Intervention du Dr. El Mehdi Ben Aboud المهدي بن عبود ambassadeur du Maroc au Conseil de sécurité (20 fév1961) suite à l’assassinat de Patrice Lumumba
L’assassinat du Premier Ministre, M. Lumumba, et de ses collègues a, pour nous, une signification inquiétante déjà partiellement décrite dans notre dernière intervention (935ème séance) ; elle démasque les criminels, établit les responsabilités de la crise au Congo et attire l’attention des gens de bonne foi sur les perspectives sombres de l’avenir, à la fois immédiat et lointain. La crise congolaise s’étend du territoire du Congo au cadre de l’Organisation des Nations-Unies. Elle devient ainsi une crise complexe ; ses graves répercussions, plus que probables sur le continent africain, sont aujourd’hui admises par tous les observateurs objectifs.
Quant à l’Organisation des Nations Unies, l’opinion est maintenant unanime qu’elle doit saisir sa dernière chance pour rétablir la justice avec énergie et fermeté, car nous sommes en présence de la phase la plus grave de la tragédie.
Les leçons à tirer de l’assassinat du Premier Ministre, M. Lumumba, et de ses collègues au Katanga, au Kasaï et ailleurs, doivent retenir notre attention. Pour que les colonialistes deviennent des assassins au grand jour, sous le couvert de leurs agents serviles, il faut admettre que le colonialisme se sent au bord de l’abîme, proche des derniers instants de son agonie. Pour se cramponner au pouvoir effectif, caché derrière leur gouvernement fantoche ou sécessionniste, ou les deux, ils recourent au coup d’État, provoquent la dissolution du Parlement et, par les moyens financiers puissants dont ils disposent, installent un gouvernement qui est une sorte de comédie juvénile plutôt qu’un vrai gouvernement révolutionnaire de commissaires. Mais lorsque l’opinion populaire se cristallise progressivement autour de leaders politiques fidèles à l’idéal national et imperturbables devant les menaces de l’impérialisme, les puissants intérêts industriels et financiers, piliers du colonialisme, recourent au crime et à l’assassinat.
Le premier avertissement que ce crime impardonnable nous donne, c’est que le sang appelle le sang dans une réaction en chaîne infernale. D’abord, nous sommes en droit de nous inquiéter sur le sort des autres leaders politiques qui, malgré leur immunité parlementaire, sont encore en prison. Ensuite, comme les Nations Unies n’ont rien pu faire pour redresser la situation dans les sept derniers mois, les criminels et leurs instruments serviles doivent brûler d’envie d’instituer le règne de la terreur au moyen de leurs mercenaires.
Le deuxième avertissement que l’assassinat nous donne, est que ce crime politique injustifiable éveille la conscience du peuple qui, tôt ou tard, prendra sa revanche par une série de crises successives. Ceci revient à dire que la tragédie congolaise n’en est pas à son acte final, à moins que la justice ne triomphe immédiatement pour rétablir le gouvernement du peuple par le peuple, à la place de la comédie gouvernementale imposée par l’étranger.
Le troisième avertissement que ce crime prémédité par les étrangers et leurs instruments nous donne, est que les criminels colonialistes ne recourent à l’assassinat qu’avec l’arrière-pensée de mettre le pays à feu et à sang pour déclencher une véritable guerre civile et accentuer le désordre, afin de mener à bien leur double plan de liquidation physique des patriotes et d’éclatement du territoire national. Le déchirement du Congo s’ensuivrait et les magnats des compagnies minières se trouveraient bien à leur aise.
Enfin, le quatrième avertissement, c’est d’attirer notre attention sur l’alliance des impérialismes qui, par leurs efforts conjugués, contribuent à la fois à la faillite de la mission des patriotes congolais et à celle des Nations Unies. L’impérialisme ne peut vivre et se maintenir sans alliance. Ses alliés sont de deux sortes : à l’intérieur de l’ancienne colonie ou de la colonie victime présente, ce sont les fantoches alléchés par leurs satisfactions ou la satisfaction des ambitions personnelles ; à l’extérieur du Congo, ce sont les autres pays colonialistes, frères dans le métier. C’est en quelque sorte un parasitisme multilatéral qui compte tenir tête à l’Organisation des Nations Unies ou tout au moins la faire dévier de sa mission pour détourner son activité à son profit.
