L’histoire coloniale belge émaille la vie quotidienne des Bruxellois : dans le métro, les parcs bruxellois, les musées, mais aussi plus simplement au supermarché ou sur la table.
À l’heure de l’imminente réouverture du musée royal d’Afrique centrale, ce dossier propose une lecture de Bruxelles, ancienne capitale coloniale, parsemée de lieux, de places, de statues, de symboles, de souvenirs et de pratiques qui renvoient à ce passé congolais et le mêlent à notre quotidien. Mais de quel Congo parle-t-on ? Quel est notre rapport à ces traces ? Acceptons-nous de les regarder ? Comment les aborder dans une ville qui vante par ailleurs son cosmopolitisme ?
Accompagnez-nous pour une balade à travers la ville et son histoire, mettant en lumière une partie de l’héritage colonial et sa continuité dans notre quotidien de bruxellois. Un premier arrêt au goût chocolat-banane étrangement amer est suivi d’une visite dans les limbes de la réouverture du musée de Tervuren (créé par le roi bâtisseur en personne) pour déboucher sur un panorama cartographique des lieux nommés d’après d’illustres missionnaires et colons zélés.
En présence de ces témoignages monumentaux et statuaires qui trônent dans l’espace public, nous nous poserons la question de leur décolonisation (im)possible, pour enfin nous retrouver dans une conférence qui s’est tenue il y a près d’un siècle et prendre un souffle d’inspiration pour les luttes qui restent à mener.
Bruxelles en mouvements n°297 – Novembre-décembre 2018
Dossier coordonné par Mohamed Benzaouia, Thibault Jacobs et Andreas Stathopoulos.
- Bruxelles ville congolaise : introduction
- La violence de la douceur
- Le Congo et le chocolat : repères historiques
- La banane : son tour du monde et son arrivée via le Congo à Bruxelles
- Tervuren : du musée empaillé au musée des illusions
- Empreintes du Congo belge dans l’espace public bruxellois
- La verdure de Bruxelles, don du peuple congolais ?
- Le square Lumumba, une place avec une histoire (anti)coloniale
- Une saison au Congo : souvenirs de la saga
- Une tentative de décolonisation de la statue de Léopold II
- A. Chronologie partielle de la contestation des statues coloniales en Belgique
- B. Critique du patrimoine esclavagiste et colonial, une conjoncture internationale
- Décoloniser n’est pas contextualiser
- Bruxelles 1927 : une conférence anticoloniale
- Pour aller plus loin
BRUXELLES, VILLE CONGOLAISE
Bruxelles ville congolaise : introduction
Publié le mardi 20 novembre 2018, par
Bruxelles, ancienne capitale coloniale, est pleine de lieux, de places, de statues, de symboles, de souvenirs et de pratiques qui renvoient à ce passé congolais et les mêlent à notre quotidien. Mais de quel Congo parle-t-on ? Quel est notre rapport à ces traces ? Acceptons-nous de les regarder ? Comment les intégrer dans une ville qui se vante par ailleurs de son cosmopolitisme ?
Bruxelles ville congolaise : introduction · Bruxelles, ancienne capitale coloniale, est pleine de lieux, de places, de statues, de symboles, de souvenirs et de pratiques qui renvoient à ce passé congolais et les mêlent à notre quotidien. Mais de quel Congo parle-t-on ? Quel est notre rapport à ces traces ? Acceptons-nous de les regarder ? Comment les intégrer dans une ville qui se vante par ailleurs de son cosmopolitisme ?
L’histoire coloniale belge émaille la vie quotidienne des Bruxellois : dans le métro, les parcs bruxellois, les musées, mais aussi plus simplement au supermarché ou sur la table. L’empreinte est avant tout visible dans l’espace public. Du haut de sa statue équestre, Léopold II en est le témoin le plus évident. Il domine boulevard, parcs, avenues, palais : des grands projets urbanistiques de prestige financés par sa cassette et sa fortune construite au Congo. On comprend dès lors que cette statue cristallise aujourd’hui les revendications décoloniales, un article de notre dossier fait le point sur cette question.
Les nombreux noms de rues, les monuments et quelques stations de métro rendant hommage à des colons belges et leur mission « civilisatrice » sont facilement identifiables. Cependant, l’œuvre du temps a, dans la plupart des cas, fait oublier qui étaient ces hommes et a transformé leur patronyme en simple toponyme dénué de sens. Nous les remettons en lumière dans la carte au centre de ce numéro.
Derrière cette présence visible sur les plaques de rues, il est aussi d’autres symboles matériels des fortunes construites sur le sol congolais par des Bruxellois. Les grands commis de l’état léopoldien au Congo ou des industriels ont fait usage de leurs richesses pour édifier maisons de maître et grandes villas. Pourtant en admirant l’architecture de l’hôtel Van Eetvelde de Victor Horta, l’associe-t-on encore à celui qui fut le ministre plénipotentiaire de l’État colonial ? Se questionne-t-on sur l’origine de la fortune du baron Empain ou d’Adolphe Stoclet lorsque l’on visite leur villa ou palais ? Hors de ces traces patrimoniales et de manière plus actuelle, il faut considérer que parmi les vingt familles les plus riches de Belgique, neuf au moins étaient déjà impliquées dans la création, la gestion ou l’actionnariat d’entreprise au Congo Belge. [1]
Comment évaluons-nous cet héritage présent tout autour de nous ?
Ce passé sous-jacent est également sur notre table. Le savoir-faire belge pour le chocolat est une source de fierté nationale. Nous verrons dans ce dossier qu’il a cependant une origine coloniale. Il en va de même de notre goût pour les bananes.
Au côté de cette empreinte matérielle et sur les sens, l’empreinte visible est aussi humaine, bien sûr, dès lors que le passé colonial confère aux Congolais et afrodescendants bruxellois une volonté et une légitimité de revendication et d’intervention, ainsi qu’une visibilité symbolique bien plus importante que leur nombre ne leur permettrait autrement. La plus grande empreinte de ce passé, en effet, est celle qui agit sur notre conscience et qui le rend éminemment actuel. Notre système éducatif peine encore à problématiser la question coloniale, réduite souvent à quelques notes dans les programmes, mais la transmission familiale et celle véhiculée par l’ensemble de la société belge donnent à chacun une perception particulière de ce passé. Un racisme latent ou plus franchement exprimé perdure ainsi, hérité en partie de l’imaginaire colonial.
Les consciences évoluent lentement et notre rapport à cette histoire se transforme de concert. Mais en miroir, comment évaluons-nous l’héritage présent tout autour de nous ? Est-ce que les transformations de la ville et de ses espaces permettent encore de prendre conscience de la violence qui a pu être associée à leur création ou leur financement ? L’œuvre de conscientisation apparaît comme nécessaire, indispensable. Elle est ouverte au débat, cependant, entre les tenants d’une contextualisation in-situ, d’un déboulonnage des statues et plaques de rues, de l’érection de contre-monuments ou encore pourquoi pas de la création d’un parc de sculptures coloniales, à l’exemple de celui de Kinshasa. Les solutions sont nombreuses et doivent faire l’objet d’une réflexion publique. Cette discussion doit viser en tous les cas à combattre l’amnésie coupable, le révisionnisme délibéré ou la provocation subtile qui accompagne parfois les rapports du politique avec ces lieux et ces symboles.
Le musée de Tervuren en est un exemple emblématique, lui qui dans sa matérialité même, dans son programme iconographique pétrifié, incarne la vision de Léopold II, la violence qui l’accompagne et la propagande qui vise à la camoufler. Au-delà de la question de sa rénovation et de sa réouverture prochaine, qui sera abordée dans ce dossier, un évènement récent illustre ce rapport problématique : le gouvernement Michel a en effet décidé d’y présenter à la presse et aux chefs d’entreprises, le 11 septembre dernier, son « Pacte National pour les Investissements Stratégiques ». Ce plan d’investissement taillé sur mesure pour les grands patrons, héritiers plus ou moins directs des quelque 1 300 sociétés belges qui ont fait fortune au Congo, donne la part belle aux nouvelles technologies et donc aussi aux appareils dépendant de l’exploitation des métaux rares, sources de conflits et objets des convoitises postcoloniales. Le choix de ce lieu pour effectuer cette annonce relève donc du cynisme ou de l’ignorance.
Pour autant d’autres signes positifs peuvent aussi être relevés dans l’actualité, à l’heure où un premier bourgmestre d’origine congolaise est élu à Bruxelles ou encore à l’occasion du basculement des majorités clairement hostile à la réouverture du dossier colonial (Ixelles). L’aboutissement du combat associatif pour la création d’une place Lumumba en est un autre. Le New York Times voit dans ces évènements le signe que la Belgique dans son ensemble est en train de réévaluer son passé colonial. [2] La réalité nous force à modérer cet optimisme, mais on peut tout de même y voir un léger soubresaut et une évolution positive qui devrait favoriser l’émergence d’un débat plus large sur la décolonisation de nos espaces publics et de notre conscience collective.
Thibault Jacobs
Inter-Environnement Bruxelles
Notes
[1] Frans BUELENS, « Congo 1885-1960, een financiëel-economische geschiedenis », Berchem, 2007.
[2] Milan SCHREUER, «Belgium Elects Nation’s First Black Mayor, a Congolese Immigrant», The New-York Times, 15 octobre 2018.
La violence de la douceur
Publié le mardi 20 novembre 2018, par
Porter son attention sur les traces de la colonisation à Bruxelles mène logiquement à la statue du roi Léopold II, propriétaire sanguinaire du Congo, au boulevard portant son nom, ou à d’autres lieux commémoratifs dans la ville. Et si l’héritage colonial se situait plus près encore de notre intimité? Par exemple sur nos papilles gustatives, lors du dépôt d’un morceau de ce célèbre chocolat belge…
La violence de la douceur · Porter son attention sur les traces de la colonisation à Bruxelles mène logiquement à la statue du roi Léopold II, propriétaire sanguinaire du Congo, au boulevard portant son nom, ou à d’autres lieux commémoratifs dans la ville. Et si l’héritage colonial se situait plus près encore de notre intimité? Par exemple sur nos papilles gustatives, lors du dépôt d’un morceau de ce célèbre chocolat belge…
Notre gourmandise d’enfant des années 1980 s’en souvient encore : arriver de Charleroi et poser le pied en gare du midi assurait de s’emmitoufler dans d’exaltantes effluves de chocolat. L’agréable odeur s’échappe alors de l’usine de l’entreprise Côte d’Or, située à l’arrière de la gare et domiciliée au numéro 38 de la rue Bara. D’actualité dans le quartier depuis 1906, le titillement olfactif disparaît en 1990 avec le déménagement de l’usine. Le marché colossal du chocolat nécessite en effet des transformations aux installations de l’entreprise, impossibles sur ce terrain. En outre, ce dernier venait d’acquérir un degré certain de rentabilité, par la décision prise en 1987 de réaliser en ce quartier la halte d’une ligne de Train à Grande Vitesse. Aujourd’hui, c’est en se dirigeant à vélo vers Charleroi, le long du canal, que l’on peut profiter du vent favorable chocolaté, à la hauteur de l’usine transférée à Hal.
Parcourir le centre de Bruxelles aujourd’hui permet de le constater : en notre vingt et unième siècle ultra-touristique, le chocolat est un argument de poids dans cette ville, jusqu’à être revendiqué comme élément patrimonial national. Fontaines de chocolat coulant pour allécher les groupes autour de la Grand-Place, boutiques bourgeoises dans le quartier du Sablon, omniprésence de la praline au sein des Galeries Royales Saint Hubert, etc. En y ajoutant les tonnes de chocolat vendues en supermarchés, épiceries et autres night-shops, nous sommes face à des sommes colossales engendrées annuellement à Bruxelles par cette douceur gustative. Le chocolat est partout!
Des origines coloniales lointaines
Aussi fou que cela puisse paraître aux estomacs contemporains, en des temps pas si lointains la plupart des belges menaient leur vie sans jamais avaler de chocolat. À Bruxelles, on attribue le début de la «démocratisation» de la vente de ce produit à Jean Neuhaus, pharmacien. En effet, pour atténuer le goût désagréable de certains médicaments, il décide dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle de les enrober d’une fine couche de chocolat. Son officine, installée depuis 1857 dans les Galeries Royales Saint-Hubert – déjà! –, fait alors le plaisir de ses clients. De fait, la boutique devient alors également un magasin de «bonbons» contre la toux, les maux d’estomac, etc. La famille Neuhaus se convertira plus tard dans la production de pralines.
L’arrivée de la fève de cacao en Europe est cependant beaucoup plus lointaine… Depuis ses origines, la découverte du chocolat est liée à une entreprise coloniale, lorsque des bateaux européens débarquent sur les côtes de l’actuelle Amérique latine. Le début de la préparation des fèves de cacao pour la consommation humaine date des environs de l’an 600, au sein de la civilisation Maya. Le fruit du cacaoyer est alors utilisé comme monnaie d’échange, dont les fèves servent à préparer une boisson amère très appréciée. Quelques siècles plus tard le peuple Toltèque, dirigé par Quetzalcoatl – selon la légende ‘grand maître’ du cacao –, considère le breuvage comme une boisson divine, assurant la santé et la force à celui qui l’ingère. Lors de son dernier voyage en 1502, Christophe Colomb débarque sur l’île de Guanaja, l’actuel Honduras, et «les indigènes qu’il rencontre lui offrent des bijoux et lui font goûter un curieux breuvage, rouge, épais, mousseux, amer et épicé. Sans le savoir, il est le premier européen à découvrir le ’tchocoatl’, boisson à base de cacao. Cependant, cette boisson ne le séduit pas et il n’y attache aucune importance.» [1]
En notre XXIe siècle ultra-touristique, le chocolat est un argument de poids dans cette ville, jusqu’à être revendiqué comme élément patrimonial national.
