La contestation du folklore colonial comme droit à la démocratie culturelle

Lettre ouverte à Agir par la Culture

Nous avons lu avec beaucoup d’intérêt le numéro 60 d’Agir Par la Culture intitulée « Faire carnaval, faire politique ? Les enjeux du folklore ». Nous nous sentons concernés par un certain nombre de propositions formulées dans ce numéro quant à l’articulation entre activisme politique et folklore colonial. Nous vous interpellons ici dans le cadre de la plainte déposée par le bourgmestre socialiste de Lessines, Pascal De Handschutter, à l’encontre de Nordine Saidi et de Bruxelles Panthères pour “menaces terroristes”.

Nous avons activement participé à la campagne “Pour une Ducasse sans blackface” menée par Bruxelles Panthères en 2018-2019 à Deux-Acren contre “la sortie des Nègres” et en 2019 à Ath contre le “Sauvage”. C’est depuis cette perspective que nous nous sentons interpellé par les propos de Sarah de Liamchine et Denis Dargent, co-directrice et co-directeur du PAC: “Les folklores et les traditions qui les justifient, interrogent nos propres identités et, au-delà, l’inconscient collectif de tout un peuple. (…). Militons pour un folklore de la transgression politique et de l’émancipation des peuples”. En effet, cette distinction entre “le peuple” et “des peuples” constitue l’un des apports fondamentaux de la démocratie culturelle et de son histoire sociale émancipatrice. Qui peut prétendre à faire peuple avec qui est bien entendu une question importante, nous y reviendrons.

Plus loin, dans le numéro, vous refusez les généralisations hâtives qui opposent soupape de sécurité à subversion. Le carnaval est susceptible de faire “espace public” comme à Bahia (Agier), à la Nouvelle Orléans ou quand il permet par exemple aux Créoles de se rendre publiquement visibles. Débats et confrontations “en carnaval” constituent une base pour en faire un espace de travail pour l’éducation permanente. En Belgique, à Alost (caricatures antisémites, négrophobes et islamophobes), Bruxelles (Les Noirauds), Deux-Acren (La “sortie des Nègres”) ou Ath (Le “Sauvage”), cependant, ces scènes sont à fabriquer activement, comme minimum pour un travail d’EP. Un pari est celui de l’invention d’autres carnavals comme l’ont fait les héritiers de la Compilothèque (Carnaval Sauvage) ; un autre, plus risqué mais peut-être plus exigeant, est celui de rendre problématiques les carnavals existants, c’est-à-dire d’en restituer l’historicité.

Dans tous les cas, la question décoloniale en Belgique se pose d’abord à partir des carnavals existants. En effet, les espaces publics en lambeaux des carnavals abritant des pratiques négrophobes, islamophobes, antisémites ou sexistes y sont ce qu’il reste des carnavals-soupapes dont vous notez qu’ils ont été disciplinés de la sorte par les classes dominantes. Ils se posent en espace épurés de toute contestation quitte à “jouer au bouffon” dans son strict pré-carré, à l’exclusion d’une série de “peuples”. Dans ces cas, un pôle contestataire depuis ces peuples absents peut bien chercher à s’y imposer comme le dit très bien Julien Truddaïu, à venir donc, faire transgression, de l’extérieur, et sans déguisement. Vous proposez d’ailleurs une série de méthodes d’expression et d’émancipation, à propos du carnaval comme à propos d’autres objets. Il s’agit de “combattre des mises en scènes dégradantes” ou encore, à propos de questions éco-socialistes, de “mettre un coup d’opinel dans la toile des conventions” (Morel Darleux), de faire une exposition Conscient (Engagé.e.s) montrant notamment une action des Gilets Jaunes et Black Block dans une manifestation Rise Up for Climate, ou de proposer des attitudes non frontales au sujet des carnavals mais “du moins, en première stratégie. Nous sommes en minorité (…) quitte à passer à une autre méthode si les gens restent vraiment sourds à toute argumentation.” (Truddaïu,,24-25) et de souligner l’action de ces associations qui ont sollicité l’UNESCO, l’un des moyens jugés nécessaires, notamment mais résolument par Bruxelles Panthères. Et Margaux Joachim se demande, à propos du sexisme des Marches de l’Entre-Sambre-et-Meuse: “Devront-elles s’imposer par la force? En recourant à la justice? ou pouvons-nous espérer un sursaut des esprits?”. Vous mettez donc à la réflexion une série de “moyens”, sans – éducation permanente – les hiérarchiser ou les généraliser a priori, des moyens dont la nécessité est à évaluer au cas par cas, dans leurs effets. Nous ne sommes pas obligés de nous entendre sur tous ces moyens qui charrient une grande diversité d’affects politiques. Par contre, l’on suppose bien que les opinels aux conventions ou le “combat” ne suppose pas d’agressions physiques des acteurs sociaux qui font vivre ces conventions. Pourtant c’est ce que le bourgmestre de Deux-Acren estime à propos de la phrase “by any means necessary” (Malcolm X) prononcée par Bruxelles Panthères dans le cadre d’une longue lettre pensant les enjeux des blackfaces à la manière dont vous avez mis en place, vous aussi, une analyse. Il la qualifie et le Procureur semble avoir pris, pour l’instant, ceci au sérieux, de “menace terroriste”. Permettez-nous de vous faire part de notre analyse car c’est bien contre toute idée d’expérimentation et d’imagination politique que se dressent ces responsables politiques et judiciaires.

