Du racisme juridique au racisme d’État

Intervention de Selma Benkhelifa,  le 27/04  au Théâtre National dans le cadre de la représentation  » Le Chœur d’Ali Aarrass  » de Julie Jaroszewski.

« Du racisme juridique au racisme d’État : Indissociable du contexte idéologique qui la produit, la Loi est, comme tout dispositif institutionnel, porteuse d’un message politique. Face à l’extrême-droitisation incessante du champ politique en Belgique et en Europe, comment sert-elle d’instrument à l’État et ses différentes instances pour organiser et justifier la domination raciale ? » Par Selma Benkhelifa

Le droit n’est pas juste et le droit n’est pas vrai. Confondre le droit et la justice est une erreur que la plupart des gens font. On a tendance à toujours croire que si on se trouve devant une injustice, c’est parce que le juge – en tant qu’être humain – a mal appliqué la loi. Il est très rare qu’on se dise que c’est la loi elle-même le problème.

Or le droit c’est ce qui est légal à un moment donné, dans une société donnée.

Par exemple, l’esclavage a longtemps été légal sans être juste pour autant, de même que l’apartheid ou l’exclusion des femmes du droit de vote.

La loi cristallise un rapport de forces à un moment donné.

Dans le contexte actuel, les idées d’extrême droite ont le vent en poupe. L’extrême droite occupe le terrain médiatique et fait croire qu’elle représente l’opinion publique. Les idées de gauche sont marginalisées et beaucoup ont peur de les exprimer haut et fort. Qui aujourd’hui ose encore dire que les centres fermés sont un scandale, qu’il faut ouvrir les frontières ou régulariser tous les sans-papiers ou même que les musulmans ne sont pas dangereux ?

L’extrême-droitisation incessante du champ politique, le manque de courage de la gauche intellectuelle et le manque d’organisation de la gauche populaire et des dominés en général créent un rapport de force défavorable.

Ce rapport de force défavorable va ensuite se traduire devant le Parlement par des lois sécuritaires et discriminatoires.

Par exemple, les médias ont surfé sur les attentats pour créer une islamophobie palpable. Le discours islamophobe est tout à fait décomplexé. Les politiciens – même de gauche – pensent qu’un contre -discours radical serait désavantageux du point de vue électoral.

Au Parlement, cela a donné des lois qui créent pour la première fois des citoyens belges de seconde zone[1].

  • Une loi sur la déchéance de nationalité a été votée pour les « terroristes ». Elle permet de déchoir de leur nationalité les binationaux.

 

Elle a été vendue à l’opinion comme une loi qui concernait les terroristes. Personne n’aime les gens qui se font exploser dans les métros, donc tout le monde était d’accord ou neutre.

Toutefois la loi s’applique à tous les « terroristes » à partir de 5 ans de prison ferme. On ne parle donc pas uniquement de gens condamnés pour avoir participer à des attentats. Quand on participe à un attentat, quand on est auteur ou coauteur de meurtre, on prend plus que 5 ans.

En droit belge,

1er. Constitue une infraction terroriste, l’infraction prévue aux §§ 2 et 3 qui, de par sa nature ou son contexte, peut porter gravement atteinte à un pays ou à une organisation internationale et est commise intentionnellement dans le but d’intimider gravement une population ou de contraindre indûment des pouvoirs publics ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte, ou de gravement déstabiliser ou détruire les structures fondamentales politiques, constitutionnelles, économiques ou sociales d’un pays ou d’une organisation internationale.

Par exemple, une jeune fille kurde a fait une action sur un bateau pour réclamer la liberté d’Ocalan (leader kurde emprisonné en Turquie depuis 20 ans). Elle n’avait pas d’arme, uniquement un drapeau et des slogans. Elle est poursuivie pour terrorisme. Elle n’a bien évidemment intimidé aucune population, mais elle a cherché par son acte à contraindre un État – la Turquie – à accomplir un acte – libérer un prisonnier.

Mais cette loi ne concerne pas seulement les terroristes réels ou supposés. Cette loi permet aussi de déchoir de la nationalité belge les auteurs de trafic d’êtres humains.

Dois-je vous rappeler que des hébergeurs sont poursuivis pour trafic d’êtres humains ?

L’hypothèse que cette loi puisse un jour permettre de déchoir de leur nationalité tous les marocains et les turcs qui ont hébergé un cousin sans-papiers est peut-être excessive, mais reste possible.

Cette simple possibilité juridique est inadmissible.

  • Une loi dite loi déportation (deportatiewet) permet de retirer leurs papiers et d’expulser les étrangers qui troublent l’ordre public.

