Norman Ajari
Le 20 janvier 2025, lors de la cérémonie d’investiture de Donald Trump à la présidence des États-Unis, le multimilliardaire Elon Musk a sidéré le monde en ponctuant son discours décousu et hébété de deux saluts fascistes pleins de franchise et de détermination. Musk n’est pas seulement un homme d’affaires et un politicien : il travaille activement à devenir une figure de la culture populaire, un personnage, voire une icône. Ce sieg heil survient après des mois de tentatives peu subtiles de séduire les gamers aussi bien que les jeunes néofascistes de l’alt-right. Quelle est la signification culturelle et historique de son geste ?
D’autres milliardaires, comme le CEO de Meta Mark Zuckerberg, sont des convertis récents du trumpisme. Sa profession de foi anti-woke et son apologie de la masculinité traditionnelle au micro du podcasteur conservateur Joe Rogan dans le sillage de la victoire électorale du candidat républicain ressemble davantage à une opération opportuniste qu’à un chemin de conversion. Musk aussi bien que Zuckerberg sont des démocrates d’hier. Mais là où ce dernier virera probablement encore sa cuti aussitôt que le vent électoral tournera, Elon est parti trop vite et trop loin pour espérer un jour faire machine arrière sans dommages. Non seulement il a fait don de fortes sommes à des organisations d’extrême-droite européennes comme l’AFD allemande ou Reform UK au Royaume-Uni, mais il apporte régulièrement son soutien à des figures plus radicales, en faisant par exemple du hooligan britannique Tommy Robinson l’un de ses protégés. Il est donc incontestable que les convictions politiques de l’auteur de ce salut ne sont pas incompatibles avec un programme fasciste, puisqu’il soutient activement, financièrement et médiatiquement, des mouvements d’extrême-droite sans concession à travers tout l’occident.
L’une des réactions les plus fréquentes dans les sphères progressistes fut d’avancer que le geste du milliardaire était moins important ou moins significatif que l’inquiétante apathie de la grande presse. Il est vrai qu’elle fut le théâtre d’un déni systématique déroutant. Musk se serait contenté d’offrir son cœur à la foule, se serait laissé emporter par la joie, entre autres interprétations insolites. Dès le lendemain de l’investiture, le journaliste James O’Brien, au micro la radio anglaise LBC, offrait pourtant à ses auditeurs sceptiques un test fiable à même d’évaluer les mérites d’une telle défense. Avec tout le sens pratique de l’empirisme britannique, il proposait aux défenseurs de Musk de répéter son geste à l’identique sur leur lieu de travail, au milieu de l’école de leurs enfants ou dans un grand magasin bondé, d’observer les réactions alentour et de se tenir prêt à en assumer les conséquences. Pareillement, les journalistes qui volent à son secours devraient entamer leur prochaine chronique télévisée par cet innocent geste de la main, en veillant à bien le répéter une seconde fois. L’expérience de pensée semble suffisamment convaincante pour établir la matérialité des faits : Elon Musk a objectivement effectué un salut nazi. Mais ce à quoi les défenseurs du milliardaire refusent de croire, c’est au fascisme subjectif, personnel, existentiel de Musk. Ce faisant, ils recourent à une stratégie culturelle éprouvée, bien qu’elle ait plus souvent cours dans l’underground des musiques extrêmes comme le punk hardcore ou le metal qu’au cœur de l’appareil d’État de la première puissance mondiale.
En effet, il n’est pas rare que des formations musicales qui mobilisent une imagerie fasciste, collaborent avec des artistes ouvertement fascistes, sont produits ou distribués par des maisons de disque aux accointances fascistes, affirment pourtant envers et contre tout leur « apolitisme ». Comme le raconte Bill Peel, pour ne pas se fermer les portes de certains opportunités commerciales, il est de bon ton de « dissimuler stratégiquement l’orientation politique d’un groupe, y compris lorsqu’elle est absolument évidente [1]
». Dès lors qu’on évolue dans un espace culturel qui n’est pas neutre (c’est-à-dire susceptible d’abriter la conflictualité politique) mais plutôt neutralisé (c’est-à-dire œuvrant activement contre l’expression de toute conflictualité politique), les preuves évidentes d’une adhésion idéologique et d’une participation à un tissu social fasciste ne suffisent pas. Seule une déclaration verbale, irrévocable et en bonne et due forme, est susceptible de faire foi. Ainsi, tant que Musk ne clamera pas haut et fort son amour d’Adolf Hitler et son admiration de la destruction des Juifs d’Europe, son salut hitlérien sera susceptible de toutes les interprétations de la part des modérés, à l’exception de la seule qui saute aux yeux et ait le moindre sens.