La campagne « pour une Ducasse sans blackface » menée par les membres de Bruxelles Panthères a été un exemple d’efficacité politique et entraîné des changements déjà perceptibles du folklore coloniale : annulation de la « sortie des Nègres » à Deux-Acren en 2018 et transformations de ce folklore en 2019, prise de position explicite de l’UNESCO par rapport au « Sauvage » d’Ath (qui prolonge les recommandations autour du Zwarte Piet/Père Fouettard ainsi que les condamnations du blackface par le groupe des experts de l’ONU), rencontre avec le bourgmestre d’Ath ainsi qu’avec les organisateurs de l’événement, rencontres avec des activistes athois qui travaillent sur une archéologie des contestations du personnage du « Sauvage » (1945, 1968), interventions dans les médias internationaux, rédaction d’articles d’analyse sur le blackface et la négrophobie endémique en Belgique, signatures de cartes blanches contre le blackface, articulation avec les luttes contre Zwarte Piet en Hollande et en Flandre (KOZP, rencontres à La Haye, projection du documentaire “The Uprising” de et avec l’artiste et militante Pravini Baboeram à la Belgium Kitchen), etc. Ces différentes rencontres ont ouvert des espaces populaires de pensée dignes d’une éducation permanente orientée vers l’émancipation. Par ailleurs, comme l’a reconnu la directrice du bureau de l’UNESCO en Belgique, Louise Haxthausen, la campagne menée par Bruxelles Panthères « pour une Ducasse sans blackface » se situe clairement dans l’esprit de la convention de 2003 pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. C’est l’esprit de cette même convention qui a présidé à la décision unanime prise lors de la 14e session du Comité intergouvernemental de l’UNESCO, le 13 décembre dernier, de retirer le carnaval d’Alost de la convention. C’est encore cette même convention, et en particulier à son article 2 selon lequel « seul sera pris en considération le patrimoine conforme aux instruments internationaux existants relatifs aux droits de l’homme, ainsi qu’à l’exigence du respect mutuel entre communautés, groupes et individus » qu’invoque Ernesto Ottone R., sous-directeur général pour la Culture (UNESCO), dans la réponse qu’il apporte au porte-parole de Bruxelles Panthères, Mouhad Reghif. Celui-ci rappelle également dans cette même lettre que c’est au nom de cette exigence, qu’en mars 2019, les États membres réunis lors du Bureau du Comité du patrimoine immatériel ont condamné « toutes les formes de racisme, d’antisémitisme, d’islamophobie et de xénophobie » et ont inscrit l’examen du « carnaval d’Alost » à l’ordre du jour provisoire de la quatorzième session du Comité. Comme le rappelle Julien Truddaïu dans votre numéro « pour faire bouger les responsables politiques sur ces questions, les acteurs de la société civile sont souvent obligés d’aller interpeller les instances internationales pour qu’elles exercent à leur tour une pression sur la Belgique (…) c’est seulement à partir de là qu’un débat national arrive enfin à émerger et que les gens se posent des questions » (« Le folklore belge sous influence coloniale », p. 25).