Au cours de de la colonisation de l’Amérique latine, pendant que les populations locales connaissent massacres et pillages de leurs richesses, la boisson va connaître plus d’attention. Les colons espagnols, manquant de vin, se mettent à la consommer en y ajoutant progressivement du sucre ou de la vanille. Depuis le Mexique, la première cargaison de fèves de cacao débarque sur le continent européen en 1585, et la boisson ’tchocoatlée’, elle, va devenir la favorite de la Cour d’Espagne et de la grande bourgeoisie locale, avant de s’étendre à celles des pays limitrophes.
D’un continent colonisé à l’autre
Progressivement, les fèves de cacao sont introduites sur d’autres terres au climat favorable, plus proches des régimes politiques européens. Retournons vers l’îlot aujourd’hui rasé, situé entre la rue de France et la rue Bara, aux portes de l’usine enchanteresse de notre enfance. De ses hangars sortent durant des décennies d’innombrables camionnettes chargées de chocolat Côte d’Or. Loin d’être la seule marque présente à Bruxelles, elle est cependant la plus connue et la plus emblématique de cette industrie en Belgique. [2] Les trois mots qui la désignent sont entrés dans notre langage quotidien, mais pourquoi donc nomment-ils ces douceurs chocolatées?
À l’époque du dépôt de la marque, en 1883, une grosse quantité des fèves de cacao provient d’une région d’Afrique de l’Ouest, sous le joug et la violence coloniale des britanniques, dès lors bénéficiaires des profits de ce commerce. Ce territoire, planté de cacaoyers, est alors désigné par les mots Gold Coast, littéralement la «Côte de l’Or», un nom provenant simplement des nombreuses mines d’or, exploitées successivement dans l’Histoire par les colons britanniques, allemands, hollandais et français. Aujourd’hui encore ce territoire – le Ghana – fait partie du Commonwealth, une organisation intergouvernementale composée de 53 États, pour la plupart d’anciens territoires de l’Empire Britannique. [3]
Outre les trois mots de la marque Côte d’Or, un autre élément est entré dans notre quotidien : son logo, qui représente depuis plus d’un siècle l’identité puissante de la marque, son image dans l’inconscient collectif. L’entreprise de chocolat a choisi un animal, parmi les plus fascinants, mais pas précisément membre d’une espèce domestique belge : un éléphant. La trompe triomphalement relevée, il exhibe ses attributs défensifs, à l’origine d’un autre commerce colonial, dévastateur pour cette noble espèce animale. Dans ce coin ouest de l’Afrique, ce commerce donnera son nom au voisin du territoire de la Côte d’Or : la Côte d’Ivoire.
L’exploitation du sol du Congo fera de la Belgique l’un des plus gros producteurs mondiaux de chocolat.
Si le chocolat débarque en Belgique au dix-septième siècle, lors de l’occupation espagnole, il ne sera longtemps accessible qu’aux classes aisées de la population. Bien plus tard, au cours du dix-neuvième siècle, il sera présenté sous forme solide et finira par devenir une véritable industrie. Les prix baissent et la classe ouvrière peut alors s’en payer les bâtons. Cette industrialisation mène progressivement à la situation actuelle d’omniprésence du produit, en barres de piètre qualité ou en pralines de luxe, accessible pour un prix modique ou au contraire hors de prix… Mais avant de pouvoir alimenter l’ampleur des désirs en Belgique, l’industrie chocolatière va connaître une spectaculaire accélération grâce à l’entreprise coloniale.
Avènement du célèbre chocolat… congolais
Bruxelles a connu sur son territoire plusieurs «expositions universelles», manifestations internationales dont le but est pour chaque pays de présenter ses réalisations et avancées, notamment techniques, au reste du monde. Elles font parties des grands événements laissant des traces urbanistiques nettes dans l’agglomération bruxelloise.
Aujourd’hui, la plus connue de ces expositions est la dernière, tenue en 1958, qui nous a laissé le monument symbole qu’est l’Atomium. Elle faisait suite à une autre manifestation de 1935 tenue sur le même site, qui nous a laissé, elle, les différents Palais d’exposition du plateau du Heysel, d’inspiration Art Déco. Une précédente exposition s’était tenue en 1910, sur un terrain non urbanisé choisi entre différents sites proposés : le plateau du Solbosch, où se trouve l’actuelle Université Libre de Bruxelles et les quartiers environnants. En échange de ce choix porté sur Ixelles, cette commune a dû céder une partie de son territoire à la Ville de Bruxelles, qui est alors chargée de tracer une artère reliant l’avenue Louise à la chaussée de la Hulpe. Ce fait historique explique la forme étrange, pour sa partie sud, de la principale des dix-neuf communes de la région bruxelloise.
Ces événements internationaux, en plus de présenter les réalisations industrielles et commerciales de la Belgique, mettent également en avant ses réalisations coloniales. Cela nous mène, à reculons, à la première exposition universelle bruxelloise, tenue en 1897 simultanément sur deux sites : le parc du Cinquantenaire et le Domaine de Tervuren, sur lequel le pavillon du Prince d’Orange est rasé pour construire le Palais des colonies. [4] Autre trace urbaine, les deux sites sont alors reliés par une nouvelle ligne de tram et une nouvelle artère, l’avenue de Tervuren. Sur le second site est présentée la section coloniale de l’exposition, consacrée à «l’État indépendant du Congo», à l’époque propriété personnelle du Roi. L’avant-propos du guide de cette manifestation expose clairement le projet, ayant groupé autour des importantes collections de l’État «celle des particuliers auxquels il a fait appel pour rendre tangible au public, dans son ensemble, l’œuvre coloniale des Belges, telle qu’elle se présente aujourd’hui».
À Bruxelles, grâce aux fèves congolaises, un héritage colonial dans l’espace public est donc présent… partout.
Les visiteurs y boivent du cacao, en partie fabriqué avec des fèves fournies par d’autres puissances coloniales. Le rédacteur du guide de l’exposition, bien conscient de l’importance d’une industrie en cours d’explosion populaire, nous présente l’origine de l’introduction du cacaoyer sur le territoire de la colonie. «En 1887, le lieutenant Liebrechts, alors commandant de la station de Léopoldville, vit un jour un arbuste qui attira de suite son attention par son port si différent de celui des essences environnantes. Intrigué, il le fit soigneusement dégager des herbes envahissantes et constata non sans surprise la présence d’un gros fruit attaché directement au tronc; l’arbuste était un cacaoyer qui, avec quelques caféiers et des arbres fruitiers, témoignait des efforts faits du temps de Stanley pour introduire au Congo des plantes nouvelles. Est-il besoin d’ajouter que le fruit fut religieusement cueilli et les graines semées. C’est là l’origine des quatre-vingt milles cacaoyers adultes qui peuplent à l’heure actuelle les plantations du Haut-Congo.» [5]
Par un déplacement subreptice de feuillage, voilà donc lancée sur le sol congolais l’industrie du chocolat belge! Grâce aux cieux cléments des territoires privatisés par Léopold II, les cultures vont se déployer et permettre l’envoi des fèves de cacao en abondance vers la métropole. Le guide de l’exposition effectue un rapprochement avec d’autres grains précieux. «Le Congo sera dans un siècle une grande colonie à café, comme le Brésil l’est à l’heure actuelle. […] nous pouvons augurer qu’à une époque peu éloignée, le Congo prendra un rang honorable parmi les exportateurs de la précieuse denrée. Déjà à la fin de 1897 il sera à même d’en fournir une certaine quantité, […] dans dix ans la colonie suffira aux besoin de la Belgique. Il en sera de même pour d’autres produits d’une importance également considérable : le cacao et le tabac, qui peuvent être rangé avec le café parmi les produits-types des grandes cultures coloniales.» [6]
Si la «grande colonie» imaginée dans ce guide pour 1997 laisse songeur, par ces mots nous constatons que cette industrie est clairement basée sur le pari colonial. Durant les décennies suivantes, l’exploitation du sol du Congo fera de la Belgique l’un des plus gros producteurs mondiaux de chocolat. En 1900 le poids moyen de la consommation, par belge et par an, est de 370 g, en 1913 elle est de 830 g et en 1924 de 1 100 g. «Dans les pays méditerranéens, agricoles (Espagne, Italie), la consommation reste faible; dans les pays industriels, elle dépasse vite le kilogramme annuel. Ici, pour des légions d’enfants citadins à qui l’on prodigue des soins enfin mieux éclairés, le chocolat est devenu partie intégrante de la ration alimentaire normale.» [7] La consommation baisse quelque peu par la suite, pour descendre à 910 g en 1938, jusqu’à 820 g en 1951. Cependant, les quantités restent suffisantes pour maintenir des prix bas, et permettre à l’industrie de se développer, jusqu’à aujourd’hui où la consommation belge moyenne, sur une année, dépasse les huit kilos de chocolat par individu.
Une question reste en suspens au sujet des précieuses fèves : dans quelles conditions sont-elles cueillies, rassemblées, emballées, acheminées…? Le travail au Congo belge est loin de s’exécuter dans l’harmonie humaine et fraternelle. Si le discours officiel de Léopold II, encore défendu aujourd’hui par une partie de la population belge, évoque une œuvre civilisatrice et émancipatrice, l’exploitation contrainte des êtres humains est en réalité au rendez-vous, accompagnée d’une extrême cruauté et de la torture. Nous en tenons un exemple sordidement célèbre dans la pratique des mains coupées par l’administration belge : pour justifier chaque balle tirée – extraite de cette façon du budget de la colonie – le fonctionnaire doit ramener une main de l’indigène tué, car récalcitrant au travail forcé.
Le but de cette pratique «administrative» est d’éviter que le possesseur d’une arme en profite, par exemple, pour tuer un animal pour son intérêt personnel. Cette technique a entraîné de nombreuses atrocités, car après avoir utilisé les armes pour braconner ou pour d’autres visées personnelles, les Belges prélevaient des mains sur des vivants pour justifier les balles tirées. De nombreuses photos existent de ces africains amputés, une pratique dont nous ne connaîtrons sans doute jamais le nombre exact de victimes. Ce fait, comme les autres méfaits coloniaux, sont encore et toujours officiellement tus par les autorités politiques belges…
À Bruxelles, grâce aux fèves congolaises, une forme d’héritage colonial dans l’espace public est donc présente… partout. Avant de croquer la tête du Manneken-Pis en chocolat, n’oublions jamais ce qu’a laissé le Congo sur le bord de la route menant à ce statut de «patrimoine national». L’amertume est une caractéristique intrinsèque des fèves de cacao, elle laisse également des traces prononcées lors du passage sur notre langue… Le goût amer de la douceur.
Gérald Hanotiaux
Notes
[1] «L’arrivée du chocolat en Europe», Dossier pédagogique, Côte d’Or, p. 9.
[2] Aujourd’hui, si l’entreprise appartient à des capitaux étrangers, l’intégralité de la production du chocolat Côte d’Or se réalise toujours en Belgique.
[3] Ce mot anglais vient de la contraction des mots «wealth», signifiant richesse, et «common», signifiant commune. Le Commonwealth met en place, entre autres, des programmes de coopération pour soutenir les membres dans une série de domaines; il a également servi d’aide aux pays membres en guerre. Les chefs de gouvernements se retrouvent tous les deux ans, pour des réunions clairement héritières des conférences impériales et coloniales. Depuis 1971, les réunions ne se tiennent plus systématiquement à Londres, et le président en exercice est le chef d’État du dernier pays organisateur. En 2018, la réunion s’est tenue à… Londres, faisant de Theresa May l’actuelle présidente. La position de cheffe du Commonwealth, elle, est assurée par Elisabeth II, depuis son accession au trône britannique le 6 février 1952.
[4] Le succès de l’exposition mènera à la création du premier musée du Congo dans le Palais des colonies, en 1898. Il devient vite trop étroit et entraîne l’érection du bâtiment actuel, entre 1905 et 1908, renommé «Musée du Congo Belge» dès son inauguration en 1910. Après l’indépendance du Congo, le musée s’appelle «Musée Royal de l’Afrique Centrale».
[5] Chapitre «Les grandes cultures», in Titre II «Le Congo économique», «Guide de la section de l’État indépendant du Congo à l’exposition de Bruxelles-Tervuren», publié sous la direction du commandant Liebrechts, président du Comité exécutif et du lieutenant Masui, Secrétaire général, Bruxelles, 1897, p. 463.
[6] Idem, p. 449.
[7] Georges VIERS, «Le cacao dans le monde», Les Cahiers d’Outre-Mer n°24, sixième année, octobre-décembre 1953, p. 329.