À l’opposé de telles pudeurs, l’extrême-droite d’internet s’est abandonnée à l’exultation. Dans son émission, l’influenceur incel et néonazi Nick Fuentes a répété le geste plusieurs fois, en commentant chaque détail, enchanté de l’entrain et de la franchise inespérées du milliardaire. Semblable émerveillement a touché Andrew Torba, fondateur du réseau social Gab, petite tour de Babel de l’extrême-droite plurielle. Même des milices nationalistes blanches telles que les Proud Boys ont fait part de leur émotion sur le réseau social de leur nouveau guide. Loin d’émettre le moindre doute quant à l’authenticité, voire la sincérité, de ce geste, toutes les sensibilités racistes et groupusculaires blanches que compte le cyberespace ont aussitôt accueilli le salut nazi de Musk comme leur claire et incontestable victoire.

Nous le voyons, ce sieg heil survient dans l’espace public comme une Gestalt double : une sorte d’indécidable illusion, à l’image du fameux canard-lapin que commente Ludwig Wittgenstein dans ses Investigations Philosophiques. Pourtant, nous devons trancher. Les médias du centre et de la droite ne voient qu’un innocent coucou de la main, voire le résultat incontrôlé d’une salade de gestes autistique (Musk étant, à le croire, atteint du syndrome d’Asperger). En revanche, les principaux spécialistes, ces infatigables praticiens du levé de bras que sont les bros de l’alt-right, les néonazis et autres suprémacistes blancs n’ont pu s’empêcher de reconnaître à la tribune une impeccable exécution de leur mouvement-signature. Qu’on me permette alors, en toute prudence zététique, de me fier au savoir des experts.
Toutefois, je ne partage pas l’opinion répandue selon laquelle c’est dans ce cocktail d’extases et de dénégations droitières que se joue toute l’importance de l’événement. Malgré l’intérêt de cette nuée de réactions mass-médiatiques et social-médiatiques, au regard de l’histoire, les commentaires semblent infiniment moins décisifs que le simple fait que l’homme le plus riche du monde, nouvellement membre du gouvernement étatsunien, mobilise à la fois un événement politique d’une ampleur considérable, son incomparable statut et sa réputation, au service d’une tentative de remettre le salut fasciste à la mode. Cette dernière expression peut à première vue sembler incongrue, tant les questions de tendances et de style semblent de nature à banaliser la menace fasciste ou à désamorcer le sérieux qu’elle impose. Pourtant, un examen des dernières évolutions idéologiques de Musk et de son entourage, ainsi que des positions des néofascistes d’internet qu’il cherche à séduire (avec un indéniable succès), démontrent la centralité de la question esthétique pour comprendre cette affaire.
Dans son texte sur L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin décrivait l’émergence du fascisme originel comme un effort pour enrégimenter les masses du début du XXe siècle, à la fois plus en bute à la prolétarisation et plus éduquées.
« Le fascisme tente d’organiser ces masses prolétarisées tout juste apparues, sans porter préjudice aux rapports de propriété que celles-ci s’efforcent de liquider. […] Les masses ont le droit de transformer les rapports de propriété ; le fascisme cherche à ce qu’elles s’expriment pour conserver ces rapports. Le fascisme tend logiquement à une esthétisation de la vie politique [2]
Dans les circonstances présentes, cette dimension esthétique est peut-être plus décisive encore qu’il y a un siècle. Il n’est aujourd’hui pas rare d’entendre les commentateurs et journalistes confesser leur perplexité face au caractère composite et apparemment incohérent de l’électorat trumpiste. Fondée sur la défense et l’approfondissement des iniquités propres au statu quo racial et capitaliste, la politique fasciste ne possède pas de base matérielle donnée et son expression dépend donc entièrement de mythes, d’un imaginaire, c’est-à-dire au fond d’un liant esthétique [3]
. Trump et Musk l’ont admirablement compris, qui cherchent à produire des publics plutôt que des sujets collectifs.