Si comme le suggère à plusieurs reprises le numéro d’Agir Par la Culture, cette action semble avoir largement contribué à l’ouverture et la politisation du débat autour du folklore colonial et raciste en Belgique, il semble que les autorités locales aient choisi, quant à elles, la voie de la répression. Si après le retrait du carnaval d’Alost de la convention UNESCO, le monde politique belge a choisi le silence, à Lessines comme à Ath, des bourgmestres socialistes ont choisi de poursuivre les porte-paroles de Bruxelles Panthères, le bourgmestre de Lessines ayant été jusqu’à porter plainte pour « menace terroriste » à l’encontre de Nordine Saidi et de Bruxelles Panthères. Des personnalités politiques socialistes de premier plan comme Rudy Demotte ont fait l’apologie du « Sauvage ». Comme l’explique clairement Julien Truddaïu dans votre numéro, « on peut estimer incompréhensibles des discours politiques, qui défendent coûte que coûte ces pans racistes du folklore ». Le bourgmestre socialiste d’Ath a d’ailleurs réagi à la lettre de l’UNESCO de la même façon que le bourgmestre NVA d’Alost en déclarant qu’ « entre l’UNESCO et le Sauvage, il choisira la Sauvage ». La responsabilité de personnalités politiques socialistes est ici clairement engagée. En choisissant la voie de la répression et de la criminalisation, le bourgmestre socialiste de Lessines se situe clairement du côté de la « défense » policière et judiciaire du folklore colonial et raciste, du côté de la perpétuation/régénération du suprématisme (le groupe néo-nazi Nation a été contrôlé et autorisé à défiler dans les rues d’Ath pour « défendre » le « Sauvage » sans qu’aucune condamnation politique n’ait été entendue) et non du côté de la nécessaire décolonisation du folklore belge.

Il importe également de contextualiser la plainte pour « menace terroriste » dans le cadre des dispositifs policiers d’encadrement des événements folkloriques en Belgique. Il est extrêmement inquiétant, pour nous tous, que des activistes anti-blackface soient ainsi poursuivis pour avoir mené une contestation pacifique et efficace du folklore négrophobe à Deux-Acren et à Ath. Par ailleurs, si la figure du “Sauvage” pourrait être redéfinie dans le cadre de nouveaux carnavals comme le dit “Taupe” dans votre revue, la particularité est ici l’inversion morbide qui vaut que ce masque, non carnavalesque du Sauvage prenne la forme toute sociale et bien juridique de l’accusation pour “menaces terroristes”. Quoi de plus sauvage qu’un terroriste, en effet ? C’est par ce masque que le bourgmestre de Lessines tente de fixer et d’immobiliser, bref de neutraliser, Nordine Saidi et les Bruxelles Panthères, en réaction à ses propres défaites, le retrait de ses « Nègres ». En outre, Mouhad Reghif qui s’était rendu à Ath pour assister à la Ducasse cet été a été expulsé par les forces de police hors de la ville. Le jour de la Ducasse, un citoyen athois a également été arrêté et emmené au commissariat parce qu’il aurait affiché une pancarte contre le blackface au deuxième étage de son appartement au passage du “Sauvage”. Ici encore, l’espace public du carnaval se referme sur lui-même comme une finalité en soi ; il se produit alors “contre” ce qui, de l’extérieur ou de l’intérieur de ses murs, pourrait arriver. Cette production prend deux formes : l’une, policière, renvoie directement toute tentative de production d’un espace public autre comme “menaçante” au nom d’une “identité” qui ne correspond pas et l’autre, plus habile, pose d’emblée les conditions de ce qui sépare le bon grain, assimilable, de l’ivraie, qui insiste à poser des problèmes de digestion. Il s’agira d’y être vigilants quand seront invitées ou convoquées à la résolution diplomatique, des associations en vertu de leur respectabilité perçue. Le risque, maintes fois éprouvé, consiste bel et bien en une généralisation par avance d’un seul mode d’apparition, celui des explications “pédagogiques” et de ses échanges d’intentions, par disqualification des autres, dont ceux et celles qui ont largement contribué à “poser le problème”, à faire raisonner ces blackfaces avec le racisme systémique et à les faire ainsi déborder. C’est d’une pensée exigeante, déployant les effets et conséquences de ces événements dont nous avons besoin, contre cette autre forme de polissage de l’espace public qui consisterait à enfermer les rencontres sous la seule feuille de route de la pacification.
Que des bourgmestres socialistes utilisent des dispositifs d’exception qui visent à suspendre l’Etat de droit pour « sauvegarder » un folklore négrophobe est le signe d’une crise profonde de la démocratie et d’une neutralisation policière des espaces publics. On ne peut pas d’un côté défendre le carnaval comme une forme de contestation sociale de l’ordre racial-social existant et accepter que des activistes anti-blackface soient poursuivis de la sorte et ainsi expulsés des questions qu’ils ont contribué à efficacement poser. Aux antipodes de la subversion, nous assistons ici à la défense réactionnaire des intérêts suprématistes, de ses valeurs et de ses normes par des hommes politiques socialistes de premier plan. La plainte adressée à l’encontre de Nordine Saidi et des Bruxelles Panthères par le bourgmestre de Lessines sera analysée par la chambre du conseil de Tournai le 21 février prochain. Nous espérons que suite aux différentes condamnations du blackface en Belgique par des instances internationales et au soutien apporté par l’UNESCO à la campagne « pour une Ducasse sans blackface » des Bruxelles Panthères, le bourgmestre de Lessines aura la présence d’esprit de retirer sa plainte et que vous soutiendrez notre démarche par tous les moyens nécessaires. En effet, si ces événements de longue haleine sont d’ores et déjà cruciaux d’un point de vue sociologique, historique et philosophique, nous espérons une issue juridique la plus rapide possible…même si nous devrons peut-être soutenir ces affaires auprès des instances diverses que nous nous verrions contraints d’activer.
David Jamar (sociologue, UMons) et Martin Vander Elst (anthropologue, UCL) pour le Comité de Soutien aux Bruxelles Panthères

