Il n’est plus seulement question de résistance, il est question d’offensive !

Intervention de Nacira Guénif au Rassemblement fraternel contre l’islamophobie du samedi 19 octobre 2019, place de la République, Paris.

Bonjour,

Je vais essayer de parler fort pour faire entendre toutes les voix qui nous animent aujourd’hui. Je m’appelle Nacira Guénif, je suis la fille d’une femme qui a porté, à la fin de sa vie, un voile, et qui un jour a été insultée dans la rue de la ville où nous habitions. C’est aussi sa voix aujourd’hui que je veux porter, même si je ne suis pas voilée. Du fond de sa dignité, elle n’a pas compris ce qui lui arrivait, mais elle a reconnu le visage du colonisateur, qui l’avait fait mettre sous le Code de l’indigénat, et qui avait cherché à l’humilier toute sa vie. C’est donc aussi au nom de ma mère, qui a été comme cette femme, comme Fatima, comme tant d’autres, humiliée, menacée dans son intégrité, tout au long de sa vie, parce qu’elle était née indigène, en Algérie, parce qu’elle vivait en France chez l’ancien colonisateur, et parce qu’elle était fière de porter les signes de la religion qui l’avait portée tout au long de sa vie…

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Si aujourd’hui nous nous retrouvons – trop peu nombreux, faut-il le dire – ici à la République, c’est parce que nous avons à interroger la République sur ce qu’elle a toujours été, et sur ce qu’elle continue à être, parce que la République qui se présente sous le visage avenant de l’égalité, la liberté et la fraternité, n’a cessé de trahir ces valeurs, de trahir ces principes, de les piétiner, et de laisser ses élus le faire à tour de rôle. Aujourd’hui, il s’agit de demander pourquoi est-ce que, depuis toujours, et particulièrement depuis 1989 – étrange date, à la fois bicentenaire de la Révolution et début d’une chasse aux sorcières, les sorcières étant ces femmes voilées, ces filles voilées que depuis lors on n’a cessé de conspuer, de chasser, de vouloir dévoiler contre leur volonté, et surtout de constituer comme l’ennemi intérieur d’une société française qui, sans elles, nous dit-on, serait particulièrement civilisée et accueillante… aujourd’hui, il s’agit de demander des comptes à toutes celles et ceux qui ont laissé faire depuis 1989, qui ont été lâches, qui n’ont pas voulu assumer les responsabilités qu’impose le fait de vivre en démocratie, le fait de faire son affaire de toutes les violations des droits, et le fait d’avoir laissé voter une loi liberticide, sexiste et raciste, pour faire culminer leur lâcheté et leur hypocrisie, en 2004.

Depuis lors, les choses n’ont fait que s’aggraver, et nous le savions quand nous avions contesté cette loi à partir de 2003, dans toutes les organisations qui s’étaient mobilisées à l’époque, nous savions que le pire était à venir, et c’est exactement ce qui s’est passé : l’extension du champ de la répression n’a fait que s’étendre. La suspicion n’a fait que s’étendre, et tous les prétextes qui ont pu être pris pour justifier cela ne tiennent plus ! Ni le 11 septembre 2001, ni la supposée « montée du terrorisme » , tant et plus que nous serions dans une société complètement infiltrée pas les « islamistes » – je rappelle à cet égard que la France est pionnière dans la suspicion à l’égard des musulmans, elle n’a pas attendu le 11 septembre 2001 pour jeter la suspicion sur ses habitants et ses citoyens musulmans et musulmanes, elle l’a fait tant et plus et dès qu’elle l’a pu, en toute impunité, en prétextant que c’était la voix de l’extrême-droite qui se faisait en entendre, la voix d’un fascisme souterrain, non ! C’était bien la voix de la France telle qu’elle est aujourd’hui qui se faisait entendre !