Le Congo et le chocolat : repères historiques
Publié le mardi 20 novembre 2018, par
Le Marché de Sainte-Catherine et le Vismet (Marché aux poissons) étaient au début du vingtième siècle connus comme « Le Ventre de Bruxelles ». Dans ce quartier, on commercialisait aussi certains produits coloniaux de « notre » Congo : surtout les bananes, qui étaient dans le temps un produit de luxe, et le cacao. Il y avait aussi le café du Congo et le tabac, mais c’est surtout le cacao congolais qui a influencé le goût des Belges pour le chocolat.
Le Congo et le chocolat : repères historiques · Le Marché de Sainte-Catherine et le Vismet (Marché aux poissons) étaient au début du vingtième siècle connus comme « Le Ventre de Bruxelles ». Dans ce quartier, on commercialisait aussi certains produits coloniaux de « notre » Congo : surtout les bananes, qui étaient dans le temps un produit de luxe, et le cacao. Il y avait aussi le café du Congo et le tabac, mais c’est surtout le cacao congolais qui a influencé le goût des Belges pour le chocolat.
Quand le premier cacao est arrivé d’Amérique latine on en faisait une boisson. La consommation sous forme de bâton est plus récente. La préparation du breuvage se faisait avec des morceaux d’un grand bloc de chocolat qu’on laissait fondre dans du lait. Cette boisson était très chic et seuls les plus riches pouvaient se la permettre. À Bruxelles on buvait le chocolat dès la période autrichienne, presque exclusivement à la Cour. Charles-Alexandre de Lorraine, le gouverneur-général des Pays-Bas autrichiens, en buvait chaque jour au petit-déjeuner.
En 1749, une livre de chocolat coûtait 50 sous – une livre bruxelloise valait 467 g – et un ouvrier qualifié gagnait 9 sous par jour. Il devait donc travailler cinq jours pour acheter éventuellement une livre de chocolat. Les gens moins aisés buvaient un breuvage fait de pelures de cacao, grillées et mélangées dans du lait avec du sucre et de la cannelle, qu’on appelait ’Petit Café’.
Le livre de cuisine bruxellois « La Cuisinière Bourgeoise » ne mentionne pas la boisson de chocolat, mais parlait bien de certaines pâtisseries dans lesquelles on mettait un peu de poudre de chocolat : biscuits et crème au chocolat.
Plus tard, le cacao nous parvenait d’Afrique de l’Ouest, surtout du Ghana qui portait alors le nom de Gold Coast, d’où la marque Côte d’Or. Pendant la deuxième guerre mondiale, la firme Alimenta qui produit alors le chocolat Côte d’Or sort sur le marché belge un bâton sous le nom de Congobar. C’est de l’Afrique de l’Ouest qu’on va importer les cacaoyers au Congo.
La fin du dix-neuvième siècle, début vingtième siècle, connut une forte augmentation de la consommation du chocolat aux États-Unis et en Europe. De plus, les socialistes faisaient la promotion du chocolat avec comme slogan « Le plus agréable remède contre l’alcoolisme ». Il fallut donc développer la culture du cacao dans d’autres colonies, dont l’État Indépendant du Congo. À partir de l’année 1895 instruction est donnée à tous les postes coloniaux au Congo de commencer des plantages de cacaoyers. Les plantations étaient situées en général près de la côte, dans le Mayombe.
Le chocolat devint alors à la mode et ce produit du Congo servait à améliorer l’image de la colonie. Dans la grande exposition coloniale de Tervueren, en 1897, le cacao reçut une place d’honneur dans la section « Le Salon des grandes cultures ». La section était élaborée par M. Delacre. Il était chocolatier depuis 1893 à Bruxelles. Il produisait les biscuits au chocolat. La marque Delacre existe toujours.
Le roi Léopold II était un grand amateur de chocolat. Sa fille, la princesse Stéphanie écrit dans ses mémoires (« Ich sollte Kaiserin werden ») que son père mangeait au petit-déjeuner non seulement des couques au chocolat – Schokoladebäckereien –, mais aussi une dizaine de pralines.
Les premières grandes plantations de cacaoyer étaient l’œuvre de la famille d’Ursel. Ils ont fondé en 1896 la compagnie Urselia. Pour faciliter l’exportation du cacao, un deuxième chemin de fer fut construit au Congo (le premier était celui de Matadi à Kinshasa) : les Chemins de fer vicinaux du Mayombe.
En 1898, un certain Auguste Jacques gérait les plantations d’Urselia. Auparavant, Jacques avait été sous-officier dans la Force Publique, dans l’armée coloniale, et avait participé à la répression de la révolte anti-coloniale de 1893- 1894. En 1904, il commence sa propre plantation. Il était surnommé Le Roi du Mayombe. Un autre Jacques, Antoine Jacques, avait commencé en 1896 une usine de chocolat dans la région de Verviers. La marque existe encore.
La production de cacao au Mayombe a connu un boom en 1910. À ce moment, il existait 18 marques de cacao, dont Jacques. Après 1910, la production diminue, mais reste quand même suffisamment importante pour maintenir le prix du cacao ouest-africain à un niveau pas trop cher. Avec comme effet que les chocolatiers bruxellois pouvaient, pour un prix raisonnable, utiliser plus de cacao dans la fabrication du chocolat belge, ce qui lui a donné son goût très prononcé.
En 1910, l’année donc de la plus grande production de cacao au Congo, un Ottoman Grec, Leonidas Kerstekides, reçoit à l’exposition universelle de Bruxelles la médaille de bronze pour son chocolat. En 1912, il se marie avec la gantoise Jeanne Teerlinck et un an plus tard, en 1913, Léonidas reçoit la médaille d’or à l’Exposition Universelle de Gand. En 1924, il déménage à Bruxelles, au Vieux Marché au Grains, et il établit son usine dans la rue Devaux (entre Sainte-Catherine et le grand boulevard central).
Il décide de vendre ses chocolats aux bourgeois qui se promènent sur les grands boulevards de la même façon qu’on vend les frites au peuple, à comptoir ouvert directement sur la rue. [1] Ses magasins existent encore.
Lucas Catherine
Sources principales
- Lutgarde SWAELEN, « Chocolade en de Zuidelijke Nederlanden », Bruxelles, 1996.
- Jean-Luc VELLUT, « Cacao in de politieke economie van de oude Belgische Kongo », Bruxelles, 1996.
- « Bonbons, Pralines, Esquimaux, Chocolats », Cahier de la Fonderie n°11, Bruxelles, 1991.
- « Guide de la section de l’État Indépendant du Congo », Tervuren, 1897, p. 462-465.
Notes
[1] Pâtisserie Centrale Leonidas. L’appellation ’pralines Leonidas’ date seulement de 1937. Originellement des praslines étaient des amandes caramélisées du XVIIIe siècle, inventé par le cuisinier du duc César du Praslin, d’où leur nom.
La banane : son tour du monde et son arrivée via le Congo à Bruxelles
Publié le mardi 20 novembre 2018, par
La banane a pris son temps pour arriver à Bruxelles. Elle est originaire d’Asie du Sud-Est et elle s’est répandue vers l’Inde, la Chine, et en Indo-Chine. Quand les Arabes ont fondé leur empire mondial ils ont introduit la banane dans la Péninsule Arabe, le Moyen-Orient et l’Afrique.
La banane : son tour du monde et son arrivée via le Congo à Bruxelles · La banane a pris son temps pour arriver à Bruxelles. Elle est originaire d’Asie du Sud-Est et elle s’est répandue vers l’Inde, la Chine, et en Indo-Chine. Quand les Arabes ont fondé leur empire mondial ils ont introduit la banane dans la Péninsule Arabe, le Moyen-Orient et l’Afrique.
Déjà au neuvième siècle, ces mêmes Arabes l’ont introduite en Andalousie, surtout dans la région autour de Grenade. Quand les Espagnols et les Portugais ont conquis l’Andalousie ils ont repris la culture de la banane et, plus tard ont introduit le fruit en Amérique Latine. Mais la production industrielle de la banane n’a commencé qu’en 1871, au Costa Rica.
Les Arabes ont diffusé la culture de la banane en Afrique de l’Est, de l’Éthiopie à Zanzibar. Partant de la côte Est elle est arrivée jusqu’à la côte occidentale. La variante Africaine était plutôt petite, la longueur d’un doigt. Banãn est un des mots arabes pour doigt et dans le jargon des commerçants de bananes, une banane s’appelle encore ’un doigt’ et une grappe se dit ’une main’. [1]
La Banane Congolaise
En 1893 l’armée coloniale belge, La Force Publique, fait la conquête de la partie orientale du Congo où les Arabes de Zanzibar et les Swahili avaient leur capitale, Kasongo. Sydney Hinde, capitaine de la Force Publique décrit la ville de Kasongo dans son livre « The Fall of the Congo Arabs » (1897). Il note : “the gardens were luxurious and well planted… bananas abounded at every turn.” Les Zanzibari stimulaient déjà la culture de la banane, car celle-ci était assez simple et le fruit avait beaucoup d’utilisations : la bière de banane avec laquelle on fabriquait aussi du sucre et du vinaigre, et la confection de savon à partir des cendres des pelures. De plus, le jus est un excellent antiseptique.
Les Belges désiraient importer les bananes congolaises, mais ne savaient pas comment les transporter sans les abîmer. Le catalogue de l’Exposition Universelle de 1897 à Tervuren remarque à ce sujet : « Quand le trajet du Congo à Anvers se fera rapidement et sans escales, il sera possible d’importer des régimes de bananes comme fruit comestible ; déjà il nous en vient parfois de Madère, mais leur prix élevé en fait un dessert de luxe. » [2]
La Banane Congolaise arrive à Bruxelles
Dès les années 1920, les premières bananes arrivent à Bruxelles. Elles ne sont pas encore mûres et les importateurs les font mûrir dans leurs entrepôts. Néanmoins, le prix reste très élevé. L’écrivain flamand Willem Elsschot nous donne un exemple dans son roman « Het Been » (1938), où il décrit une vente publique : pendant les enchères une dame ne participe pas, mais mange quatre bananes et à la fin elle fait la plus haute offre. Avec la scène des bananes, l’auteur suggère à ses lecteurs que la dame a du fric.
En 1956, le Congo possède 17 936 hectares de plantations de bananes, une production annuelle de 40 942 tonnes dont 38 905 tonnes pour l’exportation pour une valeur de 77 739 000 francs.
Les importateurs bruxellois se trouvaient surtout autour du Marché aux Grains et du Vismet. Un des plus vieux était la firme Van Damme, fondée en 1928. Au début elle se trouvait sur la Place Sainte-Catherine n°11 (maintenant le restaurant la Belle Maraichère, à côté du restaurant il y a un corridor qui mène à l’ancienne mûrisserie).
Sur le coin de la rue Dansaert et du Vieux Marché au Grains se trouve un bâtiment, datant de 1927, et construit par la firme Gérard Koninckx Frères (GKF) qui importait des bananes du Congo. Les étages supérieurs sont décorés de bananiers, (une œuvre de Paulis et Van Parijs). Les magasins et la mûrisserie se trouvaient sur le boulevard d’Ypres et la façade est également décorée avec des bananes.
Dans les années trente, les bananes arrivaient en grande quantité à Bruxelles et la firme Van Damme déménageait de la place Sainte-Catherine vers le Nouveau Marché aux Grains, n°31. La façade est décorée au niveau du premier étage avec deux têtes d’Africaines entourées de bananes.
Sur le Vismet, on trouve l’ancien bâtiment (en ruine) de l’importateur Spiers (devenu plus tard Chiquita). Spiers était le premier importateur qui commandait ses bananes, non au Congo, mais en Amérique Latine. Des événements étranges eurent lieu : plusieurs ouvriers mourraient. Ils avaient l’habitude des bananes du Congo, pas de celles de l’Amérique, dans lesquelles se trouvaient des araignées toxiques. La direction a ensuite construit une étagère dans le magasin avec des bocaux en verre qui contenaient les différentes sortes d’araignées mortelles pour informer les travailleurs du danger. La firme a déménagé à Anvers par la suite.
Lucas Catherine
Tervuren : du musée empaillé au musée des illusions
Publié le mardi 20 novembre 2018, par
Le processus de décolonisation annoncé à la faveur de la refonte du discours public et de la muséologie du Musée royal d’Afrique centrale de Tervuren (MRAC) devait passer par un dialogue avec la diaspora africaine. Mais la confrontation entre les experts issus des communautés africaines et les instances de l’ancien Musée colonial a révélé de profonds antagonismes idéologiques.
Tervuren : du musée empaillé au musée des illusions · Le processus de décolonisation annoncé à la faveur de la refonte du discours public et de la muséologie du Musée royal d’Afrique centrale de Tervuren (MRAC) devait passer par un dialogue avec la diaspora africaine. Mais la confrontation entre les experts issus des communautés africaines et les instances de l’ancien Musée colonial a révélé de profonds antagonismes idéologiques.
Ce simulacre de muséologie participative s’est avéré être un leurre médiatique, destiné à masquer l’échec à réformer un fossile institutionnel. Celui-ci est gangrené par la crise contemporaine des modèles, historiquement codifiés pour représenter l’Altérité dans une société multiculturelle. Quand le Musée exploite à son compte le concept de décolonisation, en le dénaturant, n’est-ce pas pour le dépolitiser et entretenir la confusion dans l’esprit du public, pour mieux l’endoctriner?
