La vieille Europe applique la politique migratoire de fermeture des frontières de l’extrême-droite, alors que les études indiquent que ses économies ont besoin de les ouvrir
15 janvier par Fátima Martín

Après l’irruption de partis d’ultra-droite prônant une main de fer anti-migratoire, l’Union européenne (UE) a adopté ces derniers mois un Pacte restrictif sur la migration et l’asile [1] et a même proposé de créer des centres de déportation hors de ses frontières à l’image de ceux imaginés par l’ultra-droitière Georgia Meloni, que la justice italienne a pour l’instant stoppés. Les 27 s’orientent de plus en plus vers un modèle qui ignore les droits de l’homme et qui, jusqu’à récemment, était considéré comme illégal par ces mêmes institutions [2].
- Le 19 décembre dernier, von der Leyen, par un geste symbolique, s’est réunie à nouveau avec les leaders européens qui défendent des positions anti-immigration au Conseil européen de Bruxelles. Autour de la table, il y avait, entre autres, Giorgia Meloni (Italie), Viktor Orbán (Hongrie), Dick Schoof (Pays Bas), Donald Tusk (Pologne), Kyriákos Mitsotákis (Grèce) ou encore Mette Frederiksen (Danemark).
Dans une lettre préalable au Conseil européen, la présidente de la CE faisait savoir aux 27 qu’ils avaient avancé dans la recherche de “ nouvelles façons de lutter contre l’immigration illégale ” [3] et que la meilleure manière d’introduire dans un cadre juridique la possibilité d’implanter des centres de déportation de migrants hors du territoire européen était à l’étude : “ Nous devons examiner les aspects juridiques, opérationnels et pratiques, ainsi que les implications financières de ces centres, tout en respectant les droits fondamentaux et le principe de non refoulement” a-t-elle ajouté [4]. Dans sa lettre, Ursula von der Leyen a ajouté que “les États membres peuvent invoquer les dispositions du Traité pour aller au-delà de ce que prévoit actuellement la législation secondaire de l’UE, à titre exceptionnel et sous de strictes conditions. (…)”. Deux mois auparavant, le premier ministre polonais, Donald Dusk, défendait la suspension temporaire du droit d’asile sur le territoire polonais [5]. La proposition de ce libéral conservateur est particulièrement grave, compte tenu du fait qu’il a été président du Conseil européen entre 2014 et 2019.
Ursula von der Leyen écrit que, en matière d’immigration, “les États membres peuvent invoquer les dispositions du Traité pour aller au-delà de ce que prévoit actuellement la législation secondaire de l’UE …”
Non seulement cette politique porte atteinte à la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) [6], mais en outre, elle diverge des prescriptions de nombreuses études économiques, à commencer par celles de la Banque centrale européenne (BCE) elle-même, visant à atténuer certains des maux qui affligent la vieille Europe. C’est ce qu’a expliqué en août dernier Fabio Panetta, membre du Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne et gouverneur de la Banque d’Italie, partant, il est vrai, d’un point de vue instrumental : “Les mesures favorisant l’afflux de travailleurs étrangers légaux constituent une réponse rationnelle d’un point de vue économique”, a-t-il affirmé [7].
Pour celui qui est aussi gouverneur de la Banque d’Italie, la question cruciale pour l’économie européenne, et pour l’italienne en particulier, reste celle de la réduction du ratio dette publique/PIB, et l’on ne peut y parvenir que par de bonnes politiques budgétaires et fiscales, et surtout par la croissance économique. Ce qui, d’après lui, rend indispensable l’action dans des domaines tels que la concurrence, la productivité, de meilleurs niveaux d’emploi pour les jeunes et pour les femmes et des “politiques migratoires appropriées”.
Des analystes doutent de la capacité des gouvernements européens à réduire significativement l’immigration, étant donnée la pénurie de main d’œuvre et les préjudices que cela provoquerait pour l’économie”
Ce diagnostic est partagé par des bureaux d’étude néolibéraux, comme Capital Economic, dont l’analyste, Adrian Prettejohn, met le doigt sur la plaie. “Avec le vieillissement de la population, l’immigration nette devra augmenter de façon significative pour seulement maintenir la population en âge de travailler à son niveau actuel”. Cet expert doute de la capacité des gouvernements européens à réduire significativement l’immigration, « étant donné la pénurie de main d’œuvre et les préjudices que cela provoquerait pour l’économie ».