Mais un des dangers les plus graves pour l’humanité entière touche les Nations Unies par voie de conséquence. La Société des Nations était devenue le foyer des impérialistes colonialistes qui l’utilisaient d’une manière détournée à protéger l’existence des empires acquis. Elle est morte de la mauvaise foi du colonialisme déguisé en mission civilisatrice. La conduite des puissances colonialistes, avec leur politique d’agression, de « balkanisation », de crimes et de désordre, lance un défi répété à notre organisation et contribue soit à la discréditer, soit à la ruiner. Or si l’on veut se donner la peine de se représenter ce que serait le monde sans cette organisation, on comprend très facilement qu’elle constitue le seul instrument tampon entre la paix et la guerre. Nous, les petits pays, nous considérons notre organisation comme la mère patrie de tous les peuples jeunes et déterminés à vivre ensemble en paix. Nous n’oserons jamais qualifier avec dédain notre institution de « Nations dites unies. L’essentiel est d’avoir à la base la bonne volonté nécessaire pour œuvrer dans le sens du bien de tous les peuples.
Si, par conséquent, l’Organisation des Nations Unies ne se méfie pas suffisamment du néo-colonialisme et de ses intrigues, au besoin par le recours aux sanctions, son prestige – et peut-être sa propre existence – en souffrira. Sa mission ne peut être accomplie que par des mesures énergiques, comme dans l’exemple de l’agression de Suez. L’action commune ne devient impossible que lorsque le colonialisme triomphe de toutes les résolutions du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale. Nous avons jeté à temps un cri d’alarme sur le pourrissement de la situation. Nous pensons aujourd’hui que la nouvelle tournure des événements menace l’Afrique tout entière. En effet, la victoire du néo-colonialisme au Congo porte en elle le danger de contagion dans les pays avoisinants. Dans le nord de l’Afrique comme dans le sud et le sud-ouest de l’Afrique, les quelques exemples de foyers d’incendie en existence aujourd’hui suffisent pour nous montrer que la lutte est engagée entre les forces du passé qui veulent imposer un gouvernement préfabriqué par l’étranger, et les forces de l’avenir qui défendent la forme de gouvernement par le peuple, quel que soit l’aspect constitutionnel de ce gouvernement.
Finalement, le sacrifice du Premier Ministre, M. Lumumba, et de tous ses collègues signifie pour nous que le sacrifice du sang trempe le caractère du peuple et coûtera cher aux puissances coloniales. L’idéal national congolais compte un nombre d’adeptes de plus en plus grand et de plus en plus puissant. Les manifestations silencieuses qui ont eu lieu récemment au Congo sont plus impressionnantes que les batailles de rues. Lorsqu’un patriote est assassiné, les générations qui le suivent sont plus intransigeantes que lui, ce qui est un phénomène inévitable et un fait d’observation historique.
Ainsi donc, le colonialisme belge fait, comme on dit, ses quatre volontés au Congo et risque de mettre en danger à la fois l’existence de la République du Congo telle qu’elle est née de son indépendance et le prestige et l’efficacité de l’Organisation des Nations Unies.
Pourquoi ce défi des Belges à notre organisation et comment peut-il se maintenir et se prolonger ? Voilà la question, et la réponse est claire : c’est que la Belgique n’est pas seule. Les puissances coloniales sont derrière elle. Elle profite également de la guerre froide pour ne reculer ni devant l’injustice, ni devant le désordre. Elle ignore l’existence et les décisions de l’ONU, avec les bénédictions de certains Membres de l’Organisation des Nations Unies. En effet, on ne peut s’empêcher de remarquer les faits suivants qui ont encouragé la Belgique à lancer un défi au monde entier.
Premièrement, la faiblesse des résolutions du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale. Ces résolutions ne reflètent pas une attitude énergique ; au lieu de fixer une date limite pour mettre fin à l’agression belge, d’indiquer des sanctions si nécessaire, de formuler une condamnation franche, je me rappelle, bien au contraire, qu’il a fallu négocier pendant deux jours pour savoir si le départ du personnel militaire belge devait être immédiat, ou rapide, ou non. Aujourd’hui encore, ma délégation a le regret de constater qu’aucune mesure énergique de ce genre n’est prise à l’égard d’un agresseur qui cherche l’éclatement du Congo et qui risque de mettre l’Afrique et le monde entier en danger. Les alliés de la Belgique portent une très grande responsabilité à cet égard.