Crise identitaire
Conséquence de la dégradation de la situation économique, les discours sur le péril migratoire font florès dans plusieurs pays européens. L’afflux continu de demandeurs d’asile, réfugiés des pays en guerre (Syriens, Afghans, Somaliens, Irakiens, Erythréens) a profondément modifié le comportement envers les immigrés et conduit au durcissement des politiques d’accueil. Depuis l’épisode tragique des attaques terroristes des deux dernières décennies (New York, Madrid, Londres, Paris, Berlin, etc.), l’islamophobie incarne le nouveau «racisme respectable». Il faut reconnaître que le modèle de société multiculturelle des pays européens se trouve sérieusement mis en perspective.
Situé dans les faubourgs de Bruxelles, ville cosmopolite et capitale de l’Europe, le Musée de Tervuren (MRAC), vieux musée colonial en rénovation depuis 15 ans, est mobilisé sur un front social turbulent, tenaillé entre des commandos de contestations et des entreprises de récupération de la part du pouvoir. Il incarne à sa façon une des facettes de la crise des représentations de l’altérité qui frappe l’ensemble du monde occidental.
Un musée-média
Crée par le roi des Belges, Léopold II, le Musée de Tervuren constitue une des expressions architecturales de la toute-puissance de ce monarque mégalomane sur l’espace bruxellois et ses environs. Né des suites de l’Exposition universelle de 1897, sa fonction première fut d’être une sorte de «média» à la solde d’une propagande politique dont la cible première était les milieux économiques et scientifiques liés à l’entreprise coloniale. Parcourue par un tramway électrique, l’avenue de Tervuren est la plus prestigieuse des réalisations voulues par le roi, assurant la liaison avec Tervuren, où a été organisée la section coloniale de l’Exposition universelle. L’expansion des faubourgs autour de Bruxelles, l’aménagement de boulevards et de plusieurs parcs prestigieux, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, sont l’œuvre de Léopold II qui financera la plupart des réalisations avec sa cassette personnelle, alimentée par ses revenus congolais. Noms de rues, monuments nationalistes glorifiant l’héroïsme colonial, stèles commémoratives, statues, tout un appareil symbolique concrétise la spatialisation hégémonique de l’impérialisme colonial. Les ambitions urbanistiques de Léopold II s’ancrent si profondément dans le sol bruxellois qu’il est impossible d’en faire abstraction.
Reconnaissance et réparations
Depuis la fin du XXe siècle, les groupes sociaux soumis à la domination coloniale et à ses violences réclament reconnaissance et réparations. Dans les anciennes métropoles coloniales, ces revendications mettent en lumière les défauts de participation active à une citoyenneté réelle et de l’intégration des populations issues des pays colonisés, au présent comme au passé, dans les récits nationaux. Les institutions culturelles sont devenues les terrains d’une guerre idéologique et esthétique dans lesquelles l’enjeu primordial tourne autour de la gestion symbolique des espaces de représentations dans les politiques publiques. La problématique du regard sur l’autre s’articule autour des questions de la mémoire et de la crise des Musées d’ethnographie en tant que moyen de représentations de l’altérité culturelle dans une société multiculturelle. La présence dans l’espace public de certains artefacts ou des signes témoins de l’histoire coloniale complexifie un débat houleux : quels personnages et quels événements sont en droit d’être célébrés dans l’espace public, surtout lorsque ceux-ci contribuent à perpétuer symboliquement les rapports de domination ou d’exploitation coloniale?
Échec de la muséologie participative?
La problématique de la restitution des objets culturels occupe l’actualité muséale depuis trois décennies au Canada, aux États-Unis, en Australie et en Nouvelle-Zélande, où les «communautés autochtones» luttent juridiquement pour faire valoir leurs droits sur les objets de leur patrimoine, voire même la possibilité d’y avoir accès. Mais de façon prévisible les grands musées rechignent à se laisser déposséder des collections qui fondent leur notoriété. Aux États-Unis (les musées américains détiennent les restes humains d’environ 500 000 «Indiens», ainsi que des millions d’objets), les batailles autour de la restitution ont abouti à une loi visant à réconcilier deux systèmes de valeurs radicalement différents : l’un fondé sur la primauté de la raison et de la science, l’autre sur des valeurs spirituelles et religieuses. La Native American Graves Protection and Repatriation Act, loi sur la protection et la restitution des tombes des Indiens américains (ou NAGPRA de son sigle anglais) de 1990 a fait obligation aux collections et aux musées fédéraux de restituer aux tribus amérindiennes les restes de squelettes, les objets mortuaires et sacrés qu’ils possèdent – et dont certains avaient été exhumés et collectionnés dès le milieu du XIXe siècle.
Dans une Europe de plus en plus tentée de transformer ses musées d’ethnographie en des lieux d’échanges et d’intégration culturelle, on promeut un nouveau régime d’expositions. Son contenu théorique réétudie le colonialisme, tout en réinterprétant ses propres méthodes d’exposition, s’engageant ainsi à affronter toutes sortes de questions taboues, et à tenter d’y apporter des réponses, ou tout au moins à les mettre en débat. Les muséologies participatives ou inclusives sont en vogue à partir de l’an 2000, la plupart des musées ethnographiques voulant intégrer le principe de consultation des groupes qui se définissent comme entités sociales ou culturelles, à toute forme de représentation censée leur correspondre dans l’enceinte du musée. Globalement ces politiques ne produisent aucun changement notable. Rattrapées par les rapports sociaux de domination politique et économique de la vie réelle, elles n’ont pas pu transformer les musées en «espaces critiques» au service de la société dans son entièreté.
Le Musée national des cultures du monde (Världkulturmuseet) de Göteborg, en Suède, a par exemple, en 2004, commencé à exploiter les notions de «Forum pour la Rencontre» et «Forum pour l’Intégration», qui envisagent l’un, d’aborder le Världkulturmuseet comme une plateforme de dialogue entre la société suédoise et les Suédois d’origine immigrée, et l’autre, d’affronter les questions de diversité culturelle qui se posent dans le pays en rendant visible une partie de la société absente du discours des institutions culturelles suédoises. Mais, dès 2013, le modèle multiculturel suédois, pourtant profondément égalitariste, va connaitre des soubresauts dramatiques, avec de violentes émeutes ciblant les immigrés comme bouc émissaires. Ces événements indiquent les limites de la célébration de la diversité culturelle dans certains pays, conduisant inévitablement à l’exacerbation des stéréotypes qui hantent les esprits populistes.
Restitutions
En France, la réaction face aux débats intenses issus de la critique concernant l’héritage colonial des institutions culturelles en Europe, aboutit à la création de nouvelles institutions en prise avec la réalité contemporaine. Le Musée national de l’histoire de l’immigration, est créé à Paris en 2007, dans le Palais de la Porte Dorée. Cette institution s’installe dans un bâtiment construit pour l’Exposition coloniale internationale de 1931, anciennement Musée des colonies puis Musée des arts africains et Océaniens.Elle y naîtra de la nécessité de faire évoluer le regard sur l’immigration en France, en travaillant sur les représentations négatives dont les immigrés et leurs descendants sont les victimes ce qui constitue un frein à leur intégration.
Lors d’un discours tenu le 28 novembre 2017 à Ouagadougou, au Burkina Faso, Emmanuel Macron, le président de la République Française, a osé briser un tabou en déclarant qu’il refusait d’«accepter qu’une large part du patrimoine culturel de plusieurs pays africains soit en France». Il s’est du coup engagé publiquement à réunir, dans les cinq prochaines années, les conditions nécessaires «pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique». C’est en référence à ce discours du président français que le Collectif «No Humboldt 21», soutenu par de nombreux signataires, a demandé dans une lettre ouverte à la Chancelière Allemande Angela Merkel, la suspension des travaux du projet d’un tout nouveau Musée consacré aux cultures extraeuropéennes, à Berlin, le Forum Humboldt, dont l’ouverture est prévue fin 2019. Le Collectif a demandé l’organisation d’un grand débat public, estimant que ce projet «euro-centrique, rétrograde» était non conforme à «l’idée d’une cohabitation égalitaire au sein d’une société de migrations».
Malentendus
Revenons en Belgique, pays à l’identité fragile où, en comparaison avec les expériences en cours dans les autres pays, la question de la restitution des biens culturels vient de faire timidement son apparition. Cette exceptionnalité tient pour une part au refoulé de l’histoire coloniale belge et aussi aux conditions du dialogue entamé avec des représentants des communautés africaines autour de la rénovation et la réouverture du Musée de Tervuren. À l’instar de ses nombreux homologues étrangers, le Musée de Tervuren a voulu faire de l’implication de la diaspora africaine une priorité en créant, en 2003, le Conseil consultatif des associations africaines, Comraf. En 2014, six experts d’origine africaine sont désignés par le Comraf pour collaborer étroitement avec l’équipe de projet chargée de la mise en place de l’exposition de référence. Mais une suite ininterrompue de malentendus au fil des mois, un climat de méfiance et de rigidité aggravé par des tensions intestines au sein du Musée, vont rapidement dynamiter le processus. À l’évidence, il semble impossible de concilier deux visions : celle d’une direction dont l’empressement à vouloir respecter la date de réouverture, initialement prévue en octobre 2017, rend les actions totalement incohérentes, et celle des interlocuteurs africains qui, découvrant le vide théorique du projet, en réclament une refonte intégrale. Le schéma directeur de la future exposition leur semble totalement flou, d’autant plus que les scénographes paraissent unanimement contestés par l’ensemble de l’équipe du Musée. Le manque d’un parti pris novateur dans la présentation des artefacts, l’opacité fonctionnelle et décisionnelle au Musée, la part ridicule dévolue aux propositions des experts convoqués, l’absence dans les récits narratifs d’une pensée africaine sont révélateurs du malaise entourant la rénovation du Musée.
Le didactisme, l’encyclopédisme sont des écueils qui semblent impossibles à surmonter au Musée de Tervuren.
Façadisme et taxidermie
Les choix architecturaux faits à l’occasion de la restauration du vieux bâtiment, édifié de 1905 à 1908 sur les plans de l’architecte français Charles Girault, se résument en un compromis associant façadisme patrimonial et taxidermie muséale. L’objectif légitime étant que le Musée bénéfice de plus d’espace pour ses expositions permanentes : un pavillon d’accueil se dresse désormais entre le bâtiment de la Direction et le palais des colonies. Une billetterie, une boutique et un restaurant y ont été aménagés. Outre le creusement de la cour intérieure pour créer un puits de lumière au sous-sol, transformable en théâtre de plein air, un couloir souterrain (des expositions temporaires y seront présentées) a été construit pour mener le public de ce nouveau pavillon à l’ancien bâtiment.
Conformément à la vision de la Régie des bâtiments, responsable des travaux, le nouveau programme muséal doit s’incliner devant un volume architectural classé, à haute valeur historique, construit selon la tradition néoclassique du XIXe siècle, avec sa façade à colonnes, ses fresques d’origines, ses vitrines originales, sans flexibilité, ni extension possible.
Ethnographie renversée?
À l’intérieur, la nouvelle scénographie ne proposera aucun renversement de perspective. Pas «d’ethnographie renversée» capable de dépasser les mythes coloniaux de l’ethnie, de la pureté et de l’origine. Une rectitude politique est affichée dans l’évocation des sujets qui fâchent. Le passé est prétendument abordé sans tabou par l’équipe du Musée : la violence coloniale, l’exploitation des ressources, l’écart paradoxal entre les richesses du Congo et l’extrême pauvreté de sa population. Toute une salle sera même consacrée à la diaspora. Des œuvres contemporaines ont été commanditées pour tenter de fissurer le régime visuel des anciennes salles, abandonnées à l’identique pour attester de l’audace critique de la nouvelle scénographie. Statuettes décontextualisées, masques ébarbés, artefacts posés sur des socles d’art, astiqués, surpatinés, asticotés : l’esthétisation funèbre des objets culturels a trouvé de nouveaux alibis dans le concept de «décolonisation» dont le Musée s’est récemment opportunément approprié dans sa campagne de communication. Pour sa narration visuelle, le Musée recours à des photographies et des images en mouvement afin de recréer le contexte d’usages de certains artefacts. Si les dioramas des sciences naturelles où les animaux taxidermisés se détachaient sur des paysages artificiels ont été globalement remisés, les interférences visuelles nocives sont nombreuses dans les présentations conçues dans la douleur par des aménageurs inexpérimentés, insensibles au programme conceptuel global.
Le didactisme, l’encyclopédisme sont des écueils qui semblent impossible à surmonter au Musée de Tervuren, qui ne réussit pas à se départir d’une sacralisation dévote des objets de sa collection et de son édifice. Ainsi, les objets choisis pour l’exposition permanente l’ont été souvent en fonction de leurs dimensions qui doivent correspondre aux vitrines d’origines, classées avec le bâtiment. La surexploitation de peintures dites «populaires», exposées dans la plupart des salles pour scander le parcours du visiteur, sans rapport évident avec les thématiques des salles, incarnent la précipitation et l’improvisation ayant présidé à cette rénovation d’envergure.