On peut comprendre le salut nazi de Musk comme un événement métapolitique, au sens donné à ce terme par la Nouvelle Droite française au siècle dernier et largement repris par l’alt-right globalisée. L’un de ses promoteurs historiques, Alain de Benoist, est récemment revenu sur le concept, notant qu’il se fonde sur la conviction que « le pouvoir culturel, lorsqu’il est idéologiquement bien structuré et qu’il parvient à influer sur le Zeitgeist d’une époque donnée, peut avoir un effet de levier par rapport à certaines évolutions ou situations politiques [4]
…
. » C’est un type de politique d’emblée ajustée à la viralité et au goût de l’effet de surprise propres à internet. « La métapolitique est une politique où prédomine un effort pour transformer la culture et diffuser l’information [5]
. » Il faudrait donc interpréter ce sieg heil hautement viral comme une intervention culturelle qui prend place dans un contexte économique, politique, social et théorique particulier.
Le philosophe néoréactionnaire et doctrinaire de l’accélérationnisme techno-capitaliste Nick Land anticipe l’essentiel des enjeux idéologiques auxquels Musk accroche aujourd’hui ses wagons dans un influent essai de 2012 titré The Dark Enlightenment (les Lumières obscures). Les Lumières obscures ou la néoréaction sont la métapolitique que sécrète l’extrême-droite de la Silicon Valley. Ses deux principaux architectes sont Land lui-même et le blogueur Mencius Moldbug (alias Curtis Yarvin), remarqué entre autres pour sa conviction que les Noirs sont plus adaptés à l’esclavage qu’à la vie moderne [6]
La réflexion de Land prend pour point de départ un autre texte qui, malgré sa brièveté, doit occuper une place centrale dans toute interprétation des orientations philosophiques présentes de l’élite capitaliste postmoderne nord-américaine.
Le tournant autoritaire de la pensée de la Silicon Valley des années 2020 procède d’un questionnement, voire d’une crise, propre à la pensée libertarienne, qui est la tendance hégémonique de ce milieu social. L’article « L’Éducation d’un libertarien » paraît en avril 2009 dans la revue Cato Unbound du think tank hyper-capitaliste Cato Institute [7]
…
. Son auteur, Peter Thiel, investisseur multimilliardaire d’origine allemande, est co-fondateur de PayPal où sa route croisera celle de Musk. Ces deux affairistes aux accointances nazies ont en outre en commun d’avoir grandi dans le contexte de l’apartheid négrophobe sud-africain.
Dès les premières lignes de « L’Éducation d’un libertarien », juste avant de rappeler son diplôme en philosophie de Stanford, Thiel joue cartes sur table : « je ne crois plus que la liberté et la démocratie soient compatibles ». La liberté est ici synonyme de capitalisme ; Thiel n’en connait pas d’autre définition. Or, après les années d’état de grâce qui succédèrent à la chute du mur de Berlin, ce système économique naguère inattaquable semblait perdre en popularité à la fin des années 2000. De l’aveu même de Thiel, la franche radicalisation de sa pensée répond à la crise des subprimes de 2008 : les grands capitalistes pouvaient craindre de ne plus longtemps pouvoir compter sur le consentement plein et absolu des sociétés civiles à leurs opérations économiques. À ses yeux, les couteux plans de sauvetage des banques entrepris par le gouvernement d’Obama dissimulaient un effort pour réaffirmer le rôle indispensable de régulation et d’assurance des États au sein d’une économie néolibérale. Or telle ingérence lui semble inadmissible : « Aujourd’hui, la grande tâche des libertariens est d’échapper à la politique sous toutes ses formes, des catastrophes totalitaires et fondamentalistes jusqu’au demos inintelligent qui guide la soi-disant “social-démocratie”. »
