pas au fait des systèmes de transports en commun. Voilà pour les éléments en situation. Posons qu’il s’agisse là d’une création étatique que l’on ne peut dissocier des restrictions des droits d’asile, du regroupement familial, et, depuis longtemps, des migrations économiques provenant des pays anciennement colonisés par les pays européens. C’est dans ce cadre que se fabrique et se renforce de la distinction entre légal et illégal au sein des voies officiellement ‘sûres et légales’ de séjours de longue durée sur le territoire belge. Et cette distinction, nous allons le voir ne peut qu’avoir comme base, en apposant ici son blanc-seing et là non, le critère racial.
Lorsque le Président Félix Tshisekedi, alerté par des élus belges d’origine congolaise et des membres et organisations de la diaspora congolaise, interviendra avec force auprès de l’Ambassade de Belgique, la réponse de l’Etat, par l’Office interposé, fut d’accorder un visa provisoire de 15 jours[5] à Monsieur Wasso, non sans maintenir l’annulation du VISA antérieur. A nouveau, cette annulation de VISA est présentée comme normale et l’Office tout comme son Ministre de tutelle ont, encore une fois, raison. Ne pas l’annuler mettrait en cause le rôle que doit tenir pour eux la police aéroportuaire. Reste à Junior Wasso à refaire les démarches, à réintroduire le dossier, ce qui, au moins provisoirement le met dans l’insécurité. Mais là n’est-il pas l’essentiel ? Quitte à mentir et à affirmer que Monsieur Wasso n’était pas en ordre, à sous-entendre qu’il pourrait compléter son dossier. C’est sans doute le prix payé pour l’intervention du Président Tshisekedi : d’accord pour votre étudiant, mais voyez le poids que cela représente pour nous ? Comment ne pas, in fine, nous remercier de ce que nous faisons pour vos étudiants ? Voyez ce que nous vous offrons.[6] Annuler le VISA même pour la « forme » fait donc partie de la mécanique postcoloniale.
Les pages qui suivent montrent que, répondant à l’interpellation du président congolais sous le régime de la faveur qui lui serait faite, ce petit geste participe d’une actualisation de la postcolonialité. Elles tentent surtout de caractériser la ligne raciale tracée dans l’espace de frontière lui-même, en s’intéressant à l’historicité – coloniale – de ce tri et en l’inscrivant dans une réalité postcoloniale.
Aux frontières de la colonie
Il n’est guère possible de comprendre ce qui est arrivé à Junior Wasso et ce qui arrive quotidiennement à des millions d’autres africains qui, pour diverses raisons, voyagent en toute légalité en Europe, sans comprendre les durabilités coloniales qui se jouent au niveau de trois formes de frontières qu’ils doivent franchir : les ambassades dans leur pays d’origine lors de demande de visa, les frontières européennes pendant le voyage et la couleur de leur peau une fois en Europe. Ce périple dans lequel la question de la race est centrale est fort en parallèle avec la situation coloniale où la question de la frontière était centrale et où l’on retrouvait des logiques d’actions en certains points semblables quant à la gouvernance des déplacements des noirs.
En effet, les plantations coloniales étaient souvent parsemées de ces blancs de basse classe dont la mission était d’assurer la sécurité du maître et de son domaine. Ils devaient aussi s’assurer que les noirs se tiennent à leurs places et, surtout, travaillent au rythme défini par le maître, sinon plus. A défaut, ils pouvaient se permettre de les fouetter, les emprisonner, les violer, les mutiler et parfois tout simplement les tuer. Ce n’est pas que les maîtres accordaient à ces gardiens blancs le pouvoir de vie et de mort sur les noirs. Après tout, en tant que meubles de la plantation, ces noirs avaient souvent coûté chers à leur propriétaire. Non, la toute-puissance de ces gardiens qui n’avaient du maitre que la couleur blanche de leur peau provenait de zones grises que les règles de gestion des plantations laissaient expressément aux services d’ordre et de sécurité pour assurer la prospérité et la protection du colon.