Le bureau d’études prévoit des baisses notables de la population en âge de travailler dans plusieurs pays de la zone euro. « Toutes choses égales par ailleurs, une diminution de la population en âge de travailler se traduirait directement par une baisse du PIB et une performance à long terme inférieure à celle des autres économies avancées », conclut-il.
Eurostat prévoit qu’ entre 2023 et 2100, la proportion de la population en âge de travailler diminuera, tandis que les personnes de 65 ans ou plus représenteront 32,5 % de la population de l’UE en 2100, alors qu’elles représentaient 21,3% en 2023
La Direction européenne de la statistique (Eurostat) a analysé les tendances de vieillissement de la population pour la période 2022-2100. Partant de cette analyse, Eurostat prévoit une poursuite significative du vieillissement de la population de l’UE.
Elle prévoit que vers 2100, la pyramide des âges de la population de l’UE prendra la forme d’un bloc, considérablement rétréci en son milieu (entre 45-54 ans). Et que la proportion de personnes de 80 ans doublera entre 2023 et 2100, passant de 6% à 15,3%.
De même, on s’attend à ce que entre 2023 et 2100 la part de la population en âge de travailler diminue, tandis que les personnes âgées de 65 ans ou plus représenteront 32,5 % de la population de l’UE, contre 21,3 % en 2023. En raison des mouvements de population entre les groupes d’âge, le taux de dépendance des personnes âgées de l’UE devrait presque doubler, passant de 33,4 % en 2023 à 59,7 % en 2100, et le taux de dépendance total des personnes âgées devrait augmenter, passant de 56,7 % en 2023 à 83,9 % en 2100. L’âge médian devrait augmenter de 5,7 ans, passant de 44,5 ans en 2023 à 50,2 ans en 2100 [8].
Pour prendre l’exemple espagnol, la Autoridad Independiente de Responsabilidad Fiscal (AIReF=) publie depuis plusieurs années ses prévisions démographiques. Son travail le plus récent en la matière, intitulé Opinión sobre la sostenibilidad de las Administraciones Públicas a largo plazo : La incidencia de la demografía, date de 2023 [9] . Elle y déclare que “le secteur public espagnol part d’une situation de vulnérabilité due à la persistance des déficits structurels et au niveau élevé de la dette héritée des crises successives”.
AIReF : “Le processus de vieillissement exerce une forte pression sur les finances publiques qui porterait la dette , selon un scénario de base, à 186 % du PIB en 2070, si aucune mesure n’est prise”
Pour ce qui est du vieillissement de la population, elle affirme que celui-ci “exerce une forte pression sur les finances publiques qui porterait la dette, selon un scénario de base, à 186% du PIB en 2070, si aucune mesure n’est prise ”. Selon l’AIReF, le vieillissement “implique une baisse de la population en âge de travailler, partiellement atténuée par les flux migratoires, ce qui a un impact sur la croissance économique”. Ce phénomène, conjugué à l’arrivée à l’âge de la retraite des cohortes les plus nombreuses du baby-boom, se traduit par une augmentation des dépenses en matière de pensions, de soins de santé et de soins de longue durée. Toujours selon ses calculs, “en l’absence de mesures supplémentaires”, le déficit primaire atteindrait des sommets vers 2050, ce qui se répercuterait sur le niveau de la dette publique. Même après avoir surmonté les pressions accrues dues au vieillissement, la dette continuerait d’augmenter jusqu’en 2070, où elle atteindrait 186 % du PIB [10].