Vive les Flamands!
En décembre 2011 plus d’un millier de personnes, des congolais et des belges d’origine congolaise, manifestaient à Bruxelles – en Belgique – contre la réélection de Joseph Kabila à la présidence de la République démocratique du Congo. Le plus surprenant n’était pas que ces manifestants s’opposent dans les rues de Bruxelles aux résultats officiels de l’élection présidentielle, qui s’était déroulée à près de dix milles kilomètres de là, mais le fait qu’ils reprochaient aux leaders politiques belges francophones du PS (Parti socialiste), MR (Parti libéral), CDH (ancien Parti social-chrétien) et Ecolo (Parti écologiste) d’interférer dans les affaires politiques de leur pays, et surtout de soutenir Joseph Kabila au lieu de celui qu’ils considéraient comme le président régulièrement élu, l’opposant Étienne Tshisekedi. Leur stratégie, d’une extrême agressivité, (dégradation du mobilier urbain, bris de vitrines commerciales, violence envers les forces de l’ordre (arrivées en faibles effectifs), visait à détourner des symboles, sans rapport apparent avec l’objet de leur revendication. De nombreux manifestants brandissaient, par pure provocation, des drapeaux nationalistes flamands ainsi que le portrait du chef de la droite indépendantiste, séparatiste et nationaliste flamande, Bart De Wever (N-VA). Un homme déclarait à la télévision publique flamande VRT que, désormais, «tous les Congolais devaient voter pour la N-VA s’ils veulent le changement en Belgique», en exhibant une affiche sur laquelle était écrit : «Vive les Flamands. Les Wallons sont des voleurs», «Tous les Africains voteront pour la N-VA». La réélection truquée de Joseph Kabila venait d’élargir le fossé énorme existant entre la diaspora congolaise et son pays d’origine, mais aussi avec la Belgique. Paradoxalement, une large partie de la communauté congolaise prenait, par cet événement, la mesure de son «invisibilité» politique, jusqu’à ce jour d’émeute urbaine.
Diaspora congolaise
Partant du désir de voir leurs membres reconnus comme citoyens à part entière, c’est-à-dire jouissant des mêmes droits que tous, les émeutiers voulaient également que soit socialement valorisé ce qui les distingue des autres citoyens belges. D’un côté, ils souhaitaient assumer le lien extrêmement puissant avec leur culture et pays d’origine et d’un autre côté, ils comptaient désormais peser sur le plan électoral, dans la vie politique démocratique de leur pays d’accueil. L’anthropologue Arjun Appadurai a évoqué ces multiples mondes constitués par les imaginaires historiquement situés des groupes dispersés sur toute la planète. Des personnes qui, aujourd’hui, vivent dans des mondes imaginés (et non pas seulement dans des communautés imaginées), au point qu’elles sont capables de contester et de subvertir les mondes imaginés de l’esprit officiel et de la mentalité qui les entoure. Dans ce contexte, les manifestants de la diaspora congolaise se sont approprié des symboles, en puisant dans un réservoir de signes et d’images qu’ils jugeaient suffisamment dérangeants et efficaces (les drapeaux flamands, le portrait de l’homme politique, sans doute le plus haï par les belges francophones à cette époque) pour être compris du reste de la population belge.
Il n’y a pas de décolonisation possible sans dialogues entre partenaires égaux, sans une véritable alliance politique entre les groupes sociaux.
Cette stratégie de détournement démontre l’importance pour ces personnes d’imaginer leurs propres espaces symboliques et de subvertir les normes de représentation imposées par les médias officiels. La distorsion de sens produite par la fusion des symboles du séparatisme flamand, avec la dénonciation de l’ingérence néocoloniale des milieux politiques belges francophones, constitue une réappropriation des instruments discursifs habituels du groupe dominant. Plus qu’une diaspora, les Congolais forment une communauté transnationale, pour laquelle seul existe vraiment le pays d’origine vers lequel l’individu est tout entier orienté, alors que son lieu d’installation est plus ou moins provisoire, toujours perçu comme tel, comme un lieu de passage, jamais comme un lieu d’investissement personnel, de reterritorialisation définitive. La position de ces groupes aux marges du pouvoir se situe entre plusieurs mondes, dans ces espaces indéterminés, où les identités se réinventent sans arrêt, où se construisent par conséquent de nouvelles formes de résistances.
Décoloniser le regard
Il n’y a pas de décolonisation possible sans dialogues entre partenaires égaux, sans une véritable alliance politique entre les groupes sociaux. Si pour les cultures dominantes montrer l’altérité des autres cultures sans la folkloriser, sans la transformer, sans la manipuler, sans la trahir, semble impossible, il convient d’allumer des contrefeux contre la machine de guerre idéologique et esthétique que représente le musée dans la globalisation libérale. Parler de «décolonisation» du regard à propos du Musée de Royal d’Afrique central de Tervuren, et encore plus d’un «musée post-ethnographique ou postcolonial», est pure imposture. Autant, comme le disait Aimé Césaire, se mettre devant une pierre et attendre qu’une fleur pousse dessus. Dans un contexte où les groupes humains et les lieux qui sont l’objet de la représentation évoluent, changent, se multiplient ou se déplacent, les institutions culturelles ne doivent plus se définir comme des conservatoires de traces culturelles, mais des observatoires de notre société en mouvement.
Toma Muteba Luntumbue
Empreintes du Congo belge dans l’espace public bruxellois
Publié le mardi 20 novembre 2018, par
L’empreinte du Congo belge et de la colonisation dans les rues bruxelloises est forte. De nombreux noms de rues et monuments honorent des hommes, des lieux et des évènements liés à l’histoire de l’ancienne colonie.
Empreintes du Congo belge dans l’espace public bruxellois ·
Sur le plan qui suit, nous avons cartographié chacune de ces mentions. L’emploi de ces noms au quotidien peut avoir tendance à leur ôter tout caractère humain. Les patronymes deviennent simples toponymes, une statue simple point de repère ou lieu de rendez-vous. Ils sont pourtant révélateurs d’un état d’esprit et d’une vision particulière de l’histoire. De quelle histoire parle-t-on en effet ? Celle, « belgo-centrée », écrite par le pouvoir dominant au moment de leur érection, bien entendu, qui occulte l’oppression et tait la violence. Ces toponymes et ses statues doivent donc être replacés dans une vision plus actuelle de l’histoire et entrer pleinement dans la réévaluation du dossier colonial belge.
Nous avons donc réparti ces mentions en huit catégories. Elles sont chacune accompagnées d’une notice qui resitue brièvement ces noms dans l’histoire de la Belgique et du Congo.
1. Léopold II
Le « roi bâtisseur » a fait usage de sa cassette et de sa fortune accumulée au Congo pour lancer de grands aménagements à Bruxelles et la façonner à la hauteur de ses ambitions mégalomanes. Si de nombreuses avenues et espaces portent sa marque, les références directes à son nom se manifestent surtout dans des bustes et statues.
|
2. Explorateurs et agents de l’État Indépendant du Congo
Afin d’établir sa souveraineté sur le territoire du bassin du fleuve Congo, Léopold II commandite une série d’expéditions. L’Association Internationale Africaine (A.I.A.), fondée en 1878 par le monarque, chapeaute ces expéditions sous le couvert d’une mission philanthropique et antiesclavagiste. La prise de possession de ces territoires est consacrée par la conférence de Berlin en 1885 et la fondation consécutive de l’État Indépendant du Congo (E.I.C.). Possession personnelle de Léopold II, l’E.I.C. emploie de nombreux agents belges et européens qui encadrent l’exploitation du territoire confiée à de grandes compagnies concessionnaires.
|
3. Militaires
L’établissement de l’état colonial de Léopold II et la mise en œuvre de l’exploitation du territoire doivent évidemment être imposés par la force et la contrainte aux populations africaines. De nombreux officiers belges et européens sont donc envoyés au Congo afin d’y prendre les commandes d’une armée coloniale composée de soldats africains mercenaires ou conscrits. Ce sera la Force publique.
Cette armée s’engage dans les années 1890 dans une guerre contre les « Arabo-Swahilis » (des Bantous musulmans) qui ont précédé les Européens dans l’occupation du territoire et la mise en esclavage des populations vivant à proximité du fleuve. La propagande en fait une guerre philanthropique et salvatrice contre l’esclavage. Elle permet surtout d’assoir le pouvoir colonial sur le territoire du Congo.
La Force publique est confrontée périodiquement à des révoltes et mutineries face au régime d’exploitation ou à l’arbitraire colonial. Elle est engagée dans les conflits européens des deux Guerres Mondiales.
|
4. Diplomates, industriels et soutiens belges à la colonisation
À l’origine, l’opinion publique belge est majoritairement opposée à l’entreprise coloniale de Léopold II. Il faudra toute la force de persuasion et de propagande de plusieurs soutiens de poids pour que le Parlement accède au rêve impérialiste du souverain. Des industriels et de grands financiers flairent par ailleurs la bonne affaire et dépensent sans compter pour favoriser la politique léopoldienne et recevoir en retour une part des immenses bénéfices de l’exploitation du territoire. Après la reprise en main du Congo par l’État belge en 1908, l’administration de la colonie est chapeautée par un ministre au sein du gouvernement belge. De grandes compagnies privées belges continuent alors d’exploiter les richesses naturelles du pays, faisant les fortunes de nombreux bourgeois bruxellois.
|
5. Missionnaires
La mission « civilisatrice » de Léopold II est inséparable d’une volonté d’évangélisation des populations congolaises. La conversion des Congolais est un facteur essentiel du contrôle social qu’exerce l’État. Elle s’inscrit aussi dans un contexte de concurrence avec les missionnaires protestants actifs dans les territoires voisins. Léopold II trouve un allié de poids en la personne du cardinal Lavigerie qui parcoure toute l’Europe pour lancer une campagne contre l’esclavage. Ses « pères blancs » sont envoyés partout en Afrique. L’argument antiesclavagiste et catholique sera au centre de la propagande coloniale. D’autres sociétés de missionnaires participeront à la christianisation, tels les scheutistes, une congrégation fondée à Scheut, à Anderlecht, pour l’évangélisation de la Chine et des autres continents.
|
6. Autres
L’espace public bruxellois compte d’autres personnages ayant joué un rôle actif sur le territoire congolais au cours de la période coloniale. On y retrouve un autre explorateur européen de l’Afrique centrale, des pionniers du progrès technique au Congo ou encore un fonctionnaire de la Belgique coloniale.
|
7. Noms de lieux
De nombreuses rues bruxelloises font référence à des toponymes renvoyant au Congo belge.
|
8. Africains
En queue de ce cortège exclusivement blanc et masculin, qu’en est-il enfin de la présence de l’homme noir et de l’Africain dans l’espace public bruxellois ? Le contraste est frappant. À une toute neuve exception près, les Africains sont totalement absents des noms de rue, et uniquement présents dans la statuaire. Là aussi, l’image ne pourrait être plus dichotomique : là où les blancs triomphent en costumes militaires, les noirs sont anonymes, à demi nus, sauvages, exotiques. Cette image à elle seule est symptomatique et montre à quel point une ville qui se définit volontiers cosmopolite et multiculturelle constitue encore un décor éminemment chargé d’une symbolique violente. La place Lumumba, nouvel hommage rendu après des années de combat associatif, ne vient que très timidement atténuer cette disproportion.
|
Thibault Jacobs
Inter-Environnement Bruxelles
La verdure de Bruxelles, don du peuple congolais ?
Publié le mardi 20 novembre 2018, par
Le roi Léopold II disait : « Une ville comme Bruxelles doit être belle… Il faut, à une grande cité, de l’air et de l’espace. Il faut convier sa population à jouir des avantages de la campagne sans l’astreindre à de trop grands déplacements… Il faut chercher à embellir le centre du gouvernement ! » [1] Son problème était le financement.
La verdure de Bruxelles, don du peuple congolais ? · Le roi Léopold II disait : « Une ville comme Bruxelles doit être belle… Il faut, à une grande cité, de l’air et de l’espace. Il faut convier sa population à jouir des avantages de la campagne sans l’astreindre à de trop grands déplacements… Il faut chercher à embellir le centre du gouvernement ! » Son problème était le financement.
La solution vint du Congo et c’est avec de « l’argent noir » qu’il fit de Bruxelles une « ville verte », à commencer par son propre parc privé, le domaine de Laeken, dont il multiplia la superficie par deux. Coût (avec les serres) : 30 000 000 francs or, soit 150 000 000 euros. Vint ensuite son domaine à Tervuren avec le bois des Capucins et de l’Arboretum. Coût : 8 700 000 francs or, soit 45 000 000 euros.
Et finalement toute une série de parcs à Bruxelles même : le parc Josaphat à Schaerbeek, payé par ses hommes de paille : 331 718 francs or, soit 1 600 000 euros. L’aménagement des parcs de Forest et de Saint-Gilles : 500 000 francs or, soit 2 500 000 euros. La Tour Japonaise et le Pavillon Chinois : 2 000 000 francs or, soit 10 000 000 euros [2]… Merci les Congolais.
