« À l’heure actuelle, la Belgique et d’autres pays européens se trouvent dans une situation dans laquelle ils abandonnent depuis près de deux ans les enfants et les mères dans des camps de prisonniers où il y a de graves pénuries de nourriture, d’eau potable, d’hygiène de base et de soins médicaux dans une zone de désert et de guerre ; ils laissent actuellement mourir de faim et de déshydratation les jeunes enfants et les bébés en captivité à cause des erreurs et des crimes de leurs parents ; ils laissent les enfants mourir lentement devant les yeux de leurs mères alors que celles-ci voudraient être poursuivies d’une manière juste et équitable, et ils interdisent le retour des anciens partisans de l’état islamique qui supplient pourtant de pouvoir le quitter, réduisant ceux-ci à se regrouper dans des camps de réfugiés et de détention. Cette situation constitue également une violation grave des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui doit donc assumer ses responsabilités vis-à-vis de ses citoyens de ses États membres respectifs. » Extrait de Gerrit Loots, Rapport 2 Visite aux enfants belges dans les camps de refugiés Kurdes dans le Nord-Est de la Syrie.
Ce printemps déjà une première carte blanche, signée par de nombreuses personnalités académiques et des citoyens de toute la Belgique, visait à informer l’opinion publique sur le sort des enfants belges dont la vie est menacée dans les camps du Nord-Est de la Syrie. Elle appelait l’État à respecter le droit élémentaire et à suivre les directives des instances en charge de la défense des Droits de l’Homme. Depuis plusieurs mois un collectif de citoyens se mobilise pour exiger leur rapatriement sous l’égide des “Mères d’Europe” rassemblées afin de demander leur retour « Breng ze Terug : Ramenez-les !« . Une équipe pluridisciplinaire autour du professeur de la VUB Gerrit Loots s’est rendue en Syrie une seconde fois au mois de juin afin d’évaluer la situation des familles, après que trois enfants soient décédés aux mois de mars et avril.
Ces appels pressant sont restés lettre morte. Seuls 6 orphelins – tous nés en Belgique – ont été rapatriés suite à une décision gouvernementale datant de l’hiver. Entre-temps les conditions des camps n’ont cessé de se dégrader, menant à la mort d’un autre enfant en août 2019, tandis que la situation politique devenait de plus en plus incertaine. La guerre en Syrie est en effet loin d’être finie, et l’on voit ces derniers mois un très grand nombre de pertes civiles et de déplacés. Si les troupes Kurdes ont tenté de gérer au mieux les camps, elles sont en difficulté pour garantir leur sécurité dans des conditions de surpopulation aussi dramatiques. La plupart des États européens, dont la Belgique, présents dans la coalition en guerre contre l’EI, continuent néanmoins de fermer les yeux sur cette réalité explosive, à laisser pourrir la situation, à abandonner leurs ressortissants. Ces camps où les enfants sont désormais en stand-by avec leurs mères se trouvent menacés dans un pays où tout peut basculer, prisons comprises. Plus récemment l’artillerie lourde a tiré pour faire face à des tentatives d’incursions. Les dernières tergiversations du président Trump ne doivent pas nous faire oublier que l’offensive de la Turquie contre le Kurdistan syrien sera synonyme d’une guerre terrible selon tous les observateurs. Au-delà des pertes directes, la possibilité que des groupes djihadistes enrôlent de force les prisonniers, kidnappent les femmes et les enfants doit être prise très au sérieux. Cette situation aux risques multiples aurait pu être évitée si notre gouvernement avait saisi l’opportunité de rapatrier sa population dès le mois de mars, comme ce fut le cas pour de nombreux autres pays. La situation, désormais d’extrême urgence, ne doit pas nous faire oublier qu’elle est le résultat d’un long processus – dont ces enfants sont désormais les premières victimes avec des conséquences irréversibles. « Environ 70% des moins de 5 ans sont sous-alimentés de manière chronique (pour ceux de plus de 5 ans, le taux de sous-alimentation est de 50%) avec un retard dans la croissance et un retard de développement. De nombreux enfants vivent toujours dans les camps et 80% d’entre eux ont moins de 6 ans et 68% ont moins de 5 ans« . C’est pourtant la Belgique qui – il y a plus de deux ans – soulignait l’urgence d’un rapatriement.
