« L’assassinat de Semira Adamu au prisme de l’intersectionnalité ».

Bonsoir à toutes et tous,

Je remercie les organisateurs pour cette invitation.

Je vais tenter de replacer la question de l’assassinat de Semira Adamu et plus globalement la question des politiques migratoires dans une perspective décoloniale. Il ne s’agit bien évidemment pas de livrer ici une réflexion exhaustive et aboutie, chose qui me serait impossible étant donné le temps qui m’est imparti. Il est plutôt question pour moi d’esquisser un cadre de réflexion et de lutte qui inscrit les politiques migratoires et leur dimension répressive dans le temps long des rapports globaux de domination et d’exploitation du Nord à l’égard du Sud ainsi que des processus de déshumanisation qui sous-tendent ces rapports.

Ces questions prennent place dans le contexte d’une société post-coloniale qui est toujours en prise avec le système-monde. Dans cette perspective, il est certains événements qui jettent une lumière crue sur nos sociétés modernes libérales qui, à première vue, ont l’air d’être pacifiées mais en réalité sont profondément violentes. Le drame de l’assassinat de Semira Adamu fait assurément partie de ces événements tant cette mort et le procès qui s’en est suivi ont mis à nu la froide mécanique du pouvoir, la force et la brutalité dont il est capable pour justifier et perpétuer une situation d’injustice et de domination, ainsi que la discordance manifeste qui existe entre les valeurs humanistes censées régir nos sociétés et l’épreuve de la réalité qui est une négation de ces principes.

20 ans exactement depuis l’assassinat de Semira Adamu. 20 ans pourtant que la politique migratoire belge et européenne poursuit sa même lancée mortifère. 20 ans après, nous avons assisté impuissants à la mort de Mawda Shawri, une enfant de deux ans abattue d’une balle dans la tête par la police belge parce que ses parents étaient à la recherche de conditions de vie dignes. 20 ans après la mort violente de Semira, la Méditerranée ne cesse de se remplir de cadavres sans noms et sans visages.

Semira. Mawda. Une histoire qui se répète inlassablement, mécaniquement. Parce qu’il est bien question d’une mécanique de la répression susceptible de conduire à la mort. La technique du coussin, celle-là même qui a été fatale à Semira, en témoigne parfaitement. Les armes de la répression sont parfaitement affûtées et pourtant personne ne semble en porter entièrement la responsabilité lorsqu’il s’agit de comparaître sur le banc des accusés après mort d’homme, en l’occurrence ici mort de femme et d’enfant. Les responsabilités sont systématiquement diluées de sorte que l’on ne sache plus vraiment à qui elles incombent. Les gendarmes qui ont étouffé Semira auraient tout au plus commis un crime d’obéissance puisqu’ils ne faisaient qu’appliquer la procédure en vigueur et n’avaient nullement l’intention de tuer. De la même façon, le policier qui a tiré en direction de la camionnette transportant Mawda et ses parents ne faisait que répondre à une urgence, arrêter les passeurs qui seraient les seuls et uniques coupables. Pourtant, au-delà des responsabilités individuelles, il y a bien une responsabilité politique qui est engagée : celle de l’Etat et du gouvernement fédéral au regard de la politique migratoire promue et dont les conséquences mortifères sont bien connues. Un crime d’Etat donc dans l’un et l’autre cas.

A l’époque, la mort de Semira Adamu avait provoqué une onde de choc qui avait conduit à la démission du Ministre de l’Intérieur Louis Tobback. Plus qu’un aveu de responsabilité, il s’agissait plutôt de la nécessité de faire un pas de côté en raison de l’émotion populaire. Cette démission n’a ainsi pas permis une remise en cause fondamentale du système d’expulsion et de chasse aux migrants. Au contraire, la dimension répressive est aujourd’hui assumée de manière de plus en plus cynique et décomplexée au prix de rafles et de l’enfermement d’enfants. Mais si la question migratoire semble se durcir au fil du temps, dans les faits le discours politique est marqué par une constante : le fait d’ériger l’immigration en menace contre laquelle il faudrait se prémunir, une menace qu’il faudrait pouvoir neutraliser coûte que coûte. Cette position transcende les partis politiques, on la retrouve tant chez le tandem actuel de la NVA (Francken-Jambon) qu’à l’époque chez les socialistes Tobback et Vande Lanotte. Elle est aussi largement commune aux Etats européens.

Ce discours sur l’immigration contribue à redessiner les frontières à la fois physiques et symboliques à l’échelle de la planète. Frontière entre l’Europe forteresse et l’Afrique d’une grande richesse mais pourtant spoliée et exsangue. Frontière entre le monde Blanc opulent et le monde non-Blanc voué à l’instabilité et à la pauvreté. Frontière, enfin, entre les êtres dignes de vivre dans la sécurité et l’aisance matérielle et les sous-êtres que l’on peut presque impunément rejeter, déporter, maltraiter voire tuer s’ils cherchent à fuir l’espace qui leur a été assigné. Cette ligne de démarcation se matérialise dans les systèmes administratifs complexes des Etats-nations occidentaux où passeports, visas et autres cartes de séjour ont aussi comme fonction de distinguer d’une part ceux qui ont droit de cité et qui peuvent circuler librement et d’autre part ceux qui sont réduits à un statut de paria et pour lesquels ces mêmes droits sont purement et simplement déniés.