 

Cette loi fait l’objet de recours devant la Cour Constitutionnelle. Elle a déjà permis d’expulser une jeune français né en Belgique qui avait été condamné pour trafic de drogue. Elle a aussi justifié l’expulsion de la compagne d’un belge pour travail au noir !

Elle rétablit la double peine en Belgique, qui avait été supprimée pour plusieurs catégories d’étrangers (dont les étrangers nés en Belgique, les étrangers arrivés avant l’âge de douze ans, les époux de belges, les parents d’enfants belges, …) après une longue campagne du monde associatif qui avait souligné les méfaits de la double peine.

Cette régression dans les droits acquis est quasiment passée sous silence dans les médias.

  • Plus récemment une loi de 2018 indique que les binationaux n’ont pas droit à l’assistance consulaire.

Cette loi supprime l’assistance consulaire pour ceux et celles qui se rendent volontairement dans des pays en guerre. Toujours en référence aux djihadistes.

Sauf que concrètement, l’avocat, le travailleur humanitaire ou le journaliste qui se rend dans une zone de conflits pour y exercer son métier se verra traiter différemment selon qu’il soit belgo-belge ou binational.

Or il ne faut pas oublier que pour beaucoup, la bi-nationalité n’est pas le fruit d’un choix. C’est la juxtaposition de deux régimes juridiques différents. Par exemple, on ne perd pas et on ne peut pas renoncer à la nationalité marocaine ou tunisienne.

Je pourrais continuer la liste des nouvelles lois qui marginalisent les « racisés ». Je sais que le terme est controversé. Pour moi, il signifie juste « victime du racisme ». Et je parle de racisme d’État.

Je ne peux pas parler de racisme d’État sans penser à la petite Mawda, fillette kurde de deux ans tuée par un policier l’année passée.

Contribution de Manu Scordia pour Mawda

La médiatisation de l’affaire a été terrible. Ils ont osé accuser les parents.

Nous sommes passés de la domination à la nécropolitique, pour reprendre le terme au théoricien post-colonialiste Achille Mbembe. Selon lui, l’expression ultime de la souveraineté réside dans le pouvoir social et politique de décider qui pourra vivre et qui peut mourir.

Il y a des morts qui sont inadmissibles. En général, la mort d’un enfant. Et il y a des morts socialement admissibles, parce qu’il faut quand même lutter contre les passeurs. La mort de Mawda n’aura pas fait plus de vagues que cela, parce que cette petite fille fait partie de ceux qui pour le pouvoir dominant peut mourir.

L’antiracisme moral ne m’intéresse pas. Je n’ai pas vocation à m’attabler avec un raciste pour lui expliquer qu’au fond je suis gentille et qu’il a tort de me détester. C’est l’antiracisme politique mon champ d’action. Cela signifie qu’il faut se battre contre toutes formes de discriminations et contre l’institutionnalisation du racisme. On ne trouvera pas de solutions individuelles en allant convaincre chaque raciste ou chaque « je ne suis pas raciste mais… ». Il faut trouver le racisme dans les institutions : l’enseignement, les médias, la justice, l’emploi, … pour exiger des changements structurels.

Il faut reprendre le dessus idéologiquement. Marginaliser le racisme, le rendre inaudible, indicible et infréquentable.

La seule manière dont nous devons évaluer toutes nos actions et nos institutions est de répondre à la question : ma réaction, leur réaction serait-elle la même s’il s’agit d’un « blanc » ? En d’autres termes, si Ali avait été Jean-Pierre, Reynders aurait-il réagi de la même manière ? Si Mawda avait été Camille ? Si ce sans-papiers avait des papiers ? …

Ce n’est qu’en s’assurant que OUI j’aurais, nous aurions en tant que société réagi de la même façon, que nous pouvons échapper à la domination raciale. Sinon nous sommes condamnés à une forme de ségrégation qui sépare non plus les trottoirs sur lesquels nous pouvons marcher ou pas, mais la catégorie d’humains à laquelle nous appartenons : ceux qui ont le droit à une vie digne et ceux qui peuvent mourir sans que cela pose problème.

Selma Benkhelifa
Selma Benkhelifa Avocate – Progress Lawyers Network

[1] Enfin pour être exacte, c’est pour la seconde fois, la première fois c’était les femmes.

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1 réflexion au sujet de « Du racisme juridique au racisme d’État »

  1. Très bon article. Au parlemebt où l’on fabrique la loi, il n’y a pas des chômeurs no des pauvres ni des démunis. Ceux et celles quo parles à leurs nom ou sont là our les représenter, en ont fait d’abord un métier et entendent mais ne vivent ces même réalité au quotidien.
    Ainsi c’est la raison pour laquelle cette loi fabriquée ne pourra etre juste. Et le droit ne restera qu’un rêve…..

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