Les violences racistes et l’omniprésence de la mort que respiraient les noirs dans les plantations esclavagistes comme dans les colonies étaient en réalité liées à ce dispositif juridique apparemment arbitraire mais volontairement établi par le maitre pour plus d’efficacité. On peut dire qu’un espace de non-droit existait a priori : il était volontairement laissé aux gardiens blancs pour que, par tous les moyens qu’ils avaient loisir d’improviser et d’expérimenter, ils puissent parvenir aux objectifs définis par le maître. Une palette de ces moyens devenait communément admise, selon les cas singuliers auxquels avaient affaire les gardiens. Il pouvait arriver que le maitre se plaigne d’une trop forte violence, voire les fasse ajuster à la marge, mais il n’avait jamais été question de mettre en cause les structures qui les rendaient possibles et qui en réalité servaient de gage aux finalités inavouées du maitre : l’exploitation des noirs. C’était là aussi, à partir de ces moyens, de l’expérimentation de l’acceptable, que se construisait une jurisprudence. La mort ne décidait d’ailleurs pas de la nature de l’acceptable ; le maintien de l’ordre structurel, oui, avec ses morts nécessaires et ses morts jugées excessives.
Dans ce contexte, les colonisés avaient très bien compris que la personne à blâmer n’était pas seulement le gardien blanc, mais bien le système qui lui-même était fondé sur la violence raciale. Le principe racial de ce système consistait avant tout dans l’idée de l’apartheid : une séparation hiérarchisée de groupes humains et le contrôle de tout contact qui pouvait être établi entre eux. Car, en réalité, dans la plantation, le racisme a consisté d’abord en l’organisation rigoureuse d’une séparation, à l’établissement d’une frontière entre les noirs et les blancs. Dans la colonisation belge par exemple, les noirs ne pouvaient pas habiter dans les quartiers des blancs, ni y pénétrer sans avoir reçu une autorisation préalable, une autorisation pour travailler. Il n’y avait rien de raciste dans cette séparation disait-on. C’était simplement une exigence légale établie par un législateur soucieux de la nécessité pour les divers groupes culturels de vivre en paix. Une zone tampon séparait le quartier des blancs et des quartiers noirs et, comme dans la plantation, on y trouvait aussi des gardiens qui avaient une sorte de toute puissance sur les noirs. Ces zones tampons ressemblaient à ces zones grises où, pour la quiétude des colons et des métropoles par ricochet, ils pouvaient fouetter, emprisonner, violer, mutiler et parfois les tuer tout simplement. Ou simplement les refouler.
Ainsi, à la fois dans la plantation et sur les frontières de quartiers blancs, une forme de droit s’appliquait, droit qui n’avait rien à voir avec celui qui était appliqué en métropole. Il avait pour principe l’exercice d’une terreur contre les noirs. Mais elle était tout en cohérence avec celle de la métropole dont la pureté ne pouvait être maintenue, malgré l’entreprise coloniale lucrative qu’en tenant les noirs le plus loin possible, sauf pour les nécessités de l’entreprise : former une classe d’évolués sensés devenir intermédiaire du pouvoir (post)colonial, dûment triés et à condition qu’ils retournent au Congo études faites, et, dans les colonies, occuper les positions de maintenance et de domesticité au sein des quartiers blancs (soins des enfants, compagnons de jeux pour les enfants, gestion des déchets, travaux d’infrastructure, prostitution, etc.). La gestion de ces proximités à distance[7] s’accompagne d’une multiplication de check points visant à s’assurer que le bon corps utile passe alors que la perturbation éventuelle est arrêtée. Et bien entendu le bon corps et le bon papier ici n’est pas le même que celui en vigueur là-bas. En ce sens, disposer de laissez-passer représente certes un droit de passage mais également et en même temps la vérification des motifs, les contrôles et leurs redoutables dangers. Il fallait alors non seulement un appareil militaire répressif mais aussi une administration qui devait assurer la gestion de ces éloignements, proximités nécessaires et surveillance.