Il en est ainsi des sans-papiers qui sont dans les faits des sans-droits. Mais cette ligne de démarcation entre zone d’humanité et zone de sous-humanité est également apparente dans les différentes formes de citoyenneté qui prennent place subrepticement au cœur des Etats européens. Tel est le cas des binationaux en Belgique (au premier rang desquels se trouvent les Belgo-Marocains et les Belgo-Turcs) ramenés en pratique à un statut de sous-citoyenneté lorsque leur est déniée par voie légale l’assistance consulaire qui est en théorie un droit acquis pour tout citoyen belge. Tel est encore le cas des populations Rroms qui n’ont, après la Seconde guerre mondiale, jamais été totalement réintégrées au sein des nations européennes.

Cette ligne de démarcation opère donc pour dessiner les frontières extérieures de la zone de l’être mais également en son sein, au cœur des espaces urbains des pays occidentaux où les descendants des immigrations post-coloniales continuent de subir inégalités, discriminations et répression des forces de l’ordre. Ces espaces où la représentation du Noir, qui est infantilisé et renvoyé à des formes d’invisibilité sociale et politique qui tranchent avec sa couleur de peau, est encore fortement imprégnée de l’imaginaire colonial. La répression à l’égard de ces populations se fait d’autant plus dure lorsqu’elles tentent d’organiser leurs luttes de manière autonome.

Cette ligne de démarcation entre être et non-être comme le disait Fanon n’est pleinement visible qu’au regard de la dimension coloniale et impériale qui a structuré (et structure encore) l’Occident et en particulier l’Europe à une grande partie du monde : un rapport de domination, d’exploitation, de spoliation, d’accumulation unilatérale des richesses par le biais des systèmes institués de l’esclavage, du colonialisme et du néo-colonialisme. Ce rapport n’a pu s’établir qu’au prix d’une déshumanisation massive des peuples qui ont été colonisés et/ou réduits en esclavage. Les processus de décolonisation formelle n’ont pas permis de gommer ce rapport de domination et d’en venir à bout tant et si bien qu’il persiste aujourd’hui encore des formes plus ou moins sévères de colonialité du pouvoir et de l’être du Nord global vers le Sud global mais aussi, comme je le disais il y a un instant, à l’égard des Sud présents au Nord.

Nous vivons une période marquée par la circulation de plus en plus rapide des biens et services. Alors que les frontières séparant les êtres humains ne cessent de s’ériger, elles tombent dans le même temps pour permettre à une économie prédatrice qui fait montre d’une avidité toujours plus grande, de se déployer. Dans ce contexte, les migrants en provenance des pays du Sud constituent une main-d’œuvre bon marché à disposition dans les pays du Nord. Leur force de travail alimente le marché de l’emploi secondaire, flexible et peu rémunérateur. Les femmes migrantes (notamment celles originaires de l’Afrique sub-saharienne) subissent un phénomène de déqualification professionnelle dans des secteurs tels que celui des soins et des services à la personne. Elles permettent notamment de combler les tâches domestiques et de soin laissées vacantes en raison de l’accès des femmes occidentales à l’emploi.

A Bruxelles, les femmes migrantes jouent ainsi un rôle-clé dans l’économie régionale. La pénurie structurelle en matière d’accueil de la petite enfance et de personnes âgées qui caractérise la ville est reportée sur ces femmes souvent issues des classes les plus précaires. Elles sont chargées de la garde de nos enfants, qu’ils soient malades ou en bonne santé, et de la garde de nos aînés, alors qu’elles-mêmes sont souvent contraintes de confier leurs proches auprès d’autres femmes dans leur pays d’origine. De cette façon, le racisme nourrit à la fois le capitalisme et le sexisme en contribuant à figer des rôles spécifiques pour ces femmes migrantes au sein de l’organisation globale du travail. En s’intéressant aux fondements économiques du fémonationalisme (à savoir l’instrumentalisation de la rhétorique sur l’égalité hommes-femmes à des fins racistes), la sociologue Sarra Farris dit : « Le Premier Monde endosse le rôle traditionnellement dévolu à l’homme dans la famille – gâté, doté de tous les droits, incapable de cuisiner, de nettoyer ou de trouver ses chaussettes. Les pays pauvres se comportent comme la femme traditionnelle – patiente, nourricière et effacée. Une division des tâches que les féministes critiquaient lorsqu’elle était « locale » mais qui, maintenant, métaphoriquement, est devenue globale. » Les femmes non-Blanches, les femmes musulmanes, les femmes noires, en particulier dans les classes populaires et laborieuses, ainsi que les femmes sans papiers, croulent sous la dimension de l’oppressions raciale à laquelle se superposent les oppressions sexistes et de classe.