Thiel considère successivement trois lignes de fuite post-politiques qui ont depuis largement excité l’imagination futurologique et la pratique sociale des oligarques de la Valley. Premièrement, le cyberespace, internet n’étant pas pleinement régulé par les États. Deuxièmement, le cosmos, ce vaste no man’s land offert à la conquête et à la prise qui allait bientôt susciter tous les espoirs de Musk, lançant sa compagnie SpaceX à l’assaut de la planète Mars. Enfin, les océans : un immense espace non-régulé où l’installation serait fort coûteuse, mais le jeu en vaut la chandelle ; là non plus, l’entreprise n’a rien d’inimaginable puisque le richissime président de la compagnie de jeux vidéo Valve Gabe Newell avait pu passer la crise sanitaire de 2020 dans les eaux internationale en compagnie de sa flotte de super-yachts. Et Thiel de conclure son discours par un prométhéisme capitaliste de toute évidence inspiré des entrepreneurs héroïques et flamboyants des romans d’Ayn Rand, sa lecture de jeunesse favorite : « nous sommes engagés dans une course mortelle entre politique et technologie. […] Contrairement au monde de la politique, dans le monde de la technologie les choix individuels peuvent encore avoir une importance. Le destin de notre monde peut dépendre de l’effort d’une seule personne qui construit ou propage la machinerie de la liberté et rend le monde sûr pour le capitalisme. »
Le crédo éthique qui définit le courant néoréactionnaire dans sa totalité est que la préservation du capitalisme et le déploiement du progrès technologique sont infiniment plus importants que n’importe quel nombre de vies humaines (a fortiori celles des races inférieures). Il est hautement probable que Musk a lui-même embrassé le projet philosophique sommairement défini par Thiel. Seulement, d’abord avec l’avènement de l’alt-right dans les zones dérégulées du cyberespace, puis les succès politiques de Trump qui ont canalisé ces aspirations dans l’arène politique, une nouvelle possibilité s’est ouverte pour la néoréaction : la conquête plutôt que la seule fuite. Pourquoi se contenter du ciel, de la mer et des serveurs lorsqu’il devient possible pour les Lumières obscures post-libertariennes d’envisager l’établissement d’un nouveau nomos de la terre ?
Comme le résume Land, si les néoréactionnaires prennent acte du fait que l’État ne peut pas être simplement aboli, ils considèrent qu’il peut certainement être purifié de la démocratie. Ainsi se préservera-t-on de l’inintelligence du demos. « La démocratie consume le progrès. Considérée du point de vue des Lumières obscures, le type d’analyse approprié à l’étude du phénomène démocratique est la parasitologie générale [8]
. » Land encourage un changement de perspective sur la réalité politique : l’État n’appartient pas aux citoyens, il appartient effectivement aux gouvernants qui le pilotent et aux capitalistes qui sponsorisent ces derniers. L’objectif sera donc de mener cette logique à son terme, en se gardant de tout faux-semblant démocratique, et de s’acheminer vers une privatisation absolue et intégrale de chaque fonction de l’État. Idéalement, le pouvoir ne saurait échoir à quelque représentant du peuple, mais seulement au meilleur CEO [9]
. À l’ère des monnaies privées (les crypto), des compagnies militaires privées, des forces de police privées, des agences spatiales privées, une telle perspective inspirée des fictions spéculatives cyberpunk n’a jamais paru si réaliste, pour ne pas dire si évidente. Mais pour y parvenir, il est indispensable de faire prospérer un nouveau type de récit quant au rôle de l’État et du gouvernement.
La conception élitiste du pouvoir qui vise à établir la souveraineté des méga-corporations en les protégeant contre l’inintelligence et la sauvagerie des masses démocratiques est peut-être moins immédiatement désirable que l’alliance entre une économie de laissez-faire et la clarté immuable de règles édictées et maintenues par l’État qui fut au fondement du libéralisme classique. Cette organisation sociale s’offrait comme un boulevard mental où chaque citoyen était invité à se projeter en self-made-man ou entrepreneur de soi ; chaque américain l’arpentait comme un millionnaire en puissance, n’attendant que le moment propice pour passer à l’acte. La néoréaction suppose un basculement d’un récit où le milliardaire fait figure de modèle et d’exemple atteignable vers un autre où le multimilliardaire siège sur le trône du souverain absolu et fait office de guide offert à l’adoration des masses. La voie la plus sure, car la plus éprouvée, pour arracher le consentement à cette nouvelle donne consiste à ressusciter les instruments affectifs du fascisme qui ont déjà fait leurs preuves.