En avril dernier, la Banque d’Espagne a chiffré les besoins démographiques pour les prochaines années : elle estime que l’Espagne aura besoin en 2053 de 25 millions d’immigrés en âge de travailler pour “esquiver le processus de vieillissement de la population et résoudre les dysfonctionnements qui pourraient survenir sur le marché du travail espagnol” [11]
Il y a déjà des années, l’ONU calculait qu’en 2050, l’UE aurait besoin de 60 millions d’immigrés pour survivre. Nombre que le Centre Wittgenstein portait à plus de 70 millions [12] et l’ancien économiste de la Banque mondiale, Land Pritchett à plus de 200 millions [13]. Dans l’entretien publié par CTXT, Pritchett proposait que cette arrivée massive soit “régulée selon des critères de productivité, de façon tournante, sans donner de droits politiques aux migrants, comme cela se pratique dans les monarchies du Golfe persique”. Plusieurs contributrices à la revue ont considéré ces propos comme déshumanisants et contenant des éléments parafascistes. En fin de compte, elles ont souscrit à la formulation de la militante écoféministe Yayo Herrero : “J’ai été atterrée par les relents de productivisme et d’utilitarisme concernant les travailleurs jetables. Cette morale coïncide bien peu avec la mienne. Mais, au nom de la pluralité, je ne m’opposerai pas à sa publication ”.
Le total des personnes arrivées de façon irrégulière en 2023 représente à peine 0,06 % du total de la population de l’UE, d’après le CEAR
Si l’on regarde les données, celles que l’UE elle-même utilise contredisent l’alarmisme de l’extrême droite sur l’immigration. Selon ce que le Parlement européen publie sur son site web, “seule une petite fraction de tous les immigrés entrant dans l’UE le font de façon irrégulière : en 2023, il y avait quelque 385 000 migrants irréguliers” [14]. Dans le même ordre d’idées, la Commission espagnole d’aide aux réfugiés (CEAR) souligne que “le total des personnes arrivées de façon irrégulière en 2023 représente à peine 0,06 % du total de la population de l’UE” . Dans son bilan annuel [15], cette organisation souligne que 2024 sera marquée par l’adoption par l’UE d’un pacte contre le droit d’asile [16]. L’illustration de la note de synthèse est une poubelle avec les étoiles du drapeau de l’UE entourant des “droits humains” devenus “déchets humains”. Sale temps pour l’éthique de ce côté-ci du monde, qui se permet encore de faire la leçon aux autres. Les portes fermées de la forteresse Europe se soldent par des pertes en vies humaines. L’ONG Caminando Fronteras évalue à 10 457 le nombre de victimes sur les seules voies d’accès à l’Espagne en 2024 [17].
L’économiste marxiste britannique Michael Roberts, dans son analyse intitulée : Draghi, sauver le capital européen, défi existentiel [18], affirme ce qui suit :
“La seule manière de susciter une augmentation aussi énorme des investissements productifs serait que la rentabilité des capitaux européens fasse un bond en avant. Mais cela ne se fera pas en abaissant le coût du crédit, mais seulement grâce à une forte augmentation de l’exploitation de la main-d’œuvre en Europe et par la « destruction créatrice » de la « technologie moyenne » pour réduire les coûts. Si cela ne se produit pas, le déclin relatif de l’UE à l’échelle mondiale se poursuivra, voire s’accélèrera.” (Roberts, 2024)
À la lumière de ces données, la vieille Europe a besoin de migrants par millions, quoi qu’en dise l’extrême droite. Toute cette main-d’œuvre est-elle destinée à vivre et à travailler dans des conditions proches de l’esclavage ? Les régimes qui ne respectent pas les droits humains des personnes migrantes ne respectent pas non plus les droits humains des populations autochtones. Comme on le répète dans les rues depuis des années : “Native ou étrangère, c’est la même classe ouvrière ”.