Lucas Catherine
Le square Lumumba, une place avec une histoire (anti)coloniale
Publié le mardi 20 novembre 2018, par
La place en honneur de Patrice Lumumba a été inaugurée le 30 juin 2018. À première vue elle se trouve dans un coin un peu perdu entre la place du Champ de Mars et le Square du Bastion, un coin que beaucoup de gens croyaient être territoire d’Ixelles. Elle est de l’autre côté de la petite ceinture, et quand même territoire de la Ville de Bruxelles. Un caprice de l’histoire.
Le square Lumumba, une place avec une histoire (anti)coloniale · La place en honneur de Patrice Lumumba a été inaugurée le 30 juin 2018. À première vue elle se trouve dans un coin un peu perdu entre la place du Champ de Mars et le Square du Bastion, un coin que beaucoup de gens croyaient être territoire d’Ixelles. Elle est de l’autre côté de la petite ceinture, et quand même territoire de la Ville de Bruxelles. Un caprice de l’histoire.
Quand la seconde enceinte de la ville de Bruxelles fut démolie disparaissait la vieille porte de Namur et il se créa un terrain vague. La Ville de Bruxelles s’en appropriait une partie en 1851. Par arrêté royal du 23 août 1851, la limite territoriale entre Bruxelles et Ixelles était fixée dans la longueur de la rue du Champ de Mars et de l’Esplanade.
L’endroit était au début du siècle dernier connu pour son Café de l’Horloge. C’était un café très exclusif : on n’y payait pas avec de l’argent, mais avec des jetons. Les clients devaient en acheter pour un montant minimum, une astuce pour sélectionner comme clientèle des personnes fortunées. Le Café de l’Horloge fonctionnait comme une sorte de club pour des industriels et politiciens qui étaient impliqués dans la colonisation du Congo, comme Albert Thys ou Jules Renkin. Le Café disparut en 1957 en vue du réaménagement de la ’Petite Ceinture’ en ’autoroute urbaine’, mais l’intérieur du café fut acheté par le grand patron de la chaîne d’hôtel Hilton et reconstruit dans le Nile Hilton du Caire comme Taverne du Champ de Mars.
Ceci pour la petite histoire de la colonisation, mais il y a plus. Le pacifiste et anarchiste Jean Van Lierde créa en 1958 les « Amis de Présence Africaine ». À son arrivée à Zaventem en décembre 1959 où Jean Van Lierde est venu le chercher, Patrice Lumumba se rend au 220 de la rue Belliard, premier siège des Amis de Présence Africaine avant de rejoindre la Table Ronde. L’association Les Amis de Présence Africaine, la librairie Le Livre Africain et le service de documentation furent transférés, en juillet 1961, dans une maison de la rue du Champ de Mars, en face de l’actuelle place Lumumba.
Avec d’autres, Van Lierde avait élaboré une stratégie non violente pour parvenir à l’indépendance du Congo. En 1959, lorsque le gouvernement belge voulut envoyer la troupe au Congo, il participa à la mobilisation : « Pas un franc, pas un homme pour une guerre coloniale. » Le gouvernement belge recule en moins de quinze jours. Van Lierde était l’ami et le conseiller de Patrice Lumumba. Il encouragea d’ailleurs Lumumba à prononcer son fameux discours anticolonialiste de la cérémonie d’indépendance du Congo, réponse au discours dégoulinant de paternalisme du roi Baudouin. Van Lierde témoigna, en juin 2001, devant la Commission d’enquête de la Chambre des Représentants de Belgique chargée de déterminer les circonstances exactes et l’implication des hommes politiques belges de l’époque dans l’assassinat de P. Lumumba.
Lucas Catherine
Une saison au Congo : souvenirs de la saga
Publié le mardi 20 novembre 2018, par
C’est en 1965 que j’ai découvert Une saison au Congo, d’Aimé Césaire, qui venait d’être éditée. Cette pièce racontait, dans un langage poétique, la vie et la mort de Patrice Lumumba comme aucun media belge n’en avait parlé. C’était le temps où le nom de Lumumba, assassiné en 1961, était synonyme de fou sanguinaire. Dans l’hebdomadaire Pourquoi pas ?, Serge Creuz excitait la population avec ses caricatures qui montraient un monstre martyrisant les braves colons belges et violant les bonnes sœurs.
Une saison au Congo : souvenirs de la saga · C’est en 1965 que j’ai découvert Une saison au Congo, d’Aimé Césaire, qui venait d’être éditée. Cette pièce racontait, dans un langage poétique, la vie et la mort de Patrice Lumumba comme aucun media belge n’en avait parlé. C’était le temps où le nom de Lumumba, assassiné en 1961, était synonyme de fou sanguinaire. Dans l’hebdomadaire Pourquoi pas ?, Serge Creuz excitait la population avec ses caricatures qui montraient un monstre martyrisant les braves colons belges et violant les bonnes sœurs.
Dans la presse, on pouvait lire qu’il était heureux que des justiciers inconnus – on savait peu de choses sur les circonstances de sa fin – l’aient éliminé. La mémoire est oublieuse : Creuz est considéré aujourd’hui comme un peintre humaniste et progressiste et une école de la ville porte même son nom. Césaire, député de la Martinique, avait accès à des informations plus ou moins confidentielles sur les derniers jours de Lumumba aux mains de ses tortionnaires congolais… et belges.
Quand, plus de cinquante ans après, le gouvernement belge instaurera une commission d’enquête pour faire la lumière sur ces tragiques événements, on verra que la quasi-totalité de l’information sur la mort du leader africain se trouvait dans le texte de la pièce et dans Lumumba Patrice, les cinquante derniers jours de sa vie, édité en 1966 par le CRISP.
Dans ma candeur, je pensais qu’Une saison au Congo concernait prioritairement les Belges, que ce n’était pas à Paris ou à New York que cela devait être montré, mais ici.
D’emblée, une question essentielle se posait : Aimé Césaire serait-il d’accord pour que sa pièce soit jouée en première à Bruxelles ? J’entends encore son rire au téléphone : « Vous êtes complètement fou de vouloir montrer ça en Belgique, vous allez droit vers de gros ennuis. Mais je vous donne mon accord. Venez me voir à Paris ! »
Quelques jours plus tard, nous débarquions chez lui, un rez-de-chaussée dans un HLM de la porte Brancion, où étaient aussi présents Jean-Marie Serreau et Paul Vergès, à l’époque député de La Réunion. Serreau était metteur en scène des pièces de Beckett, Genet, Ionesco, et envisageait de monter Une saison au Congo à Paris. Il collaborait avec la Compagnie des griots de Robert Liensol, qui regroupait les meilleurs acteurs noirs de France. Sur l’insistance de Césaire, Serreau promit de m’aider à monter la pièce. On verra plus tard comment il respecta sa promesse.
« Vous êtes complètement fou de vouloir montrer ça en Belgique, vous allez droit vers de gros ennuis. Mais je vous donne mon accord. Venez me voir à Paris ! »
Nous n’avions pas un sou pour monter la pièce et n’espérions pas la moindre aide du ministère de la Culture ou des théâtres conventionnés. Roger Somville apporta la solution au problème : « Je t’offre une litho ou un petit tableau. Si d’autres artistes font pareil, tu peux exposer ce que tu auras récolté. » Plus de soixante œuvres furent collectées : Bury, Somville, Lorjou, Van Anderlecht, Broodthaers, Pasteels, Mandelbaum, Counhaye, Folon, Perot, D’Haese, Claus, Delahaut, Lismonde, Dubrunfaut, Milo, Picart Le Doux, Masereel, Richez, Vandercam et tant d’autres sans qui le spectacle n’eût jamais existé.
Magritte nous envoya une lettre très violente, injuriant « ce traître de Césaire » (qui avait claqué la porte du mouvement surréaliste). J’aurais voulu l’exposer et la vendre mais notre avocat m’en dissuada… De son côté, Paul Delvaux me donna rendez-vous au café Fourquet, place Flagey : « Ma femme refuse que je vous donne une œuvre, elle dit que c’est mauvais pour ma cote. Mais voici un chèque de 10 000 francs… » L’argent ainsi récolté permit de payer les frais du spectacle, où personne n’était rétribué.
Voulant vérifier les révélations de la pièce, je contactai certains qui avaient rencontré Lumumba. Jean Van Lierde avait été son conseiller et me parla longuement de lui, avec tendresse et admiration. [1] Par contre, un journaliste nommé Davister et un ancien administrateur colonial n’avaient pas de mots assez injurieux : « Un voleur, un fou, un arrogant qui a insulté notre roi, etc. »
Afin de soutenir l’initiative, un comité de soutien fut lancé. En Belgique, peu de « notables » signèrent – Maurice Béjart, René Hainaux, Georges Goriely, Henri Storck, Jules Chomé et quelques autres – mais, à l’étranger, ce fut une réponse massive : Jean-Paul Sartre, Claude Lelouch, Max-Pol Fouchet, Claude Roy, François Truffaut, Arthur Adamov, Siné, Alain Resnais, Joris Ivens, Léo Ferré… Plus d’une centaine !
Les écrivains Tone Brulin et Hugo Claus apportèrent soutien et contacts, Jo Dekmine (Théâtre 140) procura un logement pour les comédiens étrangers, Jean Van Lierde, co-responsable du CRISP, apporta ses conseils chaleureux, Rudi Van Vlaenderen, fondateur du RITCS, m’aidera pour la mise en scène… Bien d’autres qu’on retrouvera plus loin.
Il me faut ici témoigner d’un incident assez pénible sur le plan éthique. Fin septembre 1966, Césaire m’envoya une lettre d’encouragement où il me demandait de modifier quelques passages, visant à atténuer l’image négative de Mobutu. Jean Van Lierde et moi décidâmes de ne pas tenir compte de cette attitude du « Césaire politique » en totale contradiction avec la vérité historique.
Aucun théâtre ayant pignon sur rue ne voulant collaborer, nous nous tournâmes vers les organisations militantes.
À l’époque, il n’y avait qu’un seul acteur noir à Bruxelles (Marcel Loma, qui jouera le rôle de Mobutu). Il était évident que l’aide des Griots de Paris était indispensable. Je pris donc contact avec Jean-Marie Serreau, qui avait promis de m’aider. Chaque rendez-vous nécessitait le long déplacement à Paris, avec chaque fois des heures d’attente, une brève conversation, mais pas la moindre aide concrète ! Ces voyages ne furent pourtant pas inutiles. L’un d’eux me permit de passer une nuit mémorable avec Kateb Yacine et ses amis au célèbre Harry’s Bar et de rencontrer des comédiens qui décidèrent de s’impliquer. Ainsi, Darling Légitimus et son fils Théo, avec d’autres comédiens martiniquais et l’actrice camerounaise Lydia Ewande, débarquèrent à Bruxelles. Peu à peu, la troupe se constitua. Des acteurs professionnels (Christian Maillet, Rudi Van Vlaenderen, Bernard Graczyk…) se joignirent aux comédiens venus de France et aux « amateurs » belges (Jo Dustin, Marc Baudoux, Claire Fievez, Roland Lespineux, Sam Ditalwa…). Avec Fernand Schirren, qui réalisera la musique en direct sur scène, la distribution sera de vingt-deux personnes !
À l’époque, il n’y avait qu’un seul acteur noir à Bruxelles.
Aucun théâtre ayant pignon sur rue ne voulant collaborer, nous nous tournâmes vers les organisations militantes. Une compagnie maoïste, le Théâtre populaire, dirigée par Herbert Rolland, acceptait de nous accueillir mais à condition de modifier certains passages du texte. On retrouvera plus tard ce personnage manifestant contre le spectacle aux côtés des « katangais » (mercenaires) et nous accusant d’être payés par la CIA. [2] Finalement, Pierre Le Grève, qui animait la Gauche socialiste, nous prêta une salle sans conditions. La période de préparation fut assez chaotique. Pour la représentation, nous dûmes nous rabattre sur le Centre culturel d’Anderlecht, assez éloigné du centre-ville.
Une saison au Congo fut créée, en première mondiale, le 20 mars 1967, devant une salle comble. Un cordon de gendarmerie retenait les manifestants (extrême droite, maoïstes, ex-colons…) qui hurlaient devant le théâtre. Contrairement à la presse française, la presse belge fut (presque) unanime pour appliquer un silence total sur l’événement ! Le spectacle fut ensuite joué dans quelques salles et s’arrêta quand les caisses du Théâtre vivant furent vides.
En guise d’épilogue
Quelques semaines après la création du spectacle, mes ennuis personnels commencèrent. La police me convoqua tous les jours pendant un mois, jusqu’à ce que je me présente deux ou trois fois avec un ami avocat. Il était manifeste que la police cherchait à provoquer un incident permettant de m’inculper.
Professionnellement, je jouais alors régulièrement au Rideau de Bruxelles. Au cours d’une conférence de presse, son directeur, Claude Étienne, estima que j’avais sali notre pays et que je n’avais plus ma place dans son théâtre. Ce qui l’avait scandalisé était un discours de Baudouin dans la pièce, où le roi des Belges était un peu ridicule. Et pour cause : Césaire avait inséré tel quel un extrait du discours du roi. Dans la foulée, plus aucun théâtre ne m’engagea, idem pour la télé, et tous mes collègues comédiens « changèrent de trottoir ». C’est ce que j’appelais le maccarthysme à la belge. Pendant plus de deux ans, pour nourrir ma petite famille, je fis toutes sortes de métiers, mais c’est une autre histoire.