Dans des pages qui évoquent irrésistiblement au lecteur français la ligne politique de l’« hebdomadaire de l’opposition nationale et européenne » Rivarol, Land s’acharne sur cette religion servilement démocratique que représente à ses yeux le rejet aveugle de l’héritage hitlérien. « Hitler est sacramentellement détesté, d’une manière qui touche aux “choses premières” de la théologie », se lamente-t-il. Le système éducatif et médiatique de la démocratie libérale a choisi le Führer (plutôt que Staline, pourtant bien meilleur candidat selon les néoréactionnaires) comme plus incontestable incarnation du mal sur terre. Land ne ménage pas ses sarcasmes pour dénoncer cette foi progressiste qui a le mérite de réconcilier enthousiasme religieux et prétention à la raison éclairée : « l’Église de l’Abomination Hitlérienne Sacrée finira par supplanter ses prédécesseuses abrahamiques et deviendra la première foi œcuménique triomphante du monde [10]
». Il est troublant de voir Land marteler ainsi métaphores et comparaisons religieuses pour flétrir l’antifascisme et l’antiracisme, alors qu’il s’égare volontiers en extases mystiques bouffonnes dès qu’il aborde la question du progrès techno-capitaliste dans ses essais accélérationnistes. Enfin, si Land révère Deleuze plutôt que Hegel, nul besoin d’un fin dialecticien pour déceler quelque chose d’affirmatif derrière sa peu subtile négation de la négation. Plus clairement dit, il est aisé de percevoir où veut en venir semblable anti-anti-hitlérisme. C’est l’amorce du programme auquel se vouera désormais Musk : remettre le fascisme à la mode.
Le 5 novembre 2024, au soir de la seconde victoire de Trump, Musk célèbre son triomphe en partageant sur sa page X une étrange vidéo de l’utilisateur @Esoviz, accompagnée du commentaire « Dark MAGA Assemble ! » (Dark MAGA rassemblez-vous !) [11]
…
. Le sigle MAGA désigne l’indémodable slogan de campagne « Make America Great Again », auquel Musk a apporté sa touche personnelle en se présentant régulièrement à la tribune de son candidat coiffé d’une casquette noire au lieu du traditionnel rouge vif. « Je ne suis pas seulement MAGA, je suis Dark MAGA ! » annonce-t-il fièrement. Il y a mieux : « Je suis Dark Gothic MAGA ! » déclare-t-il une autre fois, pointant du doigt le lettrage gothique de son couvre-chef. Cette insistance convoque à la fois le dark enlightenment de Land et Moldbug, le dark web, aussi bien que les fantasmes de super-vilain de dessin animé qui semblent habiter l’âme de Musk. Le contenu du clip en question confirme largement cet horizon d’attente.
Sa bande son est un remix EDM du célèbre tube hard-FM des années 1980 « The Final Countdown » du groupe suédois Europe. La nette dominance de teintes violettes et écarlates comme la pompe grandiloquente du montage rappellent inévitablement l’esthétique fashwave prisée de l’alt-right [12]
. S’y succèdent à un rythme quasi-stroboscopique une cavalcade éclectique de brèves séquences disparates. L’essentiel est occupé par des extraits de prises de parole de Donald Trump. C’est sa voix qui annonce d’emblée le grand thème du clip : « Dark MAGA ». En patriarche bienveillant, il rassure l’auditeur et l’assure de son amour éternel. La victoire est totale ; l’Amérique, sauvée ; l’avenir, radieux. Il est secondé par deux soutiens de poids : Elon « Dark Gothic MAGA » Musk lui-même et le catcheur Hulk Hogan qui, de sa voix éraillée, braille la phrase suivante au moment clef de la chanson : « This is Donald Trump’s house, brother ! » (C’est la maison de Donald Trump, frère ! »), introduisant un drop particulièrement frontal.