Notes
[1] Conseil européen. (14/05/2024). Pacte sur la migration et l’asile https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/eu-migration-policy/eu-migration-asylum-reform-pact/
[2] Editorial. (17/10/2024). Giro radical en la política migratoria de la UE. El País. https://elpais.com/opinion/2024-10-17/giro-radical-en-la-politica-migratoria-de-la-ue.html
[3] Von der Leyen, Ursula. (16/12/2024). Letter from president on migration. European Commission. https://www.eunews.it/wp-content/uploads/2024/12/Letter-from-President-UvdL-on-Migration_EUCO-December-2024.pdf
[4] Castro, Irene. (19/12/2024). La UE avanza en el endurecimiento de las políticas contra la migración con la (única) oposición de España. ElDiario.es. https://www.eldiario.es/desalambre/ue-avanza-endurecimiento-unica-oposicion-espana_1_11915795.html
[5] Rodríguez-Pina, Gloria. (15/10/2024). Donald Tusk planea suspender el derecho al asilo en Polonia. El País. https://elpais.com/internacional/2024-10-12/donald-tusk-planea-suspender-el-derecho-al-asilo-en-polonia.html
[6] Nations unies. La Déclaration Universelle des droits de l’homme . https://www.un.org/fr/about-us/universal-declaration-of-human-rights
[7] elEconomista.es. (21/08/2024). El BCE afirma que Europa necesita más inmigración para hacer crecer la economía. https://www.eleconomista.es/economia/noticias/12955652/08/24/el-bce-afirma-que-europa-necesita-mas-inmigracion-para-hacer-crecer-la-economia.html
[8] Eurostat. (febrero 2024). Statistics Explained. Population structure and ageing. https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=Population_structure_and_ageing&stable=1
[9] AIReF. (24/03/2023). Opinión sobre la sostenibilidad de las Administraciones Públicas a largo plazo : la incidencia de la demografía. https://www.airef.es/es/centro-documental/opinion-sobre-la-sostenibilidad-de-las-administraciones-publicas-a-largo-plazo-la-incidencia-de-la-demografia/
[10] AIReF. (marzo 2023). Demografía y Pirámide de Población Interactiva. https://www.airef.es/es/cifras-de-poblacion/
[11] Bello, Alfonso y Arcos, José Miguel. (30/04/2024). El Banco de España estima que España necesitará casi 25 millones de inmigrantes en 2053 para trabajar. elEconomista.es. https://www.eleconomista.es/economia/noticias/12793180/04/24/el-banco-de-espana-estima-que-espana-necesitara-cerca-de-25-millones-de-extranjeros-hasta-2053-para-trabajar.html
[12] Mas de Xaxàs, Xavier (11/07/2021). Europa necesita 60 millones de inmigrantes para sobrevivir. La Vanguardia. https://www.lavanguardia.com/internacional/20210711/7585094/europa-necesita-60-millones-inmigrantes-sobrevivir.html?utm_medium=social&utm_source=twitter&utm_content=internacional
[13] Phillips, Tim. (12/12/2018). “Europa necesita más de 200 millones de inmigrantes en los próximos 30 años. CTXT. https://ctxt.es/es/20181212/Politica/23378/migraciones-lant-pritchett-pensiones-harvard-desarrollo.htm
[14] Parlemento Européen. (21/11/2024). Asile et migration en Europe : faits et chiffres. https://www.europarl.europa.eu/topics/fr/article/20170629STO78630/asilo-y-migracion-en-la-ue-cifras-y-hechos
[15] CEAR. (2024). INFORME 2024. Las personas refugiadas en España y Europa. https://www.cear.es/wp-content/uploads/2024/06/CEAR_INFORME_2023.pdf?_gl=1*1d30mpo*_up*MQ..*_ga*Mjc0MTEzNDQzLjE3MzU2NDMyNTg.*_ga_TBCN09Z476*MTczNTY0MzI1NS4xLjAuMTczNTY0MzI1NS4wLjAuMA..
[16] CEAR. (26/12/2024). 2024, el año en que la Unión Europea pactó contra el derecho de asilo. https://www.cear.es/noticias/balance-migracion-asilo-2024/
[17] Caminandofronteras.org. (30/12/2024). BALANCE DEL AÑO 2024. Las víctimas de la migración. 23118
[18] Roberts, Michael. (13/09/2024). Draghi : Sauver le capital européen, défi existentiel
https://www.revolutionpermanente.fr/Sauver-le-capital-europeen-defi-existentiel-par-Michael-Roberts
Auteur.e

Fátima Martín est journaliste, membre du CADTM en Espagne. Elle est l’auteure, avec Jérôme Duval, du livre Construcción europea al servicio de los mercados financieros, Icaria editorial 2016. Elle développe le journal en ligne Fem