 

 

Mouvement Présence et Action Culturelles organise une conférence  » Folklore et tradition: tout est permis? » Dans le cadre du cycle de décolonisation, avec la participation de Mouhad Reghif porte parole de Bruxelles Panthères.
Mardi 4 février 2020, à 12:00 https://www.facebook.com/events/468417537432369/

 

Mouhad Reghif, porte-parole de Bruxelles Panthères, sera au Nova le 15 février pour parler de la campagne « Pour une Ducasse sans blackface » : https://agenda.brussels/fr/490892/autour-du-blackface

 

Comité de soutien à Bruxelles Panthères contre le Blackface

FR
Bruxelles Panthères organisation antiraciste qui travaille depuis des années sur le racisme systémique qui gangrène nos sociétés, est confrontée à une plainte du Bourgmestre socialiste de Lessines dont le but est clairement de nous faire taire.Suite au travail que notre collectif a accompli contre le BlackFace en Belgique, certains hommes politiques, comme le Bourgmestre de Lessines, tentent de mettre fin à notre dénonciation du racisme en instrumentalisant la justice.
Les frais pour nous défendre en justice s’élèvent à +- 2500€. Nous ne prévoyons cependant pas de nous laisser intimider et encore moins d’abandonner.Grâce à vous, nous continuerons fièrement notre travail politique. C’est pourquoi nous faisons appel à vous afin de nous soutenir en faisant un don via Paypal : https://paypal.me/pools/c/8lEEZW69Zk
ou BE83-2991-1796-0615 AVEC LA COMMUNICATION « Soutien frais de justice  »

Merci pour votre soutien !
Fraternellement,
BXP

ENG

We, Bruxelles Panthères, an anti-racist organization which is struggling since years against the systemic racism which plagues our neighborhoods, our lives and, more globaly, our societies, are confronted with a sue from the Socialist Bourgmestre of Lessines whose aim clearly is, at least, to silence us or even worse, to jail us.
Following the work that we accomplished against in Belgium BlackFace traditional practice, during almost any kind of party, some politicians, as the socialist Bourgmestre of Lessines in the present case , are trying to put an end to our denunciation of racism by having a politacaly use of the Justice.
Being silenced or give up our fight is not in our schedule. We will proudly continue our political work.
We estimate that the cost to try to get ourselves a fair trial should be around 2500€.
To do so, we seak your fraternal help to reach the necessary amount.
This is why we are calling on you to support us by making a donation either via Paypal :
https://paypal.me/pools/c/8lEEZW69Zk
or on the SEPA account with the following references : BE83-2991-1796-0615  WITH THE COMMUNICATION « Support for legal costs »

Thank you for your support!

ESP
Bruxelles Panthères es una organización antirracista lleva años combatiendo el racismo sistémico y que actualmente se enfrenta a una denuncia del alcalde socialista de Lessines, cuyo objetivo es claramente el de silenciarnos.
Tras el trabajo que nuestro colectivo ha realizado contra el BlackFace en Bélgica, algunos políticos, como el Bourgmestre de Lessines, están tratando de poner fin a nuestro antirracismo mediante la instrumentalización de la justicia.
Los costos para defendernos en los tribunales ascienden a +-2500 €. No nos dejaremos intimidar así que continuaremos adelante, razón por la cual os pedimos que nos apoyéis con un donativo a través de Paypal: https://paypal.me/pools/c/8lEEZW69Zk
o vía BE83-2991-1796-0615 con la comunicación « GASTOS JURIDICOS».

¡Gracias por vuestro apoyo!
Fraternalmente,

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