Outre quantité d’images du président en majesté sur fond de drapeaux qui claquent au vent, le clip empile les extraits héroïques de dessins-animés et de jeux vidéo japonais : L’Attaque des Titans, Berserk, Demon Slayer, Elden Ring, Akira, etc. Par la grâce des effets spéciaux, Musk lui-même y fait éclater son énergie vitale à la façon d’un personnage de Dragon Ball Z. Comme dans un accomplissement total du futurisme de Marinetti, les références à l’hypervitesse et à la guerre totale s’enchaînent frénétiquement : avions de chasse, motos de course, explosions, vaisseaux spatiaux, rafales de mitrailleuses lourdes, tempêtes de flammes jaillissant des réacteurs de fusées au décollage… Outre les références à la pop culture, l’omniprésente silhouette de Trump est constamment entrelardée de stock shots d’animaux féroces ou d’éclipses solaires, d’images d’assauts guerriers médiévaux et d’animations d’anges bienveillants générées par IA. Ce clip est le parfait décalque du tourbillonnement fiévreux qui déferle au fond de l’inconscient collectif nationaliste blanc. Il invite les spectateurs à y reconnaître le plus pur concentré de leur propre idéal et à en jouir bruyamment et sans entraves. Cette imagerie proliférante fait écho aux fréquentes promesses faites par Musk à la tribune comme sur X : en cas de victoire de Trump, « the future is gonna be amazing ! » (le futur sera incroyable !).
Malgré son nom inquiétant, Dark Gothic MAGA ne retient rien de l’inquiétante négativité caractéristique de la littérature gothique. Au contraire, tout y est férocement affirmatif et absolument sûr de soi. L’esthétique Dark Gothic MAGA est profondément archéofuturiste. L’archéofuturisme en dicte à la fois la forme et le message. Pour l’inventeur du concept, l’idéologue de la Nouvelle Droite Guillaume Faye, cela désigne une foi dans la convergence entre les technologies du futur et les valeurs du passé fondée sur une interprétation du destin de la race blanche selon laquelle ce n’est qu’en puisant aux sources mythiques de l’Occident que les Européens se rendront capables d’affronter les défis de l’avenir. « Les réalisations actuelles et à venir de la technoscience sont en contradiction avec l’éthique de la modernité (issue du Christianisme) et remettront en scène une éthique prométhéenne du déchaînement et du risque propre à la mentalité païenne antique », avance Faye, avant d’ajouter : « Cette contradiction entre la loi naturelle et le prométhéisme ne pourra être surmontée que par un dépassement de l’égalitarisme : une humanité fonctionnant “à deux vitesses” [13]
. » Comme le rappelle Jordan Carroll, cette philosophie de l’humanité à deux vitesses a aujourd’hui largement cours dans les discours de l’alt-right : « Seuls les Blancs, nous dit-on, possèdent encore la capacité de se tourner vers l’avenir et une disposition au progrès. […] Plus que tout, la blancheur apparaît comme une tendance innée à transcender le présent [14]
. » Selon moi, une fois retranchées ces déflagrations de pétulance futurologique et d’autoérotisme racial, l’archéofuturisme signifie en réalité la convergence entre, d’une part, une fascination inculte et immodérée pour les progrès technologiques avancés (IA, armement, télécommunications, etc.) et, de l’autre, une haine viscérale des effets du progrès sur les mœurs, les droits individuels, la mondialisation et les libertés collectives [15]
.