Ce travail se faisait déjà par rapport à quelques noirs qui vivaient en métropoles, une fois la frontière officiellement passée. Mais plus on s’éloignait de la métropole, plus s’intensifiait une violence arbitraire, ouverte et assumée. Et le lointain est aussi bien ce qui s’éloigne des pôles urbains que ce qui se passe dans la zone-frontière en tant que zone grise de droit au même titre que dans la plantation. Et contrairement à ce qu’on peut s’imaginer, ce contrôle de la mobilité des corps noirs, par les cartes de mérite civique, les feuilles de routes, était davantage méticuleux pour les évolués, ceux-là qui, au sens des colons, entant qu’élites, constituaient un danger au système colonial. Ces cartes, si solides pour les blancs, devenaient « lieux de l’impuissance » pour l’Africain[8]. Il fallait en encadrer strictement les pourtant nécessaires déplacements, les éloigner aussi, par la relégation pour les plus importants d’entre eux, mais aussi par la surveillance, l’emprisonnement, voire l’élimination physique. Bref, évolués ou non, le système colonial a toujours, de ce point de vue, traité les noirs comme l’incarnation au mieux d’un mal nécessaire, à amender, à la gestion de la colonie, au pire d’un danger à éviter par l’éloignement, avec ou sans papiers. La fin du colonialisme, en tant que système politique assumé, n’a pas mis fin à cette biopolitique de la nationalité vis-à-vis des noirs, qu’ils soient en Afrique ou en Europe.
Des corps-frontières
En revisitant la biopolitique coloniale ci-haut, on ne peut pas ne pas remarquer des parallèles avec l’histoire de Junior, voire des durabilités têtues que cette histoire fait ressurgir. Comme on vient de le voir, en colonie, la discrimination basée sur la race avait produit une frontière raciale, une ligne de couleur. Le corps des noirs – car il était en réalité question de la noirceur du corps dans sa matérialité – devait rester « le plus possible » à l’écart et il y avait, pour s’en assurer, tout un appareillage juridique et administratif dont les zones grises faisaient partie intégrante. « Le plus possible » est ce qui se gère aux check points par les opérations de tri entre l’autorisé, c’est -à-dire, le nécessaire à passer du point de vue du pouvoir, et notamment en vertu du fait que les universités belges fonctionnent selon la logique de l’internationalisation de la recherche et des étudiants, autant que parallèlement, selon celle de la coopération au développement, et ce qui semble en déborder, c’est-à-dire tous les autres desseins humains contenus dans le passage. Et après tout, ne sont-elles pas trop laxistes, ces universités ou les instances d’équivalence de diplôme[9] ?
Ces corps qui étaient en réalité leurs propres frontières devaient rester à leurs places dans les ghettos, aux frontières des quartiers blancs et en plantations ; ces modalités de faire frontière se sont prolongées en post-colonie et sans la compréhension desquelles il est impossible de rendre compte de l’histoire de Trésor Wasso.
En amont de la police aéroportuaire, la frontière s’organise déjà administrativement. Comme à l’époque coloniale, Junior Wasso et les Congolais qui doivent venir en Belgique pour leurs études ou pour d’autres raisons, longs ou courts séjours, doivent passer une épreuve pour obtenir leurs visas. La palette des raisons valables est fortement déjà restreinte a priori (visite familiale éventuelle, colloques, compétitions sportives, affaires, études, etc.). Dans tous les cas, sur place, le principe est de trier, contrôler, limiter le plus possible les entrées et de déjà, vérifier le but du voyage. L’analyse des dossiers est basée sur la présomption que les Congolais, voire les africains qui viennent en Europe voudront y rester par tous les moyens nécessaires. L’une des exigences pour obtenir son visa d’étude est de prouver son intention de retourner dans son pays après les études ou un an après celles-ci en cas d’un contrat de travail, justifié par le fait de relever d’un profil spécifique et rare sur le marché du travail, n’a pas été obtenu. Les visites familiales sont conditionnées à la preuve de ressources durables au Congo, de lettres d’invitations et de garants en Belgique.