Jeter l’opprobre sur cet élu haineux est trop facile parce que, de tous bords, tout le monde a toujours laissé faire contre les femmes voilées, contre les filles voilées, personne ne s’est véritablement élevé, personne n’a voulu prendre parti, personne n’a voulu demander des comptes lors des élections, à son élu, à ses élus, personne ne l’a jamais fait, pas même celles et ceux qui signent aujourd’hui des pétitions bien-pensantes pour demander des comptes à Macron, dont nous n’avons rien à faire ! Macron n’est que le dernier supplétif de cette politique de criminalisation des musulmans et des musulmanes en France. Il l’a dit, d’ailleurs, très clairement : nous sommes l’ « hydre » ! Si des fois nous avions des doutes sur ses intentions, et sur sa tolérance dont nous ne voulons pas, eh bien les choses ont été dites. Cela n’est pas étonnant que le lendemain de cette déclaration il ait été possible, en toute impunité, de dire ce qui a été dit au Conseil général à Belfort.

Donc aujourd’hui il s’agit de demander des comptes, à toutes celles et ceux qui ont laissé faire ! D’exiger qu’ils prennent parti et qu’elles prennent parti ! Notamment ces femmes féministes, qui ont cru sauver contre elles-mêmes toutes ces femmes musulmanes voilées, en prétendant qu’elles étaient irresponsables, qu’elles étaient écervelées, qu’elles étaient « sous-influence ». Et ce discours là continue aujourd’hui en nous expliquant qu’en fait, elles sont, évidemment, en train de constituer l’avenir terroriste et « islamiste » de la France par leur ventre ! Il ne s’agit pas simplement d’interpeller les organisations musulmanes ou d’interpeller tel ou tel, non, c’est toute une société qui est comptable aujourd’hui de cette situation, qui doit enfin comprendre qu’elle ne peut plus criminaliser une partie de sa population, qu’elle ne peut plus s’en prendre, comme au temps de l’orientalisme, et de la colonisation, à cette figure qui ne cesse d’être de plus en plus obsédante dans notre société, et qui vient s’incarner dans cette mère de famille de façon pas si anecdotique que ça, mais absolument révélatrice et symbolique de ce que cette société est devenue.

Demander des comptes, ça veut dire, par exemple, se saisir de toutes les échéances électorales pour demander une position claire sur la réalité de la répression à l’égard des musulmans, et sur la réalité du soutien qu’il faut apporter aujourd’hui à celles et ceux qui sont en butte à cette forme de répression, qu’elle soit larvée, qu’elle soit faite d’agressions, de micro-agressions mineures, ou qu’elle soit faite de mises en résidence surveillée, ou de suspicion généralisée, au prétexte que derrière tout musulman et toute musulmane se tient un « islamiste » en puissance et un terroriste à venir.
Exiger cela de la part des élus, exiger cela de la part de vos voisins, de mes voisins, exiger cela de celles et ceux avec lesquels nous travaillons, c’est-à-dire arrêter de faire comme si cette conversation ne devait pas avoir lieu, qu’elle était problématique, qu’elle allait gâcher l’ambiance, de toute façon l’ambiance est déjà gâchée depuis très longtemps, donc autant y aller carrément, il n’y a plus rien à perdre, il faut les avoir ces interpellations, il faut demander des comptes ! Cela veut dire que dans toutes les institutions où cette question là s’est posée, et je sais de quoi je parle puisqu’à l’université, les coups de boutoir, les assauts pour interdire le voile dans les salles et au sein de l’université n’ont cessé de se multiplier depuis des années, il nous a fallu à chaque fois résister, mais il n’est plus seulement question de résistance, il est question d’offensive !

La barre n’étant pas de notre côté, si des fois certains avaient des doutes là-dessus, il suffit de regarder aujourd’hui la foule que nous sommes – même si elle n’est pas assez nombreuse, jamais assez nombreuse face à ces questions là – il faut donc que chacune et chacun, nous plaidions en faveur d’une offensive et d’un argumentaire qui aujourd’hui ne cherche plus à se disculper mais entend bien accuser celles et ceux qui sont les vrais responsables de la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui. Ce n’est pas le premier « j’accuse » dont il serait question aujourd’hui, et nous nous inscrivons non pas dans une tradition que nous devons revendiquer, mais dans une rupture radicale par rapport à la bien-pensance qui nous a réduites et réduits au silence depuis des années. Avec ces gens qui lèvent les yeux au ciel, ou qui considèrent que, franchement, c’est pas très agréable d’avoir à parler de ça. Non, ça suffit maintenant, il va falloir effectivement que des plateformes soient établies, que des interventions, des manifestes soient écrits, pour qu’enfin, on puisse savoir où se situent celles et ceux qui ont toujours choisi le confort de ne pas se situer sur cette question là, de faire comme si ça n’était pas leur affaire, de faire comme si c’était l’affaire des musulmans et des musulmanes. Non, ça n’est plus le cas !