Les rassemblements, processions et discours fascistes font désormais partie des références pop culturelles indispensables à la conception du futur promue par les Lumières obscures. Si l’explosivité raciale de l’esthétique Dark MAGA ne peut résister à la tentation de s’approprier le salut hitlérien, ce n’est pas tant pour ce qu’il a signifié que pour ce qu’il suggère et ce qu’il permet. La contestation de ce que Land appelle « l’Église de l’Abomination Hitlérienne Sacrée » est indispensable à l’avènement du césarisme cyberfasciste que le projet néoréactionnaire caresse de ses vœux. L’enjeu central de cette esthétique est la reconquête d’une pièce maîtresse de la subjectivité de l’entre-deux guerres : ce que, dans Les Sept Couleurs, le romancier collaborationniste Robert Brasillach qualifiait de « joie fasciste ». Les néoréactionnaires entendent purifier la race blanche de son ressentiment et de sa culpabilité à l’égard des crimes raciaux du passé en faisant à nouveau proliférer librement les signes et les codes de l’ère fasciste. Tous ces révoltants symboles qui, à l’image du salut hitlérien, furent objets de honte hier doivent devenir objets ludiques aujourd’hui, dans l’espoir qu’ils redeviennent objets de joie demain. Dans les années 1980, ce programme avait donné son nom à un groupe de rock néo-nazi emblématique : No Remorse (aucun remords).
Outre leur goût partagé du racisme et du fascisme, l’ultime point commun qui unit Peter Thiel et Elon Musk est leur commune aspiration transhumaniste à la vie éternelle. Ce rêve millénaire peut servir d’allégorie à l’étrange paradoxe qui hante l’intégralité de la vision du futur des Lumières obscures : elle promet toutes les merveilles et tous les développements, mais se contente de dérouler les conséquences prévisibles de prémisses toujours déjà établies. Comme le remarque Carroll, « l’alt-right voit le lendemain comme le déploiement de possibilités qui existent déjà à l’état latent dans la race blanche. Pour les nationalistes blancs, le futur est déjà là [16]
. » L’avenir est d’autant plus amazing et détonant que c’est un avenir que Musk, Thiel, le capitalisme et pourquoi pas même Trump, habiteront pour toujours et à jamais.
Certes, le futur à la Dark Gothic MAGA s’offre comme l’ultime refuge néoréactionnaire : le paradis des Blancs d’élite et des surhommes, l’unique espoir du capitalisme authentique. Mais, dans le même temps, il ne propose jamais que l’intensification et l’éternisation du présent, excluant d’emblée toute possibilité transformatrice et, a fortiori, tout coup de force révolutionnaire. L’une des propriétés incomparables de la spéculation futuriste est d’éclairer les multiples réalités qui, dans un entrelacs d’avenirs lointains, se font la guerre pour devenir notre présent. Elles nous interpellent et nous implorent de rejoindre dès aujourd’hui leur lutte pour faire triompher la plus désirable. Or, à ce jour, il n’est de futur souhaitable, c’est-à-dire véritablement ouvert à l’imagination, que sous condition de l’anéantissement de Musk, de Thiel, et du moindre de leurs rêves.
Norman Ajari
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[1] Bill Peel, Tonight it’s a World We Bury : Black Metal, Red Politics, Londres, Repeater Books, 2023, p. 4.
[2] Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, trad. Lionel Duvoy, Paris Allia, 2012, p. 90.
[3] 12 Rules for what, Post-Internet Far Right, Londres, Dog Section Press, 2021, p. 27.
[5] 12 Rules for what, Post-Internet Far Right, p. 49.
[6] Elizabeth Sandifer, Neoreaction a Basilisk : Essays on and Around the Alt Right, Eruditorum Press, 2017, p. 16.
[8] Nick Land, The Dark Enlightenment (2012), Perth, Imperium Press, 2023, p. 17.
[9] Elizabeth Sandifer, Neoreaction a Basilisk, p. 19.
[10] Nick Land, The Dark Enlightenment, p. 43.
[12] Logan Macnair, « Understanding Fashwave : The Alt-Right’s Ever-Evolving Media Strategy », 2023, https://gnet-research.org/2023/06/28/understanding-fashwave-the-alt-rights-ever-evolving-media-strategy/
[13] Guillaume Faye, « Les Titans et les Dieux », 2007, https://editions-hache.com/essais/pdf/faye1.pdf
[14] Jordan S. Carroll, Speculative Whiteness : Science Fiction and the Alt-Right, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2024, p. 12.
[15] Norman Ajari et Laurent Dubreuil, Violences Identitaires, Paris, Mialet Barrault, 2024, p. 74.
[16] Jordan S. Carroll, Speculative Whiteness, p. 25.
paru dans lundimatin#461, le 31 janvier 2025