Selma Benkhelifa évoque un « crime d’État » qui « s’inscrit dans le continuum d’une politique migratoire qui devait conduire, un jour ou l’autre, à ce type de tragédie ». Elle veut secouer les consciences, appeler à un débat de société : « La mort par balle d’une enfant de 2 ans et les suspicions de dissimulations qui ont suivi l’homicide auraient dû déboucher sur un sentiment général d’indignation. Mais on n’entend que des murmures, là où il faudrait des cris d’effroi. »
L’avocate des parents de Mawda accuse : « L’État porte la responsabilité morale de ce qui s’est passé »
Selma Benkhelifa : « Le politicien pense au prochain scrutin, l’homme politique pense à la prochaine génération. Dans quelle Belgique veut-on vivre demain ? Un pays où l’on peut tuer des migrants dans l’indifférence totale ? » | © Ronald Dersin.
Dans un entretien accordé à Paris Match, l’avocate des parents de Mawda s’inquiète de questions cruciales à propos desquelles l’instruction judiciaire reste désespérément muette, de questions dérangeantes auxquelles aucun acteur institutionnel ne semble désireux de chercher un début de réponse. Plutôt que de porter toute la charge sur le policier qui a tiré, Selma Benkhelifa évoque un « crime d’État » qui « s’inscrit dans le continuum d’une politique migratoire qui devait conduire, un jour ou l’autre, à ce type de tragédie ». Elle veut secouer les consciences, appeler à un débat de société : « La mort par balle d’une enfant de 2 ans et les suspicions de dissimulations qui ont suivi l’homicide auraient dû déboucher sur un sentiment général d’indignation. Mais on n’entend que des murmures, là où il faudrait des cris d’effroi. »
Paris Match. Les parents de Mawda viennent d’obtenir un titre de séjour provisoire. Un « beau geste » du gouvernement fédéral ?
Selma Benkhelifa. Pas du tout. C’est le fruit d’un processus juridique. Cette régularisation intervient dans la foulée d’une décision du tribunal du travail disant avec force qu’ « il n’est pas concevable que les parents de Mawda soient privés d’assister au procès » qui se tiendra un jour, peut-être, en Belgique ; qu’ils sont dans un « cas de force majeure » les empêchant de quitter le territoire et que, par conséquent, ils ont droit à l’aide sociale qui leur avait été refusée jusque-là. Vu qu’un tribunal estime qu’ils ont le droit de rester en Belgique, il en découle un droit d’obtenir des papiers pour y séjourner en règle. C’est ce que nous avons plaidé auprès de la secrétaire d’Etat à l’Asile et à la Migration en lui transmettant le jugement. Si le gouvernement ne revoyait pas sa position, nous étions en mesure de faire condamner l’Etat belge.
Pas de « beau geste », donc ?
Non. A partir du moment où le gouvernement n’avait plus le choix, il a pris la posture du « bon prince » qui accepte d’user de son pouvoir discrétionnaire. Au moins, cette fois, c’est du concret. Je vous rappelle que quelques jours après la mort de Mawda, Charles Michel avait reçu les parents et leur avait annoncé que la question de la régularisation ne poserait aucun problème : « Je prends cela en main, je m’y engage, ne vous inquiétez pas », etc. J’étais là, j’ai entendu ces mots. Le jour même, il y a eu une belle photo sur Twitter. Et puis ? Plus rien. L’annonce du premier ministre n’a pas plu à un bourgmestre d’Anvers. Alors, la promesse n’a pas été tenue et mes clients ont vécu pendant des mois sans papiers, sans ressource aucune, sans possibilité d’accès à des formations ou à du travail, sans liberté de circuler. S’ils ont pu se loger et survivre, c’est seulement grâce à l’aide citoyenne. Grâce aussi à l’humanisme d’un bourgmestre, celui de Woluwe-Saint-Lambert, qui a fait passer le message à sa police de laisser ces personnes tranquilles sur le territoire de sa commune. Toutefois, cela n’a pas empêché qu’un jour, le papa et son fils furent arrêtés dans le cadre d’un contrôle de routine. On a pu rapidement intervenir, mais imaginez-vous ce que cette nouvelle expérience policière a représenté pour le frère de Mawda. Cet épisode a bien sûr ravivé un important traumatisme chez ce garçon de 4 ans, qui a vu sa sœur mourir d’une balle policière.
« Cette régularisation était le minimum qu’on puisse leur donner, mais ils n’ont évidemment pas encore obtenu justice pour leur petite fille »
Quel est l’état d’esprit des parents de Mawda après cette régularisation provisoire ?