Et la Belgique définit, souvent sur place, au Congo, celui qui est susceptible de rester ou de rentrer, selon des critères qu’elle définit de manière souvent arbitraire. Cela donne du pouvoir à ces administratifs de décider de qui peut avoir son visa, qui ne peut pas l’avoir et de qui le dossier doit partir à Bruxelles pour être bien étudié. Ces règles ne valent pas pour les Européens, pour les Américains, etc. qui bénéficient d’automatismes légaux et de routines administratives. Elles valent pour les africains, ce qui crée une masse de personnes de couleur noire et en provenance des pays anciennement colonisés qui ne peuvent pas entrer en Europe ou qui doivent subir des tracasseries de tout genre. Et comme à l’époque coloniale, ces actes administratifs évoquent toujours des raisons juridiques et refusent de voir la manière dont ces règles et les zones grises où ils décident, souvent dans l’esprits discriminatoire du droit, produisent de la race, c’est-à-dire des noirs qui restent aux frontières de l’Europe de la même manière qu’ils restaient, pour la grande majorité d’entre eux, aux frontières des quartiers blancs durant la période coloniale. Les noirs qui ont voyagé par le Maghreb les dernières années ont particulièrement expérimenté ces dispositifs européens sur le sol africain qui opèrent comme une délocalisation du tri (se mouvoir ou non) et des frontières européennes sur le sol africain.
Ensuite, l’expérience de Junior Wasso à Zaventem est la manifestation de cette même technique de ne pas laisser entrer les noirs en Europe. Les corps noirs étaient, en colonie, en réalité des frontières à part entière. Il ne suffisait pas d’avoir des papiers pour pouvoir entrer dans les quartiers des blancs. Il fallait surtout s’arrêter au post, se faire contrôler et essayer de prouver non pas qu’on avait reçu l’autorisation d’entrer mais qu’on n’avait pas fraudé pour avoir cette autorisation (ref). La question devient : pour qui y a-t-il enjeu à vérifier la véracité d’un papier dûment tamponné ? Cette vérification porte pratiquement en elle-même le principe du « profilage » afin de créer de l’efficacité. Elle suppose que le soupçon fasse l’objet d’un profil afin de créer le tri. Un contrôle purement aléatoire, sans profilage rend impossible l’opération de police aéroportuaire face à l’afflux des nationalités et des motifs : la question « ce Blanc est-il belge comme l’affirme sa carte d’idéntité ? » est totalement inopérante car elle rend impossible l’opération de contrôle des trajectoires. Il n’y aurait pas de points d’appui à moins de créer un namurois, un brabançon, un carolo suspect. Non, il faut autre chose. La ressource du tri prend appui sur les trajectoires définies comme potentiellement « autres ». Et les moyens sont ceux qui se voient, aux yeux policiers européens, d’un premier regard : le corps et la nationalité, tous deux armés d’une théorie sous-jacente ce faisant, d’une sociologie d’autant plus efficace qu’elle dispose de son historicité.
La police aéroportuaire joue un rôle central dans le tri racial depuis de nombreuses années. Comme ses représentants l’ont déclaré à la presse, elle vérifie les motifs des actes par ailleurs légaux. C’est une machine qui passe sous les institutions (ici ambassade, université, communauté française) et contribue à la mise en œuvre et fabrications/expérimentation d’actes de tri. Ces actes ne peuvent par définition que se baser sur le faciès et/ou la nationalité d’origine, visant également, en plus des individus, échanges postaux, bagages etc., selon les ‘priorités’ du moment.