Aussi, ce que je vous propose aujourd’hui, c’est définitivement de considérer que nous avons toutes et tous, à notre niveau, de là où nous nous tenons, dans nos institutions, dans les groupes dont nous faisons partie, et auxquels nous souhaitons faire entendre la voix de la raison, de considérer qu’il est aujourd’hui irresponsable, coupable, irrationnel, et qu’ils auront à en répondre devant l’Histoire et l’avenir de ce pays, si elles et eux ne prennent pas définitivement position contre toutes les formes d’agression contre les femmes voilées, les mères voilées, contre les musulmans en général, et qu’enfin ils puissent prendre place pleinement dans cette société et œuvrer, comme ils le font déjà, comme elles le font déjà, y compris cette mère qui était en train d’accompagner des élèves, simplement, qu’enfin il soit possible de bâtir cette France dont tous les visages sont les visages de la société à laquelle nous souhaitons appartenir. Tant que cela ne sera pas possible, il faut en faire une condition de la possibilité de cette démocratie qui ne cesse de se revendiquer comme étant un modèle pour le monde. La condition aujourd’hui pour que, prétendûment, la démocratie en France existe, alors qu’elle ne cesse d’être pilonnée de toutes parts par des lois liberticides, c’est qu’enfin les musulmanes et les musulmans puissent exister et respirer sans craindre pour leur dignité et leur vie !

C’est un engagement solennel qu’il faut prendre aujourd’hui qu’on ne peut plus différer. Il n’est plus temps de remettre à demain ou à l’année prochaine ou à la prochaine échéance électorale, ce qui n’a cessé d’être différé. Et l’on sait aujourd’hui les dommages, les ravages, que ce différement a produit dans notre société. Il n’est plus temps d’attendre une autre fois où une Fatima sera humiliée publiquement, où un autre enfant pleurera dans les bras de sa mère voilée, il n’est plus temps, il faut agir ici et maintenant.

Je vais maintenant, si vous le permettez, prêter ma voix brièvement au livre de Zahia Rahmani, elle ne pouvait pas être là aujourd’hui, même si elle est révoltée par tout ce qu’elle a vu depuis une semaine, elle est hospitalisée, et elle m’a demandé de lire le tout début de son livre « Musulman » Roman, publié en 2005, mais qui parle, malheureusement de façon tout à fait désespérante, à la réalité dans laquelle nous sommes aujourd’hui.

« Il me fallut prendre le chemin d’un retour. Revenir à une origine. De ceux qui aboient après les hommes, je n’étais pas. Et contre la meute on ne peut rien. Elle vous condamne sans sommation. « Musulman tu as été, musulman tu es !  » Ainsi elle me nomma. De ce nom seul, du « Musulman », je devais répondre. « Musulman » on veut de moi, « Musulman » je suis ! On me joua ce tour. Pourquoi ? Pourquoi donc me vouloir telle qu’on me veut, soumise à un Dieu ? Pour ne pas t’en échapper, beuglait la meute. Moi, je pensais Dieu comme on pense un protocole, un accord entre les hommes. Mais les bruyants sans peur me barrèrent la route. Et « mon » Dieu, c’est à point qu’ils me le firent tomber du ciel. Le voilà comme preuve ! À Dieu, la meute m’avait rivée. À lui, je devais être. Au « Musulman » j’étais affectée. Au désert j’ai dû me rendre. »

« Au désert j’ai dû me rendre »… Il est hors de question que nous continuions de nous rendre au désert !

Nous sommes ici et maintenant, et nous y resterons !

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🎥 Teaser d’appel à la Marche 📺

Pour l’amour de nos enfants, pour la justice et la dignité, on vous donne rendez-vous le 🔴8/12/19🔴 à 14h, départ Barbés pour la grande #MarcheDesMamans !

A partager et à faire tourner largement ✊🏼

 

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