Bien sûr, il y a un soulagement. Mais directement après me l’avoir exprimé, le papa m’a questionné : « Selma, on continue, n’est-ce pas ? Pour le policier, il y aura une justice ? » Il avait tellement entendu dire autour de lui que maintenant tout allait pour le mieux dans le meilleur du monde ! Que l’affaire était « réglée ». Je lui ai répondu ce que je vous dis aujourd’hui : cette régularisation était le minimum qu’on puisse leur donner, mais ils n’ont évidemment pas encore obtenu justice pour leur petite fille.
Avez-vous le sentiment que la justice œuvre efficacement dans cette affaire ?
Non. J’observe qu’elle a renoué avec un procédé contestable : celui qui consiste à saucissonner un dossier délicat en plusieurs parties. D’une part, cela conduit à une perte d’informations, car des faits qui en expliquent d’autres sont analysés séparément. D’autre part, cela permet aux différents acteurs institutionnels de se déresponsabiliser. La juge d’instruction ne s’occupe que de « l’incident de tir », pas question pour elle de s’intéresser au contexte des opérations « Médusa », ces chasses aux migrants, ou à une éventuelle coalition de fonctionnaires visant à étouffer l’affaire. Le volet « trafic d’êtres humains », en ce compris l’histoire de la balise qui avait été placée sur le véhicule avant la course-poursuite, a été confié à un autre magistrat. Le Comité P fait un rapport qui ne parle que de problèmes de communication avant le tir et ne questionne pas directement les policiers impliqués. Les parlementaires se contentent d’avaliser le rapport et disent qu’il faut laisser faire la justice, bottant en touche quant au débat sur la création d’une commission d’enquête. Bref, tout le monde fait son job et, comme on dit, l’affaire suit son cours. La réalité, c’est qu’il y a des questions qui restent désespérément sans réponse et d’autres auxquelles on ne cherche même pas à répondre. Certains devraient lire ou relire les travaux de la philosophe allemande Hannah Arendt sur les conséquences des mécanismes de déresponsabilisation. Des entreprises monstrueuses peuvent être construites avec des personnes individuellement sympathiques qui ne font que leur boulot, qui ferment les yeux sur ce qui dérange leurs certitudes, qui ne se posent pas de question sur l’ensemble de « l’oeuvre » à laquelle elles participent, qui ne s’interrogent pas sur les tenants et aboutissants d’un système, et in fine, sur son caractère globalement inhumain.
« La première volonté de l’ordre judiciaire fut d’étouffer l’affaire Mawda »
Que refuse-t-on de voir dans cette affaire ?
On ne peut pas comprendre l’« affaire Mawda » si on n’explique pas les opérations Médusa, la volonté politique de « fermeté » dans le contrôle des « transmigrants », les ordres qui en découlent et qui sont répercutés depuis les parquets et les directions de police jusqu’aux agents de terrain, l’influence qu’ont ces ordres sur l’état d’esprit des intervenants. On le répète aux policiers, on leur martèle : il faut arrêter des migrants à tout prix. Je dis bien des migrants, comme cela ressort des déclarations qui se trouvent dans le dossier judiciaire. On ne leur dit pas de capturer des passeurs ! Ça, c’est un discours d’après « affaire Mawda », pour les médias. Un soir, en mai 2018, le prix de la chasse aux migrants, ce fut la vie d’une petite fille. Mais combien y a-t-il eu d’autres victimes de cette politique de « fermeté » ? Combien de morts ? De blessés ? Sur les autoroutes, dans les ports, dans les gares. Des sans-papiers, des sans-noms. Des oubliés dont personne ne parlera jamais. Des ombres qui s’évanouissent dans un gouffre d’indifférence. Ce questionnement doit être posé avec plus de force que jamais, dès lors qu’on a observé que la première volonté de l’ordre judiciaire fut d’étouffer l’affaire Mawda. Ce constat est inquiétant pour l’indépendance de la justice. Mais ce qui trouble plus encore, c’est l’insensibilité qui s’est installée dans la société par rapport à de tels faits. La mort par balle d’une enfant de 2 ans et les suspicions de dissimulations qui ont suivi l’homicide auraient dû déboucher sur un sentiment général d’indignation. Mais on n’entend que des murmures, là où il faudrait des cris d’effroi.
Il est vrai que beaucoup de gens résument encore l’affaire par un slogan : « Le chauffeur n’avait qu’à s’arrêter » ?