La police aéroportuaire a d’ailleurs historiquement contribué à la détermination de « filières de ‘trafic’ à partir de tâtonnements policiers. Ouvertures de courriers se ciblant au fil du temps, ouvertures de colis en provenance du Nigeria, de Chine, ont contribué à, il y a maintenant plus de vingt ans, réaliser une sociologie de ces groupes, en tant que groupes prioritaires ciblés dans toute une série d’activités maffieuses. Alors, un envoi de pièce d’identité se fait suspect et renforce statistiquement le caractère suspect du pays d’origine. De même, une machine à coudre de telle ou telle marque. Ces constations furent alors transformées en notes internes, en politique des poursuites armée d’une anthropologie portative des groupes sociaux concernés, avec leurs victimes internes appelées à témoigner contre une protection administrative restreinte. A tout ceci, au nom de nobles raisons triant le bon migrant du mauvais trafiquant, une part de la société civile financée par l’Etat y a participer (l’ex MYRIA, le Centre pour l’Égalité des Chances y a participé au nom des victimes du trafic, Rapport CEC 1999 et 2000).
Tout un travail de consultation de ces archives est à présent nécessaire. Retenons pour l’instant l’existence de ces expérimentations policières locales. Celles-ci donnent lieu/permettent/s’articulent à toute une pseudo anthropologie ou sociologie et à des politiques raciales. De quoi est faite cette sociologie policière ? Elle est armée d’extrapolations des trajectoires typiques et d’interprétations de celles-ci. D’où viennent-ils ? Où vont-ils ? Quelles sont leurs motivations ? Que feront-ils (ou elles) après ? Ces trajectoires sont alors comparées à une trajectoire « typique ». En cas d’écart, le rapport entre ce que les arrivé.es disent et ce qu’ils ont fait, font ou feront est mis en doute et l’objet (papier) ne résiste pas à ce doute. Ces extrapolations se consolident dans une méthodologie du tri, bref dans la production de catégories efficientes pour l’action. Le tri est d’autant plus courant que les trajectoires « idéales » projetées sont celles du retour et du provisoire. En tant que tel.le, l’étudiant.e HUE, issu.e de pays anciennement colonisés doit, pour passer correspondre strictement aux stricts attendus fonctionnels : que ces études supérieures correspondent le plus strictement possible à ses études secondaires, que sa vie soit de préférence strictement sur un campus, qu’il n’ait pas de velléité de travail ou de demandes d’aides sociales en-dehors de ce que son statut permettra à la marge et surtout, que les signes de son retour ultérieur soient manifestes. Pour l’évaluer, le nombre d’indicateurs est a priori important, susceptibles d’inventions en situation, même si, imaginons-le, certaines questions sont réputées, localement, plus robustes que d’autres à déstabiliser l’arrivé.e. Le niveau d’épure de la trajectoire exigée étant proportionnel à la volonté d’accueil, ce sont les résidents de pays ayant dû déjà faire leurs preuves en amont qui font l’objet, du plus grand nombre de vérifications, vérifications que permettent l’accumulation des papiers, visas et certificats à présenter. La masse des papiers nécessaires renvoie à la masse des contrôles effectifs. Ce seront donc les résidents dont est bien signalée, par la « société d’accueil » leur chance de prétendre au séjour en Belgique – et qui partagent parfois ce sentiment – qui en font l’objet, à savoir nécessairement les ressortissants issus de pays avec lesquels les frontières sont par ailleurs fermées, anciens pays colonisés. Et dans le tri effectif, à quoi les reconnait-on particulièrement ? En sus de leur nationalité, à leur couleur de peau.