Repères historiques
D’où provient cette situation de déresponsabilisation à grande échelle ? Ce sont des individus irrécupérables ! Au point que nos gouvernements hésitent à rapatrier des victimes de guerre, autrement dit des enfants qui ne représentent strictement aucun danger ? Et des hommes et des femmes qui demandent à être jugés ? Un retour en arrière nous permet de comprendre comment nous sommes passés, lors des premiers départs dans le sillage des printemps arabes en 2012, du statut de héros pour les jeunes partis combattre Assad à une condamnation globale, avant toute enquête au cas par cas sur la responsabilités de chacun(e). « Ces jeunes qui, peut-être par idéalisme, vont travailler dans l’humanitaire ou se battre aux côtés de l’armée syrienne de libération ; on leur construira peut-être un monument comme héros d’une révolution« .
Élément capital à souligner : les départs ont eu lieu majoritairement avant même la naissance de l’État islamique autoproclamé.5 Les enfants nés là-bas sont donc le résultat de cette réalité ainsi que de la spécificité de l’EI qui, pour élargir sa base de partisans, a non seulement accepté, mais promu des non-combattants, appelés à fonder un État musulman sur le modèle d’un État-Nation. Il y a donc eu deux types de recrues : ceux qui sont devenus des immigrés appelés à faire la » hijra » – comme autrefois les premiers musulmans, à quitter le lieu où ils ne pouvaient pas pratiquer pleinement leur religion (à faire l’Hégire, et à fonder une nouvelle Médine) et des combattants appelés en renfort pour combattre en Syrie. C’est cette spécificité du recrutement qui explique le nombre et la proportion de femmes et aujourd’hui d’enfants. L’immigration de peuplement a échoué, laissant d’innombrables familles en déshérence.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu’il y a déjà eu plus de 125 retours d’adultes, dont moins d’un tiers sont aujourd’hui encore en prison du fait de la loi d’avant 2015 qui ne criminalisait pas le départ.6 Le rapatriement dont il est question aujourd’hui se composerait essentiellement de femmes, d’enfants et d’un nombre très inférieur d’hommes. Nous rappellerons également que la Belgique a une compétence universelle, lui permettant de juger ses ressortissants pour des faits commis hors de son territoire. « La Belgique a l’obligation positive de prendre les mesures nécessaires et raisonnables pour intervenir en faveur de ses nationaux à l’étranger, s’il y a des motifs raisonnables de penser qu’ils sont confrontés à un traitement contraire aux standards de droits humains acceptés par la Belgique. Ceci inclut le déni flagrant de justice, la peine de mort, la torture ou les traitements cruels, inhumains ou dégradants dont les violences sexuelles, ou la privation de liberté en violation grave des standards de droits humains« .
Qu’attendons-nous ?
On entrevoit aujourd’hui un début de prise de conscience pour s’opposer à une politique de déni de ce qui se trouve à nos portes. Beaucoup de voix se font désormais entendre pour dire que cette politique n’est ni responsable ni gage de sécurité. Le directeur de l’OCAM, Paul Van Tigchelt, insiste sur le droit au retour de tous les citoyens belges, et met l’accent sur l’importance d’une » démarche réaliste, afin de ne pas répéter les erreurs du passé « . Le rapatriement de tous représente l’unique moyen de commencer à penser la sécurité dans une perspective à long terme et il est décisif de le formuler clairement. Si on parle d’avenir, comment imaginer que la création par notre État de conditions concrètes de radicalisation à 3000 kilomètres dans un pays en guerre, donc poreux, nous mettrait à l’abri ? 8 Abandonner ces familles belges disloquées à leur sort, c’est permettre qu’elles soient à court ou à moyen terme enrôlées de gré ou de force par différents groupes actifs sur place. La réalité géopolitique de cette guerre est une situation éminemment dangereuse d’abord pour les Syriens, mais aussi pour les ressortissants européens. Si l’ONU exhorte les États à agir, il faut aussi prendre en considération le peuple syrien que nous excluons de nos calculs et qui subit les conséquences de nos actions. Cette situation constitue également une violation grave des droits fondamentaux de l’Union Européenne, qui doit donc assumer ses responsabilités vis-à-vis des citoyens de ses Etats membres, et aujourd’hui plus que jamais vis-à-vis des Kurdes. Les familles ne demandent que ça. Ont-elles tort ? Nous pensons qu’elles sont plus raisonnables que nos gouvernements et nous faisons le pari que l’opinion publique informée de tous les paramètres refusera l’instrumentalisation dont elle fait l’objet.
Vous pouvez signer cet appel via ce lien.
Editeurs : Mariane VL Koplewicz (Editions du souffle) ; Marijke Van Buggenhout (Vrije Universiteit Brussel) ; Nadia Fadil (IMMRC-KU Leuven) ; Martin Vander Elst (UCLouvain) ; Fabienne Brion (UCLouvain).