Sauf qu’en Belgique, on ne tue pas les gens pour refus d’obtempérer à un contrôle de la police de la route ! Les chauffeurs alcoolisés sont bien plus dangereux pour la sécurité des usagers qu’une camionnette chargée de migrants qui, roulant à du 90 km/h, refuse de s’arrêter sur un tronçon d’autoroute. Quand la police doit arrêter un chauffeur alcoolisé, personne ne songe un seul instant que la bonne manière de faire est de tirer dans les pneus, au risque de faire valser sa voiture dans le décor ou d’atteindre un de ses passagers avec une « balle perdue ». Par contre, dans le cas de la camionnette chargée de migrants, certains font mine de croire qu’il est normal de tout de suite sortir les flingues ! Ceux-là considèrent-ils aussi que les « transmigrants » sont des sans-droits qui peuvent être tués en toute impunité ? Je ne veux pas vivre dans un pays ou des vies ont moins de valeur que d’autres. Cette affaire Mawda a mis en évidence de schémas mentaux qui effraient. Je pense à cette policière qui n’a pas permis à la maman d’accompagner la petite lorsque son corps a été chargé dans l’ambulance sur le parking de Maisières. Elle a considéré que l’état d’arrestation administrative de cette « migrante » primait, que la priorité était de la diriger vers le cachot. Quelle image déshumanisée du migrant faut-il avoir pour infliger une telle souffrance supplémentaire à une maman en pleurs ? Il faudrait expliquer aux policiers que l’infraction, c’est le trafic des êtres humains et que les êtres humains qui sont sur le chemin de l’exil sont les victimes de l’infraction. Dans le même ordre d’idée, il y a cette histoire de bouclier humain que des policiers ont évoqué dans des dépositions. Ils étaient donc convaincus que les migrants étaient prêts à jeter leurs enfants sur la route pour mettre fin à la course-poursuite. Mais quels sont les parents qui agiraient ainsi ? Encore une fois, cela traduit une image totalement déshumanisée du « migrant ».
« Il va falloir se constituer partie civile pour faux, demander au rédacteur du PV de l’enfant-bélier ce qui s’est réellement passé sur le parking »
Le sommet en la matière est certainement le premier procès-verbal du dossier qui, d’après une source, affirme ceci : « Selon les informations recueillies et nos constatations, les faits se seraient déroulés comme suit : on transporte des personnes en situation illégale dans une camionnette. On est pris en chasse par la police car on tente de se soustraire au contrôle. Au cours de la poursuite (…) on brise des fenêtres avec la tête d’une enfant et on fait mine de la jeter vers les véhicules de police. Les coups occasionnés (sic) à l’enfant entraînent un traumatisme crânien et le décès de l’enfant. (…) »
Votre source dit vrai. Cette hypothèse complètement aberrante a été avancée dans ces termes-là. Ce PV n’est rien d’autre qu’un faux intellectuel. Le policier qui a écrit cela, soit il a menti, soit on lui a communiqué des informations mensongères. Qui a pu croire à des absurdités pareilles ? A un moment, il va falloir se constituer partie civile pour faux et demander au rédacteur du PV de l’enfant-bélier ce qui s’est réellement passé sur le parking de Maisières. A-t-il été incité à écrire cela ? S’est-il senti obligé d’inventer ces fadaises ? Le dossier montre que quelques instants à peine avant de construire cette fiction policière, ce même officier travaillait sur l’hypothèse d’un double tir, venant d’une part du policier et d’autre part de la camionnette, ce qui ne correspondait à rien, puisque les migrants n’ont jamais été armés dans cette affaire.
Le cheminement de l’enquête initiale menée sur le parking est difficile à suivre…
Ah, mais ce n’est pas facile de mentir à plusieurs ! Je souhaiterais tellement qu’une investigation approfondie permette de confirmer ou d’infirmer que, cette nuit-là, la première question n’a pas été celle-ci : « Comment on couvre ? » J’espère me tromper en imaginant une suite possible : « On dit quoi ? – On ne dit rien. – Oui, chef », premier temps. « Oui, mais les supérieurs viennent d’être informés que c’est le tir d’un collègue. – Alors on dit qu’il y a eu aussi un autre tir venant de l’intérieur de la camionnette des migrants. – Oui, chef », second temps. « Ouf, un médecin légiste a dit que la cause de la mort est un traumatisme crânien. – Alors, on va raconter une histoire d’enfant-bélier. – Oui, chef », troisième temps. Comment passe-t-on d’une hypothèse d’une mort par balle à celle d’un traumatisme crânien ? On nous propose cette histoire de l’urgentiste-ambulancier qui aurait fait savoir par téléphone au médecin-légiste que la petite n’aurait pas été tuée par balle. Par téléphone, vous imaginez ? Mais où se trouve le témoignage de cet urgentiste dans le dossier ? Cela fait des mois que je demande qu’on identifie cette personne. A-t-elle vraiment dit cela ? Y a-t-elle été invitée ? Cette affaire a-t-elle connu l’intervention du plus mauvais urgentiste du monde, incapable de repérer une blessure par balle ?