Les corps noirs sont en réalité des frontières en tant qu’il sont définis par leur immobilité. Comment pouvaient-ils donc légitimement arriver en Europe ? Mais s’ils ne tiennent pas en place, il faut alors supposer leur perfidie : véreux, déshonnêtes et auteurs du faux. Que fait-on face à ce soupçon ? On les met à la question, ce qui suppose une mise à l’arrêt (on ne passe pas ; on ne vérifie pas après le passage mais directement sur le lieu qui l’autorise, à savoir la frontière), susceptible de se prolonger en centre fermé comme ce fut le cas de Junior Wasso. Mais obtenir la certitude d’un non-mensonge est un singulier objet d’enquête qui ne se contente pas de la simple « non-culpabilité ». Car la certitude du non-mensonge doit s’accompagner d’une idéalisation stricte des parcours. C’est ce qui est arrivé à Junior Wasso à Zaventem. Qui est Mendeleïev, lui demande la police ? Je ne sais pas, répond-il. Comment ce jeune homme incapable de répondre à une simple question, dont on ne soulignera jamais assez la surprise pour le récepteur qu’elle soit posée là, pouvait-il être dans une autre position que celle de n’avoir pas menti à propos des raisons de sa venues en Belgique ? Après tout, il avait suivi « option sciences » dans le secondaire. Et en plus, il s’inscrit en sciences économiques. Pourquoi cette trajectoire ? Il va habiter un peu loin de Louvain-La-Neuve ? Il ne sait pas qu’il n’y a pas de métro vers l’UCL ? Ce qui comptait pour le policier qui l’a arrêté, ce n’est pas du tout le visa, mais la présomption qu’il avait reçu son visa sur base d’une fausse déclaration sur ce qu’il était vraiment ou, plus encore sur ce qu’il venait faire en Belgique. Il s’agit alors que son option de secondaire corresponde strictement à son choix d’études, strict alignement des motifs digne de « faire exception ». Ces questions et le sérieux mis à les poser et à les défendre s’inscrivent bien dans un dispositif frontière suscité par l’Office des Etrangers.
Les papiers ne résistent pas à la frontière raciale
Nous disions ; les papiers ne résistent pas à la frontière. Inversons. Pour qu’il y ait zone grise d’une frontière productrice d’une incertitude – Que fait-il là[10] ? Que veut-il vraiment ? – il faut que ceux-ci puissent ne pas résister. Car cette non-résistance produit des connaissances susceptibles d’aider l’Office des Etrangers à limiter le plus possible les entrées par les voies pourtant dites sûres et légales. L’autonomie aéroportuaire est donc pleinement nécessaire au travail administratif de l’OE et au renforcement de son tri. Cette absence de résistance signe l’existence d’une zone, une zone grise, celle de la frontière, zone dont l’Office est un acteur central (une autre zone, c’est l’ordre de quitter le territoire et le centre fermé). Nous ne savons pas dans quelles mesure, à l’heure d’écrire ces lignes, une « filière étudiante » est en train de s’inventer par généralisation, sur base des réponses aux questions policières, afin de solidifier le tri, de construire la figure, pourquoi pas, du trafiquant (de diplômes, de prises en charges, etc.), visant à se donner le beau rôle : protéger de muettes victimes. Ce qui est certain, c’est que de cette construction découle nécessairement un tri racial en situation.
En interrogeant ce qu’on appelle « contrôle aléatoire » des passagers à l’aéroport, on comprend très vite la manière dont cette race-frontière est la plus intéressante pour ces contrôles. Aussi, on comprend comment ces dispositifs incluent expressément des zones grises aux policier pour pouvoir éloigner ces personnes qui, par hasard, auraient échappé aux rudes contrôles sur le continent. Et là encore, les principes du type « le visa ne donne pas le droit d’entrer sur le territoire belge » est l’une des modalités de mise en place des zones grises pour éloigner ces africains, comme en colonie.
Finalement, on pourrait croire que la corvée est finie pour Junior Wasso ; qu’il est déjà légalement en Belgique et qu’il peut maintenant vivre calmement sa vie. Mais on se tromperait. En effet, comme tous les africains, Junior Wasso est tenu à respecter un certain nombre de lois qui régulent sa présence en Belgique. Il doit réussir un certain nombre de cours dans un certain délais, peu importe le retard qu’il a du fait des disfonctionnements de l’appareil administratif belge. A défaut, son séjour ne sera pas prolongé en Belgique et il pourra encore être enfermé et renvoyer chez lui. C’est là encore une fois qu’on se rend compte du caractère frontière de son être-noir : il ne pourra jamais envisager sa vie où il le souhaite, à vivre sa vie où il le souhaite, sauf à rentrer dans les normes sur les quelques personnes noires d’origine congolaise dont la Belgique a besoin sur son territoire.