Deuxièmement, la mollesse de l’action de l’ONU devant le règne de terreur qui prend des proportions énormes par l’assassinat des prisonniers politiques et le massacre des populations civiles. Ceci encourage les colonialistes et leurs instruments serviles à multiplier les actes criminels. Les petites nations sont en droit de noter les injustices commises au Congo grâce à la passivité de l’ONU.
Troisièmement, la Belgique a voulu combattre certains leaders et en appuyer d’autres. Elle a réussi facilement à exécuter son plan. La délégation de M. Kasa-Vubu a pu s’imposer à l’Assemblée générale malgré les décisions de l’Assemblée et, depuis lors, la Belgique et ses instruments serviles sont devenus intraitables. Les prisonniers politiques furent transférés au Katanga et maintenant au Kasar méridional et ailleurs où fut perpétrée une série d’assassinats. La liquidation physique des prisonniers politiques devient ainsi la méthode de choix. Là encore, les alliés de la Belgique portent une grande responsabilité devant l’histoire.
Quatrièmement, la complicité, directe ou indirecte de certaines puissances coloniales, a complète ment mis en confiance la Belgique dans ses agissements.
Cinquièmement, la participation de ces puissances coloniales au plan général colonialiste visant à l’éclatement du Congo à travers les régimes fantoches faibles et serviles. Dans ces conditions, n’est-il pas légitime que les petits pays d’Asie et d’Afrique se méfient des puissances coloniales et s’inquiètent devant le manque d’énergie de notre organisation ?
Nous voulons dire, sans ambages, au Conseil de sécurité, qu’aucune des nations africaines ne peut maintenir sa confiance dans l’opération des Nations Unies au Congo si, après sept mois de présence, on aboutit à la situation catastrophique d’aujourd’hui.
Quant aux puissances coloniales, nous pouvons leur dire que la méfiance des petits pays à leur égard est de plus en plus justifiée. Cette méfiance est une mesure de prudence devant l’ennemi présent dans notre continent, à savoir le colonialisme et le néo-colonialisme.
Si, après sept mois de présence des Nations Unies au Congo, l’arbitraire, le crime et les mouvements de sécession s’installent et se consolident dans le pays, devons-nous en conclure qu’après sept autres mois la passivité de notre organisation arrivera à allumer l’incendie en Afrique ? Cette éventualité n’est pas impossible. Le néo-colonialisme est très actif et ses objectifs, c’est-à-dire les bons nationalistes, sont de plus en plus nombreux.
Notre organisation n’accomplira sa tâche que si certaines mesures énergiques sont prises. Voici quelques-unes de ces mesures.
Premièrement, condamner les actes criminels de Kasa-Vubu, Tshombé, Kalonji, Munongo et consorts.
Deuxièmement, procéder, au moyen de la Force des Nations Unies, si nécessaire, à l’arrestation des criminels qui ont avoué à la radio et établir les responsabilités des criminels de guerre encore camouflés ; arrêter et juger immédiatement les criminels avoués pour donner l’exemple de l’ordre et de la loi à l’opinion internationale.
Troisièmement, condamner la Belgique pour son défi aux résolutions des Nations Unies et pour le rôle actif et néfaste qu’elle continue de jouer dangereuse ment au Congo.
Quatrièmement, ouvrir une enquête pour établir la complicité de toutes les autres puissances coloniales qui agissent en commun avec la Belgique, ou vertement ou dans les coulisses.
Cinquièmement, appliquer des sanctions à la Belgique si celle-ci s’obstine à ignorer l’existence de l’Organisation des Nations Unies et de ses ré solutions.
Sixièmement, procéder, au moyen de la Force des Nations Unies si nécessaire, à l’évacuation du personnel belge, au lieu de parler tout simplement du retrait par les Belges de leur personnel militaire et paramilitaire et de leurs conseillers politiques qui jouent un rôle aussi néfaste que le personnel militaire.