Un événement singulier se produisit peu après la création de la pièce : Jean Van Lierde reçut une proposition de Mobutu pour une tournée au Zaïre ! Ce n’était pas si étonnant car le dictateur avait lancé une campagne de « lumumbisation » pour asseoir son régime en captant cyniquement la popularité de Lumumba au Congo et dans toute l’Afrique. La proposition était financièrement très alléchante mais il fallait jouer dans les lieux choisis par le pouvoir et modifier certains passages. J’ai évidemment refusé.
Aimé Césaire reçut également une invitation pour faire une conférence à Kinshasa. Malheureusement, le grand écrivain accepta et atténua la critique envers Mobutu dans une nouvelle édition de la pièce (celle qui est maintenant en librairie). Dommage ! Dernier souvenir : Serreau me proposa d’être son assistant sur la pièce qu’il allait monter quelques mois plus tard à Paris. [3] J’ai refusé et suis retourné à mon taxi.
Rudi Barnet
Notes
[1] Il participa à la rédaction de « Lumumba Patrice, les cinquante derniers jours de sa vie », paru en 1966 (sous les pseudonymes de G. HEINZ et H. DONNAY).
[2] Plus tard, avec la Révolution culturelle et l’arrêt du financement du groupe fondé par Jacques Grippa, le « Théâtre populaire » disparut. Herbert Rolland, après avoir travaillé dans la multinationale Shell, créa le « Théâtre de la vie ».
[3] Il embaucha plusieurs comédiens de notre groupe et annonça que c’était une première mondiale.
Une tentative de décolonisation de la statue de Léopold II
Publié le mardi 20 novembre 2018, par ,
« […] monde de statues : la statue du général qui a fait la conquête, la statue du général qui a construit le pont. Monde sûr de lui, écrasant de ses pierres les échines écorchées par le fouet. Voilà le monde colonial. »
Une tentative de décolonisation de la statue de Léopold II · « […] monde de statues : la statue du général qui a fait la conquête, la statue du général qui a construit le pont. Monde sûr de lui, écrasant de ses pierres les échines écorchées par le fouet. Voilà le monde colonial. »
Cet article vise à effectuer un retour critique – à l’occasion de ce numéro de Bruxelles en mouvements consacré aux « traces » coloniales dans la géographie bruxelloise – sur une tentative d’instauration d’un contre-monument à la statue équestre de Léopold II place du Trône. Cette tentative a été rendue possible grâce, entre autres, à un travail collectif sur une année mené avec des étudiants de l’ERG (École de Recherche Graphique, Bruxelles). Nous avons pensé intéressant d’y revenir précisément aujourd’hui, dans une période où l’on parle de plus en plus de « décoloniser l’espace public », sans qu’un contenu précis ne puisse être attaché à cette expression. Entre, d’un côté, la restauration du musée de Tervuren et de l’autre, l’instauration d’une place Lumumba à Ixelles, les visites guidées décoloniales et le déboulonnement du buste de Léopold au parc Duden, on sent bien que le signifiant « décolonisation » change de sens et subsume des processus contradictoires, voire antagoniques. Dans ce même numéro, Toma Luntumbue parle d’ailleurs, à l’occasion de la supposée décolonisation du Musée royal de l’Afrique centrale, d’un « vide théorique qui entoure (ce) projet ». En restituant les différents moments du processus d’instauration d’un contre-monument, nous sommes en mesure d’identifier certaines modalités d’emprise du patrimoine colonial, à la fois sur la ville et les imaginaires. En rendre compte dans ces lignes constitue pour nous l’occasion de poursuivre la réflexion sur la façon dont des rapports d’hégémonie continuent de se voir médiés par ces villes capitales comme Bruxelles, ancienne métropole coloniale.
Le jour où le mythe du « roi bâtisseur » a vacillé
Le processus de contestation de la statue de Léopold II place du Trône est déjà assez ancien [1] et s’inscrit dans un mouvement transnational plus vaste de contestation du patrimoine esclavagiste et colonial. [2] Nous partons ici d’une action de contestation du patrimoine colonial en Belgique à laquelle nous avons participé, qui a eu lieu sous la statue de Léopold II place du Trône à Bruxelles, le jeudi 17 décembre 2015.
Au départ de cette action réside la volonté de la Ville de Bruxelles de rendre hommage à Léopold II, et ceci à l’initiative de Geoffroy Coomans de Brachène (jeune échevin MR de l’urbanisme et du patrimoine de la Ville de Bruxelles). Une conférence devait suivre à l’Hôtel de Ville dont l’intention était de mettre en évidence « la marque urbanistique laissée par Léopold II sur Bruxelles ». Alerté via les réseaux sociaux, un certain nombre d’acteurs et de collectifs concernés par les enjeux coloniaux en Belgique ont rapidement fait part de leur indignation la plus vive quant à la tenue de cette commémoration et appelé à un contre-rassemblement.
Les gestes posés et la prégnance des expressions symboliques ont jeté un défi à la monstruosité du monument.
Inquiétées par cette action de contestation, les autorités de la Ville de Bruxelles ont, dans un premier temps, annulé l’hommage qui devait être rendu devant la statue équestre place du Trône pour ne maintenir que la conférence autour de l’action urbanistique du « roi bâtisseur » à l’Hôtel de Ville. Comme pour rassurer l’opinion sur la supposée neutralité de l’événement à l’égard des crimes commis par Léopold II au Congo, les autorités de la Ville se sont empressées d’ajouter que l’intention de la soirée était « purement patrimoniale ». Finalement, cette conférence sera également annulée. L’indignation ne s’étant pas cantonnée aux réseaux sociaux, à l’appel du Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations, de la Nouvelle Voix Anti-coloniale et de Change asbl, un contre-rassemblement s’est rapidement mis sur pied en lieu et place de l’hommage prévu.
Le jeudi 17 décembre 2015, début de soirée, un rassemblement appelé « pas d’hommage à Léopold II, il a le sang des peuples du Congo sur les mains » s’est donc tenu. En pleine semaine une cent cinquantaine de personnes, adultes et enfants, pour beaucoup afrodescendants mais pas uniquement, se sont réunis à la fois pour contester le récit héroïque du roi bâtisseur, pour rendre hommage aux victimes du colonialisme tout en établissant à travers les discours les continuités avec le racisme structurel contemporain. Une plaque au nom du premier premier ministre du Congo Patrice Émery Lumumba a été déposée sur le piédestal. Le Collectif Mémoire Coloniale a entre autres appelé à un véritable enseignement de l’histoire coloniale « à partir d’une perspective non euro-centrée » afin de défaire la « propagande coloniale et esclavagiste qui porte les fondements fallacieux du racisme structurel qui prévaut jusqu’à aujourd’hui ». De la peinture rouge a été projetée sur le buste de la statue et des mains rouges ont été apposées sur le socle en « signe de respect pour toutes ces mains qui ont été coupées ». Une multitude de bougies ont été allumées en « hommage à toutes les victimes de la colonisation ». Après plusieurs prises de paroles, le chanteur Éric Labat a repris à capella le chant negro-spiritual, Wade in the Water qui, comme le rappelle la mémoire orale, était chanté à la fois comme un appel à la libération et comme un message codé avertissant les Africains déportés et réduits en esclavage aux États-Unis de quitter la terre ferme et de se rendre dans l’eau afin que les chiens et les maîtres esclavagistes ne puissent les retrouver : « Wade in the water, wade in the water children, God’s a-gonna trouble the water ». Rassemblement hybride, entre manifestation politique et remémoration d’ancêtres défunts, les gestes posés et la prégnance des expressions symboliques ont jeté un défi à la monstruosité du monument.
La dénonciation des crimes coloniaux passés fit également signe vers la dimension coloniale qui sous-tend l’urbanisme bruxellois. Et de fait, en faisant vaciller la figure du « roi bâtisseur » cette action aura réuni les deux faces de la pièce coloniale : la monnaie (les grands boulevards impériaux, les statues, les squares, les parcs coloniaux, le Cinquantenaire, Tervuren, etc.) et sa part maudite (l’exploitation des richesses et le sang des Congolais). Dans un article qui fit suite à cette action, Kalvin Soiresse rappelle justement les propos du Roi Albert 1er (propos rapporté par Anicet Mobé) écrit dans ses carnets de voyage au Congo en 1909 : « Le travail en Afrique, l’or à Bruxelles ». À défaut de pouvoir déboulonner la statue de Léopold II, cette action a donc eu comme effet principal de faire voler en éclat le mythe du « roi bâtisseur », ultime refuge des défenseurs de Léopold II, premier urbaniste et « visionnaire » qui aurait transformé de façon grandiose la physionomie de Bruxelles pour l’ériger en capitale moderne.
Le travail en Afrique, l’or à Bruxelles.
À l’instar des mouvements pour destituer les statues de R.E. Lee aux États-Unis et de J.Rhodes en Afrique du Sud, ce rassemblement de contestation a fait prise dans l’actualité postcoloniale belge à partir des effets contemporains du colonialisme en termes de racisme structurel, d’invisibilisation, d’inégalités et de discriminations. Dès lors si cette action a pu prendre forme à Bruxelles c’est dans la mesure où elle a su s’articuler avec « quantité d’autres revendications et initiatives positives impulsées par les afro-descendants à travers toute l’Europe » (Manifeste). Ces différents exemples montrent que la contestation du patrimoine esclavagiste et colonialiste se situe à partir d’enjeux qui sont bel et bien contemporains. Si ces enjeux actuels s’expriment si facilement à partir d’un passé non résolu, c’est qu’il existe, comme le disait le philosophe Walter Benjamin à propos d’autres vaincus de l’histoire, « un rendez-vous mystérieux entre les générations défuntes et celle dont nous faisons partie nous-mêmes ». Sous le piédestal des figures colonialistes, la remémoration des souffrances apparemment définitive des victimes du passé ouvre alors vers une forme de réparation active dont l’importance se mesure à l’aune de possibles nouvelles lignes de force porteuses de justice face aux formes contemporaines du racisme. Ainsi l’action politique dans laquelle se trouve enrôlée la destitution du potentat colonial ne fut pas simple restitution du passé. Elle fut tout autant transmission des luttes émancipatrices et transformation active du présent.
Le manifeste pour un contre-monument
Quelques mois après ce jeudi 17 décembre 2015 nous nous sommes réunis à quelques-uns qui étions présents le soir du rassemblement, car nous souhaitions en prolonger les effets. Nous nous sommes lancés dans la rédaction d’un appel à projet artistique par le biais d’un manifeste paru sous forme de carte blanche et parue dans Le Soir [3] en faveur de la réalisation d’une œuvre capable de partir de la statue et de son environnement pour en détourner les effets en termes d’emprise coloniale. D’emblée, nous avons écarté la perspective d’une « simple plaque commémorative en forme de mot d’excuse ». Au contraire, dans le manifeste nous avons essayé de prendre au sérieux la matérialité de la colonialité inscrite dans ce monument : la pierre, la stature, le cuivre et l’étain [4], la monumentalité et le récit colonial-impérial que cette matérialité (re)produit. La proposition originale du manifeste était donc de partir de cette matérialité pour « faire croître la portée du monument en y adjoignant une intervention artistique porteuse de vision, de mémoire, de contradiction ».
Le « nous » du manifeste est avant tout hétérogène : un « nous » composé de membres actifs de l’associatif africain, d’artistes et d’universitaires. Majoritairement, il s’agissait d’un groupe afrodescendant, mais pas exclusivement. La question de la convergence avec d’autres luttes urbaines minoritaires (notamment celle contre l’islamophobie) a pris une place importante s’agissant pour nous de relier la question (post) coloniale à celle de l’(in)hospitalité de la ville moderne traversée de part en part par des phénomènes de gentrification et de racialisation. Le manifeste tente ainsi d’articuler les deux faces de l’action de Léopold II – à la fois potentat extractiviste au Congo et urbaniste expropriateur à Bruxelles – dans leurs conséquences contemporaines, c’est-à-dire entre autres « les formes contemporaines d’exploitations des richesses en Afrique ». De manière plus générale encore, il s’agit dans ce manifeste de s’opposer radicalement à la monumentalité de la statue qui reconduit une posture suprématiste contenant « un mépris structurel pour les vies humaines racisées ». Dès lors, un point central du manifeste consistait à refuser de se focaliser sur la statue de la place du Trône comme unique problème, mais plutôt de comprendre que son efficacité et son pouvoir lui proviennent de son inscription dans la géographie colonial-impériale de la ville. La statue serait ainsi appréhendée en tant que « symbole d’une ville qui se déploie en broyant sur son passage les vies et les expressions jugées inappropriées ».
La proposition qui commençait ainsi à s’esquisser en filigrane des exigences du manifeste s’articulait autour du geste de « faire vaciller le point de vue sur le monde que cette statue représente » qui « plonge les victimes de la colonisation dans l’indifférence et le mépris ». En effet, les monuments coloniaux racontent une histoire, un récit qui « en même temps qu’il édifie le roi bâtisseur, légitime la conquête coloniale et occulte sa nature destructrice ». Nous en appelions ainsi à une « transformation substantielle » du monument existant afin de « donner prise aux voix étouffées » et ainsi « sortir de l’eurocentrisme ».