Dans ce contexte, un constat s’impose : la promesse de progrès contenue dans la Modernité ne s’est pas réalisée. Au contraire, guerres et misère prolifèrent et le dérèglement climatique est annonciateur de nouvelles catastrophes à venir. Les peuples du Sud sont les premiers impactés par cette violence ; mais lorsqu’ils essayent de fuir à la recherche de conditions de vie dignes, ils se heurtent au mur d’inhumanité que l’Occident a dressé devant eux. La Déclaration universelle des Droits de l’Homme n’a pas suffi à ralentir cette marche frénétique vers un progrès supposé qui, en réalité, ne sert qu’une poignée au détriment de l’Humanité et de sa diversité. Adoptée à une époque où le monde était encore officiellement régi par le colonialisme, la Déclaration universelle des Droits de l’Homme est elle-même l’expression d’un regard se considérant comme central ; un regard surplombant tous les points de vue. Face à tant d’auto-satisfaction morale affichée, les migrants, les sans-papiers viennent bousculer de manière entêtante notre bonne conscience blanche. Le traitement qui leur est réservé dans nos contrées infirme de manière implacable et spectaculaire le caractère universel de ces droits. L’article 1er de la Déclaration qui proclame que « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits » suffit à lui seul à creuser le gouffre existant entre les pétitions de principe à visée morale et la réalité marquée par un enchevêtrement inextricable d’inégalités dont la race constitue un soubassement majeur et déterminant.

En réalité, l’une des questions essentielles qui se posent à notre époque est celle d’un supposé « racisme sans races ». Cette vision irrigue en particulier tout le spectre de la gauche (des partis politiques aux syndicats). Une gauche qui, tout engluée dans ses considérations universalistes, rechigne à voir l’évidence de la hiérarchisation raciale de l’Humanité. Comment dès lors prétendre lutter efficacement contre les bouleversements du monde qui sont nourris par cette racialisation de pans entiers de l’Humanité à des fins d’exploitation et d’accumulation toujours plus grande des richesses ? Peut-on vraiment continuer à parler des Droits de l’Homme alors qu’ici et ailleurs des êtres humains sont perçus à travers le prisme déformant de catégories telles que la négrophobie, l’islamophobie, la Rromophobie ou l’antisémitisme ? Peut-on imaginer que cette égalité soit effective lorsqu’au sein de nos Etats dits démocratiques des dispositifs légaux, institutionnels et administratifs permettent de reléguer des groupes entiers dans des formes de sous-citoyenneté voire de sous-humanité ? De toute évidence, la réponse est non.

Seule une critique fondamentale de la civilisation moderne, seule une remise en cause en profondeur du racisme et de ses interactions avec le capitalisme et le sexisme nous permettra d’y arriver. Le chemin est encore long tant l’inculture est grande en matière de logiques de domination raciale. Il y a peu, la Belgique semblait à peine découvrir, timidement, hypocritement dirais-je même, l’ampleur du racisme en son sein, avec le témoignage de Cécile Djunga. Si le défi reste important, les luttes s’organisent néanmoins, de plus en plus fortes, de plus en plus structurées, portées par celles et ceux  qui subissent de plein fouet les conséquences de ce système raciste d’oppression. Dans nos villes, des collectifs s’activent sur les questions à la fois spécifiques et concordantes de l’islamophobie, du traitement inégalitaire réservé aux binationaux, des représentations coloniales des populations noires, de la restitution des biens et trésors mal acquis au cours de la période coloniale, de la décolonisation de l’espace public ou encore sur la question des féminismes décoloniaux.

Sur la question migratoire, la Coordination des Sans Papiers lutte pour que cessent les rafles et les centres fermés et pour que tous les sans-papiers soient régularisés afin qu’ils puissent, en tant que citoyens, disposer des mêmes droits que les autres travailleurs, d’un logement et de revenus décents. Le Comité des Femmes Sans Papiers lutte également à partir de l’expérience du parcours d’exil conjugué au féminin qui est, pour les femmes, jalonné d’épreuves et de violences sur toute la route migratoire depuis le pays d’origine jusqu’au pays d’accueil. Dans une perspective décoloniale, nous ne pouvons qu’adhérer à ces revendications et leur donner écho.

Pour terminer, une image. Celle de Semira. Assise sur son siège d’avion entre deux gendarmes, elle chantonnait calmement quelques instants à peine avant que ne s’abatte sur elle une répression féroce et inhumaine. Sa voix, même lointaine, nous parvient encore aujourd’hui comme gage d’une volonté inflexible à faire gagner la vie sur toutes les tentatives de déshumanisation. A nous de continuer à faire vivre ce chant de la dignité.

Merci de votre attention.

Khadija Senhadji socio-anthropologue et militante décoloniale. Elle s’intéresse plus particulièrement aux enjeux liés à la présence des populations issues des immigrations post-coloniales au Nord, aux ressorts du racisme structurel ainsi qu’aux mécanismes de domination raciale à l’échelle globale.

Cette intervention a eu lieu durant une conférence de « Tribute to Semira Adamu », dans le panel : « L’assassinat de Semira Adamu au prisme de l’intersectionnalité ».

Contribution de Manu Scordia pour Mawda http://manu-scordia.blogspot.com/
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