Septièmement, libérer immédiatement tous les prisonniers politiques afin de protéger les droits et la vie de ces pauvres prisonniers.
Telles sont quelques mesures énergiques que le Conseil de sécurité devrait prendre si, en défendant la justice, il veut en même temps défendre l’existence de l’Organisation des Nations Unies elle-même.
Le souhait le plus ardent de tout homme raisonnable, en présence d’une crise, est de réussir à faire prévaloir l’esprit de conciliation basé sur la justice et le droit. Or est-il concevable de demander à M. Gizenga, par exemple, et à ses collègues, de venir prendre part à un gouvernement de large coalition, lorsque leurs amis et leurs collègues sont assassinés en masse et que des crimes sont commis avec la complicité du chef de l’État de ce gouvernement de coalition ? N’est-ce pas demander à M. Gizenga de venir se constituer prisonnier ? Est-il possible pour eux de garder leur confiance en un homme dont les mains sales sont tachées du sang de M. Lumumba et de certains des anciens ministres et des parlementaires congolais ? N’ont-ils pas le droit de soupçonner et de se méfier ?
Ne sont-ils pas acculés ainsi à préférer la poursuite de la lutte, et alors cette guerre civile que nous voulons prévenir et faire échouer ne sera-t-elle pas ainsi provoquée, encouragée et sou tenue par le personnel militaire belge, les armes belges, l’argent venant de tous les côtés et les fantoches ennemis de l’intégrité territoriale de leur propre nation ?
Depuis que M. Kasa-Vubu a été imposé aux Nations Unies, il est retourné chez lui couronné d’un succès immérité, parce que l’Assemblée générale qui avait suivi la voie de la raison auparavant et écarté toute considération, en partie ou en tout, du problème congolais, a été obligé de se contredire. Depuis lors, M. Kasa-Vubu se livre à la politique du crime. Ceux qui lui donnent le pouvoir, l’argent, les armes et l’appui moral portent avec lui la même responsabilité. Ce n’est certainement pas le peuple congolais qui, à travers le Parlement, donne tout cela au gouvernement de M. Kasa-Vubu. Notre expérience nous montre que le colonialisme, ancien ou nouveau, ne peut s’allier qu’à des fantoches et des criminels. De plus, les pays européens partisans de la démocratie libérale sont les premiers à combattre leur propre système de démocratie libérale parlementaire dans les colonies et les zones d’influence. Leurs intérêts égoïstes les obligent à vivre dans des contradictions sans fin. Ils ruinent eux-mêmes d’abord leur prestige, ensuite leur idéal professé.
Ce que nous souhaitons pour les Nations Unies, c’est la clairvoyance nécessaire pour résister aux intrigues colonialistes qui sont un danger international.
En conclusion, si les criminels ne sont pas châtiés, les crimes prémédités se poursuivront. Si les intrigants belges ne sont pas condamnés et chassés, la crise congolaise, avec une crise internationale parallèle, deviendra chronique, interminable et dangereuse pour la paix en Afrique et dans le monde entier. L’enjeu est grand. Il ne s’agit pas seulement de la préservation de la souveraineté et de l’intégrité territoriale du Congo, mais il s’agit aussi de la lutte entre le néo-impérialisme et la liberté en Afrique. C’est tout le problème.
Pour paraphraser un auteur américain qui a dit: « An empire is the best of all reasons for a greater empire », je dirai que si le néo-colonialisme réussit au Congo, ce sera la zone d’influence qui constituera la meilleure de toutes les raisons pour avoir une plus grande zone d’influence.
Nous souhaitons donc une fois de plus que les résolutions qui seront adoptées ne viendront pas s’ajouter aux résolutions précédentes pour rester comme elles lettre morte. Mais nous devons déclarer franchement que toute résolution restera lettre morte si le personnel militaire et les conseillers politiques belges ne quittent pas le Congo et si le matériel militaire belge ou autre continue d’affluer au Congo.
Il est inconcevable de penser à la possibilité d’un redressement de la situation au Congo si l’origine de la crise, souvent confondue avec les suites de cette crise, n’est pas entièrement éliminée. Et l’origine de la crise est l’agression belge, qui est un phénomène permanent aujourd’hui.
Source : https://undocs.org/en/S/PV.941