Dans un premier temps, le manifeste interpellait les autorités publiques en vue de souligner la nécessité d’un financement pour le projet. À ce stade, en termes de contraintes pour les projets-à-venir nous avions spécifié que notre attente ne résidait pas seulement dans la condamnation de « l’entreprise coloniale, mais bien plus (dans la façon) de puiser dans d’autres récits (en se reconnectant) à d’autres forces ». C’est pourquoi, dans le manifeste, le projet de contre-monument s’inscrit en résonance avec le combat qui se mène non loin de là, de l’autre côté du boulevard, pour l’obtention de la place Lumumba à Matonge : « quels sont les ancêtres que nous nous choisissons et qu’ont-ils à nous appendre ? »
L’épreuve : les propositions des étudiants de l’ERG
À travers le manifeste nous ne proposions pas de solution décoloniale toute faite, nous savions que nous faisions un pari risqué et que pour le relever nous aurions besoin d’élaborer un cahier des charges afin de parvenir à formuler des contraintes activantes. Par contrainte, nous n’entendons rien de particulièrement formel, mais plutôt des contraintes pragmatiques permettant d’éviter les pièges d’une critique facile ne nous engageant pas assez loin dans des transformations, voire faisant illusion. Ceci étant, au stade du manifeste, nous ne connaissions pas encore ces pièges que nous pressentions cependant. À ce jour, nous n’avons toujours pas rédigé de tel cahier, mais nous avons eu l’occasion de tester la demande auprès d’étudiants de l’ERG. Nous nous sommes donc transformés, pour un temps, en un collectif-commanditaire en vue de demander à ces étudiants « de réaliser un monument original intégrant l’existant » sur base des principes avancés dans le manifeste. À la place d’un cahier des charges, un court énoncé ouvrait sur quelques possibilités : l’intervention pouvait prendre n’importe quelle forme, pouvait prendre place n’importe où dans l’environnement de la statue, nous ne voulions pas nécessairement focaliser sur la figure historique du roi Léopold, etc. À l’issue de cette première expérimentation, via cette réflexion critique à partir des projets d’étudiants, nous pourrions alors envisager d’affiner un cahier des charges pour le futur.
Faire vaciller le point de vue sur le monde que cette statue représente…
Cette étape intermédiaire a eu lieu avec des étudiants de l’ERG inscrits au Master « Récits et expérimentation, narration spéculative ». Par le biais de leurs différentes disciplines artistiques (illustration, vidéo, performance, sculpture, etc.), une trentaine d’étudiants ont été invités à penser à des moyens de transformer la place du Trône, dans ses relations avec la ville, et la statue contestée qu’elle porte. Avec les deux titulaires, Yvan Flasse et Fabrizio Terranova, nous avons encadré les étudiants durant l’année 2016-17, faisant le pari qu’une intervention artistique était susceptible de faire entendre les voix réduites au silence et relier les atrocités du passé aux luttes du présent. Les projets des étudiants ont été présentés sous forme de maquettes ou de projets lors de deux expositions s’étant tenues en mai 2017 (au Brass’art Digital Café, Bruxelles et au centre culturel Het Bos, à Gand).
Activant différents types d’artifice, plusieurs travaux produisaient un même effet de disparition de Léopold II, ce qui n’a jamais manqué d’apporter une certaine satisfaction. Le recouvrement progressif de la statue de Léopold II par des plantes intrusives aux vertus soit guérisseuses soit empoisonneuses, son encastrement à l’intérieur d’un échafaudage rouillé en clin d’oeil au Palais de justice de Bruxelles (monument construit sous le règne de Léopold II qui est depuis 35 ans derrière les échafaudages) ou encore la mutation du visage de Léopold II en tête de pigeon sont trois des principes actifs ayant permis de penser la disparition de la statue.
D’autres projets ont eu comme effet de faire trembler la forme en faisant ressortir à la fois le simulacre de grandeur que représente le monument de Léopold II et sa duplicité. Par exemple, un projet de sculpture actualise un Léopold II SuperStar ovationné par une foule de mains levées qui ne sont en réalité que des mains coupées, symbole par excellence de la cruauté du régime léopoldien.
Un troisième type de projet tente d’opposer au récit héroïque que veut raconter la statue d’autres formes de récits mineurs. C’est le cas du recouvrement de la statue avec un tissu wax fait de motifs racontant l’histoire de ce tissu très populaire en Afrique, mais totalement dépendant d’une industrie post-coloniale hollandaise. Un autre projet consistait à disposer dans l’abribus à côté de la statue un dispositif d’enregistrement, pour récolter les récits des passants supposés contrevenir à une histoire « d’en haut ».
Quels sont les ancêtres que nous nous choisissons et qu’ont-ils à nous appendre ?
Chaque projet travaille un problème et est en soi intéressant. Cet article n’a pas prétention à évaluer ces projets. Nous voudrions cependant épingler une récurrence qui, a posteriori, nous est apparue traverser l’ensemble des projets : la quasi-totalité des travaux articulaient une proposition artistique tournant autour de la figure de Léopold II exclusivement. Aucune proposition ne performait réellement quelque chose de plus étendu excédant sa seule figure pour aller se ramifier ailleurs dans la ville ou ailleurs dans le temps. Cela eût comme effet, comme l’aura fait sentir un visiteur, de saturer l’espace d’exposition de la présence de Léopold II, de le survisibiliser, voire de le surenchérir. Le collectif-commanditaire a ses propres responsabilités dans l’affaire. Nous n’avons pas senti à temps à quel point il convenait d’arriver à dramatiser une cartographie coloniale de la ville plus vaste que la seule statue, au risque de fétichiser Léopold II. Un autre problème, en lien avec le premier, se révèle par l’absence dans les projets de toutes traces évoquant l’existence des forces historiques qui aujourd’hui rendent possible à cette génération-ci de penser la disparition de Léopold II.
Défaire la ruse du temps colonial
Faire retour sur la tentative de décolonisation de la statue de Léopold II nous amène à prendre acte de la rémanence de la colonialité à travers le « processus même de décolonisation » que nous avons tenté de mettre en marche. La frontalité du principe de monstration de la puissance coloniale semble avoir saturé les imaginaires des étudiants, et le nôtre à certains moments, au point de rendre très difficile voire impossible le branchement à d’autres lieux et à d’autres temporalités.
Cet effet de redondance de la frontalité de la figure de Léopold II dans la perspective critique, voire morale, sur la décolonisation de l’espace public s’explique, peut-être, par le présupposé d’une supériorité de la conscience (post-coloniale) sur la matérialité de la colonialité, présupposé sur lequel cette critique s’appuie pour se formuler. Pour cette raison, selon nous, elle ne parvient pas à prendre suffisamment en compte la grammaire coloniale qui passe (encore) à travers la pierre. Pourtant, les monuments à la gloire du colonialisme fonctionnent comme une sorte de ruse de la raison coloniale, une ruse à travers laquelle le temps colonial lui-même refuse de s’épuiser et se met à nous piéger. Pour Achille Mbembe, « c’est précisément cette fonction de piège que jouent les statues, effigies et monuments coloniaux […] il n’y a guère de statue coloniale qui ne renvoie à une manière de remonter le temps » [5]. Pour illustrer cette relation entre matérialité et temporalité coloniale, on pourrait reprendre l’image que forge Toma Luntumbue, à propos de l’espace du Musée, du « livre de pierre » qui « occupe un rôle capital, car il fait signe, lui-même, influence la perception des visiteurs et interagit avec les autres types de signes […] » [6]. Faisant office de gardienne du temps colonial, ces statues y parviennent d’autant mieux qu’elles font l’objet d’entretiens assidus de la part de toute une série de services de la ville (soin du parterre de fleurs, nettoyage instantané des graffitis, restaurations, etc.).
Cette persistance de la colonialité au cœur du processus de décolonisation lui-même peut ainsi être appréhendée à partir de ce que Achille Mbembe appelle la « vie psychique du pouvoir colonial » [7], c’est-à-dire à partir des fonctions de terreurs de la colonisation et des fonctions fantasmatiques de la colonialité [8]. Cette double fonction se trouve cristallisée dans la frontalité du principe de monstration de la puissance ainsi que dans l’esprit de conquête et de massacres matérialisés par la statue. D’un point de vue généalogique, il importe donc peut-être de se rappeler qu’avant même l’érection de la statue en 1926, les objets pillés, extorqués ou volés au Congo et envoyés ou donnés par les agents de l’État du Congo étaient entassés dans un des greniers à foin des écuries du Roi, situé précisément Place du Trône. [9] Et de fait, les statues et monuments coloniaux sont des manifestations de l’arbitraire absolu dont les prémices se trouvent déjà dans la manière dont sont menées les guerres de conquête, les guerres dites de « pacification ». Ils font en sorte que le principe du meurtre et de la cruauté qu’ils ont personnifié – on pense évidemment aussi ici à Émile Storms dont la statue se trouve à quelques pas de là, square Meeûs – continue de hanter la mémoire des sujets post-coloniaux, de saturer leur imaginaire et leurs espaces de vie.
Par ce retour réflexif, nous avons voulu mettre en exergue une tension à l’oeuvre entre la volonté du Manifeste de décoloniser la statue de Léopold II en sortant de l’euro-centrisme (« en puisant dans d’autres récits, en se reconnectant à d’autres forces ») et la réalité des projets travaillés par et avec les étudiants de l’ERG. Cette tension devient peut-être pensable à partir de l’historicité de la colonisation elle-même qui en son principe a consisté à faire de la vie même des colonisés une réalité spectrale [10]. Dès lors, se défaire de l’emprise coloniale, en tant que problème situé ne pourra pour les Blancs s’accomplir dans la continuation de cette indifférence vis-à-vis de vies sacrifiées et du « comment » elles le sont. Cette indifférence entre ainsi en résonance avec les formes les plus contemporaines d’accumulations, de spoliations et d’expropriations à l’échelle mondiale. La décolonisation comprend des enjeux croisés et suppose alors pour les Blancs d’aller chercher dans des traditions de pensées critiques des ressources qui contrarient cette hiérarchisation des vies. Pour les Noirs, quand bien même ceux-ci ne seraient pas à l’abri de cette indifférence paradigmatique, l’enjeu est autre. Faisant face à la conception du temps imposée par la modernité coloniale, l’enjeu se situe plutôt pour les Noirs d’arriver malgré tout à prolonger les multitudes d’affirmations faisant exister des présences non spectrales.
Pour défaire le piège du temps colonial figé dans la pierre et l’étain, nous voudrions également poser que suivre le fil de l’emprise coloniale au présent, et non pas en ranimer les figures emblématiques, c’est parvenir à se déplacer dans les articulations entre les lieux depuis lesquels la colonialité agit. On ne saurait la prendre à revers, cette emprise, si l’on n’établit pas de continuité entre des temporalités pouvant apparaître comme disjointe alors qu’elles forment l’histoire des successions et des transmissions en matière de résistances. Ce que peuvent venir nous indiquer les exemples de Charlottesville, de l’Université du Cap ou l’action ayant eu lieu à Bruxelles le 17 décembre 2015, a tout à voir avec le retour de ces autres colonisés au cœur même des anciennes métropoles, et de la praxis politique émanant de l’expérience de l’immigration postcoloniale. De cette praxis, plus que de toute autre théorie de l’émancipation qui parvient à articuler enjeux de discriminations, d’inégalités et de racisme structurel avec les questions d’héritage et de continuité de la colonialité dans notre présent dépendrait, selon nous, les conditions capables de produire un sens politique à ce mouvement de décolonisation.
Véronique Clette-Gakuba et Martin Vander Elst
Notes
[3] Le Manifeste : « Comment décoloniser la statue de Léopold II ? », paru dans Le Soir le 15/06/2016 (https://plus.lesoir.be.). Lisible dans son intégralité sur www.cadtm.org.
[4] Sur l’arrière du socle de la statue, une petite plaque (20 sur 15 cm environ) en bronze indique l’information suivante : « Le cuivre et l’étain de cette statue proviennent du Congo Belge. Ils ont été fournis gracieusement par l’Union Minière du Haut-Katanga. »
[5] A. MBEMBE, « Critique de la raison nègre – Les petits secret de la race », Paris, La Découverte, 2013.
[6] T. LUNTUMBUE, 2015, « Rénovation au Musée de Tervuren : questions, défis et perspectives », L’Art même, n°65, 2e trimestre 2015, pp. 15-17.
[7] A. MBEMBE, op. cit.
[8] Idem.
[9] « L’idée première d’un Musée du Congo Belge date de 1895. À cette époque dans un des greniers à foin des écuries du Roi, Place du Trône, à Bruxelles, l’administration de l’État du Congo avait fait déposer les objets envoyés ou donnés par ses agents d’Afrique et aussi quelques collections venant de l’Exposition d’Anvers en 1894. À l’occasion de l’Exposition de Bruxelles en 1897, on résolut de faire un grand effort pour donner un important accroissement à ce dépôt et pour mettre sous les yeux du grand public les preuves des progrès accomplis par le jeune État. » (Baron A. de Haulleville, directeur du Musée).
[10] A. MBEMBE, op. cit.