Répétition et révolution : Marx chez les Jacobins noirs

La formule de Marx selon laquelle l’histoire se répète toujours deux fois : la première comme tragédie, la deuxième comme farce, est bien connue. Issue du 18 Brumaire de Louis Bonaparte, elle interroge les décalages entre les intentions et la compréhension des acteurs historiques, tournées vers le passé, et la réalité des processus dans lesquels ils se trouvent embarqués. Si ce décalage revêt souvent un caractère tragique, les subalternes étant les victimes d’une épreuve de force rencontrée dans leur lutte face à laquelle ils se trouvent désarmés, cette distorsion temporelle n’est pas non plus sans avoir ses effets comiques en ce qu’elle révèle aussi l’impréparation des dominants. Dans ce texte lumineux, Matthieu Renault ajoute à ces analyses célèbres une distorsion géopolitique : l’impact inaperçu des décalages entre la métropole et les colonies dans ces pages du 18 Brumaire. Ce faisant, Renault propose un réexamen inédit d’enjeux propres à Marx, qu’on croyait largement balisés, autour de Napoléon III, Bolivar et l’un des monarques régnant sur la jeune nation haïtienne, Soulouque. Reprenant des thèmes rencontrés dans CLR James et ses Jacobins noirs, il démontre une centralité des luttes anticoloniales dans l’émergence de la modernité européenne.

Depuis son émergence au tournant des années 1980, la pensée postcoloniale, au sens large, a placé la théorie-philosophie de l’histoire au centre de sa critique de l’eurocentrisme1. Historicisme, évolutionnisme, étapisme, téléologisme, autant de « gros mots » visant à saper les fondements d’une conception de l’histoire, au singulier, dans laquelle l’Euro-Occident porte invariablement le flambeau, les sociétés non-occidentales – lorsqu’elles ne sont pas purement et simplement rejetées hors de l’histoire – se voyant condamnées à devoir franchir les mêmes stades que leurs « modèles » européens, toujours après eux, à combler un retard qui n’a de cesse de se recreuser car il est une condition sine qua non de la perpétuation des structures hiérarchiques-hégémoniques définissant l’ordre global (post)colonial2. Le problème est d’autant plus saillant que les grandes théories européennes de l’émancipation des XIXe et XXe siècles se seraient laissées infecter par cette épistémè coloniale et auraient ainsi contribué, fût-ce quasi inconsciemment, à sa propagation et à son recyclage à l’intérieur d’un discours anti-impérialiste qui, s’étant diffusé à travers le monde, fut dès lors porté par les élites colonisées elles-mêmes dans leur lutte contre l’occupant européen.

Pour des raisons à la fois théoriques et historiques, le marxisme a constitué une cible privilégiée de ces critiques. On le sait, la stratégie adoptée par ceux qui se réclament encore du marxisme a le plus souvent consisté à lancer une contre-offensive dirigée contre les prétendues déviations particularistes, essentialistes, culturalistes, relativistes, etc. de la pensée postcoloniale3. D’autres néanmoins ont pris ces critiques au sérieux, les ont endossées, partiellement ou totalement, et se sont attachés à rechercher au sein de la tradition marxiste, et dans les conflits internes qui l’ont traversée, les ferments de la reconstruction d’une théorie non-eurocentriste de l’histoire. En témoigne le récent renouvellement du concept, emprunté à Trotsky, de développement inégal et combiné4, quoique son rapport à l’évolutionnisme reste ambivalent. Nul doute en outre qu’en dépit de l’indifférence équivoque du « marxisme occidental » à l’égard de la question coloniale, cet effort pourrait se nourrir d’un dialogue critique avec les philosophies hétérodoxes, non-linéaires et non-téléologiques, de l’histoire de Walter Benjamin, Ernst Bloch et quelques autres. Mais, au stade actuel du moins, c’est certainement la relecture critique, exégétique et/ou actualisante, de l’œuvre de Marx qui représente l’épreuve test en matière de décentrement du marxisme. Cette tâche a été initiée dans des travaux qui ont dégagé l’esquisse d’une théorie multilinéaire de l’histoire dans les écrits de Marx sur les sociétés précapitalistes (Grundrisse) et la commune paysanne en Russie5, se sont proposés de réécrire le récit de la « soi-disant accumulation primitive » du point de vue des périphéries extra-européennes où elle n’a eu de cesse jusqu’aujourd’hui de se rejouer6 , ou encore ont interrogé les temporalités enchevêtrées de la « subsomption formelle » et de la « subsomption réelle » du travail sous le capital et leur différentiels géographiques7.

C’est dans le cadre de ce programme de recherche que nous nous inscrirons dans un premier temps en nous engageant sur la voie, encore inexplorée à notre connaissance, d’un réexamen, depuis les confins (post)coloniaux, et plus spécifiquement « depuis Haïti », de la théorie de la répétition historique élaborée en 1852 par Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte ; théorie « étonnante » tant elle dénote par rapport « au schéma classique du matérialisme historique comme philosophie du progrès8 », qui irrigue ostensiblement les articles rédigés à la même période par Marx et Engels sur le colonialisme en Asie et dans lesquels on a souvent cru pouvoir déceler le « pêché originel » d’eurocentrisme commis par le marxisme. Mais nous ne chercherons pas tant à relocaliser les réflexions marxiennes en contexte non-européen qu’à montrer que ce dernier informe déjà, marginalement mais non moins significativement, l’histoire immédiate des luttes de classe en France, en particulier de la chute de la Révolution de 1848 dans la comédie bonapartiste que Marx s’attache à retracer dans Le 18 Brumaire. C’est dès lors dans un perspective globale, celle d’une histoire universelle, une « histoire du monde » (Weltgeschichte) au sens littéral, que le thème de la répétition dans l’histoire doit être ressaisi et (re)pensé, ainsi que le fera, après Marx, l’intellectuel marxiste caribéen et historiographe de la Révolution haïtienne C.L.R. James, auquel la deuxième partie de cet article est consacrée. Ce qui, en définitive, est en en jeu ici est non seulement la déprovincialisation de l’analyse critique du capitalisme, à laquelle ont œuvré la plupart de ceux qu’on pourrait appeler, en pastichant Lénine, les « amis matérialistes de la pensée postcoloniale », mais aussi une décolonisation des théories de la révolution qui reste encore largement à entreprendre.

I. Duplication postcoloniale, répétition impériale : de la comédie à la tragédie

Le 14 février 1858, Marx adresse une lettre à Engels dans laquelle il évoque l’article caustique sur Simón Bolívar qu’il vient d’achever pour la New American Cyclopedia. Il y rend compte de manière lapidaire des raisons de l’aversion qu’il éprouve pour le « Libérateur » de l’Amérique latine : « Pour ce qui est du style tendancieux [de mon article], j’avoue m’être éloigné du ton encyclopédique. C’est trop rageant de voir comparer le gredin le plus lâche, le plus vulgaire et le plus misérable à Napoléon Ier. Bolívar, c’est le vrai Soulouque9. » Le mépris affiché par Marx à l’endroit de Bolívar a depuis fait couler beaucoup d’encre. Refusant de tabler sur l’idée commune selon laquelle Marx n’aurait fait que suivre l’opinion de ses contemporains10) et rejetant l’accusation réductionniste d’eurocentrisme tendant à faire de l’auteur du Capital « un penseur esclave de sa théorie, et de celle-ci un système fermé et imperméable à la moindre irruption de l’histoire11 », le théoricien marxiste argentin José Aricó n’en a pas moins soulevé deux écueils majeurs du portrait du héros des indépendances sud-américaines dressé par Marx : d’une part, une incapacité ou une résistance, encore « hégélienne », à voir dans la trajectoire de Bolívar autre chose qu’une succession de hasards, de coïncidences et de contingences inassimilables à la raison de la lutte des classes, les peuples d’Amérique du sud se voyant ainsi relégués, fût-ce à l’insu des intentions de Marx, au rang des « peuples sans histoire » ; d’autre part, et dans une perspective inversement « anti-hégélienne », le refus inébranlable de Marx de considérer qu’un processus de construction étatique puisse avoir une portée authentiquement révolutionnaire, autrement dit qu’il puisse être impulsé « par en bas », par les masses, et non seulement décrété « par en haut », par les classes dominantes, ce qui lui interdisait de saisir la singularité des luttes d’émancipation nationale en contexte colonial12.

Or, il y a dans les mots de Marx à Engels cités précédemment, dans l’évocation du nom de « Soulouque » en un clin d’œil aux sous-entendus manifestement évidents pour les deux hommes bien qu’encore mystérieux pour nous, une référence implicite à ce qui constituait déjà une situation postcoloniale : la situation d’Haïti, pays qui avait conquis son indépendance un demi-siècle plus tôt, en 1804, au terme de la plus grande révolte d’esclaves de l’histoire. Né esclave en 1782, Faustin Soulouque était devenu général de l’armée haïtienne après avoir pris part à la guerre de libération contre les troupes de Napoléon. Il fut élu président en 1847 et resta à la tête de l’État haïtien jusqu’en 1859, année de sa mort13. Soulouque avait été porté au pouvoir par des sénateurs ne voyant en lui qu’une marionnette aisément manipulable, une pure doublure. Lui-même surpris par son élection, jusqu’à considérer qu’il devait s’agir d’une plaisanterie, il ne tarda cependant pas à prendre pour le moins au sérieux ses nouvelles fonctions. Il se débarrassa quasi immédiatement des hommes qui lui avaient offert la présidence sur un plateau et, quelques mois plus tard, ordonna le meurtre de membres de l’élite politique traditionnelle qu’il soupçonnait de conspiration. S’étant doté d’une milice privée, il n’hésita pas éliminer tous ceux qui s’opposaient à lui, ou étaient susceptibles de le faire, ciblant au premier chef les mulâtres, massacrés en masse à Port-au-Prince le 16 avril 1848. Soulouque s’attacha alors à créer ex nihilo une nouvelle classe dirigeante en substituant aux propriétaires et politiques professionnels qui avaient jusqu’alors occupé le devant de la scène gouvernementale haïtienne, des fidèles issus des rangs intermédiaires de l’armée14.

Pendant ce temps là, de l’autre côté de l’Atlantique, en France tout particulièrement, le faste pompeux de la cour de Soulouque était devenu un objet de risée et de parodies en tous genres ; « Soulouque » était synonyme de stupidité, d’ineptie, de bouffonnerie. Il n’y a pour s’en convaincre qu’à jeter un coup d’œil aux nombreuses caricatures réalisées à cette période par Cham et Honoré Daumier, lesquelles nous rappellent que la satire politique n’allait alors pas sans exotisation et reproduction d’une imagerie raciste, Soulouque étant invariablement dessiné avec une physionomie simiesque, sa cour s’apparentant à un zoo15. Mais on n’aurait là guère plus qu’une expression parmi d’autres des préjugés raci(al)istes de l’époque si cette caricature de Soulouque n’avait pas eu une autre finalité, à savoir tourner en dérision l’homme qui, en France, et au terme de la séquence ouverte par la Révolution de 1848, avait confisqué le pouvoir par un coup d’État en 1851 : Louis-Napoléon Bonaparte. Ce dernier était alors communément comparé à Soulouque et l’établissement de sa cour qualifié de soulouquerie. Cela avait le don de profondément agacer l’intéressé qui, en 1848, après le massacre de Port-au-Prince, s’était écrié « Haïti, Haïti, pays des barbares », et qui alla jusqu’à édicter un décret spécifique interdisant l’usage du terme « soulouquerie »16. Marx n’ignorait pas cette histoire et contribua à sa manière à propager la plaisanterie, ainsi qu’en témoignent les dernières pages du 18 Brumaire de Louis Bonaparte : « À la tête de la cour, dans les ministères, à la tête de l’administration et de l’armée se presse un tas de lascars dont le mieux que l’on puisse en dire est qu’on ne sait pas d’où il sort, une bohème bruyante, mal famée, avide de pillage, qui flagorne dans des habits galonnés avec la même dignité grotesque que les grands dignitaires de Soulouque17. »

Cette remarque fugitive doit être replacée dans le cadre théorico-rhétorique, engageant une conception inédite de l’histoire, de l’analyse à laquelle se livre Marx dans Le 18 Brumaire, qui s’ouvre sur ces mots célèbres : « Hegel remarque quelque part que tous les grands faits et les grands personnages de l’histoire universelle adviennent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce18. » Tout au long de son récit des événements de 1848-1851, Marx s’attache à dépeindre la préparation et l’exécution du coup d’État de Louis Bonaparte comme la répétition comique de la tragédie qu’avait représentée la prise du pouvoir par l’autre Bonaparte, Napoléon, le 18 Brumaire an VIII (1799), et qui avait signé l’achèvement, au sens équivoque du terme, du processus révolutionnaire initié dix ans plus tôt. Marx n’a de cesse de re-présenter, de rejouer sur une autre scène – celle de l’écriture d’une « histoire du présent » dans les termes d’Engels – la mascarade, les dédoublements inhérents à cette farce sordide dont les principaux acteurs ne sont pour lui que des fantômes, des revenants. Le « petit homme » Louis Bonaparte est à ses yeux le double ridicule du « grand homme » Napoléon ; au mieux sert-il à révéler rétrospectivement ce qu’il y avait déjà de factice dans l’original19.

On saisit à présent mieux la signification du clin d’œil de Marx à Engels dans sa lettre de février 1858 : Bolívar n’est nullement l’alter ego sud-américain de Napoléon comme d’aucuns l’affirment et comme lui-même avait pu le prétendre, mais un ancêtre de Soulouque, c’est-à-dire de Louis Bonaparte, cette copie grotesque de son oncle. À l’instar de ses contemporains, Marx n’avait du reste pas attendu le dénouement de cette grande comédie, le coup d’État de 1851, pour comparer Louis Bonaparte à Soulouque. Dans ses articles pour la Neue Rheinische Zeitung, plus tard rassemblés par Engels dans le recueil Les Luttes de classes en France, il appelait déjà Bonaparte le « Soulouque français », voire, sans autre forme de procès, « Soulouque » tout court20. Un quart de siècle plus tard, quelques mois après la mort de Marx, dans un article consacré à l’écrivain allemand Georg Weerth, Engels notera encore à propos des voyages de ce dernier dans la Caraïbe : « il ne voulait pas se priver du plaisir de jeter un œil au véritable original de Louis-Napoléon III, le roi nègre Soulouque d’Haïti21 ».

Pour dépeindre Bonaparte en caricature de Napoléon, Marx empruntait ainsi la médiation d’une autre caricature, celle dressée par les satiristes français du dirigeant haïtien, au risque de voir l’imaginaire racial réinvestir par la bande un discours de la lutte des classes dont la formation avait précisément procédé de la transformation du discours historien de la « guerre des races », de sa déracialisation22. Quoiqu’il en soit, la pensée marxienne de la répétition historique impliquait de facto un détour géographique ; ou, pour le dire autrement, le dédoublement bonapartiste, envisagé par Marx dans une perspective temporelle-diachronique, présupposait, d’un point de vue synchronique-spatial, la duplication soulouquienne : le couple Soulouque-Bonaparte… ou peau noire et masques blancs. Par là même, le jeu des doubles déployé dans Le 18 Brumaire se voyait singulièrement complexifié, lui-même dédoublé par la référence subreptice à cet autre « original » de Bonaparte qu’était Soulouque et bientôt encore redoublé par l’adjonction au panthéon des « Soulouques de tous les pays » de la figure de Bolívar, qui révélait que la « même » comédie s’était déjà jouée, par avance, ailleurs, au sud du continent américain. Résumons : dans l’histoire mondiale, le XIXe siècle était par excellence le siècle du comique de répétition.

Une question ne peut alors manquer de surgir : la topique marxienne de la répétition, dupliquée à l’échelle transatlantique, ne caractérisait-elle que l’ère de la comédie ? N’avait-elle pas elle-même eu un « original » à l’âge de la tragédie, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, en sorte que répétition historique (dans un même espace) et répétition géographique (dans un même temps), loin simplement de se superposer, seraient profondément enchevêtrées ? Pour y répondre, il convient de se demander si Soulouque lui-même pouvait être considéré comme le double d’un « grand personnage » de l’histoire haïtienne. C’est le nom d’Henri Christophe qui vient en premier lieu à l’esprit : Christophe, l’homme, qui à la suite de l’assassinat de Jean-Jacques Dessalines en 1806, deux ans après l’indépendance d’Haïti, avait livré bataille contre son rival Alexandre Pétion23 avant de fonder le royaume d’Haïti dans le nord de l’île en 1811, et de se donner la mort en 1820 ; un homme auquel Aimé Césaire, en 1963, consacra une pièce de théâtre significativement intitulée La Tragédie du roi Christophe24. De cette figure tragique, dont la mégalomanie demeure légendaire, Soulouque, qui en reproduisit le modèle en instituant une nouvelle noblesse héréditaire et en ne lui cédant en rien en matière de despotisme, n’était-il pas le double comique ? Mais si nous remontons encore un peu plus loin dans l’histoire haïtienne, au règne de Dessalines lui-même (1804-1806), on va voir apparaître une autre modalité de duplication : la répétition impériale.

Dans Le 18 Brumaire, Marx moque les rêves d’empire de Louis Bonaparte, où se manifeste le plus grotesquement la compulsion de répétition qui l’anime, son désir d’être Napoléon. Ce « prétendant impérial » avait pour « grande idée » de « restaurer l’Empire » : « une fois qu’il se met lui-même à prendre au sérieux son rôle impérial et qu’il croit avec le masque napoléonien représenter le vrai Napoléon, alors seulement il devient la victime de sa propre vision du monde, le bouffon sérieux qui ne prend plus l’histoire universelle pour une comédie, mais sa comédie pour l’histoire universelle25. » Cette « parodie de l’impérialisme »26 n’en avait pas moins un rôle historique à jouer : « libérer la masse de la nation française du poids de la tradition et faire ressortir dans toute sa pureté l’antagonisme entre le pouvoir d’État et la société27 », la répétition comique se révélant en dernière instance être la condition paradoxale de la révolution à venir. En 1852, Louis Bonaparte fut proclamé empereur sous le nom de Napoléon III28. Or, en cela encore, ce n’est pas seulement Napoléon qu’il copiait, mais aussi son alter ego haïtien, Soulouque, qui avait été couronné empereur d’Haïti en 1849, fonction que ce dernier chercha dignement à honorer en essayant, en vain, de reconquérir la partie orientale de l’île de Saint-Domingue. Ce titre d’ « empereur » endossé par le dirigeant d’un pays dont les potentialités d’expansion étaient singulièrement limitées par des facteurs tant économiques et militaires que géographiques, n’avait pas manqué de susciter les railleries des caricaturistes français : ainsi pouvait-on admirer un Soulouque se voyant présentée la couronne de Byzance ou, encore, commandant la reproduction scénique, à renfort de machines, des hauts faits et gestes de l’époque napoléonienne.

Cette logique de duplication impériale ne révèle néanmoins sa véritable nature qu’à partir du moment où l’on remarque qu’en la matière, l’ « original » lui-même était dédoublé. Tout comme Bonaparte avait donné naissance au Second Empire (français), Soulouque était le fondateur du Second Empire d’Haïti. Il avait eu un prédécesseur : Jacques 1er d’Haïti, alias Dessalines, général en chef de la guerre de libération contre la France, proclamé et couronné empereur d’Haïti en 1804, la même année que son grand adversaire Napoléon, mais avant lui et dans un souci explicite de le devancer. Dès cette époque, se mettait en place un système de miroirs réfléchissants en vertu duquel le destin impérial de la France se voyait non seulement reflété, mais aussi préfiguré, « en petit », dans son ex-colonie, fût-ce purement nominalement, à travers l’adoption par Dessalines d’un « titre auguste29 » ne pouvant guère se traduire en politiques impériales. Le Premier Empire d’Haïti n’eut que deux brèves années d’existence, mais celles-ci suffisent à indiquer que la répétition géo-historique ne doit pas être conçue comme une série de dédoublements parallèles, indépendants les uns des autres, mais comme une complexe structure en chiasme (AB/BA) : Napoléon-Dessalines/Soulouque-Bonaparte.

Lorsque Marx écrit pour ouvrir Le 18 Brumaire que « Hegel remarque quelque part que tous les grands faits et les grands personnages de l’histoire universelle adviennent pour ainsi dire deux fois », il se réfère implicitement à une section des Leçons sur la philosophie de l’histoire où il est précisément question d’empire, mais d’un autre empire : l’Empire romain. Le « grand homme » est ici César, celui qui, pour Hegel, commente Pierre-Laurent Assoun, « a en quelque sorte exhibé in concreto, dans sa personne propre et dans la réalité de son pouvoir, la caducité de la puissance républicaine et rendu par là même nécessaire la substitution du gouvernement impérial au principe républicain ». César fut certes assassiné, mais ce meurtre ne fit que dévoiler l’illusion républicaine et démontrer la nécessité historique, universelle, de ce qu’il avait incarné dans son individualité : « Dès lors, Auguste et l’Empire étaient possibles30 ». Comme le souligne Slavoj Žižek, « [t]out le problème de la répétition historique est là : […] César-personnage se répète comme césar-titre », César-empereur31. Cette référence à Rome est rejouée librement dans le 18 Brumaire où, juste après sa remarque sur Hegel, Marx souligne que « la révolution de 1789-1814 se drapait tour à tout en République romaine ou en Empire romain » : « Camille Desmoulins, Danton, Robespierre, Saint-Just, Napoléon, les héros, comme les partis et les masses de l’ancienne Révolution française, accomplirent en costume romain et avec des phrases romaines les tâches de leurs temps ». Eux aussi invoquaient les « esprits du passé », mais à la différence de ce qui allait avoir lieu dans la comédie de 1848-1851, la « résurrection des morts » leur servait « à magnifier les nouvelles luttes et non à parodier les anciennes, […] à retrouver l’esprit de la Révolution et non à faire revenir son spectre32 . » Se découvre dans ses lignes une conception alternative de la répétition : la tragédie révolutionnaire comme répétition créatrice33.

L’expansion impériale (1805-1812) d’un Napoléon se posant en héritier de Rome constitua l’apogée de ce processus. Mais à l’ère des États-nations, définitivement ouverte par la Révolution française, cette filiation était vouée à demeurer illusoire, car anachronique ; il était trop tard, il ne pouvait plus y avoir d’Empire au sens classique-antique et « la politique de conquête de Napoléon donna naissance au nationalisme et à des mouvements d’indépendance dans les différents pays34. » Le déclin et la chute de l’Empire napoléonien (territorial/européen) nous reconduit par là même à son « origine », à la défaite, ayant immédiatement précédé sa fondation, des armées napoléoniennes face aux troupes de Dessalines sur le sol haïtien (colonial/extra-européen) lors de la Bataille de Vertières (1803), qui signa la fin de l’expédition de Saint-Domingue ; bataille qui fut en même temps le prélude à l’érection d’un autre empire, l’Empire haïtien, parodie d’empire peut-être, paradoxal empire postcolonial en tout cas dont la simple existence, anatopique, révèle le défi que constituait, après l’expulsion des « maîtres » blancs, le bannissement de leurs spectres, c’est-à-dire la rupture avec les logiques mimétiques, fussent-elles (ant)agoniques, de l’identification coloniale.

Mais un problème reste à ce stade irrésolu : avant que ne se dessine leur devenir impérial conjoint, quels rapports entretenaient la Révolution haïtienne et la Révolution française ? Y avait-il déjà répétition et, si oui, quelle en était la loi, celle de la tragédie ou celle de la comédie, celle de l’imitation « servile » ou celle de la « libre » appropriation créatrice ? C’est Marx lui-même qui nous invite à rembobiner ainsi le film de l’histoire lorsque, évoquant dans Les Luttes de classes en France le tournant des années 1848-1849, une période où Louis Bonaparte avançait encore (dé)masqué, il note : « Bonaparte dissimulait encore son envie d’être Napoléon, car Soulouque ne jouait pas encore les Toussaint Louverture35. » C’est donc du héros de la Révolution haïtienne lui-même que Soulouque devait être considéré comme la caricature ; thèse qui n’avait rien pour étonner à une époque où les livres d’histoire aimaient à raconter que Toussaint Louverture s’était lui-même baptisé du nom de « Bonaparte des Antilles » et où il était commun de le désigner comme un « Napoléon noir ». Qu’il suffise ici de citer les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand, publiées au moment où Marx rédige ses articles pour la Neue Rheinische Zeitung. Se référant à l’emprisonnement et à la mort de Toussaint Louverture au Fort de Joux en 1802, Chateaubriand écrit dans une formule brouillant l’identification de l’ « original » et de la « copie » : « Toussaint Louverture, le Napoléon noir, imité et tué par le Napoléon blanc36. » Mais le fait est que Marx, dont les préoccupations se situent de toute évidence ailleurs, ne dit pas un mot de plus de Toussaint Louverture, cette mention constituant selon toute vraisemblance un hapax dans son œuvre. Y avait-il dès lors autre chose à connaître à propos d’Haïti que la composition du café que le pays livrait sur le marché mondial, telle que l’avait évoquée Engels dans des écrits de jeunesse37 ?

Peut-être devrait-on en fin de compte se féliciter du silence de Marx, car s’il avait eu à dresser un portrait de Toussaint Louverture, on peut craindre qu’il aurait ressemblé à celui, assassin, qu’il fit de cet autre Napoléon autoproclamé qu’était Bolívar. Certes, il conviendrait d’historiciser cette hypothèse en se situant alternativement en amont et en aval de la rédaction inachevée des Grundrisse (1857-1858) qui, hypothèse exigeant d’être approfondie, constituent la véritable coupure épistémologique dans l’œuvre de Marx en terme d’approche des mondes non-européens. Reste que les sociétés coloniales, et plus encore esclavagistes, ne pouvaient qu’imparfaitement trouver place dans le partage entre sociétés précapitalistes et sociétés capitalistes établi par le « Marx ethnologue ». Centres (périphériques) d’accumulation primitive, les colonies esclavagistes du Nouveau Monde, approvisionnées par la « chasse aux peaux noires » menée en Afrique, contribuaient directement au développement du capitalisme sur le Vieux Continent, ainsi que Marx le souligne dans Le Capital38. L’esclavage n’était pas un vestige du passé, mais une des formes endossées par l’exploitation capitaliste la plus « avancée ». Marx l’indiquait déjà implicitement en 1847 dans des conférences à Bruxelles (Travail salarié et capital) : « Un nègre est un nègre. C’est seulement dans des conditions déterminées qu’il devient un esclave. Une machine à filer le coton est une machine pour filer le coton. C’est seulement dans des conditions déterminées qu’elle devient du capital39 ». Qu’il y ait là davantage qu’une simple analogie, c’est ce que prouve le fait qu’à l’époque plus de trois quarts du coton, « matière première » dont se nourrissaient les « instruments de travail » de l’industrie textile britannique, provenait des plantations esclavagistes américaines40.

Marx n’ignorait par ailleurs pas que les esclaves noirs, loin de se satisfaire passivement de leur sort, étaient prêts à se révolter, à lutter pour leur propre émancipation, et qu’ils n’avaient pas manqué de faire par le passé. Dans L’Idéologie allemande (1846), au détour d’une critique de l’anarcho-individualisme de Max Stirner, Marx et Engels déclarent moqueusement : « [Stirner] s’imagine que les nègres révoltés d’Haïti et les nègres fugitifs de toutes les colonies ont voulu, non se libérer eux-mêmes, mais libérer “l’Homme”41 ». Cette référence à la Révolution haïtienne était néanmoins condamnée à rester elliptique, car autant le système esclavagiste pouvait être intégré au récit de la genèse du capitalisme, autant les révoltes d’esclaves échappaient manifestement à la (contre-)histoire des luttes du prolétariat ; cela sans compter que, si d’aventure il s’était plongé dans l’étude des événements de Saint-Domingue, en particulier dans la lutte pour l’indépendance de 1802-1804, Marx aurait eu à se frotter à l’embarrassant retour, anachronique, intempestif, d’une « guerre des races » qu’il s’était efforcé de purger de la théorisation des révolutions sociales – quand bien même, on l’a vu, le cas de Soulouque suggère que des logiques raciales pouvaient continuer à informer souterrainement la conceptualisation de la lutte des classes. On ne saurait donc déceler chez Marx une réponse à la question que nous soulevions précédemment de l’existence et de la nature de la répétition révolutionnaire haïtienne, mais gageons qu’on en trouvera une en opérant un détour par les lectures anti-/post-coloniales du 18 Brumaire de Louis Bonaparte.

II. La Révolution haïtienne : répétition et différence

Le 18 Brumaire a constitué une référence clé, et disputée, au sein de la « première » critique postcoloniale. Rappelons à cet égard que L’Orientalisme (1878) d’Edward Said, généralement considéré comme l’acte de naissance des postcolonial studies, s’ouvre sur cette citation tirée de l’essai de Marx : « Ils ne peuvent pas se représenter, ils doivent être représentés42 ». Said déplaçait ainsi sur les « Orientaux », vus par les Occidentaux, une problématique de la représentation que Marx avait introduite pour rendre compte de la genèse et du fonctionnement de l’ « imaginaire idéologique43 » de la paysannerie parcellaire de la France du milieu du XIXe siècle qui, du fait de ses conditions économiques et sociales d’existence, se voyait privée de toute conscience de classe. Un peu plus tard, dans son Les Subalternes peuvent-elles parler ?, Gayatri Chakravorty Spivak mettait en doute la possibilité de faire entendre la « voix des sans voix », à partir de l’examen de la différence et du jeu chez Marx entre les termes allemands vertreten (parler pour, se substituer à) et darstellen (re-présenter, au sens esthétique d’un portrait)44. Sans rien dénier de la richesse de ces débats, force est de constater qu’ils impliquaient la mise entre parenthèses de la philosophie de l’histoire qui sous-tendait les analyses marxiennes, aussi peu orthodoxe fût-elle dans Le 18 Brumaire, et partant, la subordination du problème de la répétition à celui de la représentation, au détriment de la logique en vertu de laquelle chez Marx, les représentations fantasmatiques (subjectives) fournissaient à la répétition les conditions de son actualisation historique (objective), ce que disait déjà à sa manière Deleuze dans Différence et répétition : « La théorie de la répétition historique de Marx tourne autour du principe suivant […] : que la répétition en histoire [est] […] d’abord une condition de l’action historique elle-même45. »

Il faut remonter à 1952 et à la publication de Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon pour trouver trace d’une reprise anticoloniale explicite de la conception de la temporalité historique-révolutionnaire développée par Marx dans Le 18 Brumaire. Dans la conclusion de son livre, Fanon en cite en exergue le passage suivant : « La révolution sociale ne peut tirer sa poésie du passé, mais seulement du futur. […] Pour atteindre leur propre contenu, les révolutions du XIXe siècle doivent laisser les morts enterrer les morts pour en venir à son propre contenu46. » Fanon a ici en ligne de mire les théoriciens du mouvement de la négritude, à la mode Senghor, qui, en défi à la relégation du Noir-nègre hors de l’histoire, se sont lancés dans une quête éperdue d’un passé noir glorieux, à la recherche de civilisations africaines oubliées. Ce faisant, insinue Fanon, ils se laissent hanter par des fantômes qui les incitent à échafauder une parodie de monde noir, à peine moins caricatural que celui dépeint par l’imagerie du racisme. S’ils se débarrassent de la « livrée » confectionnée pour eux par leurs (ex-)maîtres, c’est pour revêtir un autre déguisement, le costume nègre ; s’ils arrachent les masques blancs, produits de l’identification raciale, c’est pour se parer de masques noirs. L’histoire des relations Blancs-Noirs reste une non-histoire gouvernée par la répétition indéfinie des mêmes jeux de masques interdisant aux Noirs de se projeter vers un futur révolutionnaire depuis un présent transparent à soi, enfin libéré du poids du passé. Et Fanon de conclure en empruntant au Cahier d’un retour au pays natal de Césaire : « seront désaliénés Nègres et Blancs qui auront refusé de se laisser enfermer dans la Tour substantialisée du Passé47. »

Chez Marx, suggère Grégoire Chamayou, Fanon avait ainsi pu puiser une stratégie théorico-rhétorique jouant de « la figure de la conscience masquée » pour faire de la « double conscience […] un procédé critique48 ». Mais là où Marx avait malgré tout souligné que l’invocation des figures du passé avait pu, lors de la Révolution française, revêtir une authentique dimension tragique-révolutionnaire, Fanon, concevant et la colonisation et la décolonisation comme « table rase », rejette radicalement toute forme de rétro-spection, assimilée à un illusoire « retour », à une répétition fantasmatique, pathologique et nécessairement régressive. Il est cependant légitime de se demander si une telle exclusion d’un passé de souffrances au nom du présent-futur, ne condamne pas Fanon à rester aveugle à la longue histoire des résistances et luttes panafricaines, et à ne voir dans l’abolition de l’esclavage qu’une (fausse) reconnaissance octroyée par l’autre, le Blanc, plutôt que conquise par soi : « Un jour le Maître blanc a reconnu sans lutte le nègre esclave. […] Le nègre est un esclave à qui on a permis d’adopter une attitude de maître49. » Fanon, en particulier, ne touche mot de la Révolution haïtienne, reproduisant malgré lui les prémisses d’une historiographie coloniale-blanche qui avait fait des peuples noirs, colonisés et esclavagisés, une pure matière passive de l’histoire universelle-européenne ; chose d’autant plus étonnante qu’on sait qu’il avait dans sa bibliothèque l’ouvrage d’un autre grand théoricien anticolonialiste caribéen, C.L.R. James, Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue (1938), paru en traduction française à la période de la rédaction de Peau noire, masques blancs.

Le même James avait découvert, « lu et relu », Le 18 Brumaire lors de son premier séjour en Angleterre dans les années 1930, qualifiant bientôt l’ouvrage « d’indispensable […] pour l’étude de n’importe quelle période de l’histoire50 ». En affirmant cela, sans doute songeait-il avant tout à la théorie du rôle des individus dans l’histoire que recelait l’essai de Marx et qui était synthétisée d’entrée par cette formule devenue classique : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de toutes pièces, dans des circonstances qu’ils auraient eux-mêmes choisies, mais dans des circonstances qu’ils trouvent immédiatement préétablies, données et héritées51 » ; une formule que James reformule dans sa préface aux Jacobins noirs à propos de Toussaint Louverture : « les grands hommes font l’histoire, mais seulement l’histoire qu’il leur est possible de faire52 ». Une autre raison est néanmoins susceptible d’expliquer la portée transhistorique que James reconnaît aux analyses du 18 Brumaire, texte pourtant profondément ancré dans une conjoncture historique et politique spécifique. Elle se découvre dans une conférence donnée au début des années 1960 à Montréal sur Le 18 Brumaire, essai dans lequel James identifie une précieuse réflexion sur la « transition » de l’« arriération » à l’« État moderne », pouvant selon lui être « appliquée » à la situation post-indépendance de la Caraïbe anglophone. La France de 1848, affirme-t-il, était aux yeux de Marx « un pays arriéré, pour ainsi dire sous-développé » qui avait dû faire face à des problèmes se répétant dorénavant au sein des jeunes nations caribéennes, au premier rang desquels celui de « l’énorme concentration du pouvoir dans les mains de l’État53 », ou ce qu’on pourrait appeler le bonapartisme postcolonial.

Étrange lecture à première vue, mais qui n’est pas sans puiser des racines dans le corpus marxien. Il faut en effet savoir que presque dix ans avant la rédaction du 18 Brumaire, dans sa Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Marx avait posé les bases de sa théorie de la répétition tragi-comique à partir du diagnostic de l’arriération de l’Allemagne de son temps. Il y déplorait le status quo allemand, celui d’un (ancien) régime incarnant une « phase dépassée de l’histoire universelle ». Affecté d’un singulier retard, l’Allemagne encore féodale et autocratique représentait une anomalie, un « anachronisme » dans une Europe où avait définitivement triomphé la bourgeoisie : « La lutte contre la situation politique présente de l’Allemagne, c’est la lutte contre le passé des peuples modernes, et les réminiscences de ce passé viennent toujours les importuner. Il est instructif, pour eux, de voir l’ancien régime, qui a connu chez eux sa tragédie, reparaître en Allemagne et y jouer sa comédie54. » L’œuvre de la répétition historique se donnait ainsi à voir, géographiquement, sur une carte de l’Europe, révélant ce qu’Ernst Bloch qualifiera plus tard de « temporalités asynchrones55 ». Dans l’Europe du milieu du XIXe siècle, l’Allemagne, « monstre historique […] frappé d’un véritable arrêt de développement56 » inquiétante survivance d’un passé par ailleurs révolu, était le nom même, pour emprunter encore à Bloch, de la non-contemporanéité du contemporain57 ; retard qui, selon Marx, offrait néanmoins au prolétariat l’opportunité de réaliser une révolution proprement « humaine », et non seulement politique, en sautant immédiatement vers son avenir sans en passer par la case « révolution bourgeoise ». Certes, dans la Critique de la philosophie du droit, Marx faisait encore de la France « avancée » de 1844 la norme politique par rapport à laquelle l’Allemagne pouvait être décrétée arriérée ; il n’en reste pas moins qu’entre le « revenant allemand » de la Critique et les « esprits du passé » et autres « spectres » venus hanter la France de 1848 dans Le 18 Brumaire, la filiation était évidente.

Le geste de James fut de distendre la chronotopique marxienne de l’arriération au-delà de l’Europe, pour la redéfinir à l’échelle mondiale. Mais ce geste lui-même n’était-il pas en même temps l’indice de la dépendance continuée de James à l’égard d’un schème évolutionniste de l’histoire, induit par la notion de « transition », et selon lequel, en l’occurrence, les sociétés non-européennes accuseraient un retard sur le retard lui-même ? Si cette inférence ne peut être entièrement écartée, elle doit néanmoins être modulée dans la mesure où James, depuis Les Jacobins noirs au moins, concevait l’arriération non seulement comme un défaut, mais aussi, dans la lignée de Trotsky et d’un certain Marx, comme un singulier privilège : « Le fondement théorique [des Jacobins noirs] […] est que dans une période de changement révolutionnaire à l’échelle mondiale, […] la crise révolutionnaire élève les peuples arriérés depuis des siècles au tout premier plan du mouvement avancé de l’époque58 », leur permettant de faire des bonds en avant, de sauter au-dessus des phases-étapes de développement laborieusement parcourues par les sociétés dites avancées. C’est ce que James, plongeant la loi du développement inégal et combiné énoncée par Trotsky dans le bain de la dialectique hégélienne, vint à nommer loi de compensation historique, percevant notamment celle-ci à l’œuvre dans la lutte d’indépendance du Ghana au début des années 1950 : « [L’]importance [de cette loi] est qu’en mettant au jour une réponse différée, elle projette dans le futur, et l’arriération est transformée, faisant de son arriération elle-même la dynamique de transition vers l’avant‐gardisme59 ! »

Cette loi contestait les philosophies eurocentriques de l’histoire à un double titre : d’une part, parce qu’elle présupposait de concevoir l’opposition arriéré-avancé comme une structure transhistorique-universelle de discordance temporelle, irréductible à la seule opposition entre l’Occident et le monde non-occidental, quoiqu’elle ait pu en épouser les frontières, et dont les termes devaient toujours être considérés non comme absolus mais comme relatifs l’un à l’autre et à une configuration donnée des rapports de classe à l’échelle internationale ; d’autre part, et plus fondamentalement, parce qu’elle signalait que toutes les grandes révolutions de l’histoire moderne, la Révolution russe comme archétype, avaient éclaté non au centre du système capitaliste, mais sur ses marges arriérées économiquement et/ou politiquement. Dans cette perspective, l’arriération n’était plus seulement synonyme de persistance-résurgence du passé au sein du présent, mais aussi de potentialité d’auto-propulsion en avant, vers le futur60. Or, ces thèses, on va le voir, étaient intimement liées chez James au développement d’une conception originale de la répétition révolutionnaire.

Dans sa préface à la seconde édition des Jacobins noirs (1963), James confie que tandis qu’il retraçait l’histoire de la Révolution haïtienne, et la dialectique qui avait uni celle-ci à la Révolution française, il avait gardé en permanence « à l’esprit » la « révolution africaine » à venir61. Cette dernière se voyait simultanément placée par lui sous le signe de la Révolution russe avant sa liquidation par Staline, ainsi qu’en attestent les derniers paragraphes du livre : « comme Toussaint lisant l’Abbé Raynal », les futurs dirigeants africains « auront lu par hasard une brochure de Lénine ou de Trotsky62 ». Mais le geste de James ne se limitait pas à établir un parallèle entre le passé et le présent, entre les rapports respectifs de la Révolution haïtienne à la Révolution française, d’une part, des luttes de décolonisation en Afrique à la Révolution russe, d’autre part. La révolution d’Octobre joue en effet dans les Jacobins noirs un rôle plus complexe, celui d’un prisme historiographique via lequel James réinterprète, à rebours, rétrospectivement, ou mieux rétroactivement, la révolte des esclaves de Saint-Domingue, en particulier la séquence qui conduisit à la chute de Toussaint Louverture : « Au lendemain de la révolution d’Octobre Lénine et les bolcheviks se trouvaient en face d’un problème sensiblement comparable à celui qui se posait à Toussaint63 », à savoir que faire de la « culture » des anciennes classes dominantes « éduquées » (bourgeois ou (ex-)maîtres blancs) que l’un et l’autre savaient « supérieure » à la culture, ou l’inculture, des masses révolutionnaires ; comment se l’approprier, sélectivement, sans reproduire les rapports de domination que cette même culture avait servi à légitimer. Tel était pour James l’un des dilemmes fondamentaux de l’émancipation « en pays arriéré », dont il constatera la résurgence au tournant des années 1960, au lendemain de l’indépendance du Ghana et dont il cherchera la clé dans la politique de la prudence révolutionnaire que le dernier Lénine, celui du « testament », avait appelée de ses vœux64.

Bien qu’une comparaison systématique entre les deux ouvrages reste à faire, on peut lire Les Jacobins noirs comme un palimpseste de l’Histoire de la révolution russe de Trotsky, un livre qu’en dépit de sa rupture avec le trotskysme à la fin des années 1940, James ne cessera de considérer comme un modèle inégalé d’historiographie des révolutions – si ce n’est peut-être par l’Histoire de la Révolution de Jules Michelet et Black Reconstruction in America de W.E.B. Du Bois. Dans Les Jacobins noirs, la Révolution haïtienne en vient paradoxalement à re-mettre en scène, sur le mode du futur antérieur, les problèmes, les contradictions et les conflits, voire les « personnages » eux-mêmes, qui allaient faire leur apparition sur la scène russe plus d’un siècle plus tard, en sorte qu’ici, c’est le passé qui s’offre comme la répétition du présent, mais cela au sens où, au théâtre, on parle de répétition générale. Pour James, Toussaint Louverture est le double de Lénine, tout comme Lénine est le double de Toussaint Louverture, de telle manière qu’il n’y a plus à proprement parler ni original, ni copie, mais de puissantes homologies structurelles entre les « grands faits » révolutionnaires et entre les « grands hommes » eux-mêmes. C’est d’une manière similaire qu’au début des années 1950, et sur le plan de la critique littéraire, James percevra dans le Moby Dick d’Herman Melville une extraordinaire anticipation de la crise de la « civilisation capitaliste » du milieu du XXe siècle, dans le capitaine Achab une préfiguration de la folie totalitaire de Hitler et Staline, et dans l’équipage du Pequod, ces « hommes manufacturés » venus de « toutes les nations du monde », l’ancêtre des masses révolutionnaires, ouvrières et colonisées, de l’après-guerre65.

S’opérait ainsi une rupture radicale avec le temps homogène et linéaire des chronologies ordinaires, permettant de reparcourir l’histoire dans les deux sens, du présent vers le passé et du passé vers le présent ; mouvement inséparable chez James d’aller-retours permanents entre le centre et les périphéries du monde capitaliste, appelant rien de moins qu’une refonte de la géo-histoire mondiale des révolutions. James est on ne peut plus clair à ce propos dans la lettre qu’il adresse à la rédaction des Temps modernes suite à la traduction française des Jacobins noirs et à sa recension par Louis Ménard. S’il est indubitable que « la révolution de Saint-Domingue a reçu son impulsion de la Révolution française », il ne l’est pas moins, ajoute-t-il, que « la lutte des noirs a été une contribution puissante aux victoires sur la contre-révolution en France66 ». Sans jamais démordre de l’idée que la lutte des « jacobins blancs » en France avait été la condition de possibilité de la Révolution haïtienne, laquelle « faisait partie de la Révolution française67 » – ce qui, dans les années 1960, à l’heure du Black Power, lui valut les critiques de militants africains-américains et caribéens – James s’attacha toujours à penser la lutte des esclaves de Saint-Domingue non comme une simple extension-transplantation du combat mené en métropole ni même comme son adaptation, mais comme une authentique traduction n’allant pas sans « effets de retour » en Europe.

James relate dans les Jacobins noirs un épisode, aujourd’hui bien connu, de la guerre d’indépendance, lorsque les combattants haïtiens entonnèrent « la Marseillaise, le Ça ira et autres chants révolutionnaires ». Le général Lacroix, écrit-il, « raconte que ses soldats abusés, entendant ces chants, se levaient et regardaient leurs officiers comme pour leur dire : “La justice serait-elle du côté de nos ennemis barbares ? Ne sommes-nous plus les soldats de la Frances républicaine ? Et serions-nous devenus de vulgaires instruments politiques68 ». Žižek, qui est répétitivement revenu sur l’expérience haïtienne, soutient dans First as Tragedy, then as a Farce que « le message de la Marseillaise des soldats haïtiens » était en substance le suivant : « Dans cette bataille, nous sommes plus français que vous, les Français, l’êtes – nous défendons les conséquences les plus profondes de votre idéologie révolutionnaire, les conséquences mêmes que vous avez été incapables d’assumer. » La stratégie poursuivie par Žižek est limpide : il s’agit pour lui de démontrer que le rejet de l’idée selon laquelle les esclaves haïtiens n’auraient fait qu’imiter le « modèle émancipatoire de la métropole coloniale » n’implique nullement d’endosser, à la manière des théoriciens postmodernes-postcoloniaux, une quelconque « poétique de la diversité » et ses corollaires, les notions de « modernités multiples », de « multiversalité » et autres. Bien loin d’en être la négation, la révolution haïtienne était la preuve de la puissance inentamée de « la catégorie politique d’universalité » forgée en Occident : « le processus de décolonisation fut mis en branle quand les nations colonisées exigèrent pour elles-mêmes les mêmes droits que l’Occident s’était donnés. Bref, il ne faut jamais oublier que l’Occident a fourni les normes mêmes par lequel il (et ses critiques) mesure son propre passé criminel69. »

Qu’on le veuille ou non, James partageait largement ces thèses, y compris la représentation, eurocentriste, de l’Occident comme source d’où avaient jailli tous les idées et idéaux d’émancipation de la modernité, c’est-à-dire comme le lieu de naissance de l’universel politique lui-même. Il ne manquait cependant pas d’indiquer les raisons historiques, contingentes, ayant fait de l’Occident un tel « lieu d’élection », ce que garde bien de faire Žižek qui maintient délibérément l’ambiguïté sur la nature d’un tel privilège. Mais au-delà de cela, il y a une nuance qui se révèle porteuse d’une différence capitale : car là où Žižek considère la répétition haïtienne, symbolisée par ce « butin de guerre » qu’est la Marseillaise, comme l’actualisation, le déploiement de ce qui était déjà entièrement contenu dans un noyau originel européen, selon un circuit de diffusion unilatérale, James la conçoit quant à lui comme un véritable processus de re-création, de ré-invention, suivant un mouvement plurilatéral de va-et-vient permanent entre les métropoles et les colonies, et entre ces dernières elles-mêmes. Dès lors la « copie » coloniale devient à son tour « l’origine » de luttes d’émancipation à venir, selon une logique de déplacement-démultiplication des centres de l’initiative révolutionnaire, qui n’annule pas la « médiation occidentale » mais l’inscrit dans une topique révolutionnaire autrement plus complexe. Cette dernière est inséparablement une topique tragique que James, grand lecteur de Shakespeare, approfondit dans la deuxième édition des Jacobins noirs : « Shakespeare n’aurait su inventer une personnification dramatique du destin telle que celui contre qui Toussaint lutta : Bonaparte en personne ! Et l’imagination la plus audacieuse n’eût point songé à faire entrer ce chœur : les anciens esclaves eux-mêmes, arbitres de leur propre destin70 ». Pour James, la répétition n’est plus la chute inévitable de la tragédie dans la comédie, mais le vecteur même de la circulation de l’impetus révolutionnaire, et partant de l’auto-reproduction de la tragédie, non moins démultipliable que ne l’était la comédie marxienne. L’histoire des révolutions, qui seules pour James font l’histoire, en impulsent le « mouvement », est gouvernée par une loi : la loi du tragique de répétition.

Dans un récent reader consacré aux Jacobins noirs, on peut lire sous la plume d’Anthony Bogues, pourtant fin connaisseur de l’œuvre de James, la conclusion suivante : « À la différence du 18 Brumaire de Marx, […] Les Jacobins noirs traitait d’espoir et de possibles. Il n’y a par conséquent aucune place pour la répétition. C’est un texte historique générant une mémoire de possibles passés comme espoir pour le futur71. » Cette inférence est fondamentalement erronée : pour James, c’est précisément parce qu’elle avait commencé comme répétition, répétition créatrice-tragique non du passé mais du présent révolutionnaire français, que la Révolution haïtienne avait pu enfanter un monde radicalement nouveau. Autrement dit, la répétition jamesienne n’est la reproduction du même qu’en tant que cette dernière est productrice de différences ne s’épuisant pas dans une multiplicité de particularités « indifférentes » les unes aux autres ; la répétition est la condition à la fois de l’universalisation-unification des théories et et pratiques d’émancipation et de leur pluralisation-hétérogénéisation. Elle nous invite par là même à remettre en question les alternatives qui continuent de structurer la pensée postcoloniale-décoloniale, au même titre que les arguments que lui opposent ses détracteurs ; identité ou différence, filiation ou rupture, reprise ou déprise, convergence ou divergence, relation ou déconnexion, etc., pour, au contraire, explorer les formes et les occasions de leur conjonction révolutionnaire. Tel est le défi qui doit être relevé si l’on veut penser les conditions de possibilité d’une philosophie de l’histoire qui puisse enfin se dire en même temps au singulier et au pluriel.

  1. Je tiens tout spécialement à remercier Jean-Jacques Cadet : les discussions que nous avons eues autour du marxisme haïtien et sa sollicitation pour écrire la préface de son ouvrage La pensée marxiste en Haïti. Une analyse de la pensée de Jacques Roumain (à paraître) ont, par une série d’associations, fait émerger la problématique développée dans cet article. Je remercie également Stéphane Douailler, Christian Høgsbjerg et Raphael Hoermann pour leurs précieux conseils bibliographiques, ainsi que Félix Boggio Éwanjé-Épée et Frédéric Monferrand pour leur relecture critique de la première version de ce texte. []
  2. Voir, pour n’en citer qu’un, le désormais classique ouvrage de Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La Pensée postcoloniale et la différence historique, Paris, Éditions Amsterdam, 2009 (2000). []
  3. Voir par exemple Vivek Chibber, Postcolonial Theory and the Specter of Capital, Londres, Verso, 2013. []
  4. Voir Alexander Anievas et Kerem Nişancıoğlu, How the West Came to Rule. The Geopolitical Origins of Capitalism, Londres, Pluto Press, 2015. []
  5. Kevin Anderson, Marx aux antipodes. Nations, ethnicités et sociétés non occidentales, Paris, Éditions Syllepse, 2015 (2010). []
  6. Sandro Mezzadra, « Combien d’histoires du travail ? Vers une théorie du capitalisme postcolonial », Période, http://revueperiode.net/combien-dhistoires-du-travail-vers-une-theorie-du-capitalisme-postcolonial/ []
  7. Harry Harootunian, Marx After Marx. History and Time in the Expansion of Capitalism, New York, Columbia University Press ; « Déprovincialiser Marx », Période, http://revueperiode.net/deprovincialiser-marx/ []
  8. Marc Sagnol, « Théorie de l’histoire et théorie de la modernité chez Benjamin », L’Homme et la société, n° 69-70, 1983, p. 79, http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1983_num_69_1_2140 []
  9. Lettre de Marx à Engels du 14 février 1858, in Karl Marx, Bolivar y Ponte, Arles, Éditions Sulliver, 1999, p. 30. []
  10. Opinion en réalité majoritairement favorable à Bolívar, comme l’a montré Hal Draper à partir d’un examen des sources dont disposait Marx (Hal Draper, « Karl Marx and Simon Bolívar. A Note on Authoritarian Leadership in a National-Liberation Movement », New Politics, vol. VII, n° 1, hiver 1968, p. 64-77. https://www.marxists.org/archive/draper/1968/winter/bolivar.htm []
  11. José Aricó, « Marx et l’Amérique latine », Période, http://revueperiode.net/marx-et-lamerique-latine/ []
  12. José Aricó, « El Bolívar de Marx », in Marx y América Latina, Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica, 2009, p. 157-182. Voir également Patrice Vermeren, « La République indépendante : le pouvoir constituant et le héros de l’émancipation », in Jean-René Garcia, Denis Rolland et Patrice Vermeren (dir.), Les Amériques. Des constitutions aux démocraties, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2015, p. 85-107, http://books.openedition.org/editionsmsh/10666 []
  13. Au XIXe siècle, un seul chef d’État haïtien, Jean-Pierre Boyer, connut une plus grande longévité (1818-1843). []
  14. Voir Laurent Dubois, Haiti. The Aftershocks of History, New York, Metropolitan Books, 2012, p. 144-146. []
  15. Cham, « Soulouque et sa cour », https://fr.wikisource.org/wiki/Cham_-_Albums_du_Charivari/Soulouque_et_sa_Cour ; http://www.occidentaldissent.com/2014/02/03/black-history-month-2014-emperor-soulouque-caricatures-cartoons/ ; Elizabeth C. Childs, Daumier and Exoticism. Satiricizing the French and the Foreign, New, York, P. Lang, 2005, p. 111-120. []
  16. Laurent Dubois, Haiti. The Aftershocks of History, op. cit., p. 146 ; Joan Dayan, Haiti, History, and the Gods, Berkeley, University of California Press, 1998 (1995), p. 10. []
  17. Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Flammarion, 2007 (1852), p. 204. []
  18. Ibid., p. 49. []
  19. Voir Grégoire Chamayou, « Présentation », in ibid., p. 7-39. []
  20. Karl Marx, Les Luttes de classes en France, 1848-1850, Paris, Éditions sociales, 1968 (1851), http://www.karlmarx.fr/documents/marx-1848-lutte-classes-france-engels-1850-juin-1848.pdf, p. 31, 48, 50. []
  21. Friedrich Engels, « “Song of the Apprentices” by Georg Weerth (1846) », Der Sozialdemokrat, 7 juin 1883, https://www.marxists.org/archive/marx/works/1883/05/georg-weerth.htm []
  22. Rien de comparable néanmoins à ce qu’on pouvait lire à la même période sous la plume de Victor Hugo qui, affublant Bonaparte du titre de « Faustin II », le décrivait en ces termes : « un prince de la pègre ; Un pied plat, copiant Faustin, singe d’un nègre. » (Victor Hugo, cité in Léon-François Hoffman, « Victor Hugo, les Noirs et l’esclavage », Françofonia, vol. 16, n° 30, 1996, p. 47-90). []
  23. Pétion donnera plus tard refuge à Bolívar et lui fournira une aide militaire pour mener à bien son projet de libération de la « Grande Colombie ». []
  24. Aimé Césaire, La Tragédie du roi Christophe, Paris, Présence africaine, 1970 (1963). []
  25. Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, op. cit., p. 112-131. []
  26. Le terme « impérialisme » avait fait son apparition en 1836 pour désigner la nostalgie de la grandeur impériale ; après le coup d’État de 1851, il fut explicitement identifié au bonapartisme ; voir Guy Perville, « L’impérialisme : le mot et le concept », in Enjeux et puissances. Pour une histoire des relations internationales au XXe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1986, p. 41-56. []
  27. Ibid., p. 199. []
  28. Parodie toujours, Bonaparte n’eut pas même droit à un sacre en bonne et due forme. []
  29. Jean-Jacques Dessalines, « Acte d’acceptation par le gouverneur-général de sa nomination à la dignité impériale », 15 février 1804, reproduit in Boisrond-Tonnerre, Mémoires pour servir à l’histoire d’Haiti, Paris, France Libraire, 1851, p. 9. []
  30. Paul-Laurent Assoun, Marx et la répétition historique, Paris, PUF, 1978, p. 67-68. []
  31. Slavoj Žižek, Le Plus sublime des hystériques. Hegel avec Lacan, Paris, PUF, 2014, p. 215. Répétition on ne peut plus transparente dans le nom que se donnèrent les empereurs de Russie : czar/tsar. []
  32. Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, op. cit., p. 50-53. []
  33. Voir aussi Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1995 (1968), p. 123-124, note 1. []
  34. Kojin Karatani, History and Repetition, op. cit., p. 21. []
  35. Karl Marx, Les Luttes de classes en France, 1848-1850, op. cit., p. 31. []
  36. François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, vol. 6, Paris, Penaud Frères, 1850, p. 59-60. []
  37. Friedrich Engels, « An Outing to Bremerhaven », Morgenblatt für gebildete Leser, n° 196-200, 17-21 août 1841, https://www.marxists.org/archive/marx/works/1840/08/bremen.htm []
  38. Karl Marx, Le Capital, Livre I, Paris, Flammarion, 1985 [1867], chap. XXXI, « Genèse du capitalisme industriel », p. 197. Ainsi que le souligne Kojin Karatani, se découvre dans Le Capital une autre modalité de la répétition historique, induite par la forme compulsive que prend l’auto-reproduction du capital soumis au « cycle économique répétitif : récession, prospérité, crise, récession » (Kojin Karatani, History and Repetition (dir. Seiji M. Lippit), New York, Columbia University Press, 2012, p. 1). []
  39. Karl Marx, Travail salarié et capital, Paris, l’Altiplano, 2007, https://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/12/km18471230-3.htm []
  40. Henry Louis Gate, Jr., « Why was Cotton ‘King’ », http://www.pbs.org/wnet/african-americans-many-rivers-to-cross/history/why-was-cotton-king/ []
  41. Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1968 (1846), p. 339. []
  42. Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, op. cit., p. 55, cité in Edward Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Le Seuil, 2004 (1978), p. 11. []
  43. L’expression est de Paul-Laurent Assoun, Marx et la répétition historique, op. cit., « Livre II. L’idéologie comme répétition », p. 113-168. []
  44. Gayatri Chakravorty Spivak, Les Subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2009 (1988). []
  45. Gilles Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 123. []
  46. Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, op. cit., p. 55 ; cité in Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Le Seuil, 1971 (1952), p. 181. []
  47. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 183. []
  48. Grégoire Chamayou, « Présentation », in Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, op. cit., p. 12-16. On pourrait encore identifier une référence au 18 Brumaire dans Les Damnés de la terre (1961), à présent dans une perspective antagonique, le lumpenproletariat n’étant plus pour Fanon la (non-)classe venant sanctionner la grande comédie du chef (Bonaparte), mais, au contraire, l’agent révolutionnaire qui, exclu par avance des jeux de l’identification mimétique, peut seul mettre fin à la mascarade coloniale. []
  49. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 176-178. []
  50. Christian Høgsbjerg, « C.L.R. James in Imperial Britain, 1932‐1938 », thèse de doctorat, University of York, Department of History, décembre 2009, p. 94. []
  51. Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, op. cit., p. 50. []
  52. C.L.R. James, Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue, Paris, Éditions Amsterdam, 2008 (1938), p. 14. Traduction modifiée. []
  53. C.L.R. James, « Marx’s The Eigteenth Brumaire of Louis Bonaparte and the Caribbean » (1966‐1967), in You Don’t Play with Revolution. The Montreal Lectures of C.L.R. James (dir. David Austin), Édimbourg, AK Press, 2009, p. 138‐139. []
  54. Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1843), cité in Marc Sagnol, « Théorie de l’histoire et théorie de la modernité chez Benjamin », op. cit., p. 83. []
  55. Ibid. []
  56. Paul-Laurent Assoun, Marx et la répétition historique, op. cit., p. 87. []
  57. Voir Ernst Bloch, Héritage de ce temps, Paris, Klincksieck, 2017 (1935). []
  58. C.L.R. James, Nkrumah and the Ghana Revolution, Londres, Allison & Busby, 1977, p. 66. []
  59. C.L.R. James, Notes on Dialectics. Hegel, Marx, Lenin, Westport, Lawrence Hill & Co., 1980 (1948), p. 136. []
  60. C. L. R. James, Nkrumah and the Ghana Revolution, op. cit., p. 47, 49, 61, 86, 121. []
  61. C.L.R. James, « De Toussaint Louverture à Fidel Castro » (1963) in Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue, op. cit., p. 370. []
  62. C.L.R. James, Les Jacobins noirs, op. cit., p. 358. []
  63. Ibid., p. 277 ; on peut relire dans cette perspective l’intégralité du chapitre XII, « La Bourgeoisie prépare le rétablissement de l’esclavage », p. 265-282. []
  64. Voir notamment C.L.R. James, « Lenin and the Problem » (1964), in Nkrumah and the Ghana Revolution, op. cit., p. 189-213. []
  65. C.L.R. James, Marins, renégats et autres parias. L’histoire d’Herman Melville et le monde dans lequel nous vivons Paris, Ypsilon éditeur, 2016 (1953). []
  66. « Lettre de C.L.R. James », Les Temps modernes, n° 56, juin 1950, p. 2290-2292. []
  67. C.L.R. James, « Lectures on the Black Jacobins » (1971), Small Axe, n° 8, septembre 2000, p. 76. []
  68. C.L.R. James, Les Jacobins noirs, op. cit., p. 308. []
  69. Slavoj Žižek, First as a Tragedy, then as a Farce, Londres, Verso, 2009, p. 113. []
  70. C.L.R. James, Les Jacobins noirs, op. cit., p. 283‐285. []
  71. Anthony Bogues, « The Black Jacobins and the Long Haitian Revolution : Archives, History, and the Writing of Revolution », in The Black Jacobins Reader (dir. Charles Fordsick et Christian Høgsbjerg), Durham et Londres, Duke University Press, p. 211. []

Matthieu Renault

 

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