Face à tout ce système la seule indignation morale, quoique nécessaire, ne suffit pas. Car ces opérations ne sont pas exceptionnelles ; elles sont bel et bien productrices normalisées d’exceptions, remplissant la zone grise de la frontière, d’une littérature, grise également, de notes susceptibles de produire le passage légal et l’illégal, par-dessous les éléments de droit commun. Même si elle ou il passe, il ou elle aura senti que son existence sur le sol belge est susceptible de multiples remises en cause, notamment lorsqu’il s’agira de renouveler, annuellement, la demande.
Si un Etat souverain gère ses frontières, il s’agit d’en qualifier la manière. En Belgique, comme en Europe, cette manière est racialisée, tant du point de vue de l’origine (ex-colonies) que de la couleur en situation. Ce dispositif s’adresse à des gens et à des groupes qui vivent ces expériences renvoyant à un être « réfoulable » et « expulsable » sur ces bases. C’est en cela que consiste le problème de la race qui se pose aujourd’hui, dans ce cas-ci, comme bien entendu, à propos des sans-papiers du pays. Que la Belgique veuille se décoloniser et solder le contentieux colonial sans prendre la mesure de ce problème des corps-frontières est une manière de le prolonger.
[1] Voir l’émission La Diaspora chuchote ; 03/10/2021, https://youtu.be/Qxl5qTO-Z1Q
[2] Recalé par des policiers pour ses connaissances académiques, un étudiant congolais placé en centre fermé crie à l’arbitraire – Le Soir
[3] L’héritage colonial de la non reconnaissance des diplômes est manifeste. Même les diplômes obtenus en Belgique par la catégorie construite des « évolués » ne faisaient pas l’objet du même régime de reconnaissance que ceux des Belges qu’ils avaient pourtant côtoyé. Par ailleurs, la première université au Congo précède de très peu l’indépendance comme s’il fallait, pour valider ces compétences, le blanc-seing redoublé de la métropole (ref.).
[4] Ou un an après la fin des études puisque les étudiants peuvent depuis peu chercher du travail en Belgique et prouver, aux yeux de l’Etat, leur utilité pour la société d’accueil.
[5] Junior Masudi, libre de circuler en Belgique… pour 15 jours seulement (tvcom.be)
[6] Ces échanges internationaux ont été, depuis longtemps, analysés par Abdelmalek Sayad, à propos des échanges entre la France et l’Algérie indépendante : il s’agit, pour la métropole, de présenter « l’accueil » en provenance de la société ex-colonisée, sous la forme de coûts, sans jamais que ne puisse être mis en discussion la question des réparations et des rapports inégalitaires en tant qu’ils héritent de la colonisation. Voir A.Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, T1 et 2, Raisons d’Agir, 2006.
[7] L’apartheid ne consiste pas en une pure séparation ou en un pur éloignement, mais en une organisation stricte des espaces de co-présence. C’est précisément le problème que l’apartheid a toujours à se poser : l’espace dont il est question est commun mais le groupe blanc doit rester, autant que faire se peut, séparer du groupe noir afin de se maintenir en position d’oppression. C’est ce que note Malcom Ferdinand à propos de la cale du navire négrier (Ferdinand, Une écologie décoloniale, Seuil, 2019).
[8] Voir à ce sujet, Joséphine Mulumba, L’évolué au Congo Belge, l’homme à l’identité en pièces, revue mondiale des francophonies, 2007.
[9] Nous pouvons témoigner que les formes d’évaluations des dossiers des candidats HUE relèvent d’une importante opération de sélection, évaluant déjà diplômes, capacités linguistiques voire pays de provenance.
[10] Voir à ce sujet, le traitement par Norman Ajari de cet affect dans, La Dignité ou la Mort. Ethique et politique de la race. Les Empêcheurs de Penser en Rond, 2019.