Une blessure par balle « visible à l’œil nu », nous a déclaré un jour le Procureur général de Mons… Cela dit, relevez-vous qu’il y aurait d’autres grands absents dans l’enquête judiciaire en cours ?
Et comment ! Je pense à ces policiers – je parlerais volontiers des « justes » de cette affaire – qui voulurent prévenir rapidement le Comité P ; je pense à ce dispatcher du CIC Hainaut qui a conseillé au policier-tireur de ne point trop parler des faits lors d’une conversation téléphonique enregistrée : « Moins on en sait, mieux c’est. » Ce même dispatcher est d’ailleurs un témoin clé pour déterminer ce qui a été dit avant l’intervention du policier-tireur à propos de la présence de migrants dans la camionnette… Vu que les enregistrements des communications radio qui auraient pu servir de preuve n’existent pas en raison d’un « problème technique », il me semble essentiel d’interroger cet homme. Mais on ne le fait pas. Soit il a bien dit qu’il y avait des migrants à bord du véhicule, comme l’affirme d’ailleurs l’équipier du policier-tireur ; soit il n’a rien dit, mais alors il devra s’expliquer sur cette non-transmission d’une information capitale. Ce n’est là qu’une des questions auxquelles aucun acteur institutionnel – justice, Comité P ou Parlement – ne cherche un début de réponse.
« L’affaire Mawda devrait être un point de rupture. Une sorte d’affaire Dreyfus dont on devrait débattre dans toute la société, au bureau, à l’usine, à l’école »
Lors du tir, plusieurs policiers entendent la déflagration, certains l’identifient comme étant une détonation d’arme à feu. Il est aussi question du tir policier dans les conversations radio. La camionnette s’immobilise sur le parking de Maisières. Le père de Mawda en sort avec son enfant blessé dans les bras. A en croire la version policière, personne ne fait alors le rapprochement entre le tir dont il était question un instant auparavant et cet enfant qui meurt. Vous y croyez, à cette histoire ?
Non, je n’y crois pas. La petite fille de 2 ans a reçu une balle dans la joue ! Elle a évidemment causé une blessure importante, qui est décrite dans le rapport du légiste. Mais quand son papa sort du véhicule, tout le monde aurait oublié le tir, personne ne verrait la blessure, personne n’apercevrait le trou dans le visage. On a parlé de coalition de fonctionnaires dans ce dossier. Commencerait-elle dès après l’arrêt de la camionnette ? La version la plus crédible est évidemment que beaucoup de personnes savaient qu’il y avait une petite fille blessée par balle sur ce parking, en ce compris d’ailleurs les trente migrants qui furent braqués, mis à l’écart et ensuite rapidement remis sur le chemin de l’exil… Comme si la justice avait été soulagée de se débarrasser de ces témoins. S’il y a des policiers qui ont quelque chose sur la conscience, il est temps qu’ils le fassent savoir.
Certains de ces policiers, nous dit-on, auraient du mal à vivre avec ce qui s’est passé ?
Cela ne m’étonne pas. Individuellement, il y a beaucoup de gens sympas. Des femmes et des hommes qui sont eux-mêmes parents. Les policiers qui seraient choqués sont aussi prisonniers d’un système très hiérarchisé, dans lequel il n’est pas aisé de produire une parole dissonante. Un système qui favorise l’élaboration d’une « version collective », comme en témoigne le « débriefing opérationnel de l’incident de tir » que vous avez révélé dans votre contre-enquête. Mais il arrive un moment où chacun doit faire son examen de conscience. Il existe aussi des voies légales que les policiers connaissent pour témoigner.
Ne faudrait-il pas aussi que plus de voix se fassent entendre dans la société pour réclamer justice et vérité dans ce dossier ?
Il existe un « Comité Mawda- Justice-Vérité », il y a des personnes qui se mobilisent. Mais il faudrait plus que cela. Lors d’un récent débat à l’Université Saint-Louis, une sociologue expliquait que « l’affaire Mawda » devrait être un « point de rupture ». Une sorte d’« affaire Dreyfus » dont on devrait débattre dans toute la société, au bureau, à l’usine, à l’école, pour déboucher sur une remise en question, pour déconstruire cette vision négative des migrants, ce fruit empoisonné de la communication politique extrêmement violente de certains partis qui sèment la haine, pour briser enfin une forme de déni collectif. Mais où est-il, l’Emile Zola belge qui va lancer le débat ? Où sont les politiques qui s’indignent ? On préfère prendre des pincettes : « Laissons faire la justice, on verra plus tard. » Mais on le voit déjà, des questions échappent à toute enquête !
« Je ne souhaite pas que le policier soit poursuivi pour meurtre. Par contre, il faut oser parler d’assassinat d’Etat »
Mawda ne fait pas de voix…
Le politicien pense au prochain scrutin, l’homme politique pense à la prochaine génération. Dans quelle Belgique veut-on vivre demain ? Un pays où l’on peut tuer des migrants dans l’indifférence totale ? Beaucoup d’éléments de cette affaire scandaleuse de bout en bout sont désormais publics. Mais la seule réponse, c’est le silence. Pas de démentis. Pas de débats passionnés au Parlement. Pas de médias curieux. On met le couvercle sur la cocotte-minute. Mais, à un moment, cela va exploser. En tous cas, je l’espère ! Si le débat indispensable sur ce que nous dit l’« affaire Mawda » ne devait jamais avoir lieu, j’aurais peur de ce que serait alors devenu mon pays.
Près d’un an après les faits, le policier qui a tiré n’a toujours pas été inculpé. Vous le déplorez ?
Oui, parce qu’au regard des faits et de ses aveux, son inculpation n’est que la norme. Cette affaire doit en effet déboucher sur un procès public durant lequel toutes les questions pourront être posées dans le cadre d’un débat contradictoire. Tout le monde sait déjà que ce policier ne fera pas un jour de prison. C’est un primodélinquant qui n’a pas de casier judiciaire. L’idée n’est pas de réclamer une sanction lourde pour un individu mais de faire passer un message fort à certains de ses collègues qui pourraient être tentés de l’imiter : il n’y a pas d’impunité. Quand on tire sur quelqu’un, on se retrouve devant le juge. Une justice au rabais aurait des conséquences catastrophiques, car elle renforcerait un sentiment de « légitimité » chez de futurs auteurs de violences policières, alors que l’on déplore déjà un problème de racisme structurel au sein des forces de l’ordre. Sans justice dans ce dossier, certains policiers pourraient se sentir « autorisés » à violenter des migrants et à prendre le chemin de certains de leurs collègues américains qui multiplient les interventions ultra-violentes contre les personnes afro-descendantes. Encore une fois, ce procès ne doit pas se focaliser sur un homme qui a tiré. Je ne crois pas qu’il y ait eu une volonté de tuer quelqu’un dans le chef du policier. Son geste absurde est coupable, mais la pire des choses serait de l’isoler de son contexte. Il s’inscrit dans le continuum d’une politique migratoire qui devait conduire un jour ou l’autre à ce type de tragédie. En ce sens, l’« affaire Mawda » est un crime d’État : l’État porte la responsabilité morale de ce qui s’est passé. Je ne souhaite pas que le policier soit poursuivi pour meurtre. Par contre, il faut oser parler d’assassinat D’État.
Osera-t-on le faire ?
Je veux être très claire : dans cette affaire, je n’ai pas confiance en la justice belge. Ce n’est pas que la juge qui s’occupe du dossier est mauvaise. Mais il y a des pressions épouvantables. L’instruction concerne des gens avec lesquels elle doit travailler dans son arrondissement judiciaire. Dans ce type de dossier, il faudrait une personnalité exceptionnelle qui refuse obstinément de baisser la tête, un peu comme ces juges anti-mafia en Italie. Il m’apparaît donc évident que des questions resteront sans réponse. Je continue à plaider pour qu’un jour, une commission d’enquête parlementaire s’empare d’elles. Et si la vérité ne sort pas en Belgique, nous ferons appel à la Cour européenne des droits de l’homme. Un jour, peut-être, le destin tragique de la petite Mawda sera abordé dans un rapport d’experts de l’ONU, comme celui qui dénonça récemment le racisme structurel en Belgique à l’égard des Afro-descendants. Un autre fruit empoisonné, la résultante d’un passé colonial mal assumé.
Retrouvez toute notre contre-enquête sur la